Source et copyright à la fin du texte

 

Ce texte, revu et complété, a été repris dans Perrenoud, Ph. (2001) Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique, Paris, ESF.

 

 

 

 

Savoir réfléchir sur sa pratique, objectif
central de la formation des enseignants ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

Sommaire

1. Pourquoi former les enseignants à réfléchir sur leur pratique ?

2. Pour un entraînement intensif à l’analyse

Ce n’est qu’un début…

Références


Savoir réfléchir sur sa pratique, n’est-ce pas la chose du monde la mieux partagée ? Tous les praticiens ne réfléchissent-ils pas sur ce qu’ils font ? Pourrait-on même les en empêcher ? La réflexion dans et sur l’action n’est-elle pas le propre de l’espèce humaine ?

En un mot : pourquoi former à réfléchir, alors que cela paraît aussi naturel que respirer ? Pourquoi faudrait-il apprendre ? Et plus encore, pourquoi faudrait-il faire de cet apprentissage le cœur de la formation des enseignants, alors qu’il en est sans doute le préalable : si l’on recrute au niveau du baccalauréat ou au delà, n’est-ce pas, justement, pour recevoir des étudiants rompus à la réflexion et qui l’appliqueront à leur action professionnelle ?

Il est vrai que les futurs enseignants ont d’autant moins besoin d’une formation professionnelle pour apprendre à penser que leur itinéraire préalable y a pourvu. Auront-ils d’emblée, pour autant, les postures et les habitudes mentales propres à un praticien réflexif ? N’y a-t-il pas, entre la façon ordinaire de réfléchir et une pratique réflexive, autant de différences qu’entre la respiration d’un être humain quelconque et celle d’un chanteur, d’un musicien ou d’un athlète ?

Il est question ici d’une posture et d’une pratique réflexives fondant une analyse méthodique, régulière, instrumentée, sereine et porteuse d’effets, disposition et compétence qui ne s’acquièrent, en général, qu’au gré d’un entraînement intensif et délibéré.

Les travaux de Schön (1994, 1996), dont plusieurs sont maintenant traduits, touchent à toutes sortes de métiers. Ils laissent ouverte la question de savoir si l’enseignant est ou doit devenir un praticien réflexif. Deux questions spécifiques se posent alors : 1. Pourquoi former les enseignants à réfléchir sur leur pratique ? 2. Comment agir efficacement dans ce sens en formation initiale ? Voici quelques éléments de réponse centrés sur le métier d’enseignant.


1. Pourquoi former les enseignants
à réfléchir sur leur pratique ?

On retiendra ici dix raisons de former les enseignants à réfléchir sur leur pratique. Elles sont inégalement liées aux évolutions et aux ambitions récentes des systèmes éducatifs. Dans tous les cas, elles traduisent une vision définie du métier d’enseignant et de l’école. Le lecteur qui ne la partage pas ne trouvera pas les mêmes raisons de former les enseignants à réfléchir sur leur pratique. Peut-être n’en verra-t-il aucune !

Il n’y a entre ces raisons aucune chronologie, ni aucune hiérarchie. D’une pratique réflexive, on peut attendre qu’elle :

Reprenons ces raisons une à une.

1.1 Compenser la légèreté de la formation professionnelle

Dans les pays développés, les enseignants maîtrisent en général assez bien les savoirs à enseigner. On peut toujours estimer qu’une plus grande culture et une plus grande aisance théorique accroîtraient leur imagination didactique et leurs capacités d’improvisation, d’observation, de planification, de travail à partir des erreurs ou des obstacles rencontrés par les élèves. Il n’est jamais inutile d’en savoir plus, non pour enseigner tout ce qu’on sait, mais pour " avoir de la marge ", dominer sa matière, relativiser les savoirs et éprouver la sécurité nécessaire pour mener avec ses élèves des démarches de recherche ou engager le débat sur le sens des savoirs.

Sans prétendre que la formation académique des enseignants est optimale, reconnaissons toutefois qu’elle laisse moins à désirer que leur formation didactique et pédagogique. Le déséquilibre est plus grand dans l’enseignement secondaire et il est maximum dans l’enseignement supérieur, puisqu’une partie des professeurs sont propulsés dans ce rôle sans aucune formation didactique.

Comment survivent-ils ? Les esprits les moins charitables répondront qu’ils s’en tirent en mettant en échec tous les étudiants incapables de comprendre un mauvais cours. Pour les plus optimistes, " ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément " : nommés pour leur maîtrise d’une discipline, les professeurs sont réputés capables d’exposer la théorie de façon limpide à des étudiants correctement sélectionnés, censés avoir le " niveau " requis pour prendre des notes, lire des traités et étudier à tête reposée la parole magistrale. On peut aussi envisager que les professeurs d’université, comme n’importe qui, apprennent de l’expérience, s’améliorent au fil des années et finissent par construire une forme de savoir-faire didactique. Ils y parviennent, en dépit de leur ignorance et parfois de leur mépris des sciences de l’éducation, parce que leur formation intellectuelle pointue les prépare à observer et analyser avec réalisme ce qui se passe et à ajuster leur action en conséquence.

On peut faire la même hypothèse pour les étudiants sortant des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) créés en France en 1989. Ces nouveaux professeurs sont formés au niveau bac + 5 (au minimum), mais ils ne suivent qu’une courte année de formation strictement professionnelle, la dernière ; tout ce qui précède (formation disciplinaire et préparation du concours) porte marginalement sur l’enseignement et l’apprentissage, principalement sur la maîtrise des contenus à enseigner. Pourtant, ils s’en tirent honorablement dans leur classe, indiquent les premières enquêtes. Pourquoi ? Sans doute parce que leur niveau de formation les rend capables d’apprendre de l’expérience en analysant ce qu’ils font et en régulant leur action professionnelle en conséquence.

On pourrait en conclure que, pour savoir réfléchir sur sa pratique, il suffit de maîtriser des instruments généraux d’objectivation et d’analyse et de bénéficier d’un entraînement à la pensée abstraite, au débat, au contrôle de la subjectivité, à l’énoncé d’hypothèses, à l’observation méthodique. C’est pourquoi une formation à la recherche peut, dans une certaine mesure, préparer à une pratique réflexive, et réciproquement (Perrenoud, 1994 a).

Pour les enseignants secondaires, et plus encore primaires, un tel niveau de formation est cependant loin d’être la norme et on ne peut compter partout dans le monde sur de longues études pour développer les moyens d’une pratique réflexive spontanée. Par ailleurs, il n’est pas sûr que l’intelligence, la rigueur et le bon sens suffisent à alimenter une réflexion qui accroisse l’efficacité de l’enseignement. On pourrait avancer l’hypothèse un peu cynique que nombre de professeurs font évoluer leur pratique, d’un point de vue très égocentrique, jusqu’à ce qu’ils y trouvent leur bonheur, ou du moins un minimum d’équilibre et de fonctionnement économique. De la même façon que quelqu’un qui a froid réfléchit jusqu’à ce que son problème soit résolu…

Ce qui souligne l’importance, dans une formation à la pratique réflexive, d’une approche systémique, d’une prise en compte des besoins des élèves et de l’écart aux objectifs de formation et d’un souci de démocratisation de l’accès aux savoirs. Une pratique réflexive qui amènerait le professeur à repérer les élèves " les moins doués " pour s’en désintéresser et les élèves les moins coopératifs pour les neutraliser rapidement n’accroîtrait pas la qualité de l’enseignement, mais seulement le confort de l’enseignant… On saisit ici qu’une pratique réflexive n’est pas seulement une compétence au service des intérêts bien compris de l’enseignant, mais une forme de conscience professionnelle. Les professeurs qui ne réfléchissent que par nécessité et cessent de se poser des questions dès qu’ils se sentent mieux ne sont pas des praticiens réflexifs.

Il peut sembler paradoxal de demander à une formation professionnelle jugée insuffisante de préparer en outre chacun à réfléchir sur sa pratique. Ne vaudrait-il pas mieux rééquilibrer le curriculum en faveur des compétences professionnelles, plutôt que d’essayer de sauver la mise par une pratique réflexive ? Sans doute, mais au vu de la rigidité des structures, il paraît plus simple d’infléchir la formation dans le sens de la réflexivité plutôt que de l’allonger. On applique alors en désespoir de cause ce proverbe chinois : " Mieux vaut enseigner à pêcher que de donner un poisson ".

Même lorsque la composante professionnelle de la formation initiale est nettement plus étoffée, ce raisonnement reste valable, car elle ne saurait faire le tour de toutes les situations qu’un enseignant peut rencontrer dans son métier, ni le nantir de toutes les connaissances de sciences humaines qui, un jour ou l’autre, pourraient se révéler pertinentes. Tous les enseignants sont, à des degrés divers, des autodidactes, condamnés à apprendre une partie de leur métier " sur le tas ". Une posture et une pratique réflexives conduisent à vivre cet apprentissage positivement, à l’organiser activement et à le mener au-delà de la simple survie.

1.2 Favoriser l’accumulation de savoirs d’expérience

Toute expérience n’engendre pas automatiquement des apprentissages. Une routine efficace a justement pour vertu de dispenser de se poser des questions. L’être humain aspire à trouver de telles routines, à fonctionner en pilotage automatique, sans " se prendre la tête ". Son expérience n’est pas alors source d’autoformation, sinon dans le sens restreint d’un renforcement de ce qui marche.

Même lorsque l’expérience n’est pas encore un long fleuve tranquille ou lorsque surgissent des rapides inattendus, la réflexion qui s’ensuit ne débouche pas nécessairement sur des savoirs susceptibles d’être réinvestis dans d’autres situations. Une partie de la réflexion sur l’action produit un ajustement pragmatique. Le professeur apprend, par exemple à donner des consignes plus précises pour éviter les malentendus, à contrôler les conversations particulières pour prévenir l’agitation, à formuler les épreuves autrement de sorte à alléger les corrections, à ne pas introduire une activité lorsque le temps manque pour la mener assez loin avant la fin de la période, etc. Ces apprentissages se traduisent dans de nouvelles conduites, accompagnées sans doute, au moins à l’origine, d’un raisonnement plus ou moins explicite. Ensuite, le problème étant résolu, le professeur peut rebrancher le pilote automatique.

Y a-t-il accumulation de savoirs, au sens de connaissances minimalement mises en forme et généralisables à des situations parentes ? L’ajustement produit-il une " théorie ", un principe explicatif, une heuristique susceptibles d’être réinvestis ? Ou se limite-t-il à une simple adaptation de la pratique, qui donne des résultats plus satisfaisants sans qu’on sache vraiment pourquoi ? Lorsque les étudiants stagiaires interrogent les formateurs de terrain, il reçoivent souvent des réponses embarrassées et floues à la question de savoir pourquoi le praticien expérimenté fait ce qu’il fait. Sans doute tout geste professionnel a-t-il reçu, à l’origine, une justification, mais elle se perd parfois dans la nuit des temps et la mémoire des praticiens.

Développer une pratique réflexive, c’est apprendre à tirer de la réflexion plusieurs profits :

Quels sont les ingrédients nécessaires pour aller au-delà du profit immédiat ? Sans doute une forme de curiosité, de volonté d’en savoir plus, comme celles qui séparent ceux qui referment un livre une fois qu’ils ont trouvé le renseignement recherché et ceux qui se piquent au jeu et continuent à lire…

La paresse intellectuelle inhibe certainement la pratique réflexive. Cette dernière représente un travail de l’esprit, sur le vif et dans l’après-coup. Même si ce travail est librement choisi et vécu sur un mode constructif, il exige de l’énergie et de l’obstination. Les enseignants qui veulent laisser leurs soucis professionnels à l’école et n’aiment pas " couper les cheveux en quatre " ne deviennent pas des praticiens réflexifs, pas plus que ceux qui sont assaillis par des ennuis de santé ou d’argent, des tâches familiales ou d’autres responsabilités.

Toutefois, travail et disponibilité ne suffisent pas. Deux autres ingrédients semblent nécessaires :

La méthode peut passer par des rituels, des formes d’écriture, des conversations régulières avec des collègues, des proches ou son chat… Il est évidemment favorable d’entrer en interaction avec d’autres professionnels de l’enseignement ou avec des " amateurs éclairés ".

Réfléchir ou débattre sans s’appuyer sur certains savoirs ne mène pas très loin. L’expérience singulière ne produit d’apprentissage que si elle est conceptualisée, reliée à des savoirs qui la rendent intelligible et l’inscrivent dans une forme ou une autre de régularité. On sait que la connaissance se développe en réseau, que nous construisons des champs conceptuels (Vergnaud, 1990, 1994) plutôt que des concepts isolés, que l’apprentissage est une valeur ajoutée qui dépend du capital déjà engrangé. C’est pourquoi les stagiaires débutants s’ennuient facilement lorsqu’ils passent une semaine dans une classe : faute de structures conceptuelles différenciées, ils ont l’impression de voir " toujours la même chose " : un maître, des élèves, des tâches.

Un praticien réflexif ne cesse au contraire de s’étonner, de tisser des liens, parce que ce qu’il observe entre en résonance avec ses cadres conceptuels. Ils peuvent provenir d’une longue pratique réflexive personnelle et des savoirs privés qu’elle a permis de construire au fil des années. La réflexion est en général plus féconde si elle se nourrit aussi de lectures, de formations, de savoirs savants ou de savoirs professionnels construits par d’autres, chercheurs ou praticiens. On peut évidemment souhaiter que les savoirs d’expérience soient fécondés par une véritable culture en sciences de l’éducation. Certains éclairages sur la gestion mentale, les enseignants efficaces, l’analyse transactionnelle ou la programmation neurolinguistique (PNL) peuvent fonctionner comme cadres conceptuels et points d’ancrage de l’expérience, en dépit du jugement sévère jugement que portent nombre de chercheurs sur la validité des théories de référence…

Le capital de savoirs accumulés a toujours une double fonction : il guide et affûte le regard durant l’interaction ; il aide ensuite à mettre de l’ordre dans les observations, à les relier à d’autres éléments de savoir, à " théoriser l’expérience ". Il remplira cette double fonction d’autant mieux que la formation aura entraîné à la mise en relation des savoirs théoriques généraux avec des situations singulières. Sinon, il se peut que l’enseignant maîtrise des savoirs didactiques et pédagogiques qui lui ont été utiles pour passer des examens, mais qu’il ne mobilise, et donc n’enrichit pas, au gré de l’expérience. Cette forme douce de schizophrénie n’est pas imaginaire : certains enseignants ont construit des savoirs durant leurs études et d’autres à travers leur pratique, mais ces deux sphères ne communiquent pas, parce que l’articulation des savoirs savants et de la vie quotidienne n’a pas été exercée.

On entrevoit déjà, à ce stade, la nécessité de ne pas faire de l’apprentissage d’une pratique réflexive une formation méthodologique entièrement séparée des formations didactiques ou transversales. C’est à propos de facettes importantes de la pratique qu’on apprend à réfléchir, non dans le vide ou sur des exemples insignifiants.

1.3 Accréditer une évolution vers la professionnalisation

Affirmer la professionnalisation du métier d’enseignant sonne comme un slogan creux si les praticiens refusent l’autonomie et les responsabilités qui lui sont attachées.

Pourquoi les refuseraient-ils ? Parfois, c’est un choix : certains enseignants n’aspirent pas à exercer une profession, parce que fonctionner en respectant le programme, la grille horaire et les procédures prescrites leur convient. Parfois, ils n’ont pas l’identité et le rapport à l’existence qui leur permettraient de se prendre pour des acteurs responsables et autonomes, dans le travail aussi bien que dans la cité ou la vie privée.

On peut avancer l’hypothèse que, pour le plus grand nombre, ce refus n’exprime ni d’un choix idéologique, ni un malaise existentiel. Il procède d’un calcul rationnel : chacun pressent que, pour assumer une forte autonomie professionnelle sans prendre de risques inconsidérés, il faut avoir une assez grande confiance en soi, fondée sur des compétences pointues, des savoirs étendus, des capacités de jugement, d’anticipation, d’analyse, d’innovation. Or, tous n’ont pas cette assurance.

La formation à une pratique réflexive n’est pas le seul atout, mais c’est une condition nécessaire. Pour assumer son autonomie et a fortiori la revendiquer, il faut pouvoir se dire : " Le jour venu, je devrai prendre des décisions difficiles et je ne pourrai pas m’abriter derrière des autorités ou des experts. Mais je sais que j’y arriverai, même si je n’ai aujourd’hui aucune idée de ce que je ferai, parce que je pense avoir les moyens d’analyser la situation et de prendre le bon chemin ". Aucun professionnel n’est à l’abri du doute, le fantasme de l’erreur fatale l’habite, il sait n’être pas infaillible, mais sa confiance en son jugement est suffisante pour affronter le risque avec davantage de satisfaction que de peur.

Aucun médecin, aucun chercheur, aucun ingénieur, aucun journaliste, aucun avocat ne parvient à cette relative tranquillité par la seule grâce d’une pensée positive ou d’une forte estime de soi. Il a été formé et entraîné à une pratique réflexive, dans des conditions d’incertitude et de stress, parfois dans la solitude, parfois dans la confrontation avec des pairs et le conflit sociocognitif.

La professionnalisation se joue dans la tête des praticiens et dans le message qu’ils envoient aux autres acteurs. Un enseignant qui s’écarte fortement de l’orthodoxie peut conserver l’entière confiance de ses élèves, de leurs parents, de ses collègues et de ses supérieurs, si tous estiment qu’il " sait ce qu’il fait " et qu’il a les moyens de son autonomie.

Que des praticiens réflexifs soient le fruit d’heureuses trajectoires personnelles, qui s’en plaindrait ? Si l’on veut donner au plus grand nombre les mêmes moyens, on ne peut faire confiance au hasard et il importe de former à une pratique réflexive et de renforcer l’identité correspondante.

1.4 Aider à assumer une responsabilité politique et éthique

Aujourd’hui, les finalités de l’école sont brouillées et les conditions d’exercice du métier sont tellement hétérogènes qu’on ne peut plus se réclamer des textes pour avoir la conscience tranquille. Faut-il, sous prétexte que c’est au programme, s’obstiner à enseigner de la grammaire à des enfants qui ne savent pas lire ? Faut-il passer des heures à présenter des auteurs et des œuvres littéraires à des adolescents en quête d’un dialogue vrai avec des adultes ? Faut-il enseigner des rudiments de génétique à des jeunes qui ne comprennent pas comment se transmet le SIDA ? Parler en détail de la révolution de 1910 à des élèves qui ne savent pas où est la Chine et n’ont qu’une idée très vague des grandes étapes de l’histoire humaine ?

Les professeurs sont confrontés à des dilemmes de plus en plus nombreux, qui tiennent au décalage entre les programmes et le niveau, les intérêts, les projets des élèves ; qui tiennent aussi à la surcharge des programmes et à la fiction qu’on dispose des heures inscrites dans les textes pour enseigner, alors qu’une partie du temps se passe à prévenir le désordre et à (re) créer les conditions du travail pédagogique. L’hétérogénéité des classes oblige, de son côté, à choisir plus ou moins lucidement pour quels élèves on travaille, à sacrifier les uns au profit des autres.

Face à ces dilemmes, les enseignants sont assez seuls, parce que les textes sont flous, contradictoires ou muets, parce que les cadres conseillent de " faire au mieux ", parce que les collègues vivent d’autres situations. Ce qui devrait être tranché par le système éducatif est, de fait, dévolu aux établissements et aux enseignants, non par volonté positive d’accroître leur autonomie, mais par impuissance de la classe politique et des pouvoirs organisateurs à dégager une politique et une éthique cohérentes et durables.

Le praticien peut s’en remettre à ses propres valeurs, si elles le guident sans hésitation à investir dans la lutte contre l’échec ou pour l’élitisme, dans l’éducation à la citoyenneté ou dans l’instruction pure et dure, dans la négociation ou dans la sanction. Certains ont le malheur et la chance de douter. Ils ne sont pas sûrs de savoir quelle ligne de conduite ils doivent adopter. Ils ont alors besoin de disposer des moyens intellectuels de reconstruire des certitudes provisoires. Ils y parviendront mieux s’ils travaillent en équipe. Même alors, cela ne les dispensera pas de réfléchir, de peser le pour et le contre, de penser les contradictions et de chercher une ligne de crête inconfortable, un compromis fragile entre les valeurs et finalités qui entrent en concurrence.

Contrairement à ce qu’on imagine parfois, une pratique réflexive ne se limite pas à l’action, elle porte aussi sur ses finalités et les valeurs qui la sous-tendent. On réfléchit au comment, mais aussi au pourquoi. D’ailleurs, même la réflexion sur le comment soulève des questions d’éthique : est-il juste de motiver les élèves en leur offrant des friandises ? d’informer les parents que leur enfant fume du hasch ? de séparer deux amis sous prétexte qu’ils bavardent ? de menacer d’une punition collective un groupe solidaire d’un fauteur de troubles ? Le souci d’éduquer et d’instruire ne justifie pas toutes les méthodes, mais où sont précisément les limites, ici et maintenant ? L’action pédagogique est une violence, elle change l’autre, entame son intimité, tente de le séduire ou de faire pression sur lui. Jusqu’à quel point peut-on se prévaloir de la formule magique " C’est pour ton bien " ?

On ne fait pas face à ces dilemmes avec un catéchisme, ni même avec un code d’éthique. S’il suffisait d’appliquer un principe, il n’y aurait pas de dilemme. La formation ne peut, pas plus que les textes, donner une réponse, ni même un conseil. Elle peut aider chacun à construire son jugement au gré d’un entraînement à expliciter à la fois la situation, les alternatives et les enjeux. La posture et la compétence réflexives ne garantissent rien, mais elles aident à analyser les dilemmes, à construire des choix et à les assumer.

1.5 Permettre de faire face à la complexité croissante des tâches

L’enseignement n’est plus ce qu’il était. Les programmes se renouvellent plus rapidement, les réformes se succèdent sans interruption, les technologies deviennent incontournables, les élèves sont de moins en moins dociles et préparés, les parents deviennent des consommateurs d’école ou se désintéressent de ce qui s’y passe, les structures se complexifient (cycles, modules, parcours diversifiés), l’évaluation est censée devenir plus formative, la pédagogie plus différenciée, le travail d’équipe est désormais une valeur portée par l’institution, qui, en outre, souhaite, voire exige, que les établissements annoncent et réalisent des projets. Où sont la quiétude et la solitude d’antan ?

On peut ironiser sur le mythe de l’âge d’or. Nuancer certains constats faits à la hache. Noter qu’il subsiste des zones préservées, alors que d’autres étaient déjà réputées " à hauts risques " il y a trente ans. Il reste, globalement, que les conditions d’exercice du métier d’enseignant se complexifient et parfois se dégradent, alors que les ambitions des systèmes éducatifs s’accroissent. La France, par exemple, scolarisait au début du siècle 4 % d’une classe d’âge dans les lycées. Un siècle plus tard, elle amènera pas loin de 80 % de jeunes au niveau du bac !

L’explosion démographique, les mouvements migratoires, la démocratisation des études, l’urbanisation, la tertiarisation et les restructurations de l’économie, confrontent les enseignants à de nouveaux publics. Dans le même temps, il est de moins en moins commode de régler les problèmes en se débarrassant des élèves qui les posent, puisque les conditions de l’emploi tendent plutôt à allonger la scolarité de base et à dissuader les jeunes de se risquer sur le marché du travail, en même temps que les filières de relégation sont de moins en moins défendables.

Ici encore, il ne suffit pas d’y réfléchir pour faire disparaître les vraies difficultés du métier. La réflexion permet en revanche de transformer des malaises, des révoltes, des découragements en problèmes, qu’on peut poser et parfois résoudre avec méthode. Diaboliser la violence comme une fatalité, dans la peur et l’impuissance, n’est pas la vivre comme un phénomène explicable et sur lequel une action collective peut avoir prise. Une pratique réflexive autorise un rapport actif plutôt que plaintif à la complexité. Les établissements où elle devient un mode d’existence professionnel se mobilisent et prennent des mesures qui, même lorsqu’elles ne changent pas la face des choses, donnent un sentiment de cohérence et de prise sur les événements. On rejoint ce que les Anglo-Saxons appellent empowerment, terme difficile à traduire, qui désigne un rapport actif et autonome au monde, et s’oppose donc à la dépendance et à la résignation (Hargreaves and Hopkins, 1991).

La pratique réflexive ne suffit pas, mais c’est une condition nécessaire pour faire face à la complexité. Si elle fait défaut, l’expérience, décevante, d’un activisme inefficace fera retomber dans l’inertie. On mesure bien, à ce propos, qu’une pratique réflexive limitée au bon sens et à l’expérience personnelle de chacun ne mène pas très loin, que le praticien a besoin de savoirs, qu’il ne peut réinventer seul et que sa réflexion lui donnera d’autant plus de pouvoir qu’elle s’ancre dans une large culture en sciences humaines.

1.6 Aider à vivre un métier impossible

Avec la politique et la thérapie, l’enseignement était, pour Freud, l’un des trois métiers impossibles. On pourrait sans doute ajouter le travail social, l’éducation spécialisée et quelques autres métiers de l’humain qui ont en commun de viser, tels Don Quichotte, des objectifs hors de portée de l’action commune (Cifali, 1986 ; Boumard, 1992).

Dans de tels métiers, l’échec est inscrit, comme une issue éventuelle, parfois la plus probable. Toutefois, il n’est jamais sûr. Le sens du travail est précisément de tout faire pour le conjurer. On ne peut donc faire d’avance son deuil de la réussite, pour se protéger définitivement des déceptions. On va nécessairement d’espoirs en désillusions. Comment se garder des effets dévastateurs de cette perverse alternance ? Sans doute y a-t-il plusieurs voies, dont le cynisme, ou la foi sans limites dans l’être humain. Entre ces extrêmes, les praticiens ordinaires doivent à la fois espérer suffisamment pour agir avec détermination et s’attendre au pire, pour ne pas s’effondrer si leurs espoirs sont déçus. L’entraînement à une pratique réflexive présente alors une double utilité :

- d’une part, il permet de poser un regard lucide sur son propre fonctionnement et de prendre quelque distance par rapport à ses fantasmes de toute-puissance ou d’échec ; Frankenstein, s’il est pédagogue (Meirieu, 1996), sera moins dangereux s’il devient un praticien réflexif ;

- d’autre part, il aide à faire la part des choses, de cas en cas, à trouver un chemin entre la jouissance masochiste de l’autoflagellation et la tentation du fatalisme.

Exercer sereinement un métier de l’humain, c’est savoir au plus près, du moins dans l’après-coup, ce qui dépend de l’action professionnelle et ce qui lui échappe. C’est ne pas porter tout le poids du monde, en " prenant sur soi ", en se sentant constamment coupable ; c’est, en même temps, ne pas se boucher les yeux, percevoir ce que l’on aurait pu faire si l’on avait mieux compris ce qui se passait, si l’on s’était montré plus rapide, plus perspicace, plus opiniâtre, plus convaincant. L’on apprend de l’expérience, en cernant de mieux en mieux cette marge étroite dans laquelle la compétence professionnelle fait la différence. Pour y voir plus clair, il faut accepter de reconnaître, parfois, que l’on aurait pu mieux faire, tout en comprenant pourquoi l’on n’y est pas parvenu. L’analyse ne suspend pas le jugement moral, elle ne vaccine pas contre toute culpabilité, mais elle incite le praticien à accepter de ne pas être une machine infaillible, à faire la part de ses préférences, hésitations, passages à vide, trous de mémoire, partis pris, dégoûts et attirances, faiblesses qui sont rarement sans conséquences, mais font partie de la condition humaine.

1.7 Donner les moyens de travailler sur soi

Dans un métier de l’humain, il est exceptionnel que l’intervenant ne fasse absolument pas partie du problème. Cela ne signifie pas qu’il en est la source principale, encore que cela puisse arriver. Au minimum, il participe du système d’action dont le dysfonctionnement engendre le problème. Il est rare qu’un enseignant chahuté n’y soit pour rien. Non pas, en général, parce que c’est son désir secret, mais parce qu’il alimente les tendances des élèves, par exemple par une alternance incompréhensible entre séduction amicale et répression féroce. Il est rare qu’un problème fasse irruption et devienne aigu dans l’instant. Il y a en général des signes avant-coureurs, un processus évolutif qui, lorsqu’il atteint un certain seuil, est perçu comme insupportable. Il y a donc une genèse, dont l’état présent du problème est la résultante. Même s’il y a un " patient désigné ", un acteur qui incarne le problème, même s’il a constitué le point de départ de l’histoire, l’approche systémique nous enseigne qu’il est rarement seule en cause, que ses façons initiales d’être et d’agir ont suscité des réactions, qui ont à leur tour modifié et parfois aggravé sa conduite.

L’enseignant n’adopte pas volontiers ce point de vue, qui fait de lui à la fois l’une des sources du problème et l’agent privilégié de la solution. Pour accepter de faire partie du problème, il faut être capable de reconnaître en soi des attitudes et des pratiques dont on a pas spontanément conscience, voire qu’on s’efforce d’ignorer. Il n’est pas agréable d’admettre qu’on ne maîtrise pas l’ensemble de ses actes et attitudes, plus désagréable encore de s’apercevoir que ce qui échappe n’est pas toujours présentable…

Il arrive qu’une réflexion sur la pratique puisse se cantonner au domaine purement technique et amène l’enseignant à " rectifier une erreur ", à la manière d’un ingénieur qui a compris qu’il omettait un paramètre ou n’utilisait pas la bonne méthode de calcul. Même alors, il y a un enjeu relationnel et narcissique : le monde du travail est rempli de gens qui ne veulent pas, par amour-propre et peur de perdre la face, admettre qu’ils s’y prennent mal. L’enseignant agit devant un public qui n’est pas toujours tendre, ses élèves et à travers les représentations qu’ils colportent, leurs parents et les autres enseignants de l’école. Même une erreur technique risque toujours d’être interprétée comme une faute, un manque d’humanité, une légèreté…

La plupart du temps, la réflexion ne met pas en lumière une erreur strictement technique, mais une posture inadéquate, un préjugé sans fondement, une indifférence ou une imprudence coupables, une impatience excessive, un pessimisme ou un optimisme exagérés, un abus de pouvoir, une indiscrétion injustifiée, un manque de tolérance ou d’équité, un défaut d’anticipation ou de perspicacité, un excès ou un manque de confiance, un accès de paresse ou de désinvolture, bref, des pratiques qui incriminent le rapport aux élèves, au savoir, au travail, au système, autant que la compétence proprement didactique ou gestionnaire de l’enseignant.

Dans d’autres métiers de l’humain, la pratique réflexive sur ces questions s’inscrit dans un dialogue avec un superviseur, qui aide le professionnel à rester lucide sans se jeter la pierre. Peu d’enseignants ont cette possibilité. Ils sont condamnés à travailler sur eux-mêmes dans la solitude ou, s’ils ont de la chance, dans une relation de confiance avec quelques collègues. Il importe donc que la formation prépare, d’une certaine manière, à devenir " son propre superviseur ", interlocuteur à la fois bienveillant et exigeant.

1.8 Encourager à affronter l’irréductible altérité de l’apprenant

Son métier confronte chaque jour l’enseignant à l’altérité de ses élèves et de leurs parents. Certains lui ressemblent, viennent du même milieu social, partagent certains de ses goûts et de ses valeurs, et lui sont donc un peu moins étrangers, alors que d’autres parlent une langue qu’il ne comprend pas, viennent d’un pays où il n’a jamais mis les pieds ou sont porteurs d’une culture dont il ne partage pas les valeurs et ne maîtrise pas les codes, par exemple autour de l’hygiène, de l’ordre, du travail, de la tricherie, du partage, de la ponctualité, du bruit. À ces distances culturelles (Perrenoud, 1996, 1997) s’ajoute l’altérité qui existe même entre personnes appartenant à la même génération, au même sexe, à la même famille, du fait de la diversité des personnalités et des histoires de vie.

Comme le montrent les psychanalystes (Cifali, 1994 ; Imbert, 1996), la relation de prise en charge est toujours investie, surdéterminée, parasitée par l’histoire de nos rapports avec les autres, dès la prime enfance. Des peurs, des amours et des haines, des volontés de domination et toutes sortes de sentiments enfouis, parfois violents et troubles, sont toujours susceptibles d’être réactivés dans une relation actuelle, aussi professionnelle soit-elle. La rage que peut susciter une bénigne incartade ou un léger gaspillage ne s’explique parfois qu’en faisant le rapprochement avec des événements anciens et sans rapport avec l’école.

Réfléchir sur sa pratique, c’est aussi réfléchir sur sa propre histoire, son habitus, sa famille, sa culture, ses goûts et dégoûts, son rapport aux autres, ses angoisses et ses obsessions. Pour y être préparé, il ne suffit pas de lire Freud ou Bourdieu en livre de poche, même si ce n’est pas inutile. La formation doit armer le regard sur soi d’un peu de sociologie, d’un peu de psychanalyse, et surtout lui donner un statut professionnel, clair et positif. Ni narcissisme, ni autodévalorisation, mais essai de comprendre d’où viennent nos rapports à autrui.

1.9 Ouvrir à la coopération avec des collègues

La coopération professionnelle est à l’ordre du jour. Ses motifs sont très raisonnables, y compris le refus de la solitude du praticien. Mais les mécanismes mis en jeu sont moins limpides : dans la coopération, il y a de la transparence et du secret, du partage et de la compétition, du désintéressement et du calcul, du pouvoir et de la dépendance, de la confiance et de la peur, de l’euphorie et de la rogne. Même entre deux techniciens réglant un chauffage, entre deux programmeurs concevant ensemble un logiciel, entre deux mécaniciens démontant un moteur, il y a négociation et place pour des divergences qui ne sont pas toutes rationnelles. Lorsqu’on partage des élèves et des interventions dans des groupes, comment s’étonner que la coopération ne soit pas constamment sereine et dépourvue d’états d’âme, qu’elle ne soit jamais la simple conjugaison efficace de compétences et de forces ? De plus, on négocie aussi avec ses élèves, d’autres collègues, les parents, l’administration, les autorités locales, autrement dit des acteurs dont on ne partage pas tous les objectifs. Chacun défend un point de vue et des intérêts différents, voire opposés. La coopération est alors plus ouvertement conflictuelle.

Cela arrive aussi, par moment, dans une équipe soudée. Travailler en équipe, surtout dans un métier de l’humain, c’est " partager sa part de folie " (Perrenoud, 1994, 1996). C’est se confronter à l’autre sur de grandes questions philosophiques - a-t-on le droit de punir ? - et sur de petits détails - faut-il aligner les chaussures ? -, le désaccord sur les questions philosophiques portant en général moins à conséquence que les petites divergences…

Aucun fonctionnement collectif n’est simple, tout groupe, même uni, est menacé par des clivages, des conflits, des abus de pouvoir, des déséquilibres entre les rétributions et les contributions des uns et des autres, Ces dysfonctionnements sont accompagnés de sentiments d’injustice, d’exclusion, de révolte, d’humiliation, de " ras-le-bol ". Les équipes expérimentées ne sont pas à l’abri de ces tribulations, elles savent simplement les anticiper et les contenir, évitant qu’elles ne dégénèrent en crises. Pour assurer cette régulation, il faut évidemment se parler, dans un registre qui n’aggrave pas les tensions, les non dits ou les blessures, mais permet au contraire de s’expliquer. Seuls peuvent s’engager dans cette forme de métacommunication les enseignants qui pratiquent pour eux-mêmes une forme de pratique réflexive et de métacognition. Il leur reste alors à partager des impressions et des analyses avec leurs collègues, ce qui n’est pas facile, mais amorce la régulation. Le silence, l’escalade, le refus de faire partie du problème, la recherche du bouc émissaire, le psychodrame ou la crise de nerfs expriment des émotions, mais trahissent aussi un défaut de prise de distance et d’analyse de ce qui se joue. La réflexivité de chacun est un ingrédient de l’analyse collective du fonctionnement et un atout majeur dans la régulation des rapports professionnels et du travail en équipe (Gather Thurler, 1994).

1.10 Accroître les capacités d’innovation

Innover, en dernière instance, c’est transformer sa pratique, ce qui ne va pas sans analyse de ce qu’on fait et des raisons de continuer ou de changer. L’innovation endogène prend sa source dans la pratique réflexive, moteur d’une prise de conscience et de la formation de projets alternatifs. Quand aux innovations proposées par des tiers (collègues, direction de l’établissement, formateurs ou ministère), elles ne peuvent être accueillies et assimilées qu’au prix d’une analyse de leur congruence avec les pratiques en vigueur. Pour savoir s’il veut adopter une approche communicative de l’enseignement des langues, un enseignant examine la place de la communication dans sa pratique actuelle. Il procède de même si on lui propose de mieux dialoguer avec les parents, d’introduire une évaluation formative ou d’instaurer un conseil de classe. Entre " Je le fais déjà, il n’y a là rien de neuf pour moi " et " C’est aux antipodes de mes habitudes et de ce que je sais faire ", il y a place pour mille appréciations plus nuancées.

On retrouve les postures et les compétences réflexives dans le fonctionnement collectif face à l’innovation (Gather Thurler, 1992, 1993, 1996). L’analyse des innovations proposées est à la fois une façon de les jauger et une façon de repérer les points d’accord et de désaccord avec les collègues. Dans tous les établissements, dans toutes les équipes qui innovent, on trouve une forte concentration d’enseignants dont la pratique réflexive est devenue une identité forte.

On constate toutefois que le cercle des innovateurs patentés reste minoritaire et ne suffit pas à faire bouger le système. Si l’on se soucie d’élargir les bases du changement, on trouve une raison supplémentaire de développer les compétences réflexives en formation initiale et continue.

En un mot : savoir construire du sens

Ces dix raisons de former les enseignants à réfléchir sur leur pratique pourraient se résumer en une idée-force : c’est un atout pour construire du sens, le sens du travail et de l’école (Develay, 1996), mais aussi le sens de la vie, car ils sont difficilement séparables dans un métier de l’humain et en général dans une société où le travail est une source majeure d’identité, de satisfaction, mais aussi de souffrance (Dejours, 1986). On peut trouver du sens dans l’immobilité, l’absence de décision, la routine absolue. Ou plus exactement, une vie tranquille et réglée peut anesthésier la quête de sens, amener à ne jamais se demander pourquoi on fait ce qu’on fait, de quel droit, avec quels rêves.

Le métier d’enseignant et l’école affrontent trop de changements et de crises pour que cette quiétude soit encore possible pour beaucoup. Au gré de l’avancement dans le cycle de vie professionnel, de l’atteinte de certains objectifs, de la perte de certaines illusions, de l’usure mentale et de la lassitude des praticiens, des prises de conscience, des réformes de tous genres, de la recomposition du public scolaire, de la dégradation des conditions de travail ou des ressources, la question du sens de l’enseignement et de l’école ne peut obtenir une réponse satisfaisante une fois pour toutes. Même dans le temps court d’une année scolaire, il survient des microévénements, des phases de déprime, des moments d’euphorie, des conflits, des arrivées et des départs, des décisions difficiles ou des satisfactions qui font fluctuer le moral et le climat et poussent à reconsidérer le sens du métier.

La formation à une pratique réflexive ne répond pas, en tant que telle, à la question du sens. Elle permet de se la poser avec quelques outils et favorise une forme de sagesse, qui consiste à faire le deuil des certitudes, des problèmes définitivement résolus et des jugements égocentriques. Le praticien réflexif vit dans la complexité " comme un poisson dans l’eau ", ou du moins sans révolte, ni nostalgie incurable du temps où tout était blanc ou noir.


2. Pour un entraînement intensif à l’analyse

La pratique réflexive, comme son nom l’indique, est une pratique, dont la maîtrise s’acquiert par la pratique. Il importe certes de la nommer, de susciter une adhésion à une figure du praticien, mais en dépit de ces efforts, elle restera lettre morte si la réflexion ne devient pas une composante de l’habitus, cette " seconde nature " qui fait qu’à partir d’un certain seuil, il devient impossible de ne plus se poser de questions, sauf à suivre une cure de désintoxication…

Comment, en formation initiale, fait-on d’un étudiant un praticien réflexif ? On est bien loin de le savoir. Il y faut certainement l’adhésion des intéressés, donc un programme clairement orienté vers la pratique réflexive et un contrat de formation tout à fait explicite. Former des étudiants à une pratique réflexive alors qu’ils veulent des réponses catégoriques, des recettes et des routines, est une entreprise sans espoir.

Il ne suffit pas, cependant, de s’adresser à des étudiants qui ont, pour cette figure de l’enseignant, une sympathie initiale. D’abord parce que chacun est à cet égard traversé d’ambivalences. Ensuite parce qu’il est difficile de se représenter la dimension réflexive d’une pratique avant même d’avoir entamé la formation professionnelle. Enfin, parce que s’engagent dans cette voie des étudiants qui veulent devenir enseignants pour des raisons très personnelles et vivent leurs études comme un mal nécessaire, sans adhérer au référentiel de compétences qui sous-tend le plan de formation, sans même s’y intéresser. On se trouve donc, dans un programme de formation, confronté à des étudiants qui sont déjà, à nombre d’égards, des individus réflexifs, et à d’autres pour lesquels cela représente un changement identitaire auquel ils vont résister de toutes leurs forces…

Toutes les formations professionnelles préparent à résoudre des problèmes à l’aide de méthodes, elles mêmes fondées sur des savoirs théoriques ou sur l’expérience collective. Leur mise en œuvre ne va pas sans réflexion, car plus on va vers des tâches complexes, plus il est nécessaire de juger de la pertinence de telle ou telle méthode, de combiner plusieurs méthodes, voire d’en inventer pour faire face à la singularité de la situation. Cette réflexion est synonyme de compétence à juger par soi-même, sans appliquer machinalement des procédures toutes faites. Dans ce sens, toute activité un peu complexe a une composante réflexive.

Un praticien réflexif se pose, comme chacun, des questions sur sa tâche, les stratégies les plus adéquates, les moyens à réunir, le timing à respecter. Mais il s’en pose d’autres, sur la légitimité de son action, les priorités, la part de négociation et de prise en compte des projets des autres personnes impliquées, la nature des risques encourus, le sens de l’entreprise, le rapport entre l’énergie déployée et les résultats attendus. Il questionne aussi l’organisation et la division du travail, les évidences que véhicule la culture de l’institution et de la profession, les directives de l’encadrement, les savoirs établis, l’éthique passe-partout.

Entre la réflexion à l’intérieur de la tâche et du système et la réflexion sur la tâche et le système, il y a continuité. Le praticien réflexif n’est pas un contestataire patenté, qui cherche d’emblée la faille du système, il réfléchit à partir des problèmes professionnels, mais ne s’interdit pas, de proche en proche, de lever des lièvres qu’un salarié plus " raisonnable " ne verra pas ou ne poursuivra pas.

Telle qu’elle est entendue ici, la pratique réflexive est un rapport au monde, actif, critique, autonome. C’est donc une affaire de posture plutôt que de compétence méthodologique. Une formation à la résolution de problèmes, même au sens large, incluant leur identification et renonçant à toute procédure standardisée, ne suffirait donc nullement à former un praticien réflexif.

Sans proposer un programme, encore moins une unité spécifique de formation, risquons-nous à ouvrir quelques pistes.

2.1 Travailler l’histoire de vie

Rien n’est moins anodin que de réfléchir. Surtout si l’on accepte de réfléchir à des problèmes insolubles, à des dilemmes, à la question des finalités et du sens. On ouvre alors la boîte de Pandore, sans savoir si on pourra la refermer.

Certaines trajectoires personnelles induisent, dès le plus jeune âge, une posture réflexive, alors que d’autres socialisations habituent à un monde " en ordre " :

On se trouve donc, en formation initiale, confronté à une diversité d’histoires de vie, qui engendre une diversité de postures à de multiples égards, mais notamment quand à la place et à la valeur de la réflexion dans et sur l’action. Il serait absurde de l’ignorer, même s’il est assez difficile, dans un cadre universitaire, de faire émerger le rapport de chacun à la réflexion, de cerner ce qui le fait réfléchir, les questions qu’il s’autorise à (se) poser, les limites qu’il fixe à sa curiosité ou à sa perspicacité. Trop d’explicitation remue le passé familial, expose au jugement des autres, touche à l’intimité du fonctionnement intellectuel et du rapport à la vie.

Il n’est donc pas forcément indiqué d’attaquer le problème de front. Il est peut-être plus sage de multiplier les lieux où l’on prend le temps, au détour d’un débat ou d’un problème, d’une évocation de l’histoire de vie et des conditionnements dont chacun est le produit, sans se focaliser sur la dimension réflexive. Dans le métier d’enseignant, il y a tant d’attitudes et de façons de faire qui renvoient à la culture familiale ou au passé scolaire de l’étudiant stagiaire, que les formateurs ne manquent pas d’occasions de favoriser chez chacun la prise de conscience de son " habitus réflexif ", à propos de toutes sortes d’autres enjeux : conflits, déception, trac, surcharge, ennui, rejet d’une discipline ou de certaines activités, etc. Encore faut-il qu’ils aient la compétence, le regard et le doigté voulus.

 

2.2 Une question de rythme

Pour devenir et rester lecteur, il faut lire vite et sans trop d’effort, sans quoi la lecture devient un pensum. On peut en dire autant de la pratique réflexive. Si l’on rêve d’un mois de vacances parce qu’on s’est " pris la tête " quelques heures, on évitera autant que possible des expériences aussi fatigantes et douloureuses. Pour choisir une métaphore : la réflexion est comme le jogging, une habitude, une dépense d’énergie intégrée à la vie quotidienne, qui n’épuise pas pour la semaine.

Former à une pratique réflexive, c’est donc, paradoxalement, faire de la réflexion une routine, sinon reposante, du moins vivable, sans épuisement, ni stress. L’un des facteurs, le plus facile à travailler, touche à la maîtrise des moyens intellectuels de la réflexion : habitude de douter, de s’étonner, de poser des questions, de lire, de mettre quelques réflexions par écrit, de débattre, de réfléchir à haute voix. Méthodes pour sérier les problèmes, répartir les tâches, trouver des informations, s’assurer de l’aide.

À cela s’ajoutent les savoirs théoriques qui aident à mettre des mots sur des états d’âme, à formaliser l’expérience, à envisager des hypothèses, à modéliser le réel. De tels savoirs ne sont cependant utiles que si l’on s’entraîne à les mobiliser hors du contexte des cours et des examens, pour analyser des situations singulières. Former à une pratique réflexive, c’est donc apprendre à opérer, voire à jongler avec des idées, à échafauder des hypothèses, à suivre des intuitions, à traquer des contradictions. Le rapport scolaire au savoir, sérieux, dépendant, sans distance critique ni esprit ludique, n’est pas favorable à une pratique réflexive, qui exige de penser par soi-même et de se servir des savoirs de façon pragmatique et risquée.

2.3 L’affaire de tous les formateurs

La pratique réflexive peut être entraînée de façon spécifique, dans des séminaires d’analyse des pratiques, des groupes de réflexion sur les problèmes professionnels, des ateliers d’écriture clinique, d’études de cas ou d’histoire de vie, ou encore des enseignements orientés vers la méthodologie de l’observation ou de la recherche. L’effort porte alors sur la posture, la méthode, l’éthique, les savoir-faire d’observation, d’animation, de débat.

Le développement du savoir-analyser (Altet, 1994, 1996, 1998) ne saurait cependant atteindre ses objectifs s’il reste confiné dans de telles unités spécialisées. C’est en travaillant sur d’autres dimensions de la formation, disciplinaires, didactiques, transversales ou technologiques, que les formateurs peuvent contribuer à développer une posture et une méthodologie réflexive.

Cette prise en charge par l’ensemble des formateurs et des unités de formation n’est possible que s’ils partagent une commune référence au praticien réflexif comme figure emblématique de l’enseignant qu’ils veulent former. Elle n’exige pas un accord pointu sur la conceptualisation de la métacognition, de la réflexion, de la régulation, du rôle des savoirs ou de l’expérience. Il suffit d’une convergence globale. La diversité des approches accroîtra les chances des étudiants d’accrocher à l’une ou l’autre et enrichira leur palette : on peut stimuler le développement de la pratique réflexive en analysant des protocoles, en visionnant des séquences vidéo, en décortiquant une séquence didactique, en invitant à tenir un journal, en travaillant sur des situations ou des dilemmes.

Il est souhaitable que, du côté des formateurs, la " réflexion sur la réflexion " aille au-delà du sens commun, sans pour autant uniformiser les approches. Le débat sur la pratique réflexive pourrait même être un terrain privilégie de confrontation des épistémologies des formateurs et de leurs visions respectives du métier d’enseignant et de la formation initiale.

Les formateurs de terrain sont également concernés. Dans une telle formation, on leur demande d’être des praticiens réflexifs plutôt que des enseignants exemplaires et d’accepter de partager leurs interrogations et leurs doutes avec leurs stagiaires, autant que leurs convictions et leurs certitudes (Perrenoud, 1998 b).

2.4 L’alternance, condition et moteur de l’analyse

On apprend à analyser en analysant, comme on apprend à marcher en marchant. Sans exclure des indications méthodologiques, la formation est de l’ordre d’un entraînement et le formateur joue le rôle d’un entraîneur, qui observe, suggère des pistes, met le doigt sur des fonctionnements mentaux ou relationnels qui empêchent d’observer, d’écouter, de comprendre ou d’imaginer.

Outre l’adhésion des formateurs et des étudiants à ce paradigme, il importe que le plan de formation leur accorde du temps pour analyser des situations concrètes, dans toutes sortes de contextes, avec toutes sortes de partenaires. Ce temps est inévitablement disputé à d’autres composantes de la formation. Il importe donc de faire d’une pierre deux coups : construire des savoirs et des compétences spécifiques tout en s’entraînant à l’analyse. Ce n’est possible que dans une démarche clinique de formation (Imbert, 1992 ; Cifali, 1996 ; Perrenoud, 1994) et dans un dispositif serré d’alternance et d’articulation entre ce qui se passe sur le terrain et une réflexion plus distancée (Perrenoud, 1996 e, 1998 a).

2.5 Des garde-fous éthiques

La pratique réflexive, on l’a vu, touche aussi aux normes, aux valeurs, à la justice, au pouvoir. Ses dimensions axiologiques et éthiques méritent donc d’être travaillées, dans divers contextes plus complexes, mais aussi en tant que telles.

On ne pense pas ici à des cours d’éthique, mais à une forme d’entraînement à identifier, expliciter et traiter des dilemmes. Le propos de telles unités de formation n’est pas de nantir les étudiants des mêmes valeurs, mais de développer chez tous une forme de sensibilité, de décentration, de méthode pour traiter les dimensions éthiques de leur pratique.

Assez souvent, par exemple, un groupe d’analyse de pratiques tourne court, soit parce que les participants ont peur de blesser et renoncent à poser les bonnes questions, soit au contraire parce qu’ils mettent de gros sabots et font des dégâts par un questionnement trop intrusif ou des interprétations trop douloureuses à entendre.

 2.7 Une anthropologie de la pratique

Toute réflexion sur la pratique mobilise une théorie de la pratique et de l’acteur. Théorie savante ou naïve, explicite ou implicite, qui porte sur les mobiles de l’action, la conscience et l’inconscience, la part de la responsabilité et du libre arbitre.

Une formation à la pratique réflexive devrait comporter une initiation aux sciences de l’esprit et de l’action, psychologie cognitive, psychanalyse, sociologie des pratiques et de l’habitus, herméneutique, pragmatique linguistique et théories de l’agir communicationnel, théorie des organisations et analyse stratégique, théorie des décisions, travaux sur les savoirs et les compétences.

Ces apports théoriques se justifient aussi pour d’autres raisons. Ils sous-tendent certaines approches didactiques et transversales du métier d’enseignant, des programmes et des apprentissages scolaires.

Il est pourtant utile d’extraire de cet ensemble de théories les savoirs les plus utiles à l’analyse des pratiques et de les articuler à un entraînement méthodologique. Les travaux récents sur les compétences, l’habitus et les savoirs d’action (Barbier, 1996 ; Le Boterf, 1994, 1997 ; Paquay et al., 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; 1996 d) permettent, par exemple, d’intégrer un grand nombre de notions et de regards disciplinaires. On peut appeler anthropologie de la pratique cet ensemble organisé de regards complémentaires.


Ce n’est qu’un début…

Le savoir-analyser ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ! Certains enseignants l’ayant acquis en formation initiale s’en serviront quoi qu’il arrive, parce que la pratique réflexive est devenue une part de leur identité professionnelle. D’autres, s’ils sont parachutés dans un coin tranquille, cesseront de réfléchir, une fois dominées les difficultés des débuts. On sait que les enseignants, au gré de l’avancement de leur carrière, s’orientent vers les zones résidentielles et les filières nobles. On peut interpréter cette migration comme une fuite, un rêve de tranquillité. Dans ces zones et ces filières, il y a aussi des élèves qui souffrent, échouent ou abandonnent, mais pas assez pour mettre le système éducatif et le métier en crise.

Il serait donc absurde de développer la pratique réflexive durant la formation initiale pour cesser de s’en soucier par la suite. C’est l’affaire des inspecteurs, des chefs d’établissements, de la formation continue, des syndicats, du corps enseignant en place. Débarquer dans un établissement dans une posture réflexive, pour s’entendre dire qu’on ennuie tout le monde avec des questions que personne ne veut entendre, voilà qui suffirait à refroidir nombre de jeunes enseignants.

On peut donc souhaiter que la pratique réflexive soit la référence des innovateurs, des formateurs, des auteurs de moyens et de méthodes d’enseignement, des cadres et qu’on ne perde aucune occasion de la stimuler, en offrant des lieux et des ressources : séminaires d’analyse de pratiques, groupes d’échanges sur les problèmes professionnels, accompagnement de projets, supervision, aide méthodologique.


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Sommaire

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