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Du concret avant toute chose
ou comment faire réfléchir
un enseignant qui veut agir
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
Le déni de ses propres savoirs dexpérience
Lanalyse de Marc Durand met en évidence une forme de tentation récurrente des formateurs denseignants : rester concrets pour mieux " coller " à un public que la théorie ennuie, lorsquil ne la rejette pas activement. En éducation physique, cela prend des allures très franches. On sengage ensemble dans des activités physiques et sportives, les enseignants acceptent de jouer le rôle des élèves, en mesurant dans doute mieux que dans dautres disciplines que la maîtrise des pratiques ne va pas de soi (il faut apprendre et sentraîner), tout en constituant une source majeure à la fois de la légitimité de lenseignant et de la transposition didactique (Perrenoud, 1998 a).
Ce rejet de la théorie nest pas propre à léducation physique. Dans les disciplines où les savoirs se taillent la part du lion, les professeurs accordent aussi une importance déterminante aux contenus de lenseignement, et ils manifestent les mêmes réticences envers le repérage, la compréhension et la maîtrise théoriques des processus didactiques et pédagogiques. Ils veulent bien quon leur propose des idées dactivités appuyées sur des moyens, à condition que cela reste concret, même dans les disciplines les plus abstraites
Lorsquen formation continue, on sapproche des gestes professionnels et quon propose de les analyser, on se heurte à de vives résistances du côté des professeurs, toutes disciplines confondues : tout effort de formalisation de laction pédagogique ennuie ou effraie nombre dentre eux. Les travaux sur la cognition située aussi bien que ceux des didacticiens des disciplines suggèrent quon ne peut détacher la connaissance dune pragmatique, que parler des savoirs, cest toujours analyser un rapport au savoir, des enjeux, des places, des tâches, des contrats, des transpositions et des stratégies dacteurs, tant du côté des élèves que des professeurs. Le corps enseignant résiste à cette complexification du modèle de laction pédagogique, campant encore largement sur le " Ce qui se conçoit bien sénonce clairement ". Les professeurs sont loin de partager lidée quils font fonctionner un système didactique complexe, qui se noue certes autour de savoirs, mais participe de multiples logiques daction, parfois antagonistes.
Il nest pas facile de proposer de tels modèles en formation. Éloignée des réalités, la théorie laisse indifférent ou provoque lironie : voici encore un formateur ou un chercheur " qui na pas mis les pieds dans une classe depuis longtemps ". Une approche " théorique " des gestes professionnels est évidemment dautant plus facile à disqualifier quelle est discursive, décontextualisée et à mille lieues des réalités quotidiennes que vivent les enseignants. Certains chercheurs, ou pis encore, certains formateurs, entrés en théorie comme on entre dans les ordres, déploient une rhétorique qui donne raison à leurs détracteurs. Il y a une façon de théoriser laction qui la rend méconnaissable. Toutefois, lorsque lanalyse se fait plus fine, plus intelligible, plus proche du réel, on nen sait pas pour autant gré au formateur. On peut rire dune " usine à gaz " théorique, il est plus difficile de se défendre contre une description réaliste de ce qui se joue dans lenseignement et lévaluation. Mieux vaut alors ne pas entrer en matière
Pourquoi est-il si difficile, en formation, de formaliser lexpérience et la pratique enseignantes ? En formation initiale, on trouve en général une explication immédiate : les étudiants nont guère de véritable pratique, comment pourrait-on la formaliser ? Largument nest quà demi convaincant : tous les étudiants ont été élèves et en savent long, à ce titre, sur le métier denseignant. Ils ont souvent lexpérience de pratiques éducatives diverses : prise en charge de frères et surs, entraînement sportif, scoutisme, monitorat dans des colonies de vacances ou des centres de loisirs, leçons particulières, instruction militaire Sy ajoutent en général quelques remplacements ou stages de préprofessionnalisation. Il y a donc toujours des pratiques sociales de référence et des expériences à analyser, à partir desquelles on peut commencer à construire des savoirs proprement pédagogiques ou didactiques.
Si cest insuffisant, il ne tient quaux institutions responsables de la formation initiale de développer des dispositifs dalternance et une démarche clinique fondée demblée sur des pratiques de classe, passant graduellement de lobservation participante à la responsabilité entière. Lorsquon va dans ce sens, on observe que les enseignants débutants ne sopposent pas à lanalyse de leurs premières pratiques et à la formalisation de leur courte expérience, du moins lorsquils sont placés dans une institution qui donne une vraie place aux sciences humaines. Si les formateurs adoptent eux-mêmes une approche ergonomique et psychosociologique du travail, ils ont les moyens de gagner les étudiants à une telle posture, sans doute parce que le contrat didactique, en formation initiale, ne permet pas de fortes résistances, peut-être aussi parce que les étudiants ont construit moins de défenses et manifestent une réelle curiosité pour laction pédagogique située et son analyse.
Lobstacle principal est sans doute une forme de romantisme des enseignants qui refusent de voir en face la réalité des élèves et du rapport pédagogique. La " dissection " fine de leurs gestes professionnels pourrait contribuer au désenchantement du monde du savoir et de la raison. Il importe donc que lanalyse ne tourne pas à la dénonciation. Lanalyse du système didactique interne à une discipline, même pointue, apparaît moins menaçante, à cet égard, que les approches transversales, qui mettent en évidence les ambiguïtés de la communication, de la relation, du traitement des différences, du pouvoir dans une classe. Toutefois, si les formations initiales évoluent à large échelle et avec persévérance dans le sens dune analyse des pratiques et de la formalisation des premières expériences de terrain, on peut espérer que les enseignants débutants auront intériorisé une posture de praticien réflexif (Schön, 1994, 1996) que même les environnements professionnels et institutionnels les plus conservateurs ne parviendront pas à neutraliser. Peut-être ces générations de nouveaux enseignants ne viendront-elles pas, en formation continue, demander " du concret avant toute chose " !
Les professeurs actuellement en formation continue nont pas tous fait le même chemin. Pourtant, ce sont dordinaire les enseignants les moins fermés au changement qui choissent de se perfectionner. Hélas, dans leur formation initiale, rien ne les a préparés à analyser leurs pratiques. Ceux qui cherchent spécifiquement une telle démarche trouvent des stages qui la proposent ouvertement. Les autres, la majorité, viennent chercher autre chose en formation continue : des idées dactivités et des moyens. Les enseignants de formation scientifique ne paraissent pas mieux prédisposés que les autres à analyser leur métier. Sans doute parce que la pratique pédagogique leur apparaît une réalité " molle ", indigne de la méthode expérimentale. Ou parce que leur formation les invite à dénier ou refuser la part de lirrationnel dans les affaires humaines.
En formation continue, un formateur qui voudrait privilégier la posture réflexive se heurte donc à des obstacles et à des résistances, qui peuvent le conduire à sadapter à la demande sociale, soit en affinant les contenus disciplinaires (savoirs ou pratiques), soit en proposant des séquences didactiques toutes faites et les moyens assortis.
Comment surmonter ces résistances et ces obstacles ? Dabord en tentant de les comprendre. Javancerai à ce propos quelques hypothèses, à partir de diverses expériences, observations et conversations avec des enseignants et des formateurs denseignants.
Le déni de ses propres savoirs dexpérience
Un enseignant nadopte une posture réflexive que sil saccorde, au minimum, du bon sens et une certaine capacité dobservation et danalyse. Toutefois, pour que la réflexion mène au-delà de la régulation de laction en cours, il faut en outre accepter quelle se capitalise sous la forme de " savoirs dexpérience ". Bien entendu, dans la mesure où ils sont " incorporés " à une personne, tous les savoirs sont " dexpérience ", au sens où leur appropriation passe par un sujet et ce qui lui arrive, ne serait-ce que lire ou participer à un cours. On entendra ici savoirs dexpérience dans un sens plus restreint : les savoirs quun sujet construit à partir de ce quil observe et comprend directement du monde, dans son travail ou sa vie privée, seul ou en interaction avec dautres.
Aucun enseignant ne survit dans le métier sans construire de tels savoirs, par exemple pour gérer lhétérogénéité de sa classe, stimuler lintérêt de ses élèves, maintenir lordre, boucler le programme, mettre des notes ou sen tirer face aux parents délèves. Parler de " savoirs daction " (Barbier, 1996) ne dispense pas daffronter une question difficile : existent-ils à létat semi-formalisé ? ou ne peut-on les repérer que comme des " connaissances-en-actes ", comme dit Vergnaud (1994, 1995, 1996) ? Un praticien peut sapproprier des savoirs savants ou des savoirs experts (Joshua, 1996) qui existent dabord en dehors de lui. Ses savoirs dexpérience sont construits différemment, au fil de sa pratique, sans quil ait nécessairement dimpérieuses raisons de les mettre en forme. Ces savoirs peuvent donc rester " sans nom ", préréfléchis, tacites, et napparaître quen creux, dans laction, comme ressources implicites dune compétence. Pourtant, derrière toute stratégie denseignement, il y a des " théories subjectives ", qui portent sur les élèves et leurs conduites et attitudes, les groupes délèves et leurs dynamiques, les tâches et les moyens, lévaluation et le contrôle, les conditions et processus dapprentissage et bien dautres réalités que manie un professeur ou dont il dépend.
Nombre denseignants paraissent aveugles à leurs propres savoirs sils ne viennent pas dune source extérieure et légitime et ne ressemblent pas à un " texte ". On peut avancer deux explications complémentaires :
Les travaux sur la cognition située suggèrent pourtant que même les savoirs qui viennent dailleurs et sont " transmis " sous une forme assez abstraite sont, dans un premier temps, fortement liés au contexte dans lequel un sujet se les est appropriés. Mais peu importe la réalité des fonctionnements cognitifs : les résistances des professeurs à reconnaître leur propres savoirs se fondent sur des représentations sociales assez schématiques ou mythiques du savoir, de sa genèse, de sa conservation et de ses usages. A laune du savoir savant, tous les autres paraissent de peu de poids. Cette vision fait obstacle à la démarche clinique et à toute posture réflexive qui valorise les savoirs dexpérience, même si elle tente daider à leur formalisation et de repérer leurs limites. Connecter les savoirs dexpérience aux savoirs établis pas les sciences humaines est un enjeu fondamental en formation. Mais cette visée se heurte à des " épistémologies " élitistes, qui prennent le savoir universitaire pour modèle universel du savoir humain.
En formation continue, gagner les enseignants à une posture réflexive est donc un travail, qui exige du temps, des efforts de métacognition, de prise de conscience, de recadrage et de légitimation des savoirs issus de lexpérience. Comment pourrait-on espérer conduire un tel travail le temps dun stage court ? Les formateurs qui ne peuvent négocier tranquillement un contrat didactique approprié - qui existe en formation dadultes autant que dans une classe ! - se plient au contrat implicite que la plupart des stages de formation continue respectent et selon lequel les enseignants viennent recevoir des savoirs savants ou des savoirs experts formalisés et des informations, sans trop simpliquer comme personne, ni dévoiler leurs propres pratiques. Sécarter de ce contrat tacite peut provoquer une levée de boucliers, par exemple si le formateur propose un temps décriture, une étude de cas ou lamorce dune histoire de vie.
Dans le cadre dune formation initiale en alternance, un contrat didactique différent peut-être explicité et négocié. Cest dautant plus nécessaire quil sécarte des attentes stéréotypées des étudiants. Encore faut-il prendre le temps et trouver les mots En formation continue longue, cest possible aussi, à condition que le formateur parvienne à faire accepter à ses interlocuteurs que le premier objet de savoir à considérer, cest la formation elle-même, les attentes et les règles implicites, le rapport au savoir que chacun adopte et quil prend pour acquis, voire pour " naturel ". Dans une formation continue courte et qui propose un contenu, le temps manque pour renégocier le contrat didactique. Le formateur na donc guère le choix, il a intérêt à sen tenir au contrat tacite : répondre à des attentes pratiques, offrir du " concret ".
Sans doute ne progressera-t-on vraiment que lorsque lanalyse du travail enseignant aura conquis droit de cité dans léducation nationale. Alors que lanalyse du travail est progressivement intégrée non seulement à la recherche, mais à la " gestion des ressources humaines " dans diverses secteurs industriels ou tertiaires, les métiers de lhumain résistent, en particulier lenseignement. La perspective ergonomique appliquée au métier denseignant (Durand, 1996) est encore marginale dans les représentations des pratiques, même dans la recherche en éducation. Les formateurs qui veulent aller dans ce sens y ont été conduits par un itinéraire personnel et ils ont donc du mal, à eux seuls, à faire comprendre lintérêt den savoir plus sur la réalité du travail des professeurs. Lidée que cette analyse est formatrice a conquis les secteurs qui défendent lidée dune organisation apprenante et qualifiante, mais en éducation, la formation continue reste largement prisonnière du modèle de la transmission de savoirs savants et du déni de la valeur formatrice de lexplicitation de laction et des savoirs tacites qui la sous-tendent. La vogue de " lentretien dexplicitation " ou de " lanalyse de pratiques " dans certaines milieux de formateurs ne devrait pas faire illusion : ces courants restent marginaux.
Le refus de la déraison
Que les savoirs à enseigner se réclament de la raison (théorique ou pratique) ne prouve pas que lenseignement soit une activité entièrement rationnelle. Cest pourtant ce que les professeurs voudraient croire. Or, toute analyse des pratiques met à mal ce rationalisme. Les actes professionnels ne sont pas sans mobiles, mais ces derniers ne sont pas toujours aussi liés quon voudrait le penser au souci de lefficacité ou au respect dune éthique.
Le désir denseigner nest pas une pulsion anodine, ni la simple expression dune immense sollicitude envers les ignorants, du goût de partager son savoir ou de la volonté démocratique de donner à chacun les moyens de son autonomie. Léducation est un pouvoir, dont Meirieu a montré les dérives dans Frankenstein pédagogue (1996). Le projet de rendre autonome et critique est plus avouable que celui dasservir et de conformer à un standard, mais dans les deux cas, il faut exercer un pouvoir pratique et symbolique pour que le projet dinstruire se réalise, surtout lorsquil nest pas intériorisé par les apprenants avant même quils soient scolarisés
Enseigner à lécole obligatoire, cest participer, pour de bonnes raisons, du moins limagine-t-on, à lenfermement de la jeunesse et à sa scolarisation forcée. Cette violence, symbolique, mais physique aussi, par le contrôle des corps, du temps, des espaces, nest pas nécessaire si lélève adhère spontanément à lintention de linstruire ou en donne lapparence. Mais elle est là, tapie, prête à prendre le relais en cas de résistance. Les enseignants les moins sadiques ont la tâche de faire le bien des élèves, au besoin malgré eux, parfois en déjouant leurs ruses et leurs mécanismes de défense. Un professionnel peut investir une énergie psychique importante pour refouler ce dilemme et ne jamais se demander si la pression quil exerce est légitime ou relève dune forme de violence injustifiable.
Au jour le jour, le professeur administre la justice dans sa classe, choisit de " ne pas voir " ou de dramatiser une incartade, de culpabiliser ou de comprendre un manque de travail. Ses choix ne sont pas indépendants de la sympathie inégale que lui inspirent ses élèves, du seul fait de leur allure physique et de leur mode de relation. Il est difficile de ne jamais en vouloir à ceux qui napprennent pas, tournent le cours en dérision ou séclipsent, mentalement ou matériellement. Les enseignants ne sont à labri, ni du narcissisme, ni de la séduction (Cifali, 1994). Il leur arrive aussi davoir peur, entre langoisse diffuse de ne pas être pas aimés ou de ne pas se montrer à la hauteur et la crainte précise dun affrontement incertain avec les élèves indisciplinés ou dun moment de ridicule ou dembarras, par exemple lorsquil faut se mettre en jeu comme personne.
Enseigner est un métier dans lequel on ne peut durer sans tricher un peu avec le programme, lévaluation, la grille horaire. Comment tricher en refusant ce droit aux élèves, sans perdre son estime de soi, en se trouvant de bonnes raisons de ne pas suivre les prescriptions à la lettre ? Qui aurait assez de force pour pratiquer un métier de lhumain sans aucune mauvaise foi, en avouant tous ses doutes, toutes ses erreurs, en acceptant souvent de faire partie du problème, en reconnaissant quil édicte des normes et des valeurs auxquelles il est soi-même bien incapable dêtre constamment fidèle ?
De compromis médiocres en défenses névrotiques, chaque enseignant gère sa part de déraison comme il peut, souvent en solitaire, naïvement prêt à croire que les autres dominent le métier, quil est le seul à ne pas toujours savoir que penser ou que faire. Toute démarche réflexive qui maintient cette illusion est de peu dutilité. La véritable formation professionnelle, cest daccepter la part de lhumain dans un métier de lhumain, donc de linconscient (Imbert, 1996), de langoisse dans le rapport aux autres (Cifali, 1994), du pouvoir, parfois de la violence.
En analyse de pratiques, il est difficile, au début, de sécarter des jugements et des conseils prescriptifs. Les enseignants veulent bien étudier des cas à condition quon reste dans le registre technique ou didactique. Ne sous-estimons pas le courage quil faut pour reconnaître quon a jugé ses élèves trop vite, bâclé une consigne, sous-estimé le temps requis par une activité ou formé des groupes délèves mal équilibrés. Ou encore pour savouer quon est démuni devant les erreurs ou les blocages dun adolescent, quon na pas véritablement entendu ses questions ou voulu prendre au sérieux ses " complexes " ou ses révoltes.
Lenseignant est, comme tout être humain, une machine cognitive à la fois très performante et très imparfaite. Comme le montrent Durand (1996) ou Carbonneau et Hétu (1996), elle peut gérer une grande complexité. Lenseignant expert parvient par exemple à suivre plusieurs scènes en parallèle et à partager son temps entre elles, à la manière dont un tourneur dassiettes intervient pour relancer celles qui sont sur le point de tomber. Cette gestion intuitive et analogique permet de maîtriser lessentiel de ce qui se passe en classe. Le revers de la médaille, cest limpossibilité de tout voir, de tout prévoir, de tout contrôler. Lenseignant cherche surtout à maintenir lattention des élèves et à avancer dans son cours. Il capte et traite tout ce qui menace ce double objectif, parfois au détriment des apprentissages ou des aspects relationnels, auxquels on ne sarrête que sils empêchent de fonctionner.
Lorsquune approche ergonomique met en évidence lefficacité, mais aussi les biais et les points aveugles de laction, elle se heurte à lamour-propre des enseignants, à leur refus de croire quils peuvent, par exemple, durant une journée entière de classe, ne jeter aucun regard à tel élève discret et navoir absolument rien à dire à son sujet, au point de ne même pas savoir sil était ou non présent ce jour-là
La prise de conscience des failles de la machine cognitive peut nourrir une forme de mauvaise conscience professionnelle. Le mythe du professeur auquel rien néchappe a la vie dure. Mais le plus difficile, cest dadmettre que les choix sont parfois dictés par des mobiles peu avouables, parce quils renvoient à des transactions censées ne pas avoir cours dans lenceinte scolaire. Cest ainsi que lévaluation fait lobjet dincessants arrangements, qui varient en fonction des moyens dinfluence des élèves (Merle, 1998) ou que la déviance est inégalement sanctionnée selon laffection quon porte au fauteur de troubles. Un professeur peut se surprendre en train de pousser à la faute tel élève insupportable ou dignorer ostensiblement tel autre qui la blessé par un sarcasme. Une offense peut provoquer une colère et des représailles disproportionnées, parce que lélève a touché une faille narcissique. La même conduite peut au contraire faire lobjet dune indulgence incompréhensible, en raison dune culpabilité à racheter ou dune séduction à laquelle le professeur succombe sans sen rendre compte. Les enseignants-stagiaires observent de telles conduites, mais nosent évidemment pas sen étonner ouvertement.
Accepter dengager une discussion sans rapport avec le cours ou prolonger indûment une activité amusante, mais peu féconde, peuvent paraître des actes plus bénins, mais ils indiquent aussi, à leur manière, les limites de la rationalité. Souvent, en formation continue, lanalyse de pratiques défriche un terrain que la formation initiale sest appliquée à contourner : travailler sur les non-dits du métier (Perrenoud, 1996), ses zones dombre et dambivalence, ses contradictions. Au bout du compte, chaque praticien peut accepter cette part de lui-même qui lui échappe dans laction pédagogique et apprendre à la fois à la reconnaître et à maîtriser ses effets nuisibles. Avant den arriver là, il faut traverser une zone de turbulences. Dans un groupe de formation continue ouvertement centré sur lanalyse de pratiques, la dynamique des groupes, la relation intersubjective ou lexplicitation des gestes professionnels préréfléchis, les participants savent à quoi sen tenir. Même alors, les résistances à la pratique réflexive se manifestent. Elles sont encore plus fortes dans un stage qui propose une démarche impliquante pour travailler un contenu technique, prenant les participants au dépourvu. " Je ne suis pas venu faire une dynamique de groupe ", disent ceux qui sont venus chercher une grille dévaluation ou une séquence didactique, lorsquils se trouvent amenés à leur corps défendant à sinterroger sur leur pratique ou leur vision de lapprentissage.
Jimagine par exemple quen didactique de léducation physique, la formation continue peut sappliquer à tenir lintimité, la sexualité, les pulsions violentes, la souffrance, la honte ou la compétition à la lisière de lanalyse, non parce quelles sont sans importance, mais au contraire parce quen parler ferait entrer formés et formateurs dans une zone à hauts risques.
La peur du changement
La peur du changement est un des obstacles à une pratique réflexive, pour une raison aussi simple que fondamentale : se poser des questions sur ce quon fait, en particulier dans un métier de lhumain, cest prendre le risque dune prise de conscience de certaines contradictions entre ses valeurs, ses projets et ses actes quotidiens. Donc créer ou retrouver un dilemme : se mettre daccord avec soi-même au prix dun changement ou vivre avec ses contradictions, au prix dune forme dinconfort, parfois de honte. Même si nous sommes maîtres dans lart de réduire la dissonance cognitive, nous veillons aussi à ne pas nous mettre délibérément en déséquilibre.
Cette attitude nest nullement irrationnelle. Le coût du changement nest jamais négligeable. Non parce que les êtres humains seraient névrotiquement conservateurs, mais parce que changer, cest désapprendre et réapprendre, dont risquer à nouveau léchec et les angoisses des commencements, renoncer à des routines qui fonctionnent pour bâtir, patiemment, de nouvelles manières de faire. Parfois, le jeu en vaut la chandelle. Sil a un coût, le changement peut amener des profits, symboliques, pratiques, voire pécuniaires.
Nul naime, en revanche, être entraîné contre son gré dans un mouvement qui ne répond pas à un besoin éprouvé, mais le postule. Pour se prémunir contre un tel risque, mieux vaut se tenir à lécart de toute pratique réflexive aussi longtemps quon ne se sent pas en échec, en souffrance, en déséquilibre. Dès quon se demande, par simple curiosité, hygiène mentale ou souci de lucidité, pourquoi on fait ce quon fait, ou comment on sy prend exactement, on ouvre la porte à des doutes et des prises de conscience dont nul nest assuré de sortir indemne.
Cela ne veut pas dire que les professeurs qui vont en formation continue ne doutent de rien et ne viennent que chercher des outils ou renforcer des certitudes. Sils choisissent de se former, cest quils sont prêts à sexposer à quelques risques. Lennui, avec une démarche clinique, cest quelle ne permet pas de les doser avec précision. Les mécanismes de défense restent bien sûr mobilisés, si bien quune analyse de pratiques, même bien menée et pointue, ne déstabilise pas à coup sûr. Ce nest dailleurs pas son but, seulement un effet secondaire de tout apprentissage essentiel sur soi, sa pratique et son rapport au monde. Il arrive cependant quau détour dune phrase, dune image, dune question, dune hésitation, le praticien comprenne ce quil préserve ou recherche, par exemple lorsquil fait saligner les élèves, exige quils lui serrent la main en le regardant dans les yeux ou rend les copies en commençant par la meilleure pour aller vers le fond du panier
Lespèce humaine a une capacité immense de vivre avec ses contradictions. Il ne suffit pas de prendre conscience dun écart entre le dire et le faire pour changer. Toutefois, dun petit ébranlement à lautre, lanalyse peut créer le mouvement. A terme, les praticiens en tirent des bénéfices. Pour certains &endash; une minorité &endash; lanalyse de pratiques révèle une grande souffrance ou une véritable pathologie de la relation. Cela peut les décider à entreprendre une thérapie ou à quitter une profession qui les malmène ou les conduit à malmener les autres.
Dans les autres cas, le changement accroît la professionnalité, car elle passe par une grande lucidité sur ce quon fait fonctionner dans le rapport au savoir et la relation pédagogique. Il est rare que quelquun qui a adopté une posture réflexive le regrette amèrement et rêve de revenir en arrière. La tranquillité perdue est compensée par une plus grande mobilité et une plus forte identité professionnelles. Mais ce sont des choses quon ne mesure quaprès coup. Dans limmédiat, chacun résiste à ce qui pourrait le faire changer plus vite quil ne le voudrait ou dans un registre inattendu.
On peut espérer que lextension des projets détablissements et des fonctionnements coopératifs, de même que les réformes de la formation initiale, amèneront progressivement en formation continue des enseignants moins défensifs, qui accepteront lidée quacquérir de nouveaux savoirs ou de nouvelles méthodes ne soit pas le seul enjeu, consentant à se regarder marcher (Fernagu Oudet, 1999), au risque de sapercevoir, comme le montre Saint-Arnaud (1992), après Argyris et Schön (1998), que les théories quon professe ne sont pas mises en pratique, que lon se raconte des histoires. Si le souci de cohérence nest pas étouffé dans luf par la peur du changement, il se peut quun mouvement samorce
Les ruses du formateur
Que peut faire un formateur face aux ambivalences des enseignants qui viennent " se former " dans ses cours, stages, séminaires ou session de formation continue ?
Un formateur denseignants qui voudrait être sûr de navoir aucun ennui a probablement intérêt à ne pas inviter les " formés " à adopter une posture réflexive et à se borner à répondre à leurs attentes. Cette attitude est plus facile à adopter lorsque le formateur est resté principalement un enseignant, qui prétend, à temps partiel ou à la faveur dun détachement dune ou quelques années, transmettre son expertise à des collègues plutôt que dorganiser une expérience formatrice. Il se met alors plus aisément à leur place et na pas de raison de chercher à créer une véritable dynamique de formation, qui exigerait une posture réflexive et questionnerait demblée la demande des formés et la façon dont ils posent les problèmes. On ne se forme quen acceptant de faire partie du problème et en ne se défendant pas becs et ongles contre lidée quune demande de formation peut en cacher une autre
Dès quun formateur souhaite relever les défis dune véritable formation dadultes (Perrenoud, 1998 c), il doit affronter la contradiction entre le contrat didactique quil serait souhaitable dinstaurer et celui que les enseignants en formation continue sont prêts à accepter. Il peut certes tenter déviter les grossiers malentendus en explicitant sa démarche de travail. On mettant trop les points sur les I, il risque cependant de ne toucher que les " drogués " de lanalyse de pratiques ou du " coupage de cheveux en quatre ", en quête dune nouvelle dose.
Si lon souhaite que la réflexion soit une démarche de formation plus largement accessible, il faut que le programme " annonce la couleur ", mais sans faire fuir ceux qui viennent dabord chercher des réponses et des outils. Il faut aussi, dans le cours même de la démarche, doser la part de réflexivité, pour quelle demeure acceptable. A défaut dun " compteur de réflexivité " qui fonctionnerait à linstar dun compteur de radioactivité, lintuition et le tâtonnement peuvent servir de boussoles. Toute violence faite aux formés se paie en ce domaine dune régression ou dune fuite.
Il importe de ne pas sous-estimer ou stigmatiser les résistances et de mieux comprendre ce qui amène les professeurs à réfléchir. Marc Durand, dans un commentaire à une version antérieure de ce texte, propose de distinguer plusieurs cas :
Le premier, classique et pragmatique : quand tout va bien, un professeur ne change rien à ses procédures parce quelles marchent et quil ny a pas à y réfléchir. Il va continuer à les employer sans chercher plus loin.Le deuxième, non moins classique : on réfléchit quand ça ne marche pas. Alors lon a au moins deux réponses. La première est de résister encore à lanalyse et à la réflexion et simplement de considérer que la procédure inefficace ne vaut pas dans tous les cas, quelle a une zone defficacité limitée et donc quil faudra lutiliser de façon plus prudente et restreinte à lavenir (début de modification du répertoire professionnel). La deuxième se produit face à un problème récurrent et incompréhensible : là, soit lenseignants abandonne (" Je nenseigne plus cela car jen suis incapable "), soit il sengage dans une procédure de recherche de solution parfois très lourde (lecture des revues spécialisées, interrogation de collègues, voire stage de formation continue). Certains, insatisfaits trouvent même des solutions et des explications innovantes (que lun dentre eux envisage même de rendre publiques dans une revue professionnelle).
Le troisième cas suggère quil ny a pas quen cas déchecs que la réflexion ou linnovation senclenchent. Ainsi, tel enseignant change des procédures efficaces et bien rodées précisément parce quelles sont efficaces et rodées, pour ne pas senkyster dans des routines et au nom dune sorte déthique du travail.
Je souscris volontiers à cette analyse. Comme le rappelle Vermersch (1994), la prise de conscience et le travail dajustement répondent en général à un obstacle qui résiste aux routines et aux schèmes en place. Mais le dernier cas évoqué montre quil y a des enjeux identitaires, voire métaphysiques plus profonds. Huberman a résumé sa belle étude du cycle de vie des enseignants (1989 a) en formulant la question angoissante que se posent les professeurs à laube de la quarantaine (1989 b) : " Vais-je mourir debout au tableau noir une craie à la main ? ".
On aurait tort de croire que les enseignants sont parfaitement au clair sur ces questions, tant pragmatiques quexistentielles, avant de sinscrire à un stage. On peut venir en formation pour des raisons vagues, intuitives : un sentiment de malaise, la vague envie de " creuser un problème " ou déchanger, une forme dinsatisfaction diffuse. Cest dans le cadre même de la session de formation que les choses peuvent se décanter, sexpliciter. Ce nest pas le moindre défi du formateur dadultes que de respecter les ambivalences et les attentes des formés tout en les poussant au " maximum de conscience possible ".
Le plus sûr garant dune évolution progressive reste la formation des formateurs et leur travail en équipe sur ces questions. Or, lanalyse du stage du CUFOCEP que nous livre Marc Durand suggère quentre formateurs, les rapports sont plutôt de compétition, ce qui est assez prévisible lorsquon ouvre un tel " marché ". Hors de tels stages groupés, la compétition est plus feutrée. Elle présente lavantage de ne pas garantir à chaque formateur un public captif. Elle suscite en contrepartie la tentation de laudimat : donner aux usagers ce quils attendent et en tirer des bénéfices narcissiques. Pour résister à cette chimère, je ne vois quune solution : intégrer les formateurs à une structure coopérative qui assure leur professionnalisation et leur supervision, non pas au sens dun contrôle hiérarchique, mais dun accompagnement, comme il est maintenant assez banal den rencontrer en travail social ou en soins infirmiers.
Cette professionnalisation des formateurs présente certes un danger, celui de constituer un corps de formateurs à deux vitesses :
Sans se dissimuler les risques de bureaucratisation que contient toute professionnalisation dune fonction, on peut soutenir que cest une condition daccès à la posture réflexive, tant pour les formateurs eux-mêmes que pour les enseignants quils forment.
Références
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