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Du travail sur les pratiques
au travail sur lhabitus
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1999
Sous la pratique lhabitusDe la prise de conscience au changement
De lanalyse de sens commun à un travail maîtrisé
Aménager les conditions de la pratique
Laction est par essence fugitive, elle " naît ", se développe, séteint. Il nen reste que des traces, les unes dans la mémoire de lacteur, les autres dans son environnement, y compris lesprit de ses partenaires ou adversaires du moment. Peu importe que tout se joue en une fraction de seconde ou en plusieurs semaines : une fois achevée, laction est figée, on ne peut que la reconstituer, à la lumière des témoignages quapportent les personnes, les écrits et les choses, à la manière dont un juge dinstruction se transporte sur les lieux du crime, dont un historien ou un journaliste reconstruisent des conduites à partir de témoignages et dindices.
Il y toujours décalage entre laction et sa représentation a posteriori, partiale et fragmentaire, produit dune reconstruction qui, elle, nest jamais achevée à coup sûr. Une nouvelle expérience, un nouvel essai, un nouveau savoir, un nouveau contexte peuvent éclairer rétroactivement une action passée, changer son sens, la placer dans une autre perspective. Sa représentation peut senrichir en fonction dun travail volontariste dinvestigation, danalyse, de reconstruction, ou de façon plus inconsciente, au gré de processus de rationalisation et de schématisation caractéristique de notre mémoire. La représentation de laction sappauvrit au gré de loubli ou du refoulement, qui effacent ou estompent les traces et les souvenirs. De plus, une action située se fond souvent dans une famille dactions semblables et perd ses caractéristiques singulières.
Si la mémoire de laction peut évoluer, l'action elle-même est au contraire à jamais figée. Jamais elle ne se reproduira à lidentique, pas plus quon ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Cest pourquoi nul ne peut, au sens strict, retravailler une action, à la manière dont un sculpteur, un peintre, un musicien ou un auteur " reprennent " une uvre en gestation, jusquà ce quils en soient las ou satisfaits. Le travail d'un interprète ou d'un sportif sur la perfection du geste, mille fois recommencé, pourrait donner à croire quil " sculpte " directement son action. En réalité, il travaille sur ce qui la sous-tend.
Travailler " sur sa pratique ", cest alors, comme le danseur, lathlète, le comédien ou lamant, se préparer à faire mieux ou autrement " la prochaine fois ". Cest à la fois se souvenir et tenter danticiper, cest réfléchir à laction à venir en fonction de laction achevée. Travailler sur sa pratique, cest donc en réalité travailler sur une famille dactions comparables. et ce qui les relie et en assure une certaine permanence, par-delà les variations mineures :
Parmi ces dispositions relativement stables, on sen tiendra ici à la dernière catégorie, en utilisant la notion dhabitus pour désigner lensemble des schèmes dont dispose un individu à un moment déterminé de sa vie.
Bourdieu, après Saint Thomas, définit lhabitus comme la " grammaire génératrice " des pratiques dun acteur, autrement dit comme un :
système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, dappréciations et dactions, et rend possible laccomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme (Bourdieu, 1972 p. 178-179).
Vergnaud (1990, p. 136) appelle schème " lorganisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée ". Ce qui est très proche de la classique définition piagétienne :
Nous appellerons schèmes daction ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable dune situation à la suivante, autrement dit ce quil y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action (Piaget, 1973, pp. 23-24).
La notion dhabitus najoute rien à la notion de schème. Elle souligne leur intégration en un système. Quant à la métaphore de la " grammaire génératrice ", elle nous rappelle que notre cerveau ne contient pas les paroles que nous allons prononcer, mais les structures qui permettront de les produire en situation, le jour venu. La production de laction nest pas dune autre nature, même si lexistence même dune " grammaire de laction " est discutable.
Lanalyse de pratiques renvoie constamment au sujet agissant et à ses dispositions stables, parmi lesquelles son habitus. Toutefois, ce renvoi reste souvent implicite, à la fois pour des raisons déontologiques et théoriques :
Le premier obstacle ne peut être entièrement levé. Lanalyse de pratiques ne peut fonctionner sans entretenir la fiction que, parlant de la pratique, on ne parle pas du praticien et de son habitus. Peut-être est-il à cet égard salutaire quon ne trouve pas facilement les mots pour nommer des dispositions stables du sujet agissant. Une fois nommées, elles pourraient faire écran à la prise de conscience de laction. Pour le dire brutalement : un praticien ne peut raconter ce quil fait quau prix dune certaine méconnaissance des interprétations que son récit pourrait susciter. Cest pourquoi il est sans doute impossible danimer un groupe danalyse de pratiques composé de psychanalystes ou de sociologues. Les premiers ne perdront pas de vue une seconde le sens psychanalytique de ce quils livrent au groupe, en termes dinconscient et de structure psychique profonde, les seconds feront de même dans le registre des conditionnements par lappartenance, la position et la trajectoire sociales. Du coup, les plus prudents ne diraient plus rien, les plus présomptueux livreraient un récit construit de sorte à contrôler davance les interprétations.
Les praticiens " ordinaires " ne fonctionnent pas tout à fait autrement, mais leurs mécanismes de défense sont moins bien rôdés. Il se peut que lanalyse de pratiques ait pour condition de possibilité une forme de naïveté et dinconscience.
Le manque doutils conceptuels pour nommer lhabitus est peut-être, à cet égard, une forme de protection des personnes. Dans un groupe qui décoderait et nommerait trop bien ce qui sous-tend les pratiques, chacun pourrait se sentir mis à nu au-delà du raisonnable. Certes, nul ne se risque dans un tel groupe sans une part daudace, mais il y a des limites à la prise de risques.
En même temps, les interprétations vont bon train et portent en partie sur lhabitus et la personnalité du praticien. Vaut-il mieux une interprétation nourrie par le sens commun ou par des théories de laction ? Il ne serait pas absurde dattendre de ceux qui animent des groupes danalyse de la pratique une culture théorique suffisante pour maîtriser les interprétations sauvages, celles qui surgissent dans le groupe, mais peut-être aussi et dabord dans lesprit de lanimateur. Dans la mesure où, du moins dans les métiers de lhumain, la pratique renvoie toujours à des relations intersubjectives, donc à lidentité, à laltérité, à la peur de lautre, à la dépendance, au pouvoir, à la séduction, mieux vaudrait que ceux qui animent un séminaire danalyse de pratiques aient quelques notions de psychanalyse, non pour simproviser thérapeute, mais au contraire pour identifier clairement les limites de lanalyse.
De la même manière, une conceptualisation plus pointue de laction ordinaire et de lhabitus pourrait à la fois guider le questionnement et lui fixer des limites. Un collègue formateur intéressé par lexplicitation raconte par exemple quil a été un jour, dans un restaurant, fasciné par une serveuse capable de se souvenir sans prendre de notes dune multitude de commandes et dapporter à chaque convive exactement ce quil avait demandé. " Comment faites-vous ? ", lui a-t-il demandé. " Mais je ne sais pas ", a-t-elle répondu. Quelques minutes plus tard, prenant les commandes dune autre table, elle avait perdu sa maestria Lhistoire ne dit pas si elle la retrouva le lendemain ou si elle fut définitivement troublée par une question en apparence innocente. On peut en conclure que seul un mille-pattes très masochiste fréquenterait un groupe danalyse de pratiques. Et, plus sérieusement, quil nest pas nécessaire de toucher à lenfance et à Freud pour déstabiliser un praticien, voire le mettre en crise.
Une théorie plus précise de lhabitus qui sous-tend laction noffre aucune garantie absolue. Elle donne quelques moyens supplémentaires de comprendre à quoi lon touche en analyse de pratiques. A un extrême, ce peut être à certains automatismes que la prise de conscience ralentit ou paralyse, à lautre extrême, ce peut être toute lidentité et lhistoire dune personne qui se réfracte dans une action. Entre ces extrêmes foisonnent des couches intermédiaires de la personne.
Sous la pratique lhabitus
Notre vie est faite de répétitions partielles. Les situations ne varient pas au point de nous obliger, chaque jour, à inventer de nouvelles réponses. Laction est souvent une reprise, avec des variations mineures, dune conduite déjà adoptée dans une situation similaire. Une pratique, en ce sens, peut se concevoir non comme une action isolée, mais comme lensemble des actions semblables qui répondent à des situations comparables.
Apprendre de lexpérience
Lêtre humain est capable à la fois dimproviser devant des situations inédites et dapprendre de lexpérience pour agir plus efficacement lorsque des situations analogues se présentent. Cet apprentissage résulte, sous sa forme la plus banale, dune forme dentraînement : la réaction sera dautant plus rapide, plus assurée, plus efficace que lacteur évite mieux les erreurs et hésitations des premières fois. Cet entraînement peut être involontaire, se limiter à un ajustement progressif, par essais et erreurs ; il peut, à lautre extrême, passer par un travail délibéré et intensif, consenti pour que, la prochaine fois, le praticien soit mieux " préparé ", parce quil se sera, dans lintervalle, exercé mentalement, à la manière dont un pilote de rallye ou un skieur revoient la piste avant le départ. Travailler le geste revient alors à affiner, différencier ou mieux coordonner les schèmes perceptifs et moteurs dont le geste est la mise en uvre.
Lorsquon sintéresse à une pratique où " dire, cest faire ", où la portée des gestes est avant tout symbolique, il paraît vain daccroître à linfini la perfection des gestes, au sens strict du mot. Leur efficacité dépend du sens quautrui leur donne. Certes, la netteté, lassurance, la précision, lélégance des gestes de lenseignant, pas plus que sa voix, sa posture ou ses vêtements, ne sont étrangers à sa présence en classe, et à la façon dont se noue la relation pédagogique. Mais les " gesticulations " du pédagogue népuisent pas sa pratique.
Peut-on étendre le raisonnement à des actions quon ne saurait réduire à des mouvements biens maîtrisés et coordonnés ? Si la notion de geste professionnel, centrale dans certaines approches de la formation des enseignants, nest pas une métaphore irrecevable, cest justement du fait de lunité de ce qui sous-tend laction humaine : des schèmes qui ne changent pas radicalement de nature, de mode de genèse et de mode de conservation selon quil sagit dune action visible ou dune conduite moins accessible à lobservation directe.
Par ailleurs, plus on séloigne de situations stéréotypées, plus la répétition obsessionnelle du geste, quil soit physique ou symbolique, devient dérisoire. La pratique pédagogique est une intervention singulière, dans une situation complexe qui ne se reproduit jamais de façon strictement identique. Sans doute retrouve-t-on des points communs, mais jamais assez pour quil soit pertinent de perfectionner des automatismes, sauf à propos de petites choses par exemple lutilisation du tableau noir ou du rétroprojecteur. Dans le domaine de laction symbolique, lenseignant doit sadapter à des situations partiellement inédites, même sil y a toujours des analogies et donc une possibilité de réinvestir ou de transposer des éléments de réponse déjà construits.
Schèmes et habitus
Lhabitus est un ensemble de dispositions intériorisées, dont on ne saisit que les manifestations, à travers des actes et des façons dêtre au monde. Lexistence des schèmes ne peut être quinduite par lobservateur, à partir de la relative stabilité des conduites dans des situations analogues. Ainsi, en constatant à maintes reprises quun praticien hésite en situation dincertitude et repousse la décision aussi longtemps que possible, lobservateur en conclut quil existe une structure stable (schème ou configuration de schèmes et dattitudes), qui autorise à prévoir assez correctement la conduite du sujet dans une situation inédite.
Lacteur concerné nest guère mieux loti que lobservateur. Il ne remarque pas toujours le caractère prévisible, voire répétitif, de ses actions et réactions. Il vit dans ce que Bourdieu a nommé " lillusion de limprovisation ", il imagine quil invente ses actes, sans percevoir la trame assez constante de ses décisions conscientes et plus encore de ses réactions dans lurgence ou la routine. La conscience de son propre habitus se heurte assez vite à des limites, en raison de lopacité, parfois de laction elle-même, plus souvent encore des schèmes qui la sous-tendent et des invariants quelle manifeste.
Même lorsquil prend conscience de cette trame, le sujet naccède pas directement aux schèmes eux-mêmes. Un schème nest pas une représentation de laction, ce quon pourrait appeler un schéma ou une connaissance procédurale de type descriptif, une représentation des étapes de laction et de leur enchaînement. Vergnaud propose de considérer un schème comme une " connaissance-en-acte "., affirmant ainsi, paradoxalement, que ce nest pas une connaissance, au sens ordinaire du mot, qui suppose une représentation consciente.
Chacun résiste à lidée quil est mû par son habitus sans en avoir conscience et plus encore sans parvenir à identifier les schèmes mobilisés. Notre désir de maîtrise nous pousse à surestimer la part du conscient dans nos mobiles et nos actes. Nous pouvons certes admettre que la prise de conscience peut nous ralentir et troubler nos automatismes et quil est parfois plus efficace ou expéditif dagir sans réfléchir. Nous aimerions croire que cest un renoncement délibéré, que nous pourrions savoir à condition de le vouloir.
Cette prise de conscience nest pas spontanée, elle exige un travail de lesprit, mais elle paraît possible, à condition de prendre un peu de temps et parfois de se donner des méthodes appropriées (vidéo, écriture ou entretien par exemple), sauf si on se heurte à de puissants mécanismes de dénégation et de défense. On pourrait appeler schéma daction la résultante de ce travail de prise de conscience, autrement dit la représentation dun schème (Perrenoud, 1976).
Un schéma correspond à un schème, mais ne sy substitue pas ipso facto : le schème continue à guider laction, avec ou sans interférence du schéma. La prise de conscience nest pas toujours un épiphénomène, elle peut infléchir laction en lui ajoutant une dimension réflexive et métacognitive, mais ce nest pas automatique. Lintérêt premier de la prise de conscience est évidemment de redonner à lacteur une certaine maîtrise de son inconscient pratique. Toutefois, prendre conscience nest quune étape. On peut savoir comment on fonctionne sans parvenir à changer !
La prise de conscience pose le problème de la genèse des schèmes daction, qui nest pas uniforme. Les uns procèdent de la mise en pratique régulière dun schéma initial. Un schéma peut guider laction, mais elle ne deviendra efficace, rapide et sûre quà lissue dun entraînement qui, en quelque sorte, double le schéma initial, de lordre de la représentation mentale, dun schème incorporé, de lordre de la " connaissance-en-acte ". Entre le schéma et le schème, il y a la même distance quentre réciter la règle de laccord du participe et lappliquer spontanément et à bon escient en parlant et en écrivant. Lorsquelle fonctionne à plein régime, la règle est incorporée, et tend à être de moins en moins mobilisée dans laction. Elle ne revient en mémoire que pour faire face à un incident critique, qui met le schème en échec, ou à une divergence de vues ou à un simple étonnement, par exemple lorsquun tiers demande " Ah, tu ty prends de cette façon. Pas moi ".
Lorsquun schème est né de la routinisation progressive dun schéma, un travail de prise de conscience peut déclencher le rappel de la procédure initiale, oubliée ou estompée parce quelle nétait plus nécessaire. Ce souvenir des débuts peut faire écran à la prise de conscience des opérations effectivement conduites aujourdhui : même sil est à lorigine issu de la mise en uvre dune procédure, un schème " vit sa vie " au gré de lexpérience ; il se différencie, se complexifie ou au contraire sétiole, se dégrade, sabâtardit en fonction des exigences de laction. Il séloigne de la procédure initiale, sans que cet éloignement soit conscient. Le schéma de départ nest donc pas en phase avec le schème, sauf si le praticien sattache à une codification précise et constamment mise à jour de ses tours de main et autres gestes professionnels.
Il arrive aussi quun schème se construise sans avoir jamais été la mise en uvre dune procédure explicite. Alors, à proprement parler, le sujet " ne sait pas ce quil fait ", ce qui ne le dérange pas dès lors que son action atteint son but :
En psychologie de la cognition cest probablement Piaget, à la suite de Claparède, qui a étudié, de la manière la plus systématique, le décalage qui pouvait exister entre la réussite pratique et la compréhension de ce qui faisait la réussite de cette action, plus tardive génétiquement. Ce décalage montre bien quil y a possibilité de réussite sans la conceptualisation (Vermersch, 1994, p. 76).
Vermersch nous rappelle avec Piaget que :
" La prise de conscience ne se déclenche guère que sous la pression des échecs et obstacles rencontrés par le sujet quand il cherche à atteindre des buts qui le motivent. La cause de la conduite de prise de conscience est essentiellement extrinsèque au sujet, si dans sa confrontation à lenvironnement il ne rencontrait pas dobstacles quil puisse dépasser, la machine cognitive serait en panne (ibid, pp. 84-85) " !
Linconscient pratique
Travailler sur soi et son habitus confronte donc à linconscient, mais un inconscient que Piaget (1964) a qualifié de pratique. Vermersch le décrit :
Cette approche, en termes, de prise de conscience définit un inconscient particulier qui na pas besoin, pour être conçu, de lhypothèse du refoulement propre à la démarche freudienne. Cet inconscient ou, de manière plus descriptive, ce non-conscient se définit par le fait quil correspond à des connaissances préréfléchies, cest-à-dire des connaissances que le sujet possède déjà sous une forme non conceptualisée, non symbolisée, donc antérieure à la transformation qui caractérise la prise de conscience.En ce sens, la théorie de la prise de conscience de Piaget est en même temps une théorie du non-conscient cognitif normal.
Ce qui est fondamental cest que lon a ainsi défini une catégorie de non-conscient qui est conscientisable. Cest-à-dire dont on sait pouvoir, moyennant une conduite particulière qui constitue un véritable travail cognitif (mais pas une cure), amener à la conscience (ibid, pp. 76-77).
Y a-t-il deux inconscients ? Lun serait accessible à la prise de conscience au prix dun travail patient, mais quon peut mener sans menacer le sujet. Lautre, celui qui occupe la psychanalyse, serait daccès beaucoup plus difficile, parce que le sujet, qui pourtant souffre et choisit volontairement la cure, mobilise en même temps toute son énergie pour ne pas savoir.
Il nous semble plus fécond de soutenir que lhabitus est unique, mais que la prise de conscience de tel ou tel schème ou ensemble de schèmes suppose un travail de lesprit qui diffère selon la complexité de laction dune part, les enjeux personnels et sociaux dautre part. On peut imaginer, à lun des pôles du champ professionnel, des schèmes dont la résistance à la prise de conscience tient uniquement à lopacité de la pratique, à la difficulté de lexplicitation, de la mise en images et en mots, et au pôle opposé des schèmes - dagression, de séduction, de culpabilisation, dangoisse - dont la prise de conscience se heurte à des mécanismes actifs de défense, au pressentiment quelle pourrait déclencher des changements irréversibles et effrayants.
Entre ces extrêmes, on situera lensemble des schèmes dont la prise de conscience, sans ébranler les fondements de lidentité et de la personnalité, pourrait faire vaciller un instant limage de soi, blesser lamour-propre ou altérer le confort moral du sujet. Lorsquil prend conscience dun schème daction qui lamène régulièrement à exclure ou humilier autrui, lacteur concerné ne se sent pas très bien. Toutefois, même un schème apparemment innocent, qui sous-tend par exemple une erreur répétitive destimation ou danticipation, peut susciter un moment dhumiliation lorsque lintéressé en prend conscience.
Le coût de la prise de conscience va souvent au-delà du travail dexplicitation et de la surcharge cognitive quelle suscite. Mais ce travail existe toujours :
" Certes, dans la perspective de la cure analytique freudienne, le non conscient va aussi faire lobjet dune prise de conscience, mais dans ce cadre ce qui fait obstacle à la prise de conscience cest le refoulement. Ce qui rend difficile laccès à ces contenus inconscients névrotiques cest ce sur quoi ils portent. Ce qui nempêche pas dailleurs que linconscient du névrosé doive aussi passer par le cheminement cognitif dune élaboration conceptuelle, les deux étant nécessaires (Vermersch, 1994, p. 85) ".
Pourquoi assume-t-on le travail et les risques, si minces soient-ils, de toute prise de conscience ? De léchec total de laction à sa réussite parfaite, la prise de conscience est suscitée par un désir de plus grande maîtrise. Le sauteur à la perche proche du record du monde, lorsquil cherche désespérément à gagner un centimètre, est sans doute, humainement mieux loti que celui qui tente de réussir une performance élémentaire. Tous deux ont les mêmes raisons de prendre conscience de leur façon de sauter : mieux faire ! Paradoxalement, celui qui réussit le mieux y mettra en général plus dénergie, parce quil a moins à perdre ! Le travail sur lhabitus est donc, presque toujours, un travail suscité par lécart entre ce que lacteur fait et ce quil voudrait faire, quil se sente en échec absolu ou simplement en retrait par rapport à ses ambitions.
Peut-être faut-il distinguer la résistance à la prise de conscience dun simple schème de pensée ou daction, de la résistance à la prise de conscience du système de pensée ou daction dont ce schème est solidaire, et surtout de léconomie psychique et des mobiles dont il témoigne, et des expériences inacceptables ou douloureuses auxquelles renvoie sa genèse, que ce soit dans la petite enfance (approches psychanalytiques classiques) ou les conditions de vie actuelle (approches plus systémiques de lécole de Palo Alto par exemple). Cette prise en compte du système dont participe un schème, voire de lhabitus entier, serait peut-être pertinente dans dautres domaines, où les enjeux " psychodynamiques " sont moins évidents. Il est sûr par exemple que certains schèmes producteurs derreurs font système. Cest leur cohérence qui assure leur stabilité et lenvie de la préserver qui fonde la résistance à la prise de conscience.
De la prise de conscience au changement
Tout changement de pratique ne passe pas par une transformation profonde de lhabitus. Dans le registre de laction rationnelle, fondée sur des informations, des connaissances théoriques et des techniques qui ont fait leur preuve, changer, cest dabord changer de savoirs de référence. Les obstacles sont alors de lordre des difficultés dapprentissage et relèvent de la didactique et de la pédagogie. Parfois, les connaissances et informations nouvelles sont aisées à comprendre et retenir, laction sajuste en conséquence, avec le décalage inévitable lié à une nouvelle routinisation des procédures et à la transformation des schémas en schèmes. Il faut pour cela désapprendre certains schèmes profondément incorporés, ce qui peut être laborieux. On ne modifie pas dun jour à lautre sa façon de lacer ses chaussures, de se moucher ou de marcher, quand bien même lacteur adhérerait à ce changement, le souhaiterait, ny opposerait aucune résistance inconsciente. Alors quon peut substituer un programme à un autre dans la mémoire dun ordinateur, dans lesprit et le corps humains, il y a " conflit de programmes " et leffacement des routines anciennes peut prendre du temps. De fait, on peut supposer que les schèmes ne disparaissent pas vraiment, mais évoluent. Lorsquils sont remplacés par des procédures tout à fait différentes, les schèmes anciens sont en quelque sorte désavoués, censurés, inhibés, mais ils ne seffacent pas du jour au lendemain et peuvent resurgir en situation durgence ou de stress.
Toutes les actions humaines ne relèvent pas de la mise en uvre rationnelle de savoirs et dinformations. Cest alors quil faut chercher des façons de transformer son habitus qui vont au-delà de leffacement danciennes habitudes.
Travailler sur soi
Travailler sur lécart entre ce quon fait et ce quon voudrait faire, cest travailler sur soi. On peut lentendre dans le sens psychanalytique, en allant chercher dans lenfance et linconscient des choses profondément et activement refoulées. Ce modèle est à lévidence pertinent pour certains aspects des métiers de lhumain. Il lest dailleurs déjà, par exemple, pour le sportif de haut niveau qui sentraîne intensément. Dans le succès en compétition, le narcissisme, lagressivité, limaginaire, les angoisses ou le goût du risque importent autant que la forme. Travailler sur soi peut aussi sentendre en un sens moins " freudien ", pour désigner une activité de réflexion, de prise de conscience et de (trans) formation qui, sans être anodine, ne mobilise pas nécessairement daussi forts mécanismes de défense que lanalyse classique de linconscient.
On peut consentir ce travail sur soi pour diverses raisons. Souvent, simplement, pour accroître sa maîtrise des situations quon rencontre ou ses performances dans un registre bien défini : aller plus vite, plus haut, plus loin, avec moins dhésitations, de détours ou derreurs. Le souci dune action efficace peut céder la place à la quête de sens et de certitudes : mieux vivre avec soi-même, lutter contre ses doutes, ses angoisses, ses moments de déprime. Dans tous les cas, il sagit de se développer, au sens le plus large, autrement dit daffermir son identité, de concevoir et de mener à bien des projets, daccroître sa capacité daffronter la complexité du monde et de surmonter les obstacles à nos projets.
Cette intention est rarement dénuée dambivalence, car pour mieux maîtriser sa pratique, affermir son identité, élargir ses connaissances, accroître ses compétences, il en coûte ! Du temps, de largent, des efforts, des renoncements à dautres activités, de la patience, de linsécurité, de léchec, des humiliations, parfois des tensions avec lentourage. Ce coût intellectuel, émotionnel, relationnel nest consenti que si les satisfactions espérées sont à la hauteur, dans lordre de lestime de soi ou dautres profits.
Cest le changement qui coûte le plus : travailler sur soi conduit parfois à devenir un autre. La danse ou le sport de compétition changent les praticiens à travers la discipline de fer et les souffrances quils simposent. Dans les métiers de lhumain, le changement de soi est dune autre nature, il nest pas le fruit dun exercice intensif, mais la résultante dun retour réflexif sur ses façons de faire, assorti de la volonté obstinée de les infléchir. Plutôt que sur son poids ou sa musculature, il est question dagir sur son agressivité, son rapport au savoir, sa manière de parler ou de bouger en classe, ses préjugés, ses attirances et ses rejets, ses compétences et ses attitudes. De telles transformations des pratiques peuvent passer par un changement identitaire.
Les jeunes prodiges des sports ou des arts, soumis à un entraînement rigoureux, le vivent parfois comme une forme de violence, qui nie leur identité, leur besoin dautonomie, leur envie de farniente. Même adultes, les sportifs et les artistes ont besoin dun coach, qui incarne une sorte de Surmoi. Ils peuvent se défendre contre celui qui dit " Recommence, essaie encore, donne-toi plus de mal ".
Dans un métier de lhumain, il est difficile de déléguer ce rôle de Surmoi à autrui. Les superviseurs et les formateurs dadultes peuvent fonctionner comme des entraîneurs, mais ils refuseront dexercer une violence symbolique comparable à celle quon autorise dans dautres domaines. Le praticien qui travaille sur soi, même aidé, doit être à la fois victime et bourreau ; en tant que victime, la personne veut demeurer égale à elle-même, parfois confite dans sa médiocrité, toute honte bue ; en tant que bourreau, elle " se force " à devenir quelquun dautre.
Lambivalence est moins visible que dans les métiers où la réussite passe par une transformation délibérée de lapparence physique ou du corps : shabiller, se maquiller, faire des exercices quotidiens, se priver de manger pour jouer son rôle. Elle nest pas moins grande : il est tout aussi douloureux et ascétique de transformer des schèmes de pensée et daction bien installés, débranler des représentations naïves, mais confortables, de mettre en crise des savoirs quon pensait assurés.
Changer dhabitus ?
Lorsque laction procède de schèmes dont le sujet a faiblement conscience, le changement souhaité doit sopérer au niveau de lhabitus davantage que de lassimilation rationnelle de nouveaux savoirs ou de nouvelles procédures.
Deux formes de travail souvrent alors :
Les deux modalités ne sont pas exclusives. Même lorsque leur entraînement sapparente à une inlassable répétition, les artistes ou les sportifs utilisent fréquemment le jugement dautrui ou une forme ou une autre de reflet ou denregistrement, du miroir de la danseuse à la vidéo des athlètes.
On doutera en revanche plus facilement du sens dun travail sur lhabitus lorsque laction se prétend rationnelle, saffirme comme la mise en uvre de savoirs et de principes explicites. Dans ce cas, la régulation rationnelle peut sembler nexiger aucune prise de conscience des schèmes du praticien, mais plutôt un réexamen critique de la théorie ou de la méthode, autrement dit des connaissances déclaratives ou procédurales qui sont censées fonder son action. Vermersch nous ramène à plus de réalisme quant à laction rationnelle :
Dire quun opérateur de conduite de centrale nucléaire ou quun informaticien met en uvre des actions " non conscientes, non conceptualisées " paraît relever de labsurde. Mais cette objection confondrait les savoirs théoriques fondant laction, les savoirs procéduraux systématisés et formalisés qui, eux, sont nécessairement conceptualisés (ou en tous les cas lont été au moment de leur acquisition), avec ce que Malglaive (1990) appelle les savoirs dusage qui se sont construits à partir de laction, dans laction et qui ne sont pas ou peu formalisés.Autrement dit, dans toute action, même la plus abstraite, la plus déjà conceptualisée du fait des connaissances et des objectifs dont elle suppose la maîtrise, il y a une part de connaissances, de pensée privée, qui nest pas formalisée et conscientisée (Vermersch, 1994, pp. 72-75).
Le degré dexpertise dépend de cette part peu formalisée, variable dun acteur à lautre, alors que tout le monde a accès aux mêmes procédures. Il ne suffit donc pas de " répéter les règles ", puisque le problème se situe en deçà ou au-delà des règles. Ce qui rejoint la conception de la compétence développée en ergonomie, comme maîtrise de lécart entre le travail prescrit et ce quil faut réellement faire pour réussir.
Jai distingué ailleurs (Perrenoud, 1996) quatre modalités selon lesquelles des schèmes largement ou totalement inconscients interfèrent avec laction rationnelle :
Peut-on, dans notre fonctionnement mental, délimiter une zone claire, où laction serait entièrement rationnelle et consciente, et une zone sombre, où elle relèverait de linconscient, quil soit simplement méconnu ou quil résulte de mécanismes de censure ou de refoulement ? Il serait plus réaliste dadmettre quassez souvent, la même action relève à la fois de la conscience et de linconscient, que ces deux niveaux sont constamment imbriqués, avec des états intermédiaires :
Il ny a donc pas un champ où lanalyse de pratiques renverrait purement et simplement à des informations, des représentations, des savoirs et des techniques explicites, et un autre où prévaudrait le non conscient. Le mélange est permanent. Les opérations mentales, qui portent sur des états de conscience, les produisent et les font évoluer par la mise en jeu de schèmes inconscients. Aucune action matérielle ne se déroule sans faire appel à des régulations fines qui relèvent de linconscient pratique.
Les sciences cognitives nont pas fait le tour de ces problèmes. Les informations, les connaissances, les hypothèses, les théories, les réminiscences, qui sont autant de représentations, font-elles partie de lhabitus ? Il est difficile de donner une réponse précise à une question qui suppose tranchée la question de la conservation des représentations. Si lon pense que les représentations se conservent en tant que telles dans une partie de notre cerveau, il reste à savoir sil faut les considérer comme des schèmes spécifiques et non généralisables (donc des éléments de lhabitus) ou des ressources cognitives dune autre nature. Si lon pense que les représentations ne se conservent pas comme telles, mais sont reconstruites au gré des besoins, on est alors renvoyé aux schèmes (dévocation, de projection, dimagination, de raisonnement) qui permettent cette reconstruction. Les représentations sont alors des états de conscience, qui ne font pas partie de lhabitus, mais quil peut reconstituer aussi longtemps que les schèmes de reconstruction sont en place. Les travaux sur la mémoire ou la mobilisation des connaissances en situation plaident plutôt pour lhypothèse de la reconstruction, sans exclure la conservation dimages mentales.
De lanalyse de sens commun à un travail maîtrisé
Si lanalyse de pratiques touche constamment à lhabitus, elle peut le faire selon des modalités diverses. On se bornera ici à distinguer les analyses où lhabitus existe en creux, implicitement et sauvagement, des analyses portant explicitement sur lhabitus comme tel, avec les outils conceptuels et les garde-fous éthiques correspondants.
Dans la plupart des cas, faute dune conceptualisation forte et partagée de ce qui sous-tend la pratique, on se borne à en traiter au niveau du sens commun, en parlant pêle-mêle de traits de personnalité, dattitudes, de normes, de valeurs, de pulsions, de fantasmes, etc. Avec trois conséquences :
1. Une accentuation des aspects conscients, qui peuvent être nommés durant lanalyse, alors quil est plus difficile de trouver les mots pour décrire les structures de laction.
2. Une centration sur lévénementiel (qui est observable et racontable) par opposition au structurel (qui est caché et abstrait).
3. Une tendance à faire appel aux interprétations psychanalytiques sauvages plutôt quà lexplicitation dun inconscient pratique ; on passe alors très vite à une " théorie " des désirs, mobiles, pulsions, complexes et autres aspects très généraux de léconomie psychique dune personne.
On peut en déduire quelques conditions pour que lanalyse de lhabitus dépasse le sens commun :
A. Une culture théorique minimale en sciences cognitives, en psychanalyse, en anthropologie des pratiques.
B. Une intention commune et délibérée de travailler à ce niveau, donc daccorder la priorité aux structures invariantes de laction, sans sarrêter à lanecdotique (même si cest un point de départ obligé).
C. Une application à décrire laction plutôt quà en chercher immédiatement ses mobiles, une grande prudence dans les interprétations qui la surchargent dintentionnalité et de sens.
D. Une éthique sans faille, pour borner ou suspendre lanalyse lorsquelle menace la sphère privée ou léquilibre des participants.
E. Une grande clarté conceptuelle, permettant de savoir où passe la limite entre une analyse de lhabitus investi dans laction professionnelle et dautres démarches telles quune psychanalyse collective ou une dynamique de groupe.
À ce jour, les analyses sauvages ne manquent pas, puisquil est difficile danalyser des pratiques sans se référer, au moins implicitement, à lhabitus, quelle quen soit la façon dont on le nomme. Il reste à développer des démarches plus rigoureuses.
Aménager les conditions de la pratique
La compétence dun expert consiste à bien faire même lorsque ses conditions de travail ne sont pas optimales. Un sprinter apprend à courir contre le vent, un soliste à jouer sur un piano désaccordé, un paysan ou un navigateur à faire face aux aléas de la météo. Un enseignant apprend, de même, à faire la classe dans les bruits de la ville, par 30° à lombre ou le vendredi en fin de journée
Cela ne dispense pas lexpert, bien au contraire, de contrôler autant que possible laménagement de ses conditions de travail, même si ce contrôle ne dispense pas de se préparer à laction elle-même, surtout dans un métier de lhumain exercé au sein dune organisation. Au jour le jour, un enseignant choisit des activités et les prépare pour optimiser son action.
Pourtant, lanalyse de pratiques indique assez souvent que les choses se sont mal passées en raison dune préparation insuffisante : manque dinformations, danticipation, de contacts préalables, de vérification du matériel. Cela ne traduit pas nécessairement un manque de conscience professionnelle ou de compétence. Lenseignement est un métier qui défie une préparation parfaite.
Les pilotes de Formule 1, comme les vedettes du show-biz ou les chirurgiens savent bien que dans le feu de laction, leurs chances seront compromises par une préparation défaillante. Ils investissent donc fortement en amont, entourés par des équipes de conseillers et de spécialistes. Dans une classe, les enjeux paraissent moins importants et les interventions magistrales sont si nombreuses et rapprochées quon ne peut préparer chacune comme un événement exceptionnel. Les enseignants ne disposent pas dautant de ressources matérielles et humaines. Heureux ceux qui bénéficient du concours dun préparateur dexpériences ou de travaux de laboratoire dans les disciplines scientifiques. Les autres sont réduits à leurs propres moyens. Toutefois, la préparation de la classe représente en principe une petite ou une grande moitié de leur temps de travail. Quen font-ils ?
Ce travail de préparation ne se fait pas dans le feu de laction, mais en amont. Relève-t-il pour autant de laction purement rationnelle ? Il y a plusieurs raisons den douter :
On aurait tort, par conséquent, de limiter lanalyse des pratiques et le travail sur lhabitus à ce qui se passe en classe. La pratique, cest aussi le travail en coulisses, solitaire ou en équipe, dans la salle de classe, la salle des professeurs, le centre de documentation ou chez soi, voire au café ou dans le bus.
Cest un travail mal connu, difficile à déchiffrer et décomposer. On connaît un peu mieux le versant " correction des copies ", parce quil relève de lévaluation. Dautres corrections, plus triviales, échappent au regard docimologique : celles des cahiers et autres productions non notées. À cela sajoute la préparation des cours ou des activités, qui relèvent dune " ergonomie didactique " encore peu développée. Sans oublier tout ce qui participe des pensées éparses, de la relecture des événements, des rêves et des peurs, de la réflexion sur laction et ses conditions.
Un professeur peut pratiquer son métier même les mains vides et les yeux dans le vague. Il se pose certaines questions sur ses élèves ou le sens de son travail, il se prépare à certains conflits, il anticipe certaines réactions, il essaie d'expliquer ce qui est arrivé. Dans toutes ces opérations mentales, de la pensée la plus réfléchie à la rêverie, son habitus est à l'uvre, dans ses composantes conscientes et inconscientes.
Ce qui se joue hors de la classe influence ce qui sy passe et fait partie de la pratique. Il ny a donc aucune raison dexclure ce continent obscur de lanalyse. On tend pourtant à privilégier les moments les plus interactifs et, parmi les temps de préparation, si on en parle, les tâches les plus objectivables. Les travaux sur lexplicitation proposent des outils pour analyser aussi linaction apparente, les temps de latence, qui ne sont pas vides de pensées et démotions, même si, en apparence, lenseignant nest pas " en action ".
Aussi longtemps que la conceptualisation de laction pédagogique restera inachevée, une partie des pratiques et des schèmes sous-jacents échappera à lanalyse.
Travailler lorchestration des habitus
Les comédiens disent volontiers quils jouent mieux lorsque leurs partenaires ont du talent et les " tirent " vers le meilleur deux-mêmes. Les enseignants pourraient en dire autant, mais ils nont guère le choix de leurs élèves, ni de leurs parents, ni de leur hiérarchie, ni même, en général, de leurs collègues. Ils doivent, comme on dit, " faire avec ".
Du moins dans limmédiat. A moyen terme, de même quun musicien virtuose sefforce ne pas sengager dans un médiocre orchestre, un enseignant expérimenté tente de contrôler autant que possible son environnement professionnel, par exemple en choisissant un établissement ou une filière, en sintégrant à une équipe ou en faisant des choix tactiques qui préservent son autonomie.
Le choix de ses partenaires relève de lhabitus, tant conscient quinconscient, comme laménagement des conditions de travail. Il y a toutefois une différence de taille : les partenaires dun enseignant sont également des sujets et des acteurs, qui fonctionnent comme lui, anticipent, réfléchissent, apprennent de lexpérience, mais sont aussi englués dans des routines et dans une construction singulière, limitée et parfois rigide de la réalité.
Dans la mesure où laction est inter-action, co-opération, le système daction entre en crise si lun des acteurs évolue de façon unilatérale. En effet, il ne répond plus aux attentes de ses partenaires et inversement. Dans les situations les plus banales, au niveau le plus technique, il suffit dune régulation explicite pour que lajustement se fasse. Lorsque les changements sont plus profonds, il est difficile de comprendre pourquoi lorchestration des habitus se dégrade, faute de disposer dun tel concept. Il y a malaise, sentiment de discordance, dinefficacité, de flou, mais la régulation nest pas évidente. Supposons par exemple quun enseignant suive un long stage Gordon et sentraîne intensivement à lécoute active et au message-Je, au point dinfléchir son habitus, au-delà des bonnes intentions. Lorsquil revient dans sa classe, son équipe, son établissement, sa famille ou son cercle damis, il a changé et réagit différemment en cas de conflit, de doute, dangoisse, de fatigue. Sil en est suffisamment conscient, il peut expliquer ce changement et le faire comprendre, voire y " convertir " ses partenaires. Sil ne se rend pas compte de son évolution, sil estime être le même ou ne veut pas comprendre quon ne le comprend pas, les groupes concernés peuvent dysfonctionner ou même entrer en crise.
La prise en compte de lorchestration des habitus peut conduire à des stratégies de formation ou de changement visant des groupes. Un paradigme voisin est à la base des thérapies de groupes ou de familles (Watzlawick, 1978 ; Watzlawick et Weakland, 1981 ; Watzlawick, Helmick Beavin et Jackson, 1972 ; Watzlawick, Weakland et Fish, 1975).
Lorsque ce nest pas possible, si lon ne veut pas que le changement soit bloqué ou limité par la rigidité des attentes et des modèles dinteraction établis, il importe que lacteur qui change prenne en charge sa différence et gère une période de transition, ouvertement, en sexpliquant, en donnant des clés, ou en faisant preuve de patience et en renonçant à mettre en uvre immédiatement et intégralement ses nouvelles connaissances ou convictions.
Un groupe danalyse de pratiques bien conduit devrait aider chacun à prendre conscience de la difficulté de changer tout seul. Pour un enseignant, il se peut que les élèves et leurs parents exercent une influence stabilisatrice, voire conservatrice, plus forte que ses collègues ou sa hiérarchie. Doù limportance dune formation et dun recours à la métacommunication. Lorchestration des habitus oblige celui qui change non seulement à un travail sur soi, ce qui nest pas facile, mais à une renégociation des contrats et coutumes qui régissent ses relations à autrui. Les thérapeutes qui traitent des individus prennent en charge cette dimension. Ils savent que leur patient est pris entre une invitation à changer issue de la thérapie et une interdiction de changer issue du milieu de vie. La contradiction est encore plus forte si le patient est une " patient désigné ", auquel on fait porter le poids du dysfonctionnement dun groupe. En analyse de pratiques et plus globalement en formation dadultes, la prise en compte de lécosystème des formés et de " lorchestre " dont ils font partie est encore balbutiante, faute sans doute dêtre suffisamment théorisée.
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