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Construire des
compétences,
est-ce tourner le dos aux savoirs ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1998
Pas de compétences sans savoirsUne compétence mobilise des savoirs
Quelles compétences privilégier ?
De nombreux pays sorientent vers la rédaction de " socles de compétences " associés aux principales étapes de la scolarité. Au cours des années 90, la notion de compétence a inspiré une réécriture des programmes, plus ou moins radicale, au Québec, en France et en Belgique. En Suisse romande, la question commence à être débattue, à la fois parce que la révision des plans détudes coordonnés est à lordre du jour et parce que lévolution vers des cycles dapprentissage exige la définition dobjectifs-noyaux ou dobjectifs de fin de cycle, souvent conçus en termes de compétences.
À ceux qui prétendent que lécole doit développer des compétences, les sceptiques opposent une objection classique : nest-ce pas au détriment des savoirs ? Ne risque-t-on pas de les réduire à la portion congrue, alors que la mission de lécole est dabord dinstruire, de transmettre des connaissances ?
Cette opposition entre savoirs et compétences est à la fois fondée et injustifiée :
Le véritable débat devrait porter sur les finalités prioritaires de lécole et sur les équilibres à respecter dans la rédaction et la mise en uvre des programmes.
Pour certains, la notion de compétence renvoie à des pratiques du quotidien, qui ne mobilisent que des savoirs de sens commun, des savoirs dexpérience. Ils en concluent que développer des compétences dès lécole nuirait à lacquisition des savoirs disciplinaires quelle a vocation de transmettre.
Une telle caricature de la notion de compétence permet dironiser à bon compte, en disant quon ne va pas à lécole pour apprendre à passer une petite annonce, choisir un itinéraire de vacances, diagnostiquer une rougeole, remplir sa déclaration dimpôts, comprendre un contrat, rédiger une lettre, faire des mots croisés ou calculer un budget familial. Ou encore à obtenir des informations par téléphone, trouver son chemin dans une ville, repeindre sa cuisine, réparer une bicyclette ou se débrouiller pour utiliser une monnaie étrangère.
On pourrait répondre quil sagit ici de vulgaires " savoir-faire ", à distinguer de véritables compétences. Cette argumentation ne serait pas très solide : on ne peut pas réserver les savoir-faire au quotidien et les compétences aux tâches nobles. Lusage nous habitue certes à parler de savoir-faire pour désigner des habiletés concrètes, alors que la notion de compétence paraît plus large et plus " intellectuelle ". En réalité, on se réfère dans les deux cas à la maîtrise pratique dun type de tâches et de situations. Ne tentons pas de dédouaner la notion de compétence en la réservant aux tâches les plus nobles.
Refusons en même temps lamalgame entre compétences et tâches pratiques :
Disons dabord que les compétences requises pour se débrouiller dans la vie quotidienne ne sont pas méprisables. Une partie des adultes, même parmi ceux qui ont suivi une scolarité de base complète, restent bien démunis devant les technologies et les règles dont dépend leur vie quotidienne. Sans limiter le rôle de lécole à des apprentissages aussi terre à terre, on peut se demander : à quoi bon scolariser chacun durant dix à quinze ans de sa vie sil reste démuni devant un contrat dassurance ou une notice pharmaceutique ?
Les compétences élémentaires évoquées ne sont pas sans rapport avec les programmes scolaires et les savoirs disciplinaires ; elles exigent des notions et des connaissances de mathématique, de géographie, de biologie, de physique, déconomie, de psychologie ; elles supposent une maîtrise de la langue et des opérations mathématiques de base ; elle font appel à une forme de culture générale qui sacquiert aussi à lécole. Même lorsque la scolarité nest pas organisée pour exercer de telles compétences en tant que telles, elle permet de sapproprier certaines des connaissances nécessaires. Une part des compétences qui se développent hors de lécole font appel à des savoirs scolaires de base (la notion de carte, de monnaie, dangle droit, dintérêt, de journal, ditinéraire, etc.) et aux savoir-faire fondamentaux (lire, écrire, compter). Il ny a donc pas de contradiction fatale entre les programmes scolaires et les compétences les plus simples.
Enfin, ces dernières népuisent pas la gamme des compétences humaines ; la notion de compétence renvoie à des situations dans lesquelles il faut prendre des décisions et résoudre des problèmes. Pourquoi limiterait-on les décisions et les problèmes, soit à la sphère professionnelle, soit à la vie quotidienne ? Il faut des compétences pour choisir la meilleure traduction dun texte latin, poser et résoudre un problème à laide dun système déquations à plusieurs inconnues, vérifier le principe dArchimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses dune révolution ou calculer la date de la prochaine éclipse de Soleil.
Bref, il est plus fécond de décrire et dorganiser la diversité des compétences plutôt que de se battre pour établir une distinction entre savoir-faire et compétences. Décider si assaisonner un plat, présenter des condoléances, relire un texte ou organiser une fête sont des savoir-faire ou des compétences aurait du sens si cela renvoyait à des fonctionnements mentaux très différents. Il nen est rien. Concrète ou abstraite, commune ou spécialisée, daccès facile ou difficile, une compétence permet de faire face régulièrement et adéquatement à une famille de tâches et de situations, en faisant appel à des notions, des connaissances, des informations, des procédures, des méthodes, des techniques ou encore à dautres compétences, plus spécifiques. Le Boterf assimile la compétence à un " savoir-mobiliser " :
Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats.Chaque jour, lexpérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. Lactualisation de ce que lon sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources ) est révélatrice du " passage " à la compétence. Celle-ci se réalise dans laction (Le Boterf, 1994, p. 16).
Si la compétence se manifeste dans laction, elle nest pas inventée sur le champ :
On évoque souvent le transfert de connaissances, pour souligner quil ne sopère pas très bien : tel étudiant, qui maîtrisait une théorie à lexamen, se révèle incapable de sen servir en pratique, parce quil na jamais été entraîné à le faire. On le sait aujourdhui : le transfert de connaissances nest pas automatique, il sacquiert par lexercice et une pratique réflexive, dans des situations qui donnent loccasion de mobiliser des savoirs, de les transposer, de les combiner, dinventer une stratégie originale à partir de ressources qui ne la contiennent et ne la dictent pas.
La mobilisation sentraîne dans des situations complexes, qui obligent à poser le problème avant de le résoudre, à repérer les connaissances pertinentes, à les réorganiser en fonction de la situation, à extrapoler ou combler les vides. Entre connaître la notion dintérêt et comprendre lévolution du taux hypothécaire, il y en un grand pas. Les exercices scolaires classiques permettent la consolidation de la notion et des algorithmes de calcul. Ils ne travaillent pas le transfert. Pour aller dans ce sens, il faudrait se placer dans des situations complexes : obligations, hypothèques, petit crédit, leasing. Il ne suffit pas de mettre ces mots dans les données dun problème de mathématique pour que ces notions soient comprises, encore moins pour que la mobilisation des connaissances soit exercée. Entre savoir ce quest un virus et se protéger raisonnablement des maladies virales, le pas nest pas moins grand. De même quentre connaître les lois de la physique et construire un radeau, faire voler un modèle réduit, isoler une maison ou poser correctement un interrupteur.
Le transfert est tout aussi défaillant lorsquil sagit de faire face à des situations où il importe de comprendre lenjeu dun vote (par exemple sur le génie génétique, le nucléaire, le déficit budgétaire ou les normes de pollution) ou dune décision financière ou juridique (par exemple en matière de naturalisation, régime matrimonial, fiscalité, épargne, héritage, augmentation de loyer, accès à la propriété, etc.).
Parfois, les connaissances de base font défaut, notamment dans le champ du droit ou de léconomie. Souvent, les notions fondamentales ont été étudiées à lécole, mais hors de tout contexte. Elles restent donc " lettres mortes ", telles des capitaux immobilisés faute de savoir les investir à bon escient.
Cest pour cette raison - et non par déni des savoirs - quil importe de développer des compétences dès lécole, autrement dit de lier constamment les savoirs et leur mise en uvre dans des situations complexes. Cela vaut à lintérieur des disciplines aussi bien quau carrefour des disciplines.
Or, cela ne va pas de soi. La scolarité fonctionne sur la base dune sorte de " division du travail " : à lécole de fournir les ressources (savoirs et savoir-faire de base), à la vie ou aux filières de formation professionnelle de développer des compétences. Cette division du travail repose sur une fiction. La plupart des connaissances accumulées à lécole restent inutiles dans la vie quotidienne, non parce quelles manquent de pertinence, mais parce que les élèves ne se sont pas exercés à sen servir dans des situations concrètes.
Lécole a toujours souhaité que les apprentissages quon y fait soient utiles, mais il lui arrive souvent de perdre de vue cette ambition globale, de se laisser prendre dans une logique daddition de savoirs, en faisant lhypothèse optimiste quils finiront bien par servir à quelque chose. Développer des compétences dès lécole nest pas une nouvelle mode, mais un retour aux sources, aux raisons dêtre de linstitution scolaire.
Si lon pense que la formation de compétences ne va pas de soi et quelle relève en partie de la scolarité de base, il reste à décider lesquelles elle devrait développer en priorité. Nul ne prétend que tout savoir doit être appris à lécole. Une bonne partie des savoirs humains sont acquis par dautres voies. Pourquoi en irait-il autrement des compétences ? Dire quil appartient à lécole de développer des compétences ne revient pas à lui en confier le monopole.
Lesquelles doit-elle privilégier ? Celles qui mobilisent fortement les savoirs scolaires et disciplinaires traditionnels, diront immédiatement ceux qui veulent que rien ne change, sauf les apparences. Si les programmes prévoient létude de la loi dOhm, ils proposeront dajouter un verbe daction ("savoir se servir à bon escient de la loi dOhm ") pour définir une compétence. Pour aller au-delà de ce tour de passe-passe, il est indispensable dexplorer les rapports entre compétences et programmes scolaires actuels.
Une partie des savoirs disciplinaires enseignés à lécole hors de tout contexte daction seront sans doute, au bout du compte, mobilisés pas des compétences. Ou plus exactement, ils serviront de base à des approfondissements ciblés dans le cadre de certaines formations professionnelles. Le pilote étendra ses connaissances géographiques et technologiques, linfirmière ses connaissances biologiques, le technicien ses connaissances physiques, la laborantine ses connaissances chimiques, le guide ses connaissances historiques, le gestionnaire ses connaissances commerciales, etc. De même, professeurs et chercheurs développeront des connaissances dans la discipline quils ont choisi denseigner ou de développer. Les langues et les mathématiques seront utiles dans de nombreux métiers. On peut donc dire que les compétences sont un horizon, notamment pour ceux qui sorienteront vers des métiers scientifiques et techniques, se serviront des langues dans leur profession ou feront de la recherche.
Fort bien. Mais en dehors de ces usages professionnels limités à une ou deux disciplines de base, aux mathématiques et aux langues, à quoi leur serviront les autres connaissances accumulées durant leur scolarité, sils nont pas appris à sen servir pour résoudre des problèmes ?
On peut répondre que lécole est un endroit où tous accumulent les connaissances dont certains auront besoin plus tard, en fonction de leur orientation. Pour faire bonne mesure, on évoquera la culture générale dont nul ne doit être exclu et la nécessité de donner à chacun des chances de devenir ingénieur, médecin ou historien. Au nom de cette " ouverture ", on condamne le plus grand nombre à acquérir à perte de vue des savoirs " pour si jamais ".
En soi, ce ne serait pas dramatique, encore que cette accumulation de savoirs se paie en années de vie passées sur les bancs dune école. Lennui, cest quen assimilant intensivement autant de savoirs, on na pas le temps dapprendre à sen servir, alors même quon en aura diablement besoin plus tard, dans la vie quotidienne, familiale, associative, politique. Ainsi, ceux qui auront étudié la biologie à lécole obligatoire resteront exposés à la transmission du SIDA. Ceux qui ont étudié la physique sans aller au-delà de lécole ne comprendront toujours rien aux technologies qui les environnent. Ceux qui ont étudié la géographie peineront encore à lire une carte ou à situer lAfghanistan, ceux qui ont appris la géométrie ne sauront pas davantage dessiner un plan à léchelle, ceux qui ont passé des heures à apprendre des langues demeureront incapables dindiquer son chemin à un touriste étranger.
Laccumulation de savoirs décontextualisés ne profite véritablement quà ceux qui auront le privilège de les approfondir durant des études longues ou une formation professionnelle, de contextualiser certaines dentre eux et de sentraîner à sen servir pour résoudre des problèmes et prendre des décisions. Cest cette fatalité que lapproche par compétences met en question, au nom des intérêts du plus grand nombre.
Tout choix cohérent a son revers : le développement de compétences dès lécole impliquerait un allégement des programmes notionnels, aux fins de dégager le temps requis pour exercer le transfert et entraîner la mobilisation des savoirs.
Est-ce grave ? Faut-il vraiment quà lécole obligatoire on apprenne le maximum de mathématique, de physique, de biologie pour que les programmes postobligatoires puissent aller encore plus loin ? Alléger les programmes et travailler un nombre plus limité de notions disciplinaires, pour entraîner leur mise en uvre, ne nuirait guère à ceux qui feront des études spécialisées dans les domaines correspondants, mais donnerait de meilleures chances à tous les autres. Non seulement à ceux qui quitteront lécole à quinze ans, dont le nombre diminue dans les sociétés développées, mais à ceux qui, avec un doctorat dhistoire, ne comprennent rien au nucléaire, alors que les ingénieurs de même niveau restent aussi perplexes devant les évolutions culturelles et politiques de la planète.
La question est aussi vieille que lécole : pour qui sont fait les programmes ? Comme toujours, les favorisés voudront lêtre encore plus et donner à leurs enfants, promis aux études longues, de meilleures chances dans la sélection. Hélas, ce sera au détriment de ceux pour lesquels lécole ne joue pas aujourdhui son rôle essentiel : donner des outils pour maîtriser sa vie et comprendre le monde.
Dautres résistances se manifestent, qui viennent de lintérieur. Lapproche par compétence heurte le rapport au savoir dune partie des professeurs. Elle exige aussi envisager une évolution sensible des pédagogies et des modes dévaluation (Perrenoud, 1998). Construire des compétences dès le début de la scolarité néloigne pas - si lon dépasse les malentendus et les jugements à lemporte-pièce - des finalités fondamentales de lécole, bien au contraire. En revanche, cela passerait par une transformation importante de son fonctionnement.
On portera dans ce cadre une attention prioritaire à ceux qui napprennent pas tout seuls ! Les jeunes qui réussissent des études longues accumulent des savoirs et construisent des compétences. Ce nest pas poux eux quil faut changer lécole, mais pour ceux qui, aujourdhui encore, en sortent dépourvus des nombreuses compétences indispensables pour vivre à la fin du XXe siècle.
La trilogie des savoir-faire - lire, écrire, compter - qui a fondé la scolarité obligatoire au XIXe siècle nest plus à la hauteur des exigences de notre époque. Lapproche par compétences cherche simplement à lactualiser.
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