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Raisons de savoir
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1999
Les savoirs comme préalables à l'assimilation d'autres savoirsLes savoirs comme bases de la sélection scolaire
Les savoirs comme sources d'ancrage identitaire et culturel
Les savoirs comme matériaux pour exercer des savoir-faire intellectuels
Les savoirs comme base d'un travail sur le rapport au savoir
Les savoirs comme éléments de culture générale
Les savoirs comme ressources au service de compétences identifiables
" Mais au fait, pourquoi apprendre ? ", se demande Giordan (1999, pp. 75.). Y a-t-il des raisons de savoir et de faire savoir ? La question peut paraître impertinente : tout savoir nest-il pas un " trésor ", qui se justifie de lui-même ? Un surcroît de sens et dintelligibilité du monde, donc un pouvoir ? Une " plus-value dêtre " (Vellas, 1996) ?
Sans doute. Toutefois, quiconque rédige les programmes de la scolarité obligatoire doit consentir de nombreux deuils, car il est impossible de tout enseigner. Si le savoir humain na aucune raison de se fixer des limites, le savoir scolaire en est un sous-ensemble, qui résulte dune série de choix à la fois politiques et pédagogiques (Chervel, 1998 ; Forquin, 1989 ; Isambert-Jamati, 1990 ; Perrenoud, 1995). Quelles sont alors les raisons denseigner à tous certains savoirs plutôt que dautres ? Doù vient leur dignité ? Comment légitimer leur élection ?
La question est rarement traitée dans son intégralité, parce que les programmes scolaires sont faits de couches superposées, dajouts et de remaniements successifs survenus au fil des réformes et des modes. Le débat se centre en général sur les derniers éléments à supprimer, modifier ou ajouter et laissent dans lombre la question de la légitimité même des disciplines instituées et de leur principaux chapitres. Si bien quil est difficile de saisir une rationalité unique qui présiderait à la délimitation des savoirs enseignés durant la scolarité de base. Souvent, le souci de leur cohérence interne lemporte sur la clarification de leur finalité externe. On ne peut en effet découper les champs conceptuels nimporte comment ou enseigner certaines notions sans en avoir construit les bases. Si bien quune partie des contenus renvoient à dautres contenus, dans une sorte de circuit fermé.
De plus, la confection des programmes est confiée à des spécialistes des disciplines qui nont pas de vue densemble et se liguent plutôt pour élargir ou au moins sauvegarder leur territoire commun. Ils débattent âprement entre eux, mais les compromis quils passent doivent davantage aux enjeux propres du champ disciplinaire et aux exigence des cycles détudes suivants quà une interrogation de fond sur la pertinence de savoirs enseignés au-delà de la scolarité.
Si lon instituait un groupe de travail chargé de réexaminer lensemble des programmes, il découvrirait donc nombre déléments que nul ne questionne depuis longtemps, qui paraissent évidents, présents " de toute éternité ". Un tel groupe, sil devait proposer une rationalité cohérente, aurait pour tâche première de se donner des critères, dexpliciter ce que jappelle ici des raisons de savoir, qui sont aussi des raisons de faire savoir.
Un tel examen aurait son sens à chaque époque, tant les programmes scolaires sont menacés dhypertrophie, rançon dune croissance que nul système éducatif ne maîtrise dans son entier. Lexamen simpose aujourdhui dautant plus que la plupart des systèmes élaborent des programmes orientés vers le développement de compétences. Disons demblée que les compétences ne sopposent pas aux connaissances (Perrenoud, 1998 b). Ce sont au contraire des ressources (Le Boterf, 1994) irremplaçables pour agir dans une situation complexe. Agir " à bon escient ", cest dabord observer, analyser, comprendre, anticiper, décider sur la base dun modèle aussi adéquat que possible du réel et des diverses stratégies ouvertes. Ce modèle sancre dans des savoirs.
Le mouvement vers les compétences, tel que je le conçois (Perrenoud, 1998 a), se soucie de la mobilisation des savoirs acquis. Il perdrait donc tout sens sil ny avait pas grand-chose à mobiliser. Toutefois, cette perspective nest pas sans conséquence pour la quantité de savoirs enseignables à lécole : comme on apprend à marcher en marchant, on apprend à mobiliser ses savoirs en les mobilisant, de multiples fois, dans des contextes variés, pour analyser des situations, résoudre des problèmes, prendre des décisions, construire des dispositifs ou des stratégies. Cet apprentissage relève dun entraînement et dune pratique réflexive. Certains savoirs méthodologiques ou procéduraux peuvent aider à analyser les situations, chercher de linformation, construire des hypothèses, etc. Ils ne se substituent pas à lexercice supplémentaire, à ce qui équivaut à la clinique dans la formation des médecins.
On ne peut aller dans ce sens en espérant continuer enseigner tous les savoirs actuellement inscrits dans les programmes de la scolarité de base. Leur simple " transmission ", par les voies les plus conventionnelles (cours suivis dexercices) accapare actuellement la quasi-totalité du temps dévolu aux études et cela reste insuffisant pour les élèves les plus lents ou les moins proches de la culture scolaire. Là se situe la ligne de tension entre connaissances et compétences : dans le partage du temps.
Le problème nest pas nouveau. Une didactique constructiviste (De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996, Jonnaert et Vander Borght, 1999, Groupe français déducation nouvelle, 1996) imposerait déjà des allégements draconiens des programmes : pour construire ses savoirs par des " méthodes actives ", au gré de projets, de situations-problèmes, de recherches, dexpériences scientifiques, dactivités de communication proches de pratiques sociales, il faut du temps.
Il en faut encore plus pour apprendre à mobiliser judicieusement les mêmes savoirs :
Doù limportance de trouver le temps :
On ne peut y parvenir sans réduire fortement létendue des savoirs enseignés. Doù limportance de dégager les savoirs essentiels.
Ce mouvement pourrait conduire à des excès : exclure du curriculum tout savoir scolaire qui ne se présenterait pas comme une ressource essentielle au service dune compétence identifiable. Or, il existe dautres raisons de savoir et de faire savoir, dont les auteurs de programmes peuvent et doivent se réclamer. Lesquelles ?
Il nexiste pas dinventaire établi et incontesté des raisons de savoir Jen propose ici une version provisoire. Les savoirs scolaires peuvent se justifier comme :
Ces raisons ne sont pas mutuellement exclusives. Elle indiquent quon peut et quon doit enseigner des savoirs à lécole sans quils soient constamment et obligatoirement connectés à des compétences. On devrait en revanche être en mesure de dire pourquoi on les enseigne, sans se retrancher derrière de vagues raisons, la " tradition " ou les pressions des lobbies disciplinaires.
Reprenons une à une ces divers raisons.
Les savoirs comme
préalables à
lassimilation dautres savoirs
Le savoir est une construction en étage. Certains états du savoir ne sont que des étapes, qui nont guère de validité en dehors de lenceinte scolaire, parce quon suppose que les élèves poursuivront leurs études et dépasseront cet état en approfondissant, élargissant, nuançant, complexifiant, relativisant ce quils ont appris auparavant. Sans être véritablement faux, certains savoirs scolaires sont des approximations, dans lattente de fondements plus rigoureux. On ne peut, dans un premier temps, comprendre certaines théories mathématiques, physiques, chimiques ou biologiques que de façon métaphorique, faute par exemple davoir atteint le niveau dabstraction nécessaire pour comprendre les mécanismes sous-jacents. Cest ainsi quen biologie, la respiration ne peut être vraiment conceptualisée que si lon maîtrise des notions assez pointues de biochimie. Certains éléments de la théorie des ensembles ou des nombres sont simplifiés à lécole primaire, voire au début du secondaire, au point dêtre méconnaissables dun point de vue mathématique ; cest inévitable lorsquon sadresse à des enfants ou des adolescents pour lesquels une approche axiomatisée est impensable.
Certains savoirs sont comme ces voies provisoires tracées sur un chantier, destinées à disparaître lorsque le réseau définitif aura pris forme.
Les savoirs comme bases de la sélection scolaire
Lécole doit justifier la sélection quelle opère et la laver du soupçon darbitraire. Les " tests de connaissances " ont une apparence dobjectivité qui rassure les sceptiques. Cest encore mieux si un ordinateur traite de façon impersonnelle des réponses à des questions à choix multiple puisées dans une banque ditems
Comme il faut bien enseigner ce quon évalue, cela conduit à surcharger certains programmes scolaires de savoirs dont le contenu importe moins que leurs vertus sélectives. Les examens propédeutiques quon maintient dans certaines facultés universitaires jouent le rôle de barrières sélectives plutôt que de contrôle de réels préalables pour la suite du cursus.
Lexigence de connaissances encyclopédiques permet en outre de sélectionner élèves ou étudiants sur des critères cachés, par exemple la capacité de mémorisation, la force de travail, la persévérance ou encore une forme de docilité prédisposant à étudier tout ce qui est enseigné et exigé, et rien dautre
Mieux vaudrait refuser en bloc dinscrire dans les programmes des savoirs qui servent avant tout à légitimer la sélection ou à masquer dautres critères. Si des mesures aussi radicales sont impossibles, quon sefforce au moins de choisir à des fins sélectives des savoirs pertinents aussi pour dautres raisons.
Les savoirs comme
sources
dancrage identitaire et culturel
Il y a des choses quil faut savoir parce que lidentité collective passe par une connaissance commune de lhistoire, de la géographie, des institutions, des lois et des coutumes, des langues et de léconomie dune nation ou dune région. Depuis le XIXe siècle, lécole a partie liée avec la construction des États démocratiques. Or, léducation à la citoyenneté nappelle pas uniquement ladhésion à des principes démocratiques (droit de vote, indépendance de la justice) et à des valeurs telles que le respect des droits de la personne, la liberté dexpression ou la solidarité. Ces valeurs se fondent sur des concepts et la connaissance de leurs fondements philosophiques aussi bien que de leur mise en uvre au cours des siècles ou des décennies.
Lancrage identitaire passe aussi par une mémoire collective portant sur la genèse et les moments forts de lhistoire collective ; révolutions, guerres, lutte pour lindépendance, crises, inventions scientifiques, conflits sociaux, réformes majeures du régime politique. A cela sajoute la familiarisation, dès lécole, avec une langue, une culture, une littérature, une philosophie, une musique, une peinture, une géographie, une cuisine, voire une religion " nationales " ou " régionales ". Sans oublier la connaissance de symboles (drapeaux, fêtes, héros), de contes, de chansons, de monuments, de sites, de paysages, de sports, de pratiques artisanales, de coutumes, de costumes, de produits propres à la région ou à la nation.
Ces composantes identitaires saccroissent lorsque lécole appartient à une confession ou une ethnie spécifiques, car elle transmet alors ce qui la singularise, une foi, une langue, une histoire propres.
Le débat sur ces contenus est rarement serein, dans la mesure où toute proposition dallégement heurte des valeurs et apparaît une agression contre la culture même et donc lidentité de la société ou dun groupe particulier. Pourtant, depuis un siècle, sous la pression de savoirs savants en expansion et à la faveur de nouvelles représentations de la connaissance, on assiste à un rétrécissement des fonctions identitaires. Il napparaît plus nécessaire de connaître la liste de tous les départements et de leurs chefs-lieux pour être un bon Français. Il se peut cependant que la construction de communautés continentales, la montée de lintégrisme, laggravation de la fracture sociale, les conflits interethniques et laccroissement de la violence alimentent un retour en force des savoirs scolaires comme ancrages identitaires. Tout mouvement du balancier vers un excès dindividualisme et une dissolution du lien social appelle un renforcement des fonctions de socialisation de lécole, donc aussi des savoirs identitaires, à commencer par la loi
La fonction identitaire de certains savoirs scolaires apparaît donc légitime. La question est plutôt de ne pas en saturer les programmes et de ne pas espérer, par une accumulation de savoirs civiques, échapper à une analyse pointue des conditions de la citoyenneté
Les savoirs comme
matériaux
pour exercer des savoir-faire intellectuels
Certains disciplines ont été justifiées, du moins par intermittence (Isambert-Jamati, 1971) comme une " gymnastique de lesprit " : les langues anciennes, la mathématique, plus récemment linformatique. En effet, on ne voit guère comment on pourrait " apprendre à apprendre " et acquérir des savoir-faire intellectuels (prendre des notes, rechercher de linformation, résumer, analyser, synthétiser, argumenter, adapter, traduire, évaluer, décider, anticiper) sans sentraîner sur des contenus. Lécole prétend souvent " faire dune pierre deux coups " : exercer les savoir-faire intellectuels à propos de savoirs eux-mêmes indispensables.
En pratique, on peut douter que ce soit toujours une préoccupation prioritaire dans la construction des programmes et au moment de la transposition didactique en classe. Les professeurs qui visent le développement de savoir-faire ne se concentrent pas toujours sur la valeur intrinsèque des contenus abordés. Ainsi, pour travailler largumentation ou lobservation, on peut être tenté de privilégier des thèmes qui sy prêtent bien, sans attacher une importance particulière aux savoirs sous-jacents et à leur place dans les programmes. On pourrait avancer lhypothèse que la plupart des débats organisés en classe portent sur des sujets étrangers aux programmes notionnels ; quant aux expériences de laboratoires en biologie, chimie ou physique, les contraintes de leur faisabilité dans lenceinte scolaire (temps, place, matériaux disponibles, coûts, risques, encadrement, rapport évaluable) prennent fréquemment le pas sur leur articulation aux savoirs théoriques.
Il importerait que contenus théoriques et savoir-faire intellectuels soient plus méthodiquement pensés ensemble, dans chaque discipline et dans un espace pluridisciplinaire. On rejoindrait dailleurs alors le travail sur le sens aussi bien que lexercice de la mobilisation.
Les savoirs comme
base
dun travail sur le rapport au savoir
A lécole, on travaille (ou on pourrait travailler) certains savoirs non pour quils soient mémorisés comme tels dans leur détail, mais parce quils permettent de construire un rapport au savoir qui, lui, sera plus durable. On ne devrait pas, par exemple, travailler les unités de mesure sans sarrêter à leur genèse historique ni comprendre leurs dimensions politiques. On le voit en ce moment en Europe avec lapparition de leuro : une monnaie est essentiellement politique, elle définit une zone dans laquelle on utilise la même unité, ce qui dispense dopérations complexes de change et élargit les marchés. Ce qui est évident pour une unité monétaire lest un peu moins pour les unités de longueur, de poids, de volume ou dénergie. Pourtant, linstauration dun système dunités a toujours besoin dune décision et dune autorité qui sen porte garante ; elle a toujours des enjeux politiques et économiques ; elle délimite toujours des zones, donc des frontières. Comprendre larbitraire théorique et la nécessité historique de nombreuses conventions, dont les systèmes dunités de mesure, est une connaissance qui va au-delà des conventions elles-mêmes. Sans doute oubliera-t-on plus ou moins vite qui a institué le système métrique, pourquoi lAngleterre compte en pouces ou en gallons et quel régime français a institué le bureau des poids et mesures. On conservera lintuition que ces unités sont des construits humains, quelles nexistent pas " dans la nature " et quelles exigent un accord, parce quelles nont de sens que reconnues au sein dun réseau déchanges. Le rapport au savoir en sera durablement transformé. Il en va de même pour le code orthographique.
Prenons dautres exemples :
De tels savoirs, destinés non à être conservés comme tels dans leur détail, mais à faire émerger un nouveau rapport au savoir, sont actuellement les parents pauvres dans lenseignement. Ils ne figurent pas au programme et nont guère de raison dêtre évalués comme tels. Ils relèvent plutôt dune démarche didactique. Les travaux sur le rapport entre échec scolaire et rapport au savoir (Charlot, Bautier et Rochex, 1992) suggèrent cependant que tous les élèves ne disposent pas demblée des clés nécessaires pour donner du sens aux savoirs scolaires et quil importerait de travailler cette dimension avant daccumuler les contenus.
Les savoirs comme éléments de culture générale
Cest la justification la plus vague, qui vient à la rescousse lorsquon ne sait pas justifier autrement la présence dun savoir dans un programme. Toute connaissance enrichit potentiellement notre regard sur le monde et, toutes choses égales dailleurs, on ne voit pas pourquoi on sen priverait. Cette perspective positive nexplique pas encore pourquoi on intègre telle ou telle connaissance à un programme scolaire, ce qui en fait un passage obligé pour tout ou partie des élèves. Ils ne sont plus alors en situation de choisir leur culture, elle a été pensée en dehors deux et leur est imposée. Que ce soit " pour leur bien " pour " leur ouvrir les yeux ", pour " enrichir leur esprit ", pour les aider à " mieux se situer " ou à " construire du sens ", nul concepteur de programme ne devrait être dispensé de justifier ce quil choisit dinclure dans la " culture générale " enseignée à lécole.
On sait que la musique, la littérature, les arts graphiques enseignés dans les écoles restent très largement solidaires de la conception de la culture de classes dirigeantes des pays développés. On assiste certes à des tentatives douverture à la pluralité des langues et des cultures, aussi bien à lintérieur dune société quà léchelle de la planète, même si elles sont encore fort timides. Le système éducatif na plus aujourdhui une conception claire de la culture générale à transmettre. Sans doute parce que nous sommes écartelés entre une conception élitiste de la culture et une conception anthropologique. La culture avec un grand C correspond à ce que la classe dominante considère comme LA culture, celle de lélite, qui fait la part belle aux " humanités ", aux sciences et aux arts, une petite place aux techniques et presque aucune aux savoirs de la vie quotidienne. Lennui est que cette culture exclut tous ceux qui ne trouvent pas à lécole le prolongement de leur univers familial. Sa gratuité est un signe dappartenance pour les uns, une inaccessible étoile pour les autres. Et ceux qui naccèdent pas à cette culture délite sont réputés " incultes ".
Pour les anthropologues, la culture est au contraire lensemble des représentations, savoirs, valeurs et symboles qui permettent aux êtres humains de penser le réel, de construire du sens, de participer, de se situer dans lunivers et les uns par rapport aux autres. Bref, rien nest moins gratuit. Et chaque être humain participe dune ou de plusieurs cultures, quelle que soit sa condition. Il ny a aucune raison alors dopposer culture et compétences, certaines compétences font appel à des savoirs culturels étendus, quils soient savants ou de sens commun.
Cette vision anthropologique fait éclater lunité supposée de la culture générale. Chaque groupe social ou ethnique peut revendiquer la sienne. Se pose alors un nouveau problème, épineux : le respect des différences doit-il conduire à confiner chacun dans sa culture dorigine ? Entre la certitude que chacun doit, pour être digne de la condition humaine, connaître et aimer Mozart ou Molière, et la certitude inverse que le rap ou le roman-photo sont tout aussi dignes dintérêt, lécole doit se déterminer. Aujourdhui, elle est plutôt le théâtre dun conflit de conceptions et dune diversité de pratiques plutôt que dune ligne cohérente.
Les réflexions sur lentrée dans la culture (Bernardin, 1997, Bruner, 1996) ouvrent des pistes nouvelles, mais suggèrent aussi que la culture générale comme " raison de savoir " nest quune formule provisoire. Il se peut que la poursuite de lanalyse conduise à renoncer à ce concept flou pour parler didentité, de rapport au savoir ou de compétences
Les savoirs comme
ressources
au service de compétences
identifiables
Jinsiste sur le caractère identifiable, car tout savoir peut prétendre, potentiellement, au statut de ressource. Dans son atelier, un bricoleur accumule des matériaux dont il na pas immédiatement lusage, en se disant quil finira bien par leur trouver une destination. On ne peut raisonner de la sorte pour les programmes scolaires. Si lon justifie une connaissance en tant que ressource au service de compétences, il faut pouvoir dire lesquelles. Le pluriel souligne quun champ de connaissances est en général mobilisable par plusieurs compétences.
Il nest pas facile de connecter une compétences à des ressources. Dabord parce que les ressources que mobilise une compétence sont diverses. Ce sont :
Même en se limitant aux savoirs, rien ne permet didentifier du premier coup dil ceux quune compétence met en jeu, quelle soit ou non disciplinaire. Certes, on perçoit rapidement certains savoirs centraux, mais dautres sont plus implicites et font partie dune sorte de background global. Le rapport des connaissances à laction est multiple. Leur degré de précision et de formalisation varie : il suffit parfois de connaissances floues et approximatives, alors que dautres, pour être opératoires, doivent être très précises.
Il importe dapprofondir ces questions pour développer un regard critique sur les liens connaissances-compétences. Quun savoir soit " vaguement " connecté à une compétence ne suffit pas, il faut encore attester de sa mobilisation par au moins une partie des praticiens experts. Le débat sur la grammaire nourrit à cet égard des polémiques sans fin (Chervel, 1977)
Sans rime ni raison
De cet examen rapide des raisons de savoir, je conclurai, dune part quil ny a aucune raison dexercer un terrorisme des compétences sur les programmes, mais quen contrepartie, nul ne peut aujourdhui refuser de dire pourquoi tel savoir figure dans tel programme.
Lenjeu est évidemment de ne pas surcharger les programmes à un moment où lon a besoin de temps pour exercer leur mobilisation et la construction de compétences. Plus globalement, il est temps dinterrompre la fuite en avant, de faire des deuils et de recentrer les programmes sur ce que Develay (1992) appelle les matrices disciplinaires et de passer au crible lensemble des contenus. Lapproche par compétences est une occasion de procéder à ce changement de paradigme.
On entend déjà les lobbies disciplinaires crier au loup, dénoncer la baisse du niveau et la fin de la culture. Ils auront gain de cause aussi longtemps quune partie des professeurs ne sidentifieront pas à la cohérence de la formation scolaire, à léquilibre de lapprenant et à sa capacité de se servir de ce quil a appris plutôt quà leur propre champ de savoir ou, ce qui est pire encore, aux quelques " tranches de savoir " quils ont mandat dinsérer dans ce grille-pain nommé élève (Gauthier, 1993).
Références
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