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Gestion de limprévu, analyse de laction et construction de compétences
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
I. Limprévu, un concept ambiguII. Apprendre à gérer limprévu ?
Un événement imprévu sollicite la compétence de lacteur, au travail comme dans dautres domaines de la vie. " Maîtriser limprévu " pourrait être une des composantes de toute compétence de haut niveau.
Peut-on se rendre capable dagir adéquatement face à des imprévus ? On voit immédiatement quil convient de distinguer deux cas de figure :
Limprévu est toujours relatif à un sujet concret et à des processus cognitifs à la fois situés dans un contexte daction, des rapports sociaux, un cadre matériel et limités par les savoirs et savoir-faire de lopérateur, les informations dont il dispose et les conditions matérielles et psychosociologiques dans lesquelles il réfléchit et agit : stress, fatigue, pression, risque, conflits, etc.
Limprévu est en partie sous le contrôle de lacteur : il peut " ne pas se mettre " dans des situations à hauts risques ou les affronter avec des ressources et une préparation qui dépendent en partie des initiatives prises en amont. Certains acteurs vivent douloureusement limprévu, parce quil les angoisse ou les met en échec, et fuient sils le peuvent les situations " à coefficient élevé dimprévus ". Dautres personnes cherchent au contraire des défis à leur mesure et privilégient de telles situations, jugées plus excitantes et gratifiantes, surtout lorsquils les dominent Ces stratégies font partie du rapport subjectif au travail
Le contrôle des situations auxquelles un acteur est confronté nest cependant pas sans limites, en particulier lorsquil sinscrit dans une organisation du travail dont il nest pas maître. A un certain moment, les tâches assignées à chacun ne sont plus négociables et il ne peut plus esquiver, différer ou atténuer la confrontation avec des situations de travail. Quelles que soient les précautions prises en amont pour éviter den arriver là, certaines situations surviennent, avec leur part dimprévu, et il faut " faire avec ".
Si la gestion de limprévu met alors à jour un défaut de compétence, lintéressé et lorganisation ont diverses possibilités :
Dans la mesure où on ne peut saccommoder de toutes les conséquences dune mauvaise gestion des imprévus, ni toujours déléguer leur traitement à dautres opérateurs ou à des automates, il apparaît opportun de parier aussi sur le développement de compétences, donc de se poser une question en apparence paradoxale : peut-on se former à faire face efficacement à des événements imprévus ?
La question est dautant plus cruciale quon sintéresse à des activités que limprévu caractérise tous les jours. En affirmant quenseigner, cest agir dans lurgence et décider dans lincertitude (Perrenoud, 1996 a), jinscrivais limprévu dans la structure même du métier de professeur, je plaidais en quelque sorte pour une conception de lenseignement dans laquelle la seule chose véritablement étonnante et déstabilisante serait que les choses se passent exactement comme prévu ! On peut en dire autant de la plupart des métiers complexes. Même dans les métiers en apparence plus routinisés, les petites surprises sont le lot quotidien de chacun.
Une analyse du travail humain aborde nécessairement cet aspect, notamment dans les métiers qui jonglent avec le temps, les événements et lincertitude (Cellier, De Keyser et Valot, 1996). Il importe donc, au-delà de la description des activités. de préciser la place de sa gestion des imprévus dans la genèse et dans lexercice des compétences professionnelles. Ce qui amène à une question complémentaire : peut-on apprendre à gérer limprévu, au moyen dune formation organisée ou au gré dune élaboration de lexpérience ? On se situe ici au carrefour de lanalyse du travail et des démarches réflexives (Schön, 1994, 1996 ; St-Arnaud, 1992 ; Perrenoud, 1999 a et b).
On ne peut aborder ces questions sans dire dabord en quoi consiste limprévu dans les situations de travail. Cette notion de sens commun se délite lorsquon cherche à en donner une définition précise. Dans une première partie, je tenterai donc de cerner le concept dimprévu. Dans une seconde partie, je proposerai quelques réflexions sur la possibilité de préparer à limprévu par une réflexion sur la pratique. Ce nest évidemment pas la seule voie de formation : on peut sentraîner à gérer de limprévu, notamment à travers des stages, des jeux de rôles ou des simulations. Mais il faut alors entrer dans chaque champ professionnel. Il me semble que la dimension réflexive peut justifier une première approche, plus transversale.
I. Limprévu, un concept ambigu
Lorsquune machine tombe en panne sans signes avant-coureurs, lopérateur aura limpression de " faire face à un imprévu " et devra sorganiser différemment pour poursuivre son travail. Pourtant, il est " dans lordre des choses " quune machine tombe parfois en panne. La seule véritable inconnue est de savoir quand. La plupart des événements dits imprévus surprennent par leur moment doccurrence plutôt que par leur possibilité même.
Que les événements qui surviennent appartiennent la plupart du temps à lunivers subjectif du possible na rien détrange :
Il est alors question dun imprévu relatif ; ce nest pas lévénement lui-même, cest le moment ou il se produira quil est difficile ou impossible de prévoir. À un ordinateur, ce type dimprévu ne crée aucun problème : une boucle de programme teste inlassablement des capteurs, censés détecter lévénement au moment où il survient, ou mieux encore ses signes précurseurs. Si les conditions dune reconnaissance sont remplies, la réponse préprogrammée est activée, éventuellement modulées en fonction de quelques paramètres saisis en temps réel. Cest ainsi que fonctionnent les ordinateurs, comme les torpilles, les missiles et toutes sortes dautomates plus pacifiques. Cest ainsi que fonctionne souvent le cerveau humain. Le joueur de tennis qui " attend " le service de son adversaire est en état de veille, prêt à activer tel ou tel schème au moment où le coup partira, en fonction de la vitesse, de la trajectoire, de leffet de la balle.
Pourquoi lergonomie ou la psychosociologie du travail sintéresseraient-elles à des phénomènes aussi triviaux ? Pour rendre compte dun fonctionnement qui se distingue de celui des ordinateurs :
Lêtre humain est moins efficace : dans son fonctionnement mental, la reconnaissance de lévénement et lactivation dune réponse programmée ne sont pas aussi automatiques que chez une machine. Ce qui met en évidence la paresse, le stress, la fatigue, lémotivité, le manque de rigueur ou de vélocité de lesprit humain. La recherche peut alors, dune part, tenter de formaliser les conditions physiologiques ou psychosociologiques de la veille attentive, de la reconnaissance assurée et rapide de lévénement, de la mobilisation en temps utile dun schème de réponse judicieux ; elle peut, dautre part, essayer dexpliquer ce qui pousse les opérateurs ou les responsables de lorganisation du travail à confier à des technologies certains mécanismes de veille et de réaction aux imprévus.
Lesprit humain est plus inventif, il est capable de développer une réaction originale et pertinente à un événement non seulement inattendu, mais qui navait auparavant même pas été envisagé. Lintelligence artificielle tente de sapprocher de cette compétence, elle ny parvient, progressivement, que dans certains domaines. La question de recherche est alors de comprendre comment on construit du neuf avec du vieux, parfois dans lurgence. On sapproche dune conception plus radicale de limprévisible.
Les deux types dimprévus considérés sont en définitive des cas particuliers des deux classes de situations distinguées par Vergnaud (1990) :
1) des classes de situations pour lesquelles le sujet dispose dans son répertoire, à un moment donné de son développement et sous certaines circonstances, des compétences nécessaires au traitement immédiat de la situation ;2) des classes de situations pour lesquelles le sujet ne dispose pas de toutes les compétences nécessaires, ce qui loblige à un temps de réflexion et dexploration, à des hésitations, à des tentatives avortées, et le conduit éventuellement à la réussite, éventuellement à léchec.
La distinction nest pas absolue et on peut identifier des paliers intermédiaires. Cependant, il est utile de penser :
Ces deux cas de figure seront étudiés séparément.
Tout prévoir, un travail parfois prohibitif
Lanalyse même du fonctionnement dun automate explique pourquoi lêtre humain reste condamné à être souvent pris au dépourvu :
Par contraste, lopérateur humain est nettement moins fiable :
Les raisons de ne pas tout automatiser
On peut dès lors se demander pourquoi, dans la " gestion de limprévu ", tout nest pas confié à des automates. Souvent, cest tout simplement parce que cela nen vaut pas la peine. Lopérateur humain est moins cher que des machines, notamment lorsque leur développement impliquerait de gros investissements, en particulier si leur emploi est trop intermittent pour permettre leur amortissement.
Comme lautomatisation du travail en général, la décision dautomatiser la gestion de limprévu résulte dun calcul économique. Elle laisse à des êtres humains la responsabilité dopérations où le coût des imprévus mal gérés ne justifie pas un investissement technologique. Dans une société développée, les tâches de veille qui demeurent lapanage des êtres humains relèvent donc pour une part dimprévus " de bas de gamme " et denjeux mineurs, notamment parce que lerreur peut être repérée et corrigée en aval, sans produire de catastrophe immédiate ou irréversible.
Les raisons dautomatiser apparaissent de deux ordres :
1. On automatise pour faire face à des événements auxquels il est vital de répondre adéquatement et en temps réel. Dans les avions, les TGV, les industries à hauts risques ou les domaines militaires, lopérateur humain est remplacé ou doublé par des technologies qui limitent les " erreurs de réaction ".
2. On automatise pour faire face à la densité des événements à surveiller. Lorsque les événements se succèdent à une vitesse qui défie lesprit et le corps humain, un automate prend le relais, éventuellement pour traiter les problèmes de routine et appeler une intervention humaine pour les autres.
Un raisonnement économique et technologique amène souvent à dissocier la reconnaissance de lévénement (totalement ou partiellement automatisée), la décision (proposée par lordinateur, mais que lopérateur peut moduler) et le déclenchement effectif de laction, quil nest pas nécessaire dautomatiser, soit parce que cest un geste très simple, soit au contraire parce que le guidage de laction exigerait une programmation exagérément sophistiquée. On voit bien quen fonction des coûts respectifs de la main duvre et des technologies, compte tenu dune division et dune organisation données du travail, la gestion de limprévu est inégalement dévolue aux machines, dans des proportions qui diffèrent dune société et dune époque à une autre, mais aussi à lintérieur du même système de production. Aux considérations économiques sajoutent des aspects sociaux - la surveillance est génératrice demplois - et symboliques : déléguer la gestion de limprévu aux machines appauvrit le travail humain en allégeant à la fois la responsabilité et le stress Un conducteur de train ou même un pilote davion sont aujourdhui des auxiliaires des dispositifs technologiques qui gèrent la plupart des données et des décisions
Les atouts de lopérateur humain
Au-delà du cynisme financier et des compromis avec la culture et les intérêts acquis, il a plusieurs raisons de préférer lopérateur humain :
Des savoirs experts à la limite de lexplicitation
Le projet dautomatiser peut aussi se heurter à la difficulté - en létat des techniques danalyse du travail et des avancées de lintelligence artificielle - de formaliser les conditions de reconnaissance de lévénement ou la détermination de la réponse optimale. Lorsquune recette de cuisine annonce quil faut " faire revenir les oignons à feu doux jusquà ce quils soient blonds ", le cuisinier débutant est saisi dune interrogation angoissante : comment savoir si les oignons sont suffisamment blonds et donc sil est temps dinterrompre la cuisson ?
La difficulté de formaliser les conditions de reconnaissance dun événement critique ou le mode de détermination de la réponse nest pas ontologique. Elle témoigne de notre incapacité provisoire à analyser et comprendre finement certaines actions humaines efficaces. Vergnaud (1996) donne lexemple du porcher capable de repérer dun simple coup dil les signes précurseurs de linfarctus chez les porcs traités à labattoir, mais dont nul, y compris lintéressé, nest capable de codifier le modus operandi. Sans doute, en faisant subir à chaque porc un électrocardiogramme et dautres examens longs et coûteux, un vétérinaire pourrait-il identifier les bêtes " à hauts risque dinfarctus ", mais au prix dun ralentissement et dun renchérissement inacceptables. Ce quil faudrait formaliser, cest le " coup dil " du porcher, sur la base dindices qui ne doivent rien aux outils du vétérinaire.
La difficulté est double. Il sagit :
Dans la gestion de limprévu, cette double difficulté est aggravée du fait de limpossibilité de planifier et de lurgence des décisions.
Le porcher détient certains " savoirs experts ", quil a construits au fil de lexpérience, sans avoir à les mettre en mots. Aucune technique dexplicitation (Vermersch, 1994) nassure aujourdhui leur formalisation intégrale. Mais à supposer quon découvre que le porcher se fie à des odeurs, à la brillance du poil de lanimal ou à son comportement social, il resterait à inventer des automates capables de mesurer de tels indices.
Des seuils intuitifs plutôt que des événements isolables
Dans les métiers de lhumain, tels les soins infirmiers, la psychothérapie, le travail social ou léducation, mais aussi les affaires, la politique, la gestion des organisations, laction efficace se fonde très souvent sur des intuitions dont lacteur nest pas capable de verbaliser les bases. Il ny a là nulle magie. Laction résiste à la formalisation parce quelle mobilise des schèmes largement inconscients, qui se sont construits dans progressivement par essais et erreurs plutôt que de dériver de connaissances procédurales. Comment savoir à quel moment un patient hospitalisé en psychiatrie franchit-il le seuil invisible qui le sépare dune tentative de suicide ? À quel moment un élève, dans une classe, sexclut sans retour de lactivité commune, à moins quon intervienne pour le réintégrer ? Comment savoir si le frémissement dun marché ou le malaise dune institution sont assez sensibles pour quil soit temps dagir ? Dans nombre de métiers, ce qui déclenche laction nest pas un événement bien défini, mais le franchissement dun seuil intuitif, par une grandeur qui nautorise aucune mesure précise. Cest donc " au feeling " que le praticien expert décide sil est temps ou non dintervenir.
Noublions pas un autre aspect spécifique des métiers de lhumain : on ne peut intervenir sans conséquence, juste par précaution. Autrement dit, une " fausse alerte " peut déclencher un vrai problème. Dans une raffinerie, si un capteur qui déraille déclenche une fausse alerte, de deux choses lune : soit les contrôles automatisés ou humains qui sensuivent invalident la reconnaissance dun événement imprévu, et tout rentre dans lordre ; soit la réponse appropriée est déclenchée à mauvais escient, ce qui peut amener un arrêt ou un ralentissement coûteux de la production. Alors, au prix dune perte de temps et de certaines dépenses, ce qui n'est évidemment pas négligeable, on revient à létat de départ, sauf peut-être dans le nucléaire.
Dans les processus relationnels, lexcès de précautions peut avoir des effets contre-productifs irréversibles, les effets dune fausse alerte peuvent être plus graves que le mal. Du temps de la guerre froide, si une grande puissance se mettait par erreur en état dalerte rouge, une escalade sans retour pouvait sensuivre. Dans les interactions plus quotidiennes, les effets sont moins planétaires, mais le praticien ne peut constamment craindre ouvertement le pire, par simple " acquit de conscience ". Prenons un exemple simple : en classe, si le professeur intervient chaque fois quun élève semble sur le point de se désintéresser de lactivité en cours, il produit des effets désastreux ; lintervention inappropriée trouble le groupe ou rend agressif lélève injustement mis en cause, ce qui met le professeur mal à laise et lui fait perdre confiance. Chaque fois que le contrôle peut être interprété comme une intrusion, un déni de confiance, un goût obsessionnel de la vérification, le professionnel expérimenté choisit de risquer le dérapage et de se mettre dans la dépendance de limprévu plutôt que de saper une relation ou une délégation de pouvoir.
En soins infirmiers, on navigue aussi entre deux écueils, par exemple dans la réponse à la douleur. Comment savoir si les plaintes dun patient doivent être prises au sérieux sur le champ ou peuvent être provisoirement ignorées, car elles témoignent simplement de ses angoisses ? A administrer des calmants sans mesure, on court des risques. A les refuser aussi. Comment savoir ? Lévénement qui déclenche laction adéquate est le passage dun seuil bien difficile à identifier avec précision, celui qui sépare la douleur " normale " de la douleur " inquiétante " A cela sajoutent évidemment des différences culturelles dans la définition de la " normalité " de la souffrance et du risque La décision dépend dune imbrication de facteurs dont il quasi impossible de programmer aussi bien lanalyse que la synthèse : les risques physiologiques dune médication inadéquate, la relation construite avec le patient, le jugement probable du médecin, la présence ou labsence de directives claires, les précédents, la jurisprudence, la possibilité de demander un conseil, lintervention de tiers.
La construction sociale de la réalité
Contrairement à ceux dont on peut programmer la détection grâce à des capteurs et à des seuils physiques, les événements qui appellent une action résultent, dans la sphère des relations humaines, dune construction mentale et souvent sociale, donc conflictuelle. Lorsque la reconnaissance dun événement dépend du consensus dun groupe, on saisit lun des facteurs de paralysie de laction : à lincertitude qui peut habiter chacun sajoutent les divergences dappréciation quant à la réalité de la réalité (Watzlawick, 1978).
Dans une industrie du process, par exemple, une situation de crise peut être définie par quelques critères objectifs, voire mesurables. Il en va différemment dans un établissement scolaire ou hospitalier, que ce soit à léchelle de lorganisation ou dun secteur défini. Aussi longtemps que la réalité de la crise nest pas attestée, il peut être dangereux de prendre des " mesures de crise ", au risque dactiver un mécanisme de self fulfilling prophecy (Merton, 1965). Or, la réalité de la crise dépend non seulement des modèles des acteurs, mais de leurs intérêts et de leurs stratégies. La crise une fois passée, plus ou moins élégamment résolue, on se demandera en effet comment elle a pu survenir, on cherchera des responsables et il se peut que tombent quelques têtes. Cest pourquoi la reconnaissance même de la crise est un enjeu dans la construction sociale de la réalité.
Un souci humaniste
Même sil nest jamais inutile de chercher à prévoir, leffort danticipation sessouffle lorsque le travail requis devient prohibitif en regard de la maîtrise quil garantit. Les organisations humaines proportionnent donc linvestissement anticipateur aux enjeux.
Substituer une technologie sophistiquée à lopérateur humain est la voie la plus coûteuse, qui simpose quand les risques de réaction tardive ou inappropriée sont majeurs. Dans les tâches plus ordinaires, peut-être est-il tout aussi efficace et nettement moins coûteux de réfléchir sur laction humaine aux prises avec limprévu.
On ne peut éradiquer limprévu en contrôlant ou en planifiant totalement les événements. Une partie de laction humaine continuera à se jouer dans linstant, dans ce que Bourdieu (1980) a appelé " lillusion de limprovisation ". Or, dans certains domaines, lesprit humain peut se montrer très efficace pour gérer limprévu, sil y est entraîné, lorsque les événements sont de lordre du possible, voire du probable, mais émergent dans des contextes complexes et font appel au discernement plutôt quà des indicateurs univoques. Il reste à comprendre comment sy prennent les opérateurs efficaces et à stimuler une formation par la pratique réflexive.
Le choix de ne pas déléguer la gestion de limprévu à une technologie, outre ses justifications en termes de coûts-bénéfices, rejoint un souci plus philosophique : ne pas déposséder inutilement lêtre humain au travail du risque, de lincertitude et du souci dy faire face. Le sens du travail passe notamment par la reconnaissance de la compétences et de la responsabilité humaines (Jobert, 1998).
Faire face à des événements vraiment imprévisibles
Ne confondons pas limpuissance provisoire à formaliser la détection et le traitement dun événement de type connu, mais qui survient à limproviste, avec lirruption dans lhistoire humaine - individuelle ou collective - dévénements originaux et réellement imprévisibles, face auxquels on ne peut répondre adéquatement quen innovant. Dans lhistoire de lhumanité, des guerres, des catastrophes écologiques, des crises économiques, des coups dÉtat, des avancées technologiques sont autant dévénements qui placent des sociétés entières devant des situations radicalement nouvelles. A léchelle de lindividu, les événements sont moins spectaculaires, mais aucune vie nest pure répétition.
Les situations quun être humain peut rencontrer sont, potentiellement, dune immense variété. Toutefois, sil occupe durablement la même position dans la même structure, au sein de la même société, cette variété diminue considérablement. Cela affaiblit, mais ne réduit pas à néant la part dinnovation. Même dans une vie en apparence " sans histoire ", de nouvelles situations se présentent. Les similitudes de surface ne doivent pas masquer les différences de détail. " On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ", disait Héraclite. Deux situations en apparence identiques sont en réalité toujours singulières. Cela nentrave pas leur assimilation à un ou plusieurs schèmes daction, qui restent efficaces dans la mesure où ils sont ajustés, sinon au moindre aspect, du moins à la structure globale dune famille dévénements. Loin dêtre une carence, cette adaptation globale est une force. On sait dailleurs que lun des problèmes de lautomatisation de la reconnaissance dune situation est de laisser assez de flexibilité pour que les petites variations soient considérées comme non pertinentes. Alors quun jeune enfant apprend très vite à reconnaître la lettre " a " par delà linfinie diversité des tracés, la reconnaissance automatique a longuement buté sur ce problème : trop serré, le filet ne retient que les " a " canoniques, trop lâche, il prend nimporte quelle figure fermée pour un " a "
Parfois, aucune analogie ne vient en aide à un acteur. Certes, il y a toujours une " vague ressemblance " avec des situations déjà vécues. Si un être humain croise demain un extraterrestre, rencontre du 3e type quil naura certainement pas prévue, voire imaginée, il ne sera pas pour autant dépourvu de tout point de repère. Face à lirruption dinconnus ou détrangers, il aura développé certaines réactions de crainte, dexploration, déloignement ou dagression qui pourront lui servir pour faire face à ce nouveau cas de figure. Cependant, aux limites dune famille de situations, lanalogie peut être une source derreur. Les romans de science-fiction regorgent danecdotes qui mettent en scène des Terriens qui agissent de façon absurde parce quils assimilent à tort de linconnu au connu. La véritable intelligence est de suspendre lassimilation lorsquon pressent quelle pourrait être aberrante.
Sil y donc répétition, dans la vie comme au travail, il y a aussi, moins souvent, des " premières fois ", des situations qui, sans être inintelligibles, impensables, ingérables, nen sont pas moins inédites. Elles exigent une construction plus originale, surtout lorsque la culture noffre pas de modèle ou quil nest pas mobilisable en temps utile. La réponse doit alors se construire sur le vif, dans la situation. Cela ne signifie pas que la réaction dun sujet à une situation inattendue est radicalement imprévisible. Un observateur ayant analysé ses réactions dans diverses circonstances, ayant compris sa personnalité et cerné son habitus, pourrait sans doute formuler un pronostic assez sûr. Mais le sujet lui-même serait bien en peine de savoir davance ce quil fera dans une situation inédite pour lui, quil na même pas envisagée.
Limprévu ne se limite pas alors à la question de savoir quand surviendra un événement, ni comment il convient de réagir sil survient. Limprévu radical est un impensé ! Il ny a préconstruction ni de lévénement, ni de la réponse. Pour substituer dans ce cas une machine à lêtre humain, il faudrait quelle soit capable non seulement de construire une réponse originale à une situation inédite, mais de prendre la mesure dune telle situation. Cest ce quon attend des systèmes experts des dernières générations, qui ne programment pas une réponse, mais lélaborent grâce à un moteur dinférence, à partir dune base de connaissances et de principes. Le fonctionnement dun sujet humain est évidemment plus complexe, mais il élabore également une réponse originale à partir dun capital qui ne la contient pas en tant que telle (dans un répertoire de réponses potentielles), mais aide à la construire, en sappuyant sur des analogies partielles et des raisonnements incertains, donc moyennant un travail mental plus ou moins long et intense.
Une partie des catastrophes ou des accidents du travail témoignent de lincapacité du sujet à comprendre ce qui lui arrive et à créer en temps utile une réponse appropriée. Heureusement, cet échec nest pas fatal. Le monde du travail propose maints exemples dinventions fulgurantes et adéquates, qui ne laissent pas de traces dans la mémoire collective, mais permettent de résoudre dans linstant un problème inédit et en première analyse insoluble. Latout nest pas alors de prévoir limprévisible, mais de le traiter avec rigueur et imagination, en se libérant des analogies trompeuses et des réactions stéréotypées.
I. Apprendre à gérer limprévu ?
Peut-on apprendre à gérer limprévu ? Ici à nouveau, la question na pas le même sens selon quon sintéresse à un imprévu relatif, limité au moment et au contexte de lévénement, ou à un imprévu plus radical, concernant lévénement lui-même, non envisagé, impensé voire impensable. On apprend :
Examinons séparément ces deux cheminements. On peut apprendre " sur le tas ", au fil des situations, en développant de nouveaux schèmes par la pratique. Toutefois, on sintéressera ici en priorité aux apprentissages qui passent par une relecture de lexpérience, un retour réflexif sur lévénement et les réactions quil a suscitées.
Faire face à des événements surgissant à limproviste
Lanalyse ex post de moments de gestion de limprévu peut porter sur divers aspects :
Apprendre à anticiper
Les professionnels qui reviennent sur un événement et leurs réactions disent souvent " Jaurais dû me douter, jaurais pu savoir ". Ils se reprochent après-coup de navoir pas assez anticipé lévénement. Au-delà des regrets, le retour réflexif permet souvent de comprendre pourquoi un événement qua posteriori on juge prévisible navait même pas été envisagé ou simplement pourquoi sa probabilité avait été fortement sous-estimée. Cest loccasion aussi de mesurer que cette absence de préparation mentale a entraîné, au moment où lévénement survenait, une identification et des réactions lentes et incertaines.
Apprendre des situations et de lanalyse de pratiques, cest alors prendre conscience du caractère peu méthodique et donc aléatoire de lanticipation et prendre éventuellement la résolution, à lavenir, de faire plus systématiquement linventaire de ce qui pourrait arriver, pour mieux sy préparer mentalement.
Un excellent boxeur ou un bon escrimeur attendent de leur adversaire une diversité de coups. Ils ont en tête, pour chaque hypothèse, la parade adéquate. Dans le travail, le répertoire des possibles est plus vaste, moins exploré ; chaque éventualité nest pas connectée à une parade " classique ". Il est sûr cependant quun bon pilote, un bon chirurgien, un bon négociateur ne se disent pas " Je verrai bien, jimproviserai sur le vif ". Ils imaginent divers scénarios et les réponses correspondantes, exactement comme un étudiant préparant un examen se dit " Si on me pose telle question, alors voici ce que je répondrai ".
Les métiers les plus caractérisés par la complexité et lincertitude développent nécessairement une culture de lanticipation (cf. par exemple Rogalski et Samurçay, 1994). La formation y prépare explicitement et linstrumente, en proposant des méthodes heuristiques, des check lists, des procédures systématiques de repérage des obstacles potentiels, des entraînements, des simulations, le tout aboutissant :
Dans les métiers où la routine domine, les efforts et la culture danticipation méthodique sont plus rares, ce qui est explicable. Les praticiens sont donc plus exposés à être pris au dépourvu, alors même que les événements peu prévisibles sont statistiquement plus rares. Dans les métiers marqués par lurgence et lincertitude, lanticipation devient une " seconde nature ", la seule façon de maintenir une certaine maîtrise face aux événements.
Au-delà de la formation et de la culture propres à une profession, il faut faire la part de fortes variations individuelles, liées sans doute au style cognitif, plus ou moins obsessionnel, au degré dangoisse, au besoin plus ou moins conscient de se mettre en danger pour trouver un certain plaisir à la tâche, aussi bien quà la capacité dapprendre de lexpérience. A métier égal, lanalyse de pratiques conduite sous cet angle &endash; " Quavez-vous anticipé ou non, et pourquoi ? " peut accroître la maîtrise de chacun sur ses processus danticipation et son rapport personnel à lincertitude et au risque dêtre pris au dépourvu, lié à son histoire, à son appartenance de classe, etc.
Apprendre à chercher et à lire des signes précurseurs
Les praticiens qui disent " Jaurais dû me douter, jaurais pu prévoir " peuvent aussi évoquer non pas une anticipation tranquille, mais labsence de juste décodage de signes précurseurs qui se sont manifestés juste avant lévénement. Les percevoir et les interpréter correctement aurait donné un temps davance sur lévénement, ne serait-ce quune seconde. La lecture de signes précurseurs permet au praticien, même sil na pas anticipé de loin lévénement, de sy préparer in extremis, en mobilisant des concepts et des parades potentielles.
Ce sont les métiers de lurgence qui développent de telles cultures du " juste à temps ". En chirurgie et en médecine durgence, dans le secourisme, dans larmée, en sport, en mer, dans un avion, un train ou un bolide lancés à grande vitesse, à la bourse, au cours dune négociation, dans la cage aux lions ou dans le cratère dun volcan, les choses peuvent basculer très vite, de façon irréversible. Chaque fraction de seconde compte, si bien que le bon professionnel développe des moyens de " pressentir " lévénement juste avant quil ne se produise.
Il ny a rien de magique dans ce processus, même si les mécanismes cognitifs restent encore opaques et renvoient à des concepts flous comme lintuition, le feeling, la vista, le flair, voire la prémonition. On peut supposer que le praticien apprend à percevoir des phénomènes annonciateurs de lévénement que le profane ne remarque pas et à les décoder comme des signes précurseurs, soit par apprentissage expérientiel peu formalisé, soit par transmission et repérage explicites par la culture et la formation : un changement de bruit de fond, une vibration insolite, une Gestalt atypique, une ombre à la périphérie du champ de vision, une impression à la limite du champ de conscience
Dans les métiers où lurgence est moins quotidienne, il y a moins de raisons de se mobiliser spontanément pour lire les signes précurseurs. Si une machine doit tomber en panne, il nest pas nécessairement utile de le pressentir une heure ou cinq minutes avant, sauf si le personnel de maintenance est prêt à se mobiliser sur une base aussi fragile. Si un astronaute ou un pilote de chasse disent à leur base " Je crois quune catastrophe est imminente ", on les prendra plus au sérieux que si un ouvrier annonce une panne probable au contremaître
On voit cependant lintérêt dune analyse des situations qui travaillerait " lexplicitation des pressentiments ", en partant du présupposé quils désignent un niveau de cognition efficace, même sil est faiblement accessible, et qui peut être optimisé en en prenant conscience, voire en incorporant à son propre fonctionnement la prise en compte dindices que dautres praticiens ont repérés, recensés et prennent au sérieux.
Apprendre à identifier des événements significatifs
Dans un cadre technologique pointu, les ingénieurs qui ont développé le système sont censés avoir répertorié toutes les pannes imaginables, tous les incidents critiques, toutes les catastrophes susceptibles de survenir un jour ou lautre. Bien entendu, personne na en tête les centaines ou milliers de pages qui consignent de ce qui peut arriver à un Boeing, à un sous-marin ou à une centrale nucléaire, mais le travail est fait, si bien que lanticipation et la reconnaissance des événements sont facilités par ces listes et ces descriptifs.
Une partie des savoirs sportifs, tactiques et professionnels sont du même ordre. Un bon gardien de but connaît les feintes et les tactiques de la plupart de ses adversaires, au moment du penalty, lorsquils attendent une passe ou savancent balle au pied. Un spécialiste de la défense antiaérienne ou de la défense antichar a appris, sur table et en simulation, les diverses configurations dengins susceptibles dentrer dans son champ de tir, avec leurs trajectoires, leur vitesse et leurs ruses classiques pour déjouer sa vigilance.
Dans les tâches plus ordinaires, lanalyse dans laprès-coup permet souvent au praticien de se rendre compte que, dans un premier temps, il na pas compris ce qui lui arrivait. Autrement dit, lévénement na pas été assimilé à une typologie, il a fallu quelques instants ou davantage pour le conceptualiser, le classer. Un enseignant surveillant le préau avouera " Je nai pas vu tout de suite que cétait une bagarre ", un employé de banque dira " Je nai pas compris immédiatement que cétait un hold-up ". Les récits de tremblements de terre illustrent bien ce phénomène : dans les régions où les secousses sont fréquentes, chacun identifie très vite un séisme et réagit en conséquence. Dans les régions moins exposées, les êtres humains se demandent ce qui arrive et passent en revue diverses hypothèses.
La réflexion dans laprès-coup sur des situations de ce genre peut être alors formatrice à un double titre : dune part, elle pousse à construire des procédures plus méthodiques de reconnaissance de lévénement, ce qui suppose une perspective plus analytique ; dautre part, elle favorise un travail métacognitif et permet de mieux comprendre ses erreurs de perception, destimation ou dinférence, didentifier ce que Dörner (1997) appelle la logique de léchec.
Apprendre à interpréter lensemble de la situation
Dans une situation complexe, lirruption dun événement imprévisible peut focaliser toute lattention de lopérateur et conduire à un désastre non parce quil na pas traité lévénement, mais parce quil na rien fait dautre, délaissant les processus en cours. A lécole, toute " perturbation " qui mobilise lenseignant peut avoir des effets désastreux sur la dynamique de classe, parce quelle fait perdre le fil de lactivité et le contrôle des autres élèves. Durand (1996) montre, dans une approche dergonomie cognitive, que lexpert en enseignement est capable de suivre ce qui se passe sur plusieurs scènes parallèles et dintervenir sur celles qui présentent le plus de risques de dérapage ou de blocage sans perdre de vue les autres. Carbonneau et Hétu (1996) montrent en contrepoint quun débutant est complètement absorbé par un incident critique imprévisible et perd alors le contrôle de la classe. Sa compétence saffermira lorsquil élargira sa vision latérale et fera même la preuve quil a " des yeux derrière le dos ". Un pickpocket expérimenté joue sur cet effet : il crée une diversion qui focalise lattention de la victime et lempêche de surveiller ses poches
Dans ce registre comme dans les autres, lexpérience non élaborée ne provoque pas nécessairement des progrès rapides. Cest le sens dune analyse des situations, par une pratique du debriefing à chaud ou dans un après-coup plus tranquille. La dimension métacognitive et la prise de conscience de sa propre cognition située ne garantissent pas des régulations, mais elles les rendent possibles. Dans certains métiers, cela peut conduire à développer des méthodes de gestion mentale qui protègent de labsorption totale dans lévénement au mépris du reste de la situation.
Apprendre à élaborer une réponse appropriée
Anticiper lévénement ou décoder des signes précurseurs permet de déclencher plus vite le processus cognitif de cadrage puis de résolution du problème. Dans les situations où le type dévénement est répertorié, seul le moment où il surviendra étant imprévisible, lon na pas affaire, par définition, à un problème inédit. Le praticien peut donc " se raccrocher " à des réponses préconstruites. De là à les trouver immédiatement, dans un répertoire bien organisé, comme on trouve un mot dans le dictionnaire, il y a un pas
Lanalyse des situations de travail porte alors sur la pensée privée et le raisonnement de lacteur durant cette phase cruciale où il sait ou croit savoir ce qui arrive, mais ne sait pas encore que faire. Il recherche, dans sa mémoire à long terme - ou dans une base de données, si lévénement lui en laisse le temps - des réponses appropriées et les faire transiter vers sa mémoire de travail. Mais cela ne suffit pas. La vie ne se présente jamais exactement comme dans les livres ou comme les fois précédentes. Il y a toujours de petites différences, il faut donc adapter laction à partir dune trame générale ou dune expérience qui nest que partiellement pertinente pour faire face à la situation présente.
Apprendre de lanalyse des situations, cest alors revenir sur un " raisonnement situé ", prendre conscience des biais et des failles de ses propres mécanismes spontanés dassimilation et daccommodation. Cest transformer éventuellement en savoirs procéduraux ou conditionnels des schèmes de traitement non réfléchis, voire les connecter à des savoirs experts ou savants venus dailleurs.
Apprendre à activer le processus de réaction
Il suffit parfois de presser le bon bouton. Ce nest pas techniquement difficile, mais la peur de lerreur et des conséquences peut paralyser le passage à lacte, lorsque le bouton déclenche des effets majeurs et irréversibles. Même dans des cas moins dramatiques, lopérateur peut être saisi de doutes, refaire ses calculs, reparcourir les étapes de son raisonnement, hésiter, surseoir. Parfois à tort, parfois à raison. Lune des compétences majeures est alors de savoir évaluer un double risque : dune part, le risque dagir trop vite, de ne pas utiliser le temps disponible pour réfléchir encore ; dautre part, le risque de trop tarder et de déclencher une réaction adéquate un instant ou une heure trop tard.
Comme le note Valot : " Le temps est nécessairement présent dans la prise de risque, car cest, bien souvent, pour sinscrire dans une synchronisation globale, pour respecter un horaire, pour traiter une incertitude quune situation est fragilisée " (1996, p. 247). Lopérateur pris dans lorganisation du travail a rarement " tout son temps " pour analyser les situations et réagir. Le passage à lacte, en dépit dune dernière hésitation sur la nature de lévénement ou sur lopportunité de son traitement, est souvent déterminée par la file dattente, le flux des événements qui sannoncent ou exigent déjà une réponse. Cette prise en compte du contexte et du flux global des événements à traiter en parallèle ou en série a des incidences sur la gestion de limprévu à chaque étape. Jaccorderai une importance particulière à leffet de la dead line, léchéance à partir de laquelle différer la réponse, aussi adéquate soit-elle, devient plus grave que répondre de façon imparfaite, mais en temps utile.
La prise en compte des facteurs éthiques et affectifs de la prise de risque est sans doute pertinente à chaque étape du traitement de limprévu, mais ici, elle est déterminante, car cest dans le passage à lacte que la responsabilité est engagée et que la peur de lerreur ou de linjustice peut devenir paralysante. Dans la vie au travail, les dilemmes ne sont pas tous les jours dramatiques et la responsabilité peut être partagée. Il faut cependant assez souvent trancher dans le vif, sans avoir la certitude de bien faire.
Apprendre de lanalyse de telles situations, cest alors permettre à chacun de prendre conscience de sa façon de gérer le risque et de prendre une décision.
Faire face à des événements inconnus
On sintéresse ici aux situations de type 2 évoquées par Vergnaud : " Le sujet ne dispose pas de toutes les compétences nécessaires, ce qui loblige à un temps de réflexion et dexploration, à des hésitations, à des tentatives avortées ".
Il ne sagit plus alors de prévoir un événement prévisible, linconnue étant de savoir si et quand il se produira, mais de construire la moins mauvaise réponse possible à un événement qui ne fait partie daucun scénario et na parfois même pas été conceptualisé auparavant.
Dans la vie quotidienne des individus, au travail ou ailleurs, cela narrive pas tous les jours. On a plus dexemples lorsquon observe les organisations ou les sociétés globales, dans lhistoire desquelles certains événements ne se produisent quune fois et laissent les acteurs démunis. En 1999, lOTAN a attaqué la Serbie de Milosevic durant plusieurs semaines. Or, dans un premier temps, rien ne sest passé comme prévu : les frappes aériennes ont été peu efficaces, la guerre a précipité les mouvements de populations et les exactions quelle voulait éviter, des dissensions ou des alliances inattendues se sont produites et ont changé les données de semaine en semaine. Ainsi, qui avait prévu que la " bavure " détruisant lambassade de Chine paralyserait le Conseil de sécurité de lONU et empêcherait cette organisation de prendre le relais de lOTAN ? Les experts les plus qualifiés en géopolitique et en stratégie militaire ont été dépassés par les événements, ils navaient aucun modèle fiable pour prévoir la suite.
On rejoint là cette formule dAlbert Jacquard : " Lavenir est un fleuve dont les berges ne sont pas encore tracées ". Dans la vie des individus, notamment au travail, les événements sont moins planétaires et médiatiques, mais on trouve léquivalent. Un chef du personnel qui licencie un collaborateur ou refuse une plainte pour mobbing peut déclencher une série imprévisible dévénements qui peuvent aboutir à une crise et à sa propre éviction. Laffaire du sang contaminé, comme toutes les erreurs judiciaires ou technologiques danthologie, met en scène des apprentis sorciers, des acteurs qui ont déclenché des évènements quils navaient pas imaginés. Mais cela peut arriver dans une cuisine ou en lavant des vitres.
Quel intérêt y a-t-il à revenir sur des situations professionnelles où le praticien a été " dépassé par les événements " ? Une première raison serait que si une situation semblable survient en une autre occasion, on sera moins pris au dépourvu, soit parce quon constitue son propre savoir dexpérience, soit parce quon apprend à anticiper à partir de lexpérience des autres. Les firmes qui construisent des technologies sophistiquées recensent et analysent tous les incidents critiques. Ainsi, la fumée surgissant dans un cockpit devient un événement recensé, donc prévisible pour tous les équipages, à partir dune expérience dramatique où il ne létait pas. Cette entreprise danalyse des erreurs humaines ou des défauts technologiques, puis de codification et de communication à large échelle des signes annonciateurs, des symptômes et des réponses appropriées exige des moyens importants, à la mesure des enjeux. Dans le travail ordinaire, lexpérience partagée reste confinée à un cercle restreint.
Lanalyse na pas nécessairement pour but principal de savoir " que faire la prochaine fois ". Elle peut avoir une autre ambition, plus centrées sur le fonctionnement du sujet : aider à comprendre et éventuellement à mieux maîtriser les mécanismes de limprovisation réglée. Lexpression est de Bourdieu (1980), elle désigne un paradoxe : nous improvisons dans lillusion de la spontanéité, mais sous le contrôle de notre habitus. Autrement dit, deux praticiens différents, placés devant la même situation, qui leur est également inconnue, nimprovisent pas de la même façon, parce quils sont différents.
Le véritable imprévu fonctionne comme un révélateur de lhabitus dans ses " couches " les moins conscientes. Il ne sagit pas alors nécessairement dun inconscient freudien, mais de ce que Piaget a nommé un inconscient " pratique ", celui que traque Vermersch (1994) à travers lentretien dexplicitation. A propos du métier denseignant, jai proposé (Perrenoud, 1996 b) de distinguer quatre modalités de manifestation dans laction de la partie la moins consciente de lhabitus :
La gestion du véritable imprévu relève de la dernière catégorie ou en constitue peut-être une cinquième. Lurgence accroît la probabilité dune improvisation réglée, sans délibération intérieure, ni recours à des savoirs. Létrangeté dun événement peut avoir les mêmes conséquences, même lorsquil nappelle pas une réaction immédiate.
Peut-être faudrait-il situer les événements sur deux axes : leur part dinsolite, de " jamais vécu ", dopacité dune part, et lurgence de la réaction quils appellent, dautre part. Un événement banal, mais exigeant une réaction instantanée, mobilise la partie inconsciente de lhabitus au même titre quun événement exceptionnel pour lequel on ne dispose daucune méthode. Le cumul de linsolite et de lurgence est sans doute la source des erreurs humaines majeures. On peut traiter comme une erreur une stratégie qui se révèlera ex post inadéquate. On ne peut la stigmatiser comme une faute, dans la mesure où, en létat de lart et des savoirs, nul autre praticien naurait à coup sûr fait mieux.
Rien ne permet daffirmer que ces deux types dimprovisations font appel aux mêmes composantes de lhabitus. Alors que lurgence provoque un passage à lacte non réfléchi, linsolite, sil nexige pas une réaction immédiate, provoque la réflexion, mais une réflexion faiblement balisée, sujette à des préjugés, des fantasmes, des angoisses, des erreurs dinférence, des analogies fallacieuses.
Cest alors au mécanisme de la pensée et de la création dune réponse originale que lanalyse des situations de travail sattaque. En avons-nous les moyens ? Peut-on travailler lhabitus ? Je crois quon commence à entrevoir des démarches, fondées dune manière ou dune autre sur lexplicitation et la prise de conscience (Perrenoud, 1996 b, 1999 b). Bien entendu, la psychanalyse a frayé le chemin, à partir de la souffrance privé, en général hors du champ du travail Lapproche ergonomique se heurte à de moins fortes censures, mais il en existe aussi. Le refus de savoir peut être une idéologie défensive (Dejours, 1993), notamment face aux risques professionnels et à la peur quils engendrent. Cest une forme une forme de protection de la compétence incorporée. Refuser de formaliser ses savoirs et ses modes de faire évite den être dépossédé, au profit dune machine programmable ou de travailleurs moins expérimentés. Plus simplement, le travailleur peut craindre de perdre une forme de spontanéité et dinconscience fonctionnelle. Un jongleur, un serveur, un acrobate peuvent perdre leur efficacité sils commencent à analyser tous leurs gestes Il est vrai que la prise de conscience de ses propres schèmes est, dans un premier temps, un facteur de ralentissement et dhésitation. Elle na donc de sens que si elle permet par la suite daccéder à un niveau supérieur de maîtrise et notamment détendre le contrôle de son propre habitus. Cette heureuse issu nest pas garantie.
Même lorsque lapproche ergonomique ne se heurte pas à la volonté de ne pas savoir ou de ne pas faire savoir, elle reste confrontée à lopacité partielle de sa propre action aux yeux du praticien. Nul ne sait entièrement ce quil fait ou en tout cas comment il le fait exactement. Il nen a pas besoin pour reconduire ses gestes quotidiens avec un certain succès.
Si les praticiens coopèrent et consentent un important effort dexplicitation, il reste à analyser finement le mode de gestion mentale des imprévus et donc à conceptualiser les schèmes spécifiques de perception, de pensée, dévaluation en jeu. Sans pouvoir ici proposer un modèle cognitif complet, il me semble quon pourrait notamment tenter de formaliser les mécanismes qui assurent les fonctions suivantes :
Ces simples évocations montrent bien que de telles analyses doivent conjuguer à la fois des bases théoriques de psychologie et danthropologie cognitives (autour de la créativité, de la décision, des divers modes de connaissance) et des méthodes moins savantes, mais susceptibles de provoquer lexplicitation de raisonnements tenus par des praticiens en situation dimprovisation. Lauto-confrontation, sur la base de récits et de traces, est évidemment une voie privilégiée (Chautard et Huber, 1999).
III. Limprévu comme analyseur de laction
Capable danticipation, lêtre humain peut espérer quelle lui permettra de se prémunir contre la plupart des imprévus. La régulation anticipatrice est à lévidence la plus sûre et la plus satisfaisante, dans la mesure où elle intègre lévénement imprévu au plan. Ce qui conduit à considérer limprévu non intégré comme un accident indésirable :
Une des principales difficultés opposées à la régulation de lactivité est issue de linterruption du traitement du fait dévénements non planifiés. Les interruptions sont autant dintrusions dans le déroulement du schéma. Elles sont doublement dérangeantes : (i) du fait de leur survenue comme demande dajustement ou de retraitement des événements en cours et (ii) comme trace dune faille dans la caractère prédictif des schémas (Valot, 1996, p. 262).
Cette conception, caractéristique des industries du process ou de laéronautique, conduit à investir dans des planifications de plus en plus pointues, où lévénement le plus improbable est envisagé et sa probabilité estimée. Si bien que les astronautes de la NASA sont prêts à rencontrer des extraterrestres
Dans les métiers de lhumain, on peut douter de la possibilité de réduire limprévu par une planification " totale ". Ne vaudrait-il pas mieux, contre cette tentation aussi obsessionnelle que vaine, préférer former à traiter limprévu, voire linconnu ?
Dans ce domaine, il apparaît plus intéressant de travailler sur la prise de conscience et lintelligence pratique du sujet que sur la rationalisation procédurale de laction.
On laura compris, il sagit ici de défricher un champ qui se trouve au carrefour dune anthropologie de la pratique, dune psychologie cognitive in vivo et de lanalyse des situations de travail, notamment en formation. La gestion de limprévu défie lanalyse par son objet même, mais la stimule en même temps. Au second degré, elle met en évidence les limites des sciences humaines et la nécessité de convergence de plusieurs cadres théoriques et de plusieurs méthodes pour comprendre laction humaine, notamment au travail.
Références
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