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L'école saisie par les compétences
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
SommaireI. Lécole saisie par léconomie ?
II. Lécole saisie par elle-même
III. Des programmes conçus en termes de compétences
IV. Former et évaluer à travers des tâches complexes
Les uns après les autres, les pays développés décident de reformuler leurs programmes détudes en termes de compétences. Quelle mouche les pique ? Lécole est-elle à la traîne du monde du travail, où lidée de compétences fait fortune ? Recherche-t-elle un second souffle, après de multiples réformes de curriculum ? Subit-elle une mode, qui passera, comme les autres ? Est-elle dévorée par une ambition nouvelle ? Tentée par un retour aux sources ? Guettée par une renaissance de la pédagogie par objectifs ? Sagit-il de revenir au pragmatisme, à lutilitarisme ? Plutôt que de se demander doù vient le vent ou à qui profite le crime, tentons de saisir une occasion privilégiée de réfléchir à une question à la fois très simple et très compliquée : à quoi sert lécole ?
À force dallonger la scolarité, dempiler les années de programmes, lécole finit par préparer à elle-même. Lorsque lavenir est sombre, peut-être est-il dailleurs plus rassurant de (se) préparer aux études plutôt quà des emplois précaires ou incertains dans des sociétés en proie au doute. Pourtant, plus que jamais, la question est vive : de quoi les jeunes auront-ils besoin pour affronter le siècle qui sannonce ? De savoirs, sans doute. Mais de savoirs vivants, mobilisables dans la vie au travail et hors travail, susceptibles dêtre transférés, transposés, adaptés aux circonstances, partagés, bricolés. Lidée de compétence naffirme rien dautre que le souci de faire des savoirs scolaires des outils pour penser et pour agir, au travail et hors travail. De façon terre à terre aussi bien que métaphysique. Pour sorienter dans le métro comme dans la vie. Pour construire sa maison, comme des institutions. Pour négocier des contrats, mais aussi la paix.
Facile à dire ! Si lon prend cette idée au sérieux, si lon récrit les programmes dans ce sens, cest aussi aux méthodes, à lévaluation, au contrat didactique, au métier denseignant que lon touche. Le jeu en vaut-il la chandelle ?
I. Lécole saisie par léconomie ?
Pour expliquer " lirrésistible ascension " (Romainville, 1996) de la notion de compétence dans le champ scolaire, on invoque volontiers la place quelle a prise dans le champ économique, dans les entreprises et sur le marché du travail. Cette explication nest pas dénuée de fondements, mais elle mérite deux nuances :
1. Aucun champ social nest la source exclusive de toutes les idées à la mode. Il y a souvent circulation dinfluences dans divers sens, ou réponses voisines à des problèmes semblables. Ainsi, on pourrait avoir limpression que léconomie a inventé la notion dexcellence. Or, au début des années 1980, lorsque je réfléchissais sur la fabrication de lexcellence scolaire (Perrenoud, 1984), ce mot était absent de la littérature sur la gestion dentreprise. Les spécialistes du management sen sont emparés peu après, en ont fait un thème à la mode, avec celui de la qualité, du zéro défaut, dans le contexte dune compétition accrue à léchelle mondiale. Du coup, les formations de cadres et les livres consacrés au management ont multiplié les titres sur lexcellence, au point de faire oublier que la notion dexcellence a cours dans notre société bien avant lavènement de léconomie de marché et quelle a conquis droit de cité dans le champ du travail artisanal et de lécole bien avant de concerner les entreprises.
Nous ne sommes pas, dans ce domaine, à labri du même anachronisme. Les spécialistes de la DRH (traduction : division des ressources humaines) donnent limpression davoir inventé la notion de compétence, alors quelle est aussi ancienne que le travail humain et léducation.
2. Si le monde de lentreprise na pas inventé la notion de compétence, reconnaissons quil lui a, depuis dix ans, donné une grande importance, dont résulterait celle quon lui donne dans les programmes scolaires contemporains. Sans doute est-il vrai que la vogue des compétences dans le champ des entreprises pousse le système éducatif à sen préoccuper davantage (Ropé et Tanguy, 1994 ; Ropé, 1996). Cest sur linterprétation de ce mouvement quon peut débattre.
Les critiques les plus acerbes de lapproche par compétences accusent volontiers lécole de se mettre au service du néo-libéralisme. En effet, dans le champ du travail salarié, la substitution progressive de la notion de compétence à celle de qualification semble justifiée par la recherche dune plus grande flexibilité des emplois et des salaires. Alors que la qualification liées aux diplômes et autres formations qualifiantes donne des droits et constitue une protection contre les déqualifications abusives, les salaires " à la tête du client " ou les mesures arbitraires, la référence à des compétences autorise leur réévaluation constante, au gré des " restructurations de lappareil de production ", du changement technologique, de lorganisation et de la division du travail. Dans le travail salarié, lapproche par compétences permet aussi de défaire des solidarités statutaires et dindividualiser les récompenses et les carrières dans lentreprise, à qualification formelle égale. Elle contribue à recomposer la logique des qualifications dans une double logique de valorisation et de sélection (Parlier, 1997).
De là à accuser le langage des compétences de ne cacher, sous prétexte de flexibilité, quun accroissement de la précarité et de lexploitation, il y a un pas que franchissent très vite ceux dont cest la seule clé de lecture.
Sans nier cet usage tactique et intéressé de la notion de compétence par le management, on peut aussi reconnaître une face positive à cette évolution. Le développement des sciences du travail (ergonomie, psychologie et sociologie du travail) et les travaux sur la formation continue ont permis, depuis une vingtaine dannées, de reconnaître le travail comme source de formation (Barbier, 1996) aussi bien que comme expression de compétences, qui sont loin dêtre toutes associées à la qualification formelle du poste.
On sait aujourdhui que même les travailleurs les moins qualifiés font preuve dinventivité, de créativité, dinitiative, dautonomie. Ce qui amène à définir la compétence comme faculté non seulement dexécuter efficacement le travail prescrit, mais aussi dinventer de nouveaux gestes professionnels. Au point que lon pourrait être tenté didentifier le cur de la compétence professionnelle à la gestion de lécart, nécessaire et inévitable, entre le travail prescrit et le travail réel. Personne nexécute un travail sans saffranchir en partie des prescriptions, au moins pour faire face aux aléas que même une procédure très détaillée ne peut prévoir. Dans les industries du process (pétrochimie, cimenterie, par exemple) de Terssac (1992) montre par exemple quil est impossible daccomplir sa tâche sans prendre des initiatives et sécarter des procédures, pour faire face aux caprices des machines et aux fluctuations de qualité, densité, plasticité des matières premières même les plus homogènes. Dans les métiers de lhumain, les impondérables et les fluctuations sont encore plus importants : pour coiffer ou laver quelquun, pour lui rendre un service ou lui accorder une autorisation, a fortiori pour le soigner ou linstruire, le praticien ne cesse de combler lécart entre le travail prescrit et ce quil est adéquat de faire pour compte tenir du corps, de lesprit et des attitudes des personnes quil a en face de lui.
La part dautonomie légitime varie selon le niveau de qualification associé à un métier. Dans une profession, au sens nord-américain (Dubar et Tripier, 1998), la part du travail prescrit est limitée et lon attend des professionnels quils inventent des stratégies différenciées, partiellement originales, pour résoudre des problèmes qui, sils ne sont pas toujours inédits, ne se posent jamais exactement dans les mêmes termes. Le conformisme sexerce alors non par rapport à des modèles, mais en regard de règles déthique, de savoirs savants et professionnels jugés établis et incontournables, dun " état de lart " et dun exercice supposé maîtrisé de la raison théorique et pratique. Chacun conviendra dans ce cas que la compétence professionnelle se situe au-delà du prescrit. Or, la psychologie et la sociologie du travail montrent que lécart entre travail prescrit et travail réel reste important même dans les postes formellement moins qualifiés. Il est en revanche moins légitime, puisque les titulaires de ces postes sont censés suivre les règles édictées par lencadrement et demander des directives complémentaires sils butent sur une situation non prévue par les prescriptions. Si, devant une machine ou derrière un guichet, un ouvrier ou un employé ne prenaient jamais le risque de sécarter des règles, le travail serait constamment ralenti ou interrompu par des demandes de directives complémentaires à la hiérarchie ou la transmission du problème à un niveau plus qualifié de l'organisation. La " grève du zèle " nest rien dautre que la stricte application des règles : toutes les règles, rien que les règles. On sait que si les douaniers, les policiers, le personnel dentretien ou les contrôleurs aériens font la grève du zèle, tout est paralysé. On leur demande en réalité de tricher intelligemment, de fermer les yeux, daccélérer les contrôles. On le voit lorsquune vague dattentats conduit à renforcer les contrôles dans les gares ou les aéroports : les opérations les plus banales deviennent interminables, les files dattente sallongent, les gens deviennent agressifs. Il faudrait tripler le personnel pour respecter constamment les règles. Les travailleurs sont donc subtilement invités à prendre des risques calculés. Or, le calcul du risque est une façon de gérer lécart à la règle. Contrôler chaque chèque ou chaque passeport " sérieusement ", cest impossible. On demande donc de faire preuve de jugement. Prenons le rôle de lemployé dont la tâche est de lever la barrière qui donne accès au parking réservé dun hôpital (Jobert, 1998). En apparence, son travail est simple : ne permettre dentrer quà ceux qui affichent le macaron ou montrent une autorisation écrite. En fait, le travail est nettement plus complexe, car cet employé doit chaque jour gérer des demandes de dérogation (" Jai oublié ma carte ", " Cest une urgence médicale ", " Le Professeur X mattend pour une séance très importante ", " Le directeur ma dit au téléphone que je pourrais entrer "). Lemployé assume un double risque : se montrer trop compréhensif et se le voir reprocher ; se montrer trop rigoriste et se le voir reprocher. Que faire ? Nulle règle ne le dit et lorganisation se garde bien de la formuler, laissant à lemployé la responsabilité des exceptions.
Bref, le travail réel est toujours plus riche et plus pauvre que le travail prescrit. Il est plus pauvre parce quune partie des procédures sont ignorées, respectées une fois sur quatre ou fortement simplifiées. Cest parfois par paresse, négligence ou absence de formation, mais cest souvent pour que le travail se fasse, compte tenu du rapport entre les tâches et les forces engagées. Le travail réel est en même temps plus riche, parce que les problèmes appellent des solutions originales, parfois aux limites de ce qui est légitime, voire légal.
Les chefs détablissements le savent bien, eux qui jonglent constamment avec les règles pour faire " tourner " leur collège. Contrats implicites, compensations sauvages dheures supplémentaires, caisses noires et arrangements budgétaires sont des conditions de fonctionnement dune organisation régie par des règles partiellement irréalistes, parce quelle ne tiennent pas compte de la complexité, de la diversité, de la pesanteur des situations. Les chefs détablissements jouent avec les règles, non par intérêt personnel, mais au nom du bien commun, de la justice, de lefficacité. De même, si les enseignants appliquaient tout le programme et rien que le programme, les classes ne fonctionneraient pas. Sils najustaient pas lévaluation à la réalité de leurs élèves, les taux de redoublement exploseraient dans certaines classes. Sils punissaient la moindre infraction, les établissements seraient le théâtre démeutes permanentes.
Dans le monde du travail, chacun joue avec les règles (Perrenoud, 1986), ouvertement ou de façon plus cachée, en faisant usage dune autonomie accordée de jure ou prise de facto. Ce faisant, il exerce un jugement professionnel complexe, qui est la manifestation dune compétence et la source dune responsabilité. En principe, les travailleurs les moins qualifiés sont irréprochables sils peuvent démontrer quils ont scrupuleusement suivi les règles. En pratique, on leur demande du discernement. Plus on monte dans la hiérarchie des métiers, moins on peut, lorsque les choses tournent mal, se protéger derrière le travail prescrit. Cette autonomie dans le travail (De Terssac, 1992) a toujours une double face :
Pourquoi faut-il ruser ? Parce que lorganisation du travail sous-estime constamment lintelligence des êtres humains aussi bien que leur besoin dindépendance, de fantaisie, de créativité. Bien souvent, elle ne tient pas compte, pour des raisons économiques et/ou par manque dhumanité, de la fatigue, de lennui, de la douleur, de la peur, des conflits quengendre le travail. Pour rendre le travail supportable, il faut brûler ou écourter certaines étapes, renoncer à certains contrôles, utiliser des outils ou des matériaux inappropriés, tricher avec la division du travail et les chaînes hiérarchiques, etc.
Ce nest pas uniquement pour se protéger des attentes excessives, cest pour faire réussir laction. Les procédures sont rédigées par des experts qui ne font pas eux-mêmes le travail, à la manière de ces architectes qui se gardent bien dhabiter les maisons quils dessinent. Les experts pêchent constamment par optimisme, naïf ou cynique. Les matériaux et les êtres humains résistent, le temps sécoule plus vite quil nest prévu, le processus ne suit pas son cours et les plans ne sont pas applicables à la lettre. Il faut improviser des solutions de fortune, prendre des raccourcis, bricoler, pour faire son travail aussi bien que pour ne pas le faire !
La compétence est de jouer avec les règles à bon escient, sans être pris en flagrant délit, en calculant les risques : risque de provoquer un désastre par excès de précipitation aussi bien que de paralyser la production par excès de précautions. Dans le monde du travail, chacun est invité tacitement à tricher à condition de ne pas se faire prendre !
Pourquoi sarrêter à cet écart entre travail prescrit et travail réel ? Pour souligner que le monde du travail nest pas seulement le lieu de lexploitation de lhomme par lhomme, mais aussi un lieu central de réflexion sur lactivité humaine. Si la notion de compétence sy enracine, cest parce quelle offre une clé essentielle pour penser les rapports de lesprit et du corps, de la formation et de laction (Barbier, 1996 ; Clot, 1994 ; Guillevic, 1991 ; Jobert, 1998 ; Leplat, 1997 ; Perrenoud, 1996 ; Stroobants, 1993 ; Terssac, 1992, 1996 ; Trépos, 1992).
On pourrait en dire autant du sport, des arts, des activités politiques, syndicales, associatives. Dans tous ces domaines, les compétences sont la clé dune action efficace et maîtrisée. Que lécole nignore pas trois quarts des activités humaines et quelle y prépare ne constitue pas une tare. Quelle apprenne de leur expérience est un signe dintelligence plus que de dépendance. Il reste à garder un regard critique sur les attentes du monde économique et à ne pas considérer les représentants du patronat comme seuls porte-parole légitimes du monde du travail.
Ajoutons que ce dernier a aussi construit une expertise croissante dans le champ de la formation. Je pense ici non seulement à la formation " sur le tas " des moins qualifiés ou aux formations initiales en alternance, mais à la formation continue comme construction de compétences à partir des situations de travail. La formation continue des cadres et de la plupart des catégories de travailleurs sest installée dans les entreprises, à large échelle, bien avant de gagner ladministration publique ou les professionnels de lenseignement. Ici encore, on peut ne retenir de cette expérience que les aspects les plus utilitaristes, liés au profit, à une culture dentreprise particulière, à la compétition, à lajustement des êtres humains à lévolution des technologies et des postes de travail. On peut aussi retenir de la formation continue en entreprise une expertise dans lidentification des compétences clés, dans létablissement de bilans et de plans de formation individualisés, dans la conception de dispositifs de formation ancrés dans le travail, à travers les études de cas, les simulations, les analyses de pratiques, les jeux de rôles.
Il serait absurde que, juste pour afficher son indépendance à légard du monde de léconomie, lécole réinvente la roue. Le sport, lart et le travail sont des pratiques privilégiées pour qui veut comprendre la nature dune expertise et la genèse des compétences qui la sous-tendent.
II. Lécole saisie par elle-même
Pourquoi voudrait-on que lécole développe des compétences aujourdhui plus que hier ? La question est posée de la sorte pour souligner que le système éducatif na cessé, dès sa création, de développer certaines compétences ou du moins certaines capacités qui fonctionnent comme des ressources pour des compétences plus contextualisées :
Lenjeu est donc, non dintroduire les compétences dans lécole, mais daccentuer leur développement. Pourquoi ? Pour deux raisons :
Pour la première catégorie délèves, linsistance sur les compétences ne dissipera pas par miracle les difficultés dapprentissage, si elle ne sallie pas à une pédagogie différenciée. Pour les élèves qui assimilent les savoirs scolaires correctement, mais narrivent pas à les mobiliser hors du contexte dacquisition, lapproche par compétences est un pas en avant décisif, parce quelle leur offre loccasion de travailler ce transfert.
Transfert et compétences, même combat ? Oui, car transférer, quest-ce dautre quutiliser ses savoirs à bon escient ? Patrick Mendelsohn écrit :
On pourrait sans doute envisager un transfert " pur " entre une situation dapprentissage et un examen de connaissance, dans le cadre de lécole, dun jeu télévisé ou dune sélection. Dans la plupart des situations, il ne sagit pas détaler ses connaissances, mais de les utiliser, de les mobiliser pour prendre une décision, résoudre un problème, venir à bout dune tâche, affronter un dilemme. Dans des situations daction, on peut certes être appelé à faire valoir ses connaissances, soit pour convaincre dautres acteurs du bien-fondé dune proposition, soit pour se justifier après-coup, par exemple pour se laver du soupçon dune erreur. La plupart du temps, les connaissances nont pas besoin dêtre exposées à autrui, ni même verbalisées par le sujet pour guider laction. Elles sous-tendent lanalyse de la situation, la comparaison des options possibles et la prise de décision en enrichissant les représentations, les anticipations, les raisonnements de lacteur.
La métaphore de la mobilisation, développée par Le Boterf (1996, 1998), semble aujourdhui plus juste, plus générale, plus dynamique, plus respectueuse du rôle actif du sujet et de ses intentions que la métaphore du transfert, qui suggère un déplacement (à la manière dont on parle de transferts de fonds ou de technologies) plutôt quun usage. On peut transférer un employé, un capital ou une base de données, on sapproprie une connaissance et on la mobilise.
Il serait certes injuste de limiter la métaphore du transfert à ses aspects les plus mécaniques. Les psychologues cognitivistes qui étudient le transfert le font aujourdhui dans une perspective constructiviste et interactionniste. Toutefois, métaphore pour métaphore, celle de la mobilisation convient mieux. Faut-il pour autant, avec Le Boterf (1994), parler dun savoir-mobiliser ? On peut douter de lexistence dune capacité de mobilisation indépendante des savoirs et savoir-faire spécifiques à mobiliser. En revanche, lidée de ressources semble plus féconde.
Une compétence mobilise souvent des ressources externes à la personnes, notamment des outils et des matériaux. On sen tiendra ici aux ressources internes du sujet : informations, savoirs, schèmes, capacités, compétences plus spécifiques, mais aussi postures, normes, valeurs et attitudes qui guident laction dans ses aspects axiologiques. Sans de telles ressources, il ny a pas de compétences. Ce sont des conditions nécessaires.
Elles ne suffisent pas : si le sujet ne parvient pas à les mobiliser à bon escient, en temps utile, cest comme si elles nexistaient pas. Or, on le sait maintenant, pas plus que le " transfert ", la mobilisation ne sopère magiquement, en quelque sorte " par dessus le marché ", du seul fait de lintelligence du sujet. Il ny a que dans les contes de fées que les outils sont animés dune vie propre. Le processus par lequel on mobilise des ressources reste mystérieux, puisquil ne suffit pas quelles soient disponibles. On peut y voir un " travail de lesprit ", parfois si rapide quil passe inaperçu, parfois plus lent et incertain. Le comble de lexpertise est de rendre la mobilisation foudroyante, donc de la sous-estimer.
On pourrait être tenté de considérer que la mobilisation de savoirs et autres ressources nest quune question de sens commun et dintelligence générale. Il est vrai que, toutes choses égales dailleurs, le bon sens et lintelligence aident à mobiliser et à orchestrer adéquatement les ressources nécessaires. Cela ne suffit pas. Imaginons une personne très intelligente confinée sur une île déserte à la suite dun naufragé. Ce Robinson découvrirait, dans quelques malles échouées miraculeusement sur la plage, tous les traités de médecine contemporains. Il disposerait de tout son temps pour les lire et relire, voire les apprendre par cur. Supposons même que ses notions de biologie, chimie, physique et mathématique soient largement suffisantes pour lui permettre de tout comprendre. Notre Robinson saura-t-il pour autant se soigner ? Sans doute sera-t-il moins démuni que s'il était dépourvu de tous ces savoirs. Deviendra-t-il pour autant médecin ? Lui confieriez-vous votre santé si on le ramenait soudain à la civilisation ?
Pour être médecin, il ne suffit pas davoir assimilé un ensemble de savoirs déclaratifs, procéduraux ou conditionnels, de les avoir en tête ou dêtre capable de les retrouver rapidement. Il faut encore les connecter au tableau clinique et trancher tous les dilemmes que proposent tant linterprétation des symptômes que le choix dune stratégie thérapeutique. Sur cent cas, lun est un " cas décole ", un problème canonique, les autres séloignent des standards. Il faut donc exercer son jugement et prendre des risques. Lorsquon se trouve confronté à des pathologies mal connues ou non identifiées, dans des situations durgence, la part de limprovisation et du risque saccroît, jusquà fonder la décision sur lintuition et lexpérience plutôt que des savoirs établis par la recherche. Le praticien réflexif part des savoirs et va au-delà pour agir au mieux. Lun des ophtalmologues évoqués par Schön (1983, 1994) affirme que 80 % des problèmes quil traite ne figurent pas comme tels dans les ouvrages de référence. Cest bien pourquoi on exige une expérience clinique encadrée avant de décerner un diplôme et pourquoi on reste médecin assistant quelques années avant de voler de ses propres ailes. La formation clinique a deux enjeux : consolider, approfondir, diversifier la connaissance théorique et entraîner la mobilisation des ressources pour résoudre des problèmes. Lexpertise professionnelle nest pas laddition dune érudition spécifique et dune intelligence générale, La formation construit une intelligence professionnelle spécifique (Carbonneau et Hétu, 1996).
Il nen va pas autrement des autres compétences : sans entraînement, la mobilisation des savoirs et autres ressources ne se produira pas, ne sera pas pertinente ou sera trop lente et incertaine pour permettre une action efficace. Les pilotes de lignes sont pas exemple entraînés à décider en situation durgence, dincertitude et de stress, pour que la mobilisation se fasse très vite et en dépit dun état émotionnel qui trouble la pensée. Or, tout entraînement prend du temps. Là est le vrai problème de la construction de compétences dès lécole (Perrenoud, 1998 a).
En effet, dans le champ de léducation scolaire, le thème du transfert et de la construction de compétences nest pas neuf, même s'il reprend depuis peu de la force et se pare dun nouveau langage. Il renouvelle une opposition classique entre têtes bien faites et têtes bien pleines, entre le savoir fonctionnel, voire " utilitariste " et lérudition gratuite. La culture est-elle ipso facto du côté des têtes bien pleines et des savoirs gratuits ? Ne soutient-elle pas laction aussi bien que la méditation ? Pourquoi opposer la pensée et laction, alors que lespèce humaine est justement caractérisée par le fait que lindividu pense pour agir et sappuie sur un héritage collectif pour comprendre et maîtriser le monde ? Nul nest propriétaire de la culture. Le débat en oppose plutôt deux visions, lune qui privilégie un rapport actif et volontariste au monde, lautre qui met laccent sur lart, les valeurs, la quête de sens et de transcendance.
Dun point de vue anthropologique, nous ne pouvons renoncer à aucune de ces dimensions de lexistence humaine. Le champ scolaire na pas encore intégré cette évidence et reste le théâtre daffrontements idéologiques entre des conceptions différentes, mais également restrictives, de la culture, les unes trop pragmatiques, les autres excessivement détachées de la vie quotidienne des gens. Pourquoi devrait-on choisir entre lart et léconomie, la philosophie et la technique, la cuisine et la littérature, les savoirs et les compétences ? Nous avons besoin de tout cela, non seulement dans une société, mais idéalement, en chacun de ses membres.
Cela ne signifie pas que tout est possible. Les programmes scolaires doivent faire des choix, sous peine de devenir insignifiants. Si un programme ne peut être suivi quà moitié ou par la moitié des élèves, tant il est irréaliste, chaque professeur lallégera sauvagement, en fonction de ses propres convictions. Si le système éducatif veut garder la maîtrise des finalités, quil les rende accessibles à tous, enseignants et apprenants. Mieux vaut, comme le fait le Québec, laisser ouvertement une partie des programmes à linitiative des établissements et des enseignants que dentretenir la fiction dune culture commune dans laquelle chacun taille clandestinement un sous-ensemble qui lui convient.
Même en plaidant pour une vision " cuménique ", tentant de réconcilier des conceptions habituellement antinomiques de la culture, il reste à affronter un vif conflit de priorités. Les compétences ne tournent pas le dos aux savoirs, puisquelle ne peuvent sen passer (Perrenoud, 1998 b), mais il faut en revanche accepter denseigner moins de connaissances si lon veut réellement développer des compétences.
On apprend à marcher à marchant, à chanter en chantant. Pourquoi apprendrait-on à réfléchir, à observer, à imaginer, à communiquer, à analyser, à négocier autrement quen pratiquant ces activités dans des situations assez diverses pour que la compétence ne soit pas liée à un seul type de contexte, denjeu ou de partenaires ? Où trouver ce temps à lécole ? En allongeant le temps des études ? Il est déjà trop long, la scolarité infantilise ladolescence et le début de lâge adulte, prolonge la dépendance, fait du quart, voire du tiers de la vie un temps détude qui précède la " vraie vie ", puisquil est censé la préparer. Heureusement, les jeunes nattendent pas leur dernier diplôme pour vivre. Mais lemprise de lécole ne saurait sétendre davantage. Allonger la semaine de lécolier nest guère plus raisonnable, puisquelle est déjà plus longue que la semaine du salarié moyen. On ne peut dailleurs apprendre de façon aussi dense.
Il ny a donc quune solution ; alléger les programmes notionnels, restreindre la part des savoirs enseignés pour faire de la place à lentraînement de leur mobilisation en situation complexe.
A cette fin, il importe de clarifier les raisons de savoir (Perrenoud, 1999 d), les motifs pour lesquels un savoir est enseigné à lécole. La présence dun savoir dans les programmes peut se justifier de huit manières au moins, comme :
Il serait absurde, au nom de lapproche par compétences, de prétendre éliminer des programmes tout savoir qui ne serait pas clairement présenté comme une ressource mobilisable dans lexercice dune compétence identifiée et valorisée. Il serait tout aussi indéfendable de maintenir ou dintroduire dans les programmes scolaires des savoirs dont la raison dêtre est confuse, du moins au niveau du cursus considéré. La présence dun champ de savoir au niveau de luniversité ou de lenseignement postobligatoire ne justifie pas ipso facto une initiation dès lécole primaire. Ni la tradition, ni les pressions des lobbies disciplinaires, ni lidée que " ça ne peut pas faire de mal " ne devraient suffire à maintenir des chapitres de disciplines, voire des disciplines entières. Certes, avec un peu de complaisance et dhabileté, on peut tout justifier, au nom de la culture générale ou des besoins de lenseignement supérieur. Ici, cest de bonne foi et de rigueur quil est question.
Il serait naïf de sattendre dans ce registre à un dialogue franc et serein. Trop dintérêts sont en jeu, et trop de visions opposées de la culture et des missions de lécole. Toutefois, formuler quelques critères et tenter de les appliquer avec cohérence est la seule chance dalléger le poids des savoirs dans les programmes. Il reste à les écrire en termes de compétences.
III. Des programmes conçus en termes de compétences
A supposer quon se mette daccord sur les fondements conceptuels et sur la nécessité daccorder plus de temps et dimportance au développement des compétences dès lécole, il resterait un question cruciale : concrètement, quelles compétences faut-il développer en priorité ? Un socle de compétences a une organisation logique, un fondement conceptuel (une définition des compétences et des capacités, une vision des disciplines et du transversal, par exemple), mais aussi un contenu, qui nest jamais neutre en regard des pratiques sociales et des systèmes de valeurs qui coexistent dans une société.
En formation professionnelle, la question est relativement simple : la référence à un métier permet de circonscrire des tâches typiques appelant des compétences spécifiques. La tâche est beaucoup plus difficile en formation générale, à lécole primaire aussi bien quau secondaire. Aucune pratique sociale de référence ne simpose alors. Que faire ? Plusieurs stratégies se présentent.
1. La plus conservatrice est de partir des savoirs actuellement enseignés et de chercher à définir des compétences qui pourraient les mobiliser. Comme ils nont pas été conçus dans cette esprit et figurent souvent dans les programmes pour une autre raison (propédeutique, base de sélection, etc.), cette démarche aboutit à des référentiels de compétences de faible intérêt, qui ajoutent un verbe daction aux connaissances théoriques (par exemple " savoir se servir du principe dArchimède ") ou postulent des usages que nul na pris la peine de vérifier (" se servir de la connaissance du système cardio-vasculaire pour ménager sa santé ou optimiser son entraînement sportif "). Ces stratégies se bornent à habiller les contenus habituels des atours des compétences, sans réflexion sur le fond, ni mise en cause des programmes existants.
2. Une seconde stratégie consiste à laisser les savoirs aux disciplines et à définir des " compétences transversales ". Au pire, ils enlèvent quelques heures aux disciplines, mais ils ne sen prennent pas à la nature de leurs programmes. Chacun se serre un peu pour faire place à un nouveau venu, comme dans un ascenseur bondé, mais cela naffecte pas son identité. Existe-t-il des compétences transversales ? Rey (1996) énonce quelques raisons den douter. On peut aussi prétendre que presque toutes les compétences sont transversales, au sens où les ressources quelles mobilisent appartiennent à plus dune discipline, notamment lorsquil faut maîtriser des codes et des stratégies de communication graphique, orale ou écrite. Aucune compétence nest purement disciplinaire. Un chercheur pointu en physique ou en biologie mobilise dautres savoirs. Il serait donc plus sage de distinguer :
3. La troisième stratégie est dénoncer des capacités tellement générales quon ne sait même plus si elles sont disciplinaires ou transversales : savoir analyser, argumenter, raisonner, observer, sexprimer, négocier sont sans doute des capacités utiles, mais elles en renvoient à immense diversité de métiers, de pratiques et de situations. Du coup, chacun conviendra de la nécessité pour chacun dapprendre à observer ou à formuler des hypothèses. Surtout si lon estime que la transmission rigoureuse de savoirs théoriques développe spontanément de telles capacités, comme aiment à le croire beaucoup de professeurs. Savoir analyser, cest bien, mais existe-t-il un savoir-analyser valable pour nimporte quel objet, dans nimporte quel contexte ? Analyser un texte, une crise, un budget, une radiographie, une substance, une enquête ou un rêve, est-ce une capacité très polyvalente ou seulement une abstraction verbale, qui recouvre en fait des capacités ou des compétences très diverses ? En résumé : le chimiste, le politologue et le psychanalyste peuvent-ils échanger leurs rôles en restant compétents ?
Ces trois stratégies, aussi discutables soient-elles, tiennent le haut du pavé dans les actuelles rénovations de programmes en termes de compétences. Ce sont à la fois les moins prometteuses et les plus probables : elles minimisent en effet les conflits et les deuils. Les groupes disciplinaires se défendent farouchement contre toute réduction des heures accordées à leur discipline, mais plus mollement contre des ajouts à lédifice, sils intéressent une partie des professeurs et créent des emplois. Le changement dans lécole est presque toujours une extension, qui ne menace pas trop les pratiques et les intérêts des gens en place.
Ces façons prudentes dempoigner les problèmes sont peut-être les seules praticables, dans un premier temps. Pour aller au-delà, il conviendrait dadopter une stratégie plus audacieuse : reconstruire la transposition didactique à partir dune analyse fine des pratiques sociales actuelles et prévisibles, en se concentrant sur celles qui concernent le plus grand nombre de personnes, dans le travail et hors du travail. Faire cette démarche sérieusement est une entreprise de longue haleine, fondée sur des enquêtes. LOCDE sest engagée dans cette voie dans le prolongement des travaux sur les indicateurs. Le plus sage serait de mener de grandes enquêtes sur les pratiques de nos contemporains, pour identifier les savoirs et les compétences quils utilisent ou qui leur font défaut. Pour aller plus vite, on peut provisoirement se fonder sur des avis dexperts, chercheurs, mais surtout praticiens dans divers champ (travail loisirs, famille, politique, etc.). A défaut den être les auteurs, ils pourraient être les inspirateurs et les premiers lecteurs critiques des programmes écrits en termes de compétences. A la lourdeur de tels dispositifs sajoute une autre difficulté : comment choisir, parmi les modes de vie et les pratiques qui coexistent dans une société pluraliste, ceux qui appellent des compétences qui devraient être développées dès lécole ?
La première génération des programmes écrits en termes de compétences sera de toute façon une première approximation. Alors pourquoi ne pas tenter une rupture, ne pas se risquer à définir de vraies compétences, en prenant le risque dafficher des choix éthiques et idéologiques clairs ?
Prenons lexemple de largumentation. On peut en faire une capacité aseptisée en se gardant de toute précision quant aux enjeux, aux interlocuteurs, aux rapports sociaux sous-jacents. On insistera alors sur les aspects linguistiques de largumentation comme type de texte oral ou écrit, ce qui conviendra aux professeurs de français. Certes, les aspects linguistiques peuvent pointer sur les dimensions psycholinguistiques ou sociolinguistiques dun acte de parole ou dun écrit argumentatif, mais de façon encore abstraite. Dire à quelles situations plus précises dargumentation lécole primaire et lécole secondaire préparent, cest se heurter à une objection classique : on ne peut réduire la diversité quasi infinie des situations argumentatives à quelques configurations stéréotypées. Cest vrai : travailler sur des situations concrètes ne devrait jamais y enfermer. Mais que penserait-on dune formation médicale qui en resterait au niveau des principes de diagnostic et de soin sous prétexte que les patients et les pathologies sont dune extrême diversité ? En formation professionnelle, on ne prétend pas que les situations rencontrées épuisent le réel, mais on sait aussi quà nen rencontrer aucune, on se trouve dans le cas dun individu qui apprend à nager dans un livre.
La force de la formation professionnelle, cest que les situations de travail sont assez bien identifiées, si bien que le débat idéologique, sans être absent, ne paralyse pas la transposition didactique. Lorsquune Faculté de Droit prépare à largumentation dans un prétoire, elle sadresse à des enjeux repérés, autour par exemple des délits prévus pas le code pénal, de la jurisprudence et de la procédure correspondantes. Lorsque lécole veut travailler largumentation, elle se trouve face à un éventail impressionnant de pratiques sociales. Lesquelles faut-il constituer en références ? Celles qui touchent les élèves, comme enfants ou adolescents ? Ou celles qui renvoient à la vie adulte ?
Dans les deux cas, le choix nest pas confortable. Quelles sont en effets les situations argumentatives dans lesquelles se trouvent les élèves ? Par rapport aux adultes dont ils dépendent, il sagit en général de justifier un écart à la norme ou de gagner un peu plus de liberté ou de ressources. Concrètement, travailler largumentation en classe pourrait préparer les élèves à mieux convaincre leurs parents daugmenter leur argent de poche, de les laisser choisir plus librement leurs fréquentations ou leurs loisirs, de les autoriser à rentrer plus tard ou davoir des relations sexuelles avant lâge que les parents jugent " normal ", daccepter quils abandonnent le piano ou changent dorientation scolaire. Cela signifierait aussi quon leur donne des armes argumentatives contre lécole, contre dautres professeurs, voire contre celui qui les forme à largumentation. On imagine la tranquillité requise pour assumer le risque dune éducation qui, réussie, renforcerait lautonomie et modifierait les rapports de force dans la famille et dans lécole.
Est-il plus simple de se référer à des situations de la vie adulte ? En apparence, cela interfère moins avec la vie quotidienne, ici et maintenant. Mais les enjeux idéologiques ne sont pas moins grands. Supposons quon entraîne largumentation dans le champ des revendications monétaires : augmentation de salaire, crédit, hausse de loyer ou compensation dheures supplémentaires. On voit immédiatement quelles protestations cela déclencherait du côté du patronat. Supposons quon entraîne largumentation dans le champ des rapports à la médecine : demande dexplications, négociation de lopportunité de certains traitements, contestation de certaines options thérapeutiques, dénonciation derreurs médicales. On peut douter que le corps médical applaudisse à cette éducation. Supposons alors quon entraîne largumentation dans le champ de la consommation (contrats, garanties, service après-vente, réclamations) ou dans le champ de la police et de la justice, ou encore de la politique municipale. Dans tous ces domaines, les compétences argumentatives peuvent modifier les rapports de force, autour des règles et de leur interprétation. Si lécole affichait clairement lintention de permettre à chacun dapprendre à défendre ses intérêts et ses droits, elle heurterait tous ceux qui tirent bénéfice &endash; matériel ou symbolique &endash; de la faible compétence argumentative de leurs clients, usagers, ou subordonnés.
Cest bien pourquoi lapproche par compétences hésite à appeler un chat un chat. Tactiquement, on peut sans doute hésiter à renforcer encore lalliance des vestales du savoir et des défenseurs inconditionnels de lordre social. Ces prudences tactiques contribuent en revanche à rendre lapproche par compétences abstraite et peu convaincante aux yeux de limmense majorité des parents, qui ne voient pas le rapport entre ce quils vivent chaque jour et ce que les nouveaux programmes proposent. Une partie des parents et des élèves soutiennent des programmes conservateurs pour la simple raison quils paraissent rassurants. Il se peut que lapproche par compétences ait davantage dalliés à lextérieur de lécole que dans la place, non pas simplement du côté de léconomie, mais chez tous ceux qui savent, dexpérience, quon ne maîtrise pas la vie quotidienne avec des savoirs seulement. Peut-être, en parlant clair, avancera-t-on vers le dépassement de cette antinomie absurde entre des savoirs requis pour décrocher un diplôme et des compétences nécessaires pour se débrouiller dans la vie !
Entre euphémisation et provocation, les programmes écrits en termes de compétences cherchent encore leur chemin.
IV. Former et évaluer à travers des tâches complexes
Même si les programmes étaient parfaitement cohérents et réalistes, il resterait à les mettre en uvre. Or, une approche par compétences représente une forme de " révolution didactique " pour une partie au moins des enseignants. Elle exige en effet de :
Jai décrit ailleurs ces changements (Perrenoud, 1998, chapitre 3). Je me bornerai ici à expliciter le fil rouge qui les relie.
Une compétence ne peut senseigner. On ne peut enseigner que les savoirs, qui sont notamment des ressources. Même alors, mieux vaudrait que ces savoirs soient enseignés en référence aux problèmes quils permettent de traiter, en contexte, plutôt que sous forme dun " texte du savoir " entièrement détaché de ses usages, quels quils soient. A cette contextualisation devrait sajouter tout ce que nous savons sur la construction des savoirs en termes dinteraction, de conflits sociocognitifs, de sens du travail et des contenus, de contrat didactique, de méthodes actives et coopératives.
Je ne puis ici résumer lapport des mouvements décole nouvelle et de la recherche en éducation, didactiques des disciplines comprises. Jinsiste simplement sur un point : il est exclu de considérer la construction des savoirs comme une " zone protégée ", que lapproche par compétences laisserait intacte. Elle ne tourne pas le dos aux savoirs, elle leur donne toute leur importance, mais elle nest pas compatible avec la manière habituelle de les " transmettre ", notamment dans lenseignement secondaire.
A cela sajoute la simple impossibilité denseigner ou de transmettre des compétences. Cela ne signifie pas que les apprenants doivent devenir des autodidactes se formant par essais et erreurs. Il reste essentiel doffrir une médiation, de construire des dispositifs de formation plus ambitieux que ceux qui fonctionnent aujourdhui dans la plupart des écoles.
Lenseignant change de rôle : il devient entraîneur. Comme sur un terrain de sports ou dans un atelier artistique, il soutient lapprentissage. Il organise des situations complexes, invente des problèmes et des défis, propose des énigmes ou des projets. Son rôle est donc très important, mais il ne tient plus le devant de la scène et ne monopolise plus la parole. Sa compétence principale évolue :
Ce qui peut sembler cohérent, dit de façon aussi globale et abstraite, a des implications considérables pour le métier denseignant. Une fois ces implications devenues visibles, il faut sattendre à de fortes résistances des enseignants, notamment au second degré. Doù limportance de ne pas dissocier les contenus dune approche par compétences des stratégies de changement.
V. Accompagner et soutenir le changement
Le développement dune approche par compétences se situe dans le registre de ce que jai appelé les " réformes du 3ème type ", qui touchent aux pratiques. Toutes les réformes de curriculum appellent, idéalement, de nouvelles pratiques pédagogiques. Toutefois, certains contenus nouveaux peuvent, à la rigueur, se mettre en place sans que les pratiques pédagogiques évoluent sensiblement. Cela édulcore sans doute le renouveau, mais sans le vider de tout sens.
Lapproche par compétences ne peut se contenter de cette demi-mesure. Elle ne se réalisera, quelles que soient la force et la cohérence des programmes, que si les fonctionnements didactiques changent dans les classes, au quotidien. Si lécole est saisie par les compétences mais ne parvient pas à en saisir ses enseignants, léchec est inéluctable. La voie autoritaire na aucune chance dans un domaine où ladhésion à lesprit des textes est décisive. Il faut donc construire, patiemment, des représentations communes, notamment à travers la formation professionnelle.
Peut-on, doit-on infléchir la formation initiale des enseignants ? A terme, sans doute, si les programmes et les pratiques évoluent dans le sens dune approche par compétences. On peut demander à la formation initiale danticiper sur les évolutions prévisibles du système éducatif, mais pas de préparer à un métier qui nexiste pas encore et qui, peut-être, ne verra jamais le jour. Par ailleurs, on sait que les infléchissements de la formation initiale ne concernent que les nouveaux enseignants, ce qui, au gré dun renouvellement progressif du corps enseignant, ne porte ses fruits que très lentement. En outre, lévolution des institutions de formation initiale vers lenseignement supérieur (universitaire ou non, plus ou moins avancée selon les pays) nest pas compatible avec une mobilisation autoritaire en fonction de la réforme en cours. Il faut donc faire avec ce quon peut interpréter comme une " introuvable synchronisation " entre réformes scolaires et rénovations de la formation initiale des enseignants (Perrenoud, 1999 c).
Est-ce à dire que la formation initiale nest nullement concernée ? Elle pourrait lêtre de plusieurs manières, sans quon amenuise son autonomie relative, ni quon lui fasse porter des espoirs démesurés :
En dépit de ces évolutions, de toute façon souhaitable, le poids du changement repose largement sur la formation continue et le développement professionnel. La formation continue a des figures encore plus diverses selon les systèmes éducatifs, mais partout, elle a vocation à soutenir limplantation des réformes et des politiques de léducation. Ce nest pas son seul rôle. Elle peut, comme la formation initiale, contribuer à la professionnalisation du métier denseignant, ou répondre à des besoins spécifiques de mise à jour ou délargissement des compétences processionnelles. Il reste légitime, en période de réforme, de la mobiliser comme un agent de changement au service dune politique de léducation.
Sa tâche est trop souvent réduite à une instrumentation des enseignants. On peut la concevoir plus largement. La formation continue devrait offrir un cadre privilégié pour travailler sur les raisons de changer. On peut partir du postulat que les raisons daller vers une approche par compétences ne sont pas jugées claires ou par une partie des enseignants. Les ministères peuvent multiplier les informations (brochures, circulaires, émissions, conférences), ils ne transformeront pas les représentations de cette façon. Cette information est utile parce quelle donne des références et une légitimité à ceux qui font, sur le terrain, un travail dargumentation et de négociation. Cest le rôle des cadres scolaires et des chefs détablissements, mais les formateurs peuvent aussi, dans une autre posture, contribuer à organiser ce travail sur les raisons du changement. Encore faut-il, bien entendu, quils soient eux-mêmes convaincus, donc associés à la stratégie
Ce travail sur les représentations permet lexpression des interrogations et des résistances. Le rôle de la formation nest pas de les minimiser ou de les qualifier dirrationnelles. Cest au contraire de prendre les doutes et les objections au sérieux et de les travailler avec des groupes denseignants. Les résistances seront en effet dautant plus légitimes :
Ce travail dans le registre des valeurs, des finalités, de lidéologie, de la cohérence et du réalisme des réformes prépare une seconde phase, qui portera davantage sur les obstacles concrets que les enseignants rencontrent ou sattendent à rencontrer lors de la mise en uvre en classe.
Si la formation continue, est un élément décisif, on ne saurait lui faire porter toutes les espérances. Le rôle des ministères reste central, non seulement dans lélaboration des programmes et des réformes, mais dans le travail dexplication destiné à la classe politique, aux médias, à lopinion publique, aux parents délèves, aux élèves eux-mêmes et enfin aux agents du système éducatif. On observe encore trop souvent un immense investissement de conception et une grande pauvreté de communication.
Dans une société médiatique, on a tendance à surestimer la communication directe. Le " two step flow of communication " décrit par Lazarsfeld reste une réalité. La stratégie de changement dépend donc des relais, des opinion leaders. Tous les leaders dopinion ne sont pas des cadres. Certains enseignants militants ou innovateurs, certains formateurs, certains experts, certains chercheurs, certains rédacteurs de la presse pédagogique jouent ce rôle. On pourrait en revanche exiger que tous les cadres scolaires, inspecteurs, conseillers pédagogiques et chefs détablissement soient désireux et capables dexercer un réel leadership professionnel et de relayer la volonté de changement. Cela suppose quon les associe assez tôt au processus et quils ne soient pas de simples porteurs dun message à lélaboration duquel ils nont pas participé.
Enfin, il est un niveau stratégique à prendre tout particulièrement en considération, celui de létablissement scolaire. Évoluant vers une autonomie relative (Derouet et Dutercq, 1997 ; Gather Thurler, 1998 a), entre mandat et projet (Perrenoud, 1999 b), il devient un lieu de politique de léducation, non seulement dans le registre local, mais comme acteur collectif capable dinfléchir les politiques nationales. Lapproche par compétences sera donc en partie ce que les établissements en feront, au gré de leur projet, de leur conception de la culture et des priorités, et de lusage quils estimeront devoir faire de leur part dautonomie curriculaire.
En France, quelques heures consacrées aux parcours diversifiés permettent aux collèges (lenseignement secondaire obligatoire, 11-15 ans) de développer des démarches de projet et des activités interdisciplinaires, en principe favorables au développement de compétences, tant disciplinaires que transversales. Ce temps reste marginal dans la grille horaire et son usage est relativement cadré par le ministère, mais il subsiste une marge dinterprétation, qui peut être employée pour contribuer à lintégration des savoirs et à lexercice de leur mobilisation ou renforcer au contraire lapport de connaissances, quand bien même ce nest pas lesprit des textes officiels.
Au Québec, la réforme récente a donné aux conseils détablissement un pouvoir curriculaire nettement plus grand. Quen feront-ils ? Les établissements acquis à lapproche par compétences pourraient, par exemple, consacrer ce temps, intégralement, à des projets et à diverses formes dentraînement à la mobilisation des savoirs, sans ajouter de contenus nouveaux. Dautres, au contraire, ajouteront des savoirs choisis localement aux savoirs définis par les programmes ministériels.
Faut-il craindre cette forme dautonomie ? Revenir en arrière, dans la plus pure tradition centralisatrice ? Peut-être vaudrait-il mieux donner à tous les acteurs les moyens de mesurer les enjeux et dopter en connaissance de cause pour la construction de compétences dès lécole, sur la base dune analyse partagée de lévolution du monde du travail, mais aussi de la famille, des loisirs, des médias, des technologies, des villes ou de la planète.
La conception de la culture ne peut évoluer par décret. La seule stratégie valable, à long terme, est de créer les conditions de construction dune vision commune des évolutions de la société et des besoins des personnes et des communautés. Il est normal que lapproche par compétences soit proposée de façon volontariste et que certaines décisions soient prises sans attendre un improbable consensus. Que cela ne masque pas lévidence : le changement se joue dans la tête des acteurs, les enseignants, les élèves, les parents, les cadres et les autres. Une démarche volontariste ne peut que mettre en marche un processus de réforme, instituer des lieux et des règles de débat et de décision. Ensuite, tout dépend de ladhésion des acteurs
Il nest pas sûr que les ministères aient pris conscience clairement que la rénovation des programmes en terme de compétences ne pourra se jouer par la publication de textes, quil faut donc inventer de nouvelles stratégies de changement, participatives et progressives, à la mesure des ruptures proposées.
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