Source et copyright à la fin du texte
in Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXV, n° 3, 1999, pp. 533-570.

 

 

 

 

De la gestion de classe à l’organisation
du travail dans un cycle d’apprentissage

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

 

Sommaire

Gestion de classe ou organisation du travail ?

Un cycle d’apprentissage pluriannuel

La gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel

Des coutumes de gestion de classe aux compétences d’organisation du travail

Références


Paradoxalement, alors que la " gestion de classe " se profile de plus en plus comme un thème de colloques, de recherches et de publications, la définition même de la classe devient moins limpide.

Bien entendu, dans la plupart des systèmes éducatifs, l’unité de base de l’organisation pédagogique est encore le groupe-classe, un groupe de quelques dizaines d’élèves censés rester ensemble durant au moins une année scolaire. Dans ce groupe sont enseignées toutes les disciplines et pratiquées toutes les modalités d’étude. Chaque groupe-classe est confié à un enseignant généraliste au primaire, à plusieurs professeurs spécialisés au secondaire, dont l’un est souvent " maître de classe " ou " professeur principal ". En fin d’année scolaire, du moins à l’intérieur du même cycle d’études, la composition du groupe-classe est souvent maintenue pour l’essentiel, d’autres enseignants prenant les élèves en charge.

Cette forme d’organisation du travail semble indissociable de la forme scolaire. Pourtant, elle n’a pas eu d’emblée le monopole qu’on lui connaît. C’est au XIXe siècle, au gré de la scolarisation de masse et de l’avènement d’un ordre scolaire bureaucratique que le groupe-classe est devenu le fondement du système, dont ne s’éloignaient que quelques écoles alternatives. Or, depuis quelques décennies, cette forme d’organisation semble à nouveau s’assouplir et se diversifier. Dans certaines écoles secondaires, par le jeu des options et des niveaux, les élèves se sont habitués à faire partie de plusieurs groupes parallèles, même si l’un d’entre eux fonctionne comme port d’attache. Au primaire, les écoles à aire ouverte et les " décloisonnements " ont fait apparaître de nouveaux groupements. Certains courants de pédagogie différenciée proposent également de diversifier les modes de groupement des élèves, de constituer des groupes de projets, de besoins, de niveaux, de soutien, par définition moins stables et polyvalents qu’un groupe-classe (Meirieu, 1989 a et b, Perrenoud, 1995, 1997).

On assiste à l’émergence de nouveaux espaces-temps de formation. C’est ce que l’école élémentaire et primaire de Saint-Fons, en France, a compris il y fort longtemps, en assimilant d’emblée les cycles d’apprentissage à des espaces nouveaux gérés par des enseignantes et des enseignants travaillant en équipe (Maison des Trois Espaces, 1993). Les écoles " à aire ouverte " (open plan schools) qui se sont développées davantage dans le monde anglo-saxon interrogent elles aussi les espaces de travail traditionnels.

Entre la classe fermée, stable, progressant dans son programme annuel et le cycle d’apprentissage pluriannuel cogéré par une équipe, on observe aujourd’hui maintes formes intermédiaires, notamment dans l’enseignement primaire, dans les écoles alternatives, les écoles actives, les pédagogies coopératives et institutionnelles, qui ont depuis longtemps, d’abord à la marge du système, bouleversé les temps et les espaces de la formation. Plus récemment et de façon plus banale, les enseignants ont développé diverses formules qu’à Genève, par exemple, on tend à regrouper sous l’étiquette assez vague de " décloisonnements " : la classe reste l’unité de base, mais, par moments, ses frontières deviennent perméables, les titulaires de plusieurs classes voisines composent d’autres groupes (de besoins, de projets, de niveaux), parfois homogènes (en termes d’âges ou de niveaux), parfois non.

Ces " décloisonnements " obligent à considérer un niveau de gestion " interclasses ", qui n’est pas celui de l’établissement, encore moins de l’organisation scolaire dans son ensemble, puisque des classes et leurs titulaires fonctionnent en réseau et mettent en commun une partie du temps de travail. Ces décloisonnements ne sont pas nécessairement liés à un projet d’établissement, ni même à la constitution d’une équipe pédagogique stable. Ils s’établissent dans la sphère d’autonomie professionnelle des enseignants, et ne sont ni vraiment clandestins, ni vraiment officiels. C’est un niveau émergent de gestion du travail et du curriculum, que l’administration scolaire tolère ou encourage, selon les systèmes.

Elle s’engage plus ouvertement lorsqu’elle décide de restructurer tout ou partie du cursus en créant des cycles d’apprentissage pluriannuels. Cette tendance s’affirme dans de nombreux systèmes éducatifs, tant au primaire qu’au secondaire. Elle met en question le groupe-classe comme pivot du travail scolaire, à moins que travailler en cycles ne se résume à confier une classe au même enseignant durant plus d’une année scolaire ou à déléguer un suivi pluriannuel minimal aux enseignants qui se succèdent d’année en année " au chevet " des élèves. L’une des incertitudes tient à la tension des systèmes éducatifs entre le souci de modernité, qui incite à créer des cycles, et la volonté de ne rien changer d’essentiel dans l’organisation scolaire.

En dépit de cette confusion et sans être véritablement " remplacé ", le groupe-classe ne paraît plus constituer, aujourd’hui, le cadre unique du travail scolaire, même s’il demeure une " valeur sûre " dans l’esprit de nombreux acteurs, une structure de base, un groupe de référence, une " tour de contrôle " des autres activités ou un " port d’attache ", à partir duquel les élèves naviguent dans d’autres groupes. Il s’ensuit que les tâches de gestion du travail scolaire débordent désormais la vision classique de la structuration de règles, d’activités et de situations d’apprentissage au sein d’un groupe-classe. Non pas seulement, ce qui n’est pas nouveau, parce que l’établissement et le système sont aussi des niveaux de gestion, mais parce que les interactions didactiques entre enseignants et élèves ne se déroulent plus constamment dans le cadre d’un groupe-classe.

Une autre évolution se produit, qui dissocie les réseaux d’échanges et de coopération de la co-présence dans les mêmes murs. À la faveur de nouvelles technologies, le regroupement physique des élèves dans un bâtiment scolaire fera progressivement place à des communautés éducatives virtuelles (Laferrière, 2000) en même temps que se généralisera le télétravail dans le monde des adultes. La clôture de ces réseaux et l’appartenance à un seul apparaîtront d’autant plus arbitraires qu’elles ne sont pas renforcées par des contraintes matérielles.

Il importe donc, dans le registre de la gestion du travail scolaire, de ne pas limiter la conceptualisation et la recherche à l’enceinte de la classe. Faut-il alors continuer à parler de " gestion de classe " ? C’est tentant, du simple fait que nous manquons encore de mots partagés pour désigner des espaces-temps de formation plus divers et parfois plus éphémères. Sachant qu’il sera de plus en plus fallacieux de se représenter une école comme une juxtaposition de groupes-classes, mieux vaudrait pourtant s’appliquer à conceptualiser des pratiques de gestion et d’organisation du travail qui :

1. ne soient pas solidaires d’espaces-temps de formation définis de façon stéréotypée ou trop étroite ;

2. portent sur la structuration mobile de ces espaces-temps autant que sur les activités qui se déroulent dans chacun.

Le changement ne se limite pas, en effet, à substituer au groupe-classe des espaces-temps de formation plus vastes et complexes. Il consiste aussi, et c’est plus fondamental, même si c’est moins apparent, à étendre les compétences des enseignants à un niveau d’organisation du travail qui appartenait jusqu’alors, pour l’essentiel, à l’administration scolaire ou aux directions d’établissements. On assiste à l’émergence d’une nouvelle répartition du pouvoir organisateur dans l’école.

En Belgique, la notion de " pouvoir organisateur " a un sens juridique très précis : elle désigne l’association, l’Église ou l’administration publique (communale, régionale ou nationale) qui ouvre une école et en est légalement responsable. La dénomination belge souligne que ce pouvoir n’est pas seulement instituant, qu’il est organisateur. Sauf dans le cas d’une école entièrement instituée, organisée et gérée par des enseignants, le pouvoir organisateur ne leur appartient pas.

Certes, on tend de nos jours, du moins dans les discours, à favoriser une forte implication des enseignants dans la gestion globale d’un établissement, donc à partager avec eux une partie du pouvoir organisateur global. Ce n’est pas de ce partage qu’il s’agit ici, mais de la dévolution aux seules professionnels de décisions de gestion curriculaire prises jusqu’alors au niveau de l’établissement ou d’une organisation encore plus distante des interactions didactiques. Alors que les enseignants n’avaient d’autonomie gestionnaire que dans l’enceinte de leur propre classe, le système éducatif leur confie progressivement le soin d’organiser le travail à une échelle plus vaste, les autorise et les oblige à la fois à décider collectivement d’une organisation du travail qui dépasse leur propre classe, notamment dans le domaine du groupement des élèves et de la structuration pluriannuelle du curriculum. Du même coup, ils sont invités ou incités à mettre en commun leurs sphères respectives d’autonomie professionnelle. À la limite, ils n’ont plus leur propre classe, ils deviennent co-responsables d’un plus grand ensemble d’élèves.

Cette gestion collective s’inscrit parfois dans le cadre d’une équipe pédagogique clairement constituée. À défaut, elle passe par des modalités coopératives plus informelles et sporadiques. Dans tous les cas, il y a élargissement de la sphère des décisions de gestion déléguées aux enseignants. Certains le vivent comme une conquête, d’autre comme un cadeau empoisonné. L’autonomie au travail ne résulte en effet pas toujours d’une lutte. elle peut être imposée par l’organisation (Chatzis, Mounier, Veltz et Zarifian, 1999 ; Tardif et Lessard, 1999 ; Perrenoud, 1999 c, 2000). Cette évolution, qui prépare la création de cycles d’apprentissage et l’émergence d’une responsabilité collective (Perrenoud, 1999 b), ne va pas sans déchirements ni conflits. L’enjeu est pour les uns de se dessaisir d’une partie du pouvoir organisateur, pour les autres - les enseignants - d’en assumer collectivement une plus grande part.

Il serait opportun que les sciences de l’éducation nomment et étudient l’évolution de l’organisation du travail scolaire sans s’enfermer dans le concept de gestion de classe. Non qu’il soit inutile d’analyser les pratiques de gestion de classe. Elles font partie d’un champ plus général, au titre de cas à la fois particulier et pour l’instant statistiquement majoritaire, car le mouvement vers de nouveaux espaces-temps de formation, notamment les cycles d’apprentissage pluriannuels, reste lent et incertain. Les systèmes éducatifs qui ont récemment instauré des cycles d’apprentissage, par exemple la France, la Belgique, le Québec, ne font qu’amorcer une rupture avec les programmes annuels et les groupes-classes traditionnels. Il reste donc nécessaire de décrire et d’expliquer des pratiques de gestion de classe encore très courantes et sans doute d’y former les nouveaux enseignants, puisque aujourd’hui encore, un débutant risque fort de se retrouver " seul à la tête d’une classe ".

Il y a une seconde raison de conceptualiser la gestion d’un groupe-classe et les compétences qu’elle met en jeu : c’est en effet à partir de leur maîtrise de la classe que les enseignants en place développeront la maîtrise d’espaces-temps plus vastes, un peu comme un marin sachant conduire une barque transposerait peu à peu ses savoir-faire et ses savoirs à un plus grand navire, puis à une flotte. Penser la gestion d’un espace-temps de formation plus vaste et complexe hausse le niveau d’abstraction et oblige à rompre avec l’illusion de la familiarité. Cette complexité organisationnelle fait peu à nombre d’enseignants. C’est pourquoi ils tentent d’abord de l’affronter par une extension des savoir-faire gestionnaires qu’ils ont construits ou se sont appropriés à l’échelle du groupe-classe. Ce n’est que dans un second temps qu’une approche plus abstraite permettra de conceptualiser l’organisation du travail comme registre autonome de compétence professionnelle.

À l’inverse, l’identification des problèmes que pose l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage pluriannuel ou un espace-temps de formation non conventionnel peut éclairer la gestion de classe " traditionnelle ", la constituer comme un cas particulier d’une pratique plus large et pousser à expliciter ce qui est largement de l’ordre de la coutume, des habitudes, des conduites faiblement formalisées. Le changement d’échelle met en lumière et parfois en crise des représentations tacites du travail des enseignants ; il oblige à conceptualiser de façon renouvelée tant les problèmes que les solutions.

Ce changement aide aussi à dissocier la gestion d’un espace-temps de formation de la gestion d’activités précises, alors que dans la classe, comme le relève Maulini (1999), gestion du système d’action et gestion des tâches sont souvent confondues, au point qu’on peut identifier le métier d’enseignant à l’art d’enchaîner, sans heurts ni retards, de façon équilibrée, des activités qui, elles, au cœur du savoir, mobiliseraient l’essentiel des compétences professionnelles. La prise en compte d’espaces-temps de formation plus vastes oblige à prendre en compte l’organisation du travail comme niveau d’action distinct de la régulation permanente du travail.

Il est toujours difficile d’analyser des pratiques émergentes. Même si les mouvements pédagogiques ont rêvé depuis longtemps d’une école sans classes et sans degrés et l’ont parfois expérimentée à échelle restreinte, on peut considérer que, dans l’école publique, les cycles pluriannuels sont encore in statu nascendi, en quête d’une conception stable et d’un fonctionnement durable. Il est donc un peu tôt pour étudier à large échelle des façons variées d’habiter cette structure, puisqu’elle est en construction. Il s’ensuit que l’inventaire des problèmes que pose la gestion d’un cycle est en partie prospectif. Pour dire les choses autrement : clarifier les opérations de gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel et les compétences qu’elles mettent en jeu, à ce stade de la recherche et de l’innovation, est une façon de mieux conceptualiser ce que pourrait être un cycle d’apprentissage.

Précisons toutefois que cet effort de conceptualisation n’est ni solitaire, ni spéculatif. Son propos s’ancre dans l’observation de divers projets pédagogique innovants que j’ai eu l’occasion d’accompagner et d’interroger depuis longtemps. Plus récemment, mon analyse s’est développée dans le cadre de la phase exploratoire d’une réforme de l’enseignement primaire à Genève, qui s’oriente vers des cycles pluriannuels de quatre ans dont la gestion serait confiée à des équipes d’enseignants (Groupe de pilotage, 1999 ; Gather Thurler, 2000). J’ai, dans ce contexte, esquissé (Perrenoud, 1997) un modèle d’organisation modulaire du curriculum, qui a été mis en œuvre, à titre expérimental, dans plusieurs écoles primaires genevoises. Ce modèle s’inspire d’une approche sociologique de l’organisation et du travail scolaires. Il s’appuie aussi assez largement sur mes travaux antérieurs, qu’ils portent sur l’observation du métier d’élève et du travail scolaire, sur la pédagogie différenciée conçue comme création et régulation de situations s’apprentissage optimisées ou encore sur l’évolution du métier d’enseignant, sa professionnalisation, son inscription dans des structures plus coopératives. Par cet itinéraire, mon travail rejoint la problématique de la gestion de classe, sans appartenir véritablement à cette tradition. D’où sans doute des références insolites dans ce champ.

Cet article s’articulera dès lors en trois parties, suivies d’une conclusion.

1. Dans un premier temps, on tentera de conceptualiser la gestion de classe en s’inspirant de l’ergonomie et de la psychosociologie des organisations et du travail (Alter, 1990 ; Amblard, 1990 ; Amadieu, 1993 ; Chatzis et al., 1999 ; Clot, 1995, Durand, 1996 ; de Terrsac, 1992 ; Tardif et Lessard, 1999), donc en se détachant des perspectives didactiques, pédagogiques ou psychodynamiques qui dominent en sciences de l’éducation, aussi bien que des perspectives fonctionnelles, prescriptives ou pragmatiques familières aux enseignants et à leurs formateurs.

2. Dans un second temps, on définira plus précisément un cycle d’apprentissage pluriannuel conçu comme un espace-temps de formation regroupant un nombre relativement important d’élèves, collectivement confiés à une équipe pédagogique durant plusieurs années.

3. Dans un troisième temps, on s’efforcera d’identifier les problèmes nouveaux de gestion et d’organisation du travail que rencontre une telle équipe lorsqu’elle tente de faire fonctionner un cycle pluriannuel. Ces problèmes naissent de l’attribution à l’équipe pédagogique de compétences organisationnelles (au double sens de pouvoir et d’expertise) jusqu’alors confisquées par l’administration scolaire.

La conclusion esquissera un premier inventaire des compétences individuelles et collectives requises des enseignants en matière de gestion de nouveaux espaces-temps de formation.

 

Gestion de classe ou organisation du travail ?

Lorsqu’on dit " gestion de classe ", tout le monde voit " à peu près " ce dont on parle. Mais si l’on demande une définition précise, on se rend compte que l’expression permet de désigner commodément tout ce qui ne relève pas d’une discipline et de la didactique correspondante. Elle fonctionne comme un " fourre-tout ", un " reste ", un ensemble faiblement analysé.

Est-il utile de construire plus rigoureusement le concept ? Ou est-il plus sage de lui conserver un usage intuitif et métaphorique ? La question se pose à l’heure où l’on parle toujours plus de groupes multiâges, de décloisonnements, de cycles d’apprentissage, autant de façons de recomposer des espaces-temps de formation différents de la classe traditionnelle. Si le groupe-classe est mis en cause comme mode unique, voire principal, de groupement des élèves, pourquoi s’acharner à clarifier le concept de " gestion de classe " ? En cessant de considérer la classe comme unique espace gestionnaire, on ne renonce pas à s’intéresser à la gestion du travail scolaire.

Il est en effet indispensable de penser l’organisation qui surplombe et rend possible les interactions didactiques. Si la classe fait place à d’autres types de groupements, le travail gestionnaire ne disparaît pas. Il se complexifie, au contraire, ce qui justifie plus que jamais une analyse ergonomique et sociologique des dimensions gestionnaires du travail enseignant, de leur rationalité et de leurs conditions.

L’approche de la classe comme espace-temps spécifique à gérer a permis de penser un niveau de fonctionnement organisationnel, et donc un registre d’expertise professionnelle, qui, en tant que tels, ne relèvent pas entièrement de ce qu’on nomme didactique, ni même pédagogie. C’est pourquoi, la notion de gestion garde du sens, même si la classe n’est plus le groupement de base, à condition de l’étendre à des espaces-temps de formation multiformes et à leurs interdépendances.

Plutôt que de gestion, peut-être vaudrait-il mieux parler de management. Le mot est désormais français et l’on peut le prononcer à la française. Son acception est plus large : le Robert assimile gérer à administrer, alors qu’il définit le management comme l’ensemble des techniques d’organisation et de gestion d’une affaire ou d’une entreprise. Le concept d’organisation ajoute une dimension importante et met l’accent sur la mise en place d’un cadre de travail qui structure les activités et les interactions. Je proposerai cependant d’inclure cette dimension d’organisation dans le concept de gestion d’un espace-temps de formation, ce qui est plus conforme au sens habituel donné à la gestion de classe dans le champ scolaire, plus large que la simple administration des personnes, des ressources et des tâches. Je ne ferai donc pas ici de différence entre gestion et management.

La gestion d’un espace-temps de formation porte - pour le dire encore assez abstraitement - sur l’ensemble des paramètres et des interdépendances avec lesquels on joue pour rendre possible le travail scolaire quotidien et favoriser sa centration sur les contenus et les apprentissages. Peut-être pourrait-on - métaphoriquement - assimiler la gestion du travail scolaire à la mise en scène d’une pièce de théâtre, avec cette différence que toutes les répliques ne sont pas écrites, même si les rôles sont distribués. Comme la commedia dell’arte, l’action pédagogique oscille entre respect d’une mise en scène et improvisation.

 

L’organisation du travail entre didactique et administration

Un enfant ou un adolescent vont en principe à l’école pour se développer, s’instruire, se construire. Or. on sait aujourd’hui que rien de tout cela n’arrive si l’élève n’est pas placé régulièrement dans des situations propices, qu’on nomme volontiers " situations d’apprentissage ". De telles situations supposent en général qu’une tâche soit définie et assignée à une ou plusieurs " apprenants ", ou mieux encore négociée avec eux, voire choisie ou conçue par eux. Une tâche n’est formatrice que si elle provoque des activités et des opérations mentales qui, à leur tour, engendrent des apprentissages nouveaux ou du moins consolident des acquis.

L’un des enjeux de la didactique est de concevoir de telles tâches et les situations d’enseignement-apprentissage qui les abritent et leur donnent sens. S’ajoute une contrainte supplémentaire de taille : les apprentissages suscités doivent correspondre à un programme et à des objectifs de formation. Connaissance des objectifs et des programmes aussi bien que des processus d’apprentissage, des élèves et des dispositifs didactiques sont des ressources nécessaires pour créer et animer des situations fécondes. Pourtant, les connaissances et compétences proprement didactiques ne peuvent donner leur pleine mesure que si la gestion du temps et de l’espace scolaires permet l’enchaînement raisonné, l’alternance ou la coexistence harmonieuses d’activités productrices d’apprentissages.

Les situations d’enseignement-apprentissage relèvent en général d’une discipline spécifique, langue maternelle, mathématique, etc. On parle toutefois de plus en plus de compétences transversales, dont la formation appellerait des situations inter- ou pluridisciplinaires. Que ce soit à l’intérieur ou au carrefour des disciplines, " faire la classe " (Nault, 1998 ; Rey, 1998) consiste à concevoir et proposer des situations d’enseignement-apprentissage qui s’articulent, s’enchaînent les unes aux autres, dans le cadre de séquences didactiques brèves ou de dispositifs didactiques plus étendus dans le temps, par exemple une correspondance scolaire, l’engagement régulier dans des jeux de stratégie, la préparation d’un spectacle, une recherche ou toute autre " activité cadre ".

On peut, d’un point de vue didactique, considérer la notion de gestion de la classe ou de tout autre espace-temps de formation comme un préalable fonctionnel, une condition nécessaire, une trame qui sous-tend et rend possibles les situations d’enseignement-apprentissage et permet qu’elles se succèdent avec une certaine continuité, sans pertes de temps, en ménageant des progressions raisonnables dans les apprentissages. Chacun sait qu’il faut mettre en place une programmation, une grille horaire, des méthodologies, des moyens d’enseignement pour que la rencontre didactique se produise. Pour la rendre possible, il faut bien qu’existe un groupe stable, des lieux et des temps où maîtres et élèves se retrouvent pour travailler les savoirs sans avoir chaque fois à réinventer l’école, des règles et des contrats sans lesquels le marchandage ou le désordre seraient permanents.

On peut aussi, d’un point de vue plus global, construire la notion de gestion de classe à partir de la nécessité, dans le système éducatif, d’une délégation d’une partie de l’administration des choses et des personnes. Pour scolariser des milliers d’élèves, il faut les répartir en degrés, filières, bâtiments et en fin de compte en classes ou autres groupements s’acquittant de la même fonction. Un tel système organise les conditions de la rencontre entre des enseignants et des élèves autour d’un programme et compte sur eux pour " faire le reste ". Dans le cadre tracé, à eux de jouer, sous la responsabilité de l’enseignant et en respectant des règles du jeu qui s’imposent à toutes les classes comparables. La gestion de classe est alors, en quelque sorte, ce qui reste à gérer, au niveau de l’enseignant, une fois que l’administration scolaire a délimité des espaces-temps de formation et leur a attribué des ressources matérielles et humaines, des objectifs, des normes et des garants de l’ordre prescrit, par exemple des moyens d’enseignement fortement recommandés ou un système de sanctions externes à la classe, qui soutiennent l’autorité des enseignants.

On peut tenter d’articuler ces deux points de vue en liant fortement la gestion d’un espace-temps de formation à la notion d’organisation du travail.

 

Une entrée par l’organisation du travail

Dans les revues classiques de la littérature américaine, on parle souvent de " Classroom Organisation and Management " (Doyle, 1986, Evertson, 1989). Qui pourrait manquer de remarquer que la gestion de classe est un problème d’organisation ? Il demeure que le concept est pris très souvent dans le sens banal d’un ensemble de règles qui " organisent " la vie en communauté. La notion d’organisation du travail est plus spécifique, puisqu’elle se réfère non seulement à la coexistence, mais à la coopération structurée d’acteurs ou d’agents dans une activité productive. Certes, la production issue du travail scolaire est d’un genre particulier, et la productivité de ce travail est faible, même dans l’école la plus " efficace " du monde. La tension entre vivre et préparer à la vie traverse d’ailleurs les pratiques et les débats autour de l’école. Il reste qu’on ne peut comprendre la gestion de classe sans référence aux objectifs visés par le travail. L’enjeu n’est pas seulement de maintenir l’ordre et la paix, donc d’assurer une forme de régulation de la coexistence. Le rôle du maître est de " faire travailler les élèves pour les faire apprendre ". Il joue le rôle d’un contremaître, chargé de mettre ses ouvriers à la tâche, puis invité à rendre compte des résultats. Il n’en découle pas que le souci de la production d’apprentissages soit la seule logique d’action à l’œuvre dans une classe…

La notion d’organisation du travail, outre sa centration sur une tâche productive, présente l’intérêt de permettre des comparaisons avec d’autres métiers. Alors que les approches classiques de la gestion de classe insistent sur ce qu’elle a de spécifique, l’analyse en termes d’organisation du travail aborde un problème que doivent affronter tous les systèmes d’action collective. Prenons deux exemples :

Ces conditions diffèrent bien sûr d’un secteur à un autre, mais elles ont partout la même fonction : permettre aux gens qui doivent travailler ensemble ou en interdépendance de le faire dans des conditions optimales ou au moins acceptables.

Ces conditions sont pour une part économiques et matérielles, mais d’autres, moins visibles, sont tout aussi importantes :

Plus concrètement, qu’y a-t-il à gérer dans un établissement scolaire ? Sans prétendre dresser un inventaire complet et définitif, on peut mentionner :

Tout cela ne relève pas entièrement de la sphère d’autonomie et d’auto-organisation des enseignants. Les structures scolaires et les statuts professionnels en jeu rendent certains fonctionnements incontournables et d’autres presque impossibles. De plus, les systèmes éducatifs, les cultures administratives et professionnelles, l’inspection, voire les directions d’établissements, prescrivent ou privilégient, de façon indicative ou impérative, ouverte ou déguisée, certains modes de gestion de classe.

L’organisation du travail, toutefois, est loin d’être entièrement contrainte ni même préfigurée, par les structures, les cultures et les prescriptions externes :

1. Les enseignants, seuls ou en équipe, ont une importante latitude d’interprétation des règles générales.

2. Ils décident de tout ce que les règles institutionnelles ou les cultures professionnelles ne prescrivent ou ne prévoient pas, et qui doit être néanmoins déterminé pour qu’un fonctionnement didactique soit possible.

La part de ce qui est décidable par les enseignants, seuls ou en équipe, varie selon les systèmes, les ordres d’enseignement, les politiques d’établissements. Aujourd’hui, presque partout, les enseignants bénéficient de marges croissantes de liberté dans le champ des programmes, de l’évaluation certificative, de l’usage des moyens d’enseignement, du temps à accorder aux divers contenus, de la progression au cours de l’année scolaire, des démarches didactiques. L’institution prescrit de plus en plus faiblement - même au primaire - les méthodes, l’ordre des activités, la grille horaire, l’aménagement de l’espace, la nature des tâches et des groupements d’élèves, la présence et le type de différenciation ou d’évaluation formative, le rapport entre enseignants et apprenants, le contrat pédagogique et didactique. La réforme portugaise en cours dans l’enseignement fondamental appelle ouvertement à une " gestion flexible du curriculum ". Selon d’autres modalités et dans un autre langage, le Québec, la France, la Pologne, le Portugal et d’autres pays remettent aux établissements des pouvoirs curriculaires plus étendus. L’évolution de l’évaluation vers des démarches plus formatives affaiblit la normalisation des examens et des procédures. Le travail et les responsabilités de gestion des enseignants vont donc en s’accroissant, à la mesure de l’autonomie concédée ou imposée aux professionnels ou aux établissements (Perrenoud, 1999 c).

Le passage de la classe traditionnelle et du programme annuel à des cycles d’apprentissage pluriannuels renforce cette tendance, transfère une partie des décisions de gestion et d’organisation du travail à des équipes et induit donc des formes nouvelles de coopération professionnelle.

 

La diversification des modes de gestion

Dans une perspective d’éducation comparée, on pourrait dresser un tableau des multiples modes de gestion de classe et d’organisation du travail qui coexistent aujourd’hui et des manières dont les systèmes éducatifs et les cultures professionnelles les inspirent ou les contrôlent. Je m’en tiendrai ici à trois axes de différenciation qu’on peut observer à l’intérieur d’un même système, à l’époque contemporaine : le partage du pouvoir avec les élèves, la conception dominante de la pédagogie et l’étendue des décloisonnements.

1. Les enseignants (individuellement ou en équipe pédagogique) peuvent disposer de leur part d’autonomie sans consulter les élèves ou choisir au contraire de partager avec eux certaine décisions. Ce qui suggère un premier axe : à un pôle, les organisations du travail entièrement imposées aux élève, à l’autre, les organisations entièrement négociées. La plupart des pratiques se situent entre ces extrêmes. Lorsqu’elles sont plus proches de l’imposition, l’organisation est rapidement mise en place et l’on peut " passer au programme ", mais ce temps apparemment gagné risque d’être reperdu parce qu’il faut exercer un contrôle social permanent, sans quoi les élèves échapperont au travail. À l’autre extrême, la construction négociée du contrat et d’institutions internes prend du temps, mais on peut en attendre, outre une éducation à la citoyenneté, une adhésion plus large aux règles et aux décisions, donc des responsabilités plus partagées. Arrêter une organisation du travail et fixer des contrats est au cœur de la gestion du travail scolaire dans les pédagogies nouvelles. Il n’est pas étonnant qu’elle soit l’affaire centrale du conseil de classe dans les pédagogies coopératives ou institutionnelles, dès Freinet. Même si l’on accentue aujourd’hui la fonction de médiation, de résolution des conflits, de prévention de la violence, le conseil de classe est, au moins historiquement, d’abord un lieu où s’explicite et se négocie l’organisation du travail à l’école.

2. Un second axe de différenciation touche à la conception de l’enseignement et de l’apprentissage : une alternance classique de cours et d’exercices facilite l’organisation du travail, car l’emploi du temps et la succession des activités sont plus prévisibles et plus simples ; ces vertus gestionnaires se paient d’un moindre intérêt du travail du côté des élèves, voire des enseignants, et d’un rapport assez bureaucratique de chacun à sa tâche. À l’inverse, les pédagogies du projet, les méthodes actives, les recherches ou le travail par situations-problèmes compliquent terriblement l’organisation du travail, perpétuellement recomposée et renégociée. En contrepartie, ces pédagogies espèrent donner plus de sens aux activités et impliquer les élèves autrement (Perrenoud, 1994).

En combinant ces deux dimensions, on obtient un tableau à double entrée, qui permet de combiner schématiquement ces deux axes :

 

Deux axes pour situer les modes de gestion de classe

Décisions, règles

Pédagogies

 

Faiblement négociées

 

Fortement négociées

 

Plutôt
fermées ou traditionnelles

Alternance réglée et imposée de cours et d’exercices.
Activités classiques, dont le contenu, la durée, les consignes, le niveau d’exigence font l’objet de discussion

 

Plutôt
ouvertes ou nouvelles

Pédagogie du projet menée par un enseignant à la fois autoritaire et charismatique
Pédagogie coopérative ou " institutionnelle "

 

3. Aujourd’hui plus que jamais, il convient d’ajouter un troisième axe, selon que l’espace-temps à gérer est la classe fermée, la réunion épisodique de plusieurs classes (décloisonnements, aire ouverte) ou un cycle d’apprentissage pluriannuel collectivement géré par une équipe d’enseignants.

On l’imagine, ces trois axes ne sont pas indépendants. Les pédagogies traditionnelles et peu négociées sont en général à l’aise dans une classe fermée, alors que les pédagogies nouvelles et coopératives préfèrent les espaces-temps de formation plus ouverts et plus vastes, tels les cycles d’apprentissage pluriannuels. Ce ne sont toutefois que des tendances. La prise en compte des cas atypiques peut éclairer et enrichir la conceptualisation de la gestion des espaces-temps de formation. Elle permet également de mieux penser les voies de transition d’un modèle à un autre. La question cruciale n’est pas en effet de classer, mais de comprendre comment des enseignants peuvent abandonner une organisation du travail pour en construire graduellement une autre.

 

Un cycle d’apprentissage pluriannuel

Dans tous les systèmes éducatifs, le cursus scolaire se présente comme une succession de plusieurs " cycles d’études " de deux à quatre ans chacun. Un cycle d’études se caractérise par une certaine unité de conception des programmes et par une certaine homogénéité des charges, de la formation et du statut des enseignants. Mais il reste, en général, fractionné en étapes annuelles, chacune comportant son propre programme. la fin d’une année scolaire, les élèves qui ont atteint un certain seuil de maîtrise progressent dans le cursus et " passent " au niveau (ou degré), où ils sont pris en charge par d’autres professeurs. Les autres redoublent ou sont " orientés " vers des filières moins exigeantes.

 

Du cycle d’études au cycle d’apprentissage

On peut parler de cycle d’apprentissage plutôt que de cycle d’études, simplement pour mettre l’accent sur les processus d’apprentissage. En soi, ce changement d’appellation ne crée aucun problème nouveau en termes d’organisation du travail.

On peut aussi, et c’est l’option que je prendrai ici, considérer qu’un cycle d’apprentissage est une forme d’affaiblissement, voire de total effacement des étapes annuelles au sein d’un cycle d’études. Cet effacement peut prendre des formes douces, notamment lorsqu’on interdit le redoublement au cours du cycle d’études ou qu’on le cantonne à la dernière année. Le cycle central du collège, en France, comme les cycles introduits dans l’enseignement secondaire en Belgique francophone sont de cette nature. Du simple fait qu’il abaisse les taux de redoublement, le changement n’est pas négligeable. Il accroît l’hétérogénéité des élèves passant aux degrés suivants, au grand dam des professeurs et des parents qui craignent une " baisse du niveau ". Cela peut avoir certaines incidences sur la gestion de classe, dans des sens contradictoires : au début d’une année scolaire, le professeur accueille un groupe plus hétérogène, mais en contrepartie, il n’a pas à repérer d’emblée les élèves " condamnés à redoubler " et peut prendre un pari positif sur la continuité des apprentissages, ce qui le dispense par exemple de faire le forcing et d’encourager le bachotage.

Cependant, chacun reste alors enfermé dans son année et sa classe, voire dans sa discipline. L’espace-temps de formation n’a pas changé, quand bien même ses relations aux espaces-temps précédents et suivants modifient un peu son public et ses exigences. Pour aller vers un " véritable " cycle d’apprentissage, il faut faire un pas de plus : renoncer aux programmes annuels, pour définir des " objectifs de fin de cycle " valables pour plusieurs années.

La version la plus prudente consiste à définir des cycles de deux ans et à demander aux enseignants d’accompagner un groupe d’élèves durant cette période, comme ils accompagnent actuellement une classe durant un an. Aux classiques étapes annuelles, on substitue en quelque sorte des étapes de deux ans. Cela change sans doute les conditions de la gestion de classe : planifier sur deux ans permet davantage de flexibilité, mais oblige à " tenir la distance ", du point de vue du contrat avec un groupe, de la discipline, de l’usure des tactiques des uns et des autres. On se trouve toutefois dans un cas de figure assez familier : à l’époque rurale de la scolarisation, il n’était pas rare qu’un enseignant soit en charge d’une classe dite " à plusieurs cours " ou " à degrés multiples ", parce que les effectifs ne permettaient pas de composer des classes d’un seul niveau d’âge. Cette organisation a perduré dans les zones à faible densité de peuplement. On maintient alors des programmes annuels et une possibilité de redoublement, mais elle est en général nettement moins utilisée, car un enseignant expérimenté planifie les apprentissages sur deux ans (ou davantage).

Une autre façon prudente d’organiser des cycles est de maintenir le principe d’un passage des élèves d’un enseignant à un autre en fin d’année scolaire, mais sans redoublement et en invitant les enseignants à travailler en équipe, de sorte à accroître la continuité des prises en charge. C’est le modèle de l’enseignement primaire français depuis la loi de 1989, avec des mises en œuvre très diverses, allant du respect presque intégral des niveaux annuels (sans redoublement officiel) à un véritable travail d’équipe poursuivant des objectifs de fin de cycle.

Pour aller plus loin, il faut accepter de se détacher encore plus fortement des étapes annuelles. Certes, l’année scolaire continuera à rythmer le temps scolaire. Il est donc assez normal qu’un enseignant se fixe des objectifs de fin d’année et fasse un bilan juste avant les " grandes vacances " ou au début de l’année scolaire suivante. Toutefois, on doit concevoir des cycles pluriannuels auxquels l’institution n’assignerait que des objectifs de fin de cycle, leur structuration en étapes intermédiaires (trimestrielles, semestrielles, annuelles ou autres) étant laissée à l’entière initiative des enseignants.

Actuellement, les systèmes scolaires balisent et normalisent très inégalement la structuration interne d’une année scolaire. Les uns ont conservé des trimestres ou semestres officiels, avec des programmes, mais surtout des évaluations rythmées en conséquence ; d’autres définissent un programme annuel et laissent aux enseignants la responsabilité de la progression, donc de l’ordre des contenus aussi bien que du temps accordé à chaque chapitre dans le " texte du savoir ". Dans l’enseignement secondaire, la " ronde " des disciplines impose une grille horaire qui régit les emplois des professeurs aussi bien que les activités des élèves. À l’école primaire, une telle grille est plus indicative et désigne de grands équilibres, plutôt qu’une répartition à honorer chaque semaine. L’enseignement primaire genevois illustre le sens d’une évolution assez générale : il y a trente ans, les enseignants devaient respecter strictement la grille horaire, non seulement en accordant à chaque discipline son dû exact, mais en prévoyant le moment de la semaine où l’on ferait de la grammaire, de la géographie ou du calcul mental. De plus, le plan d’études imposait une progression mois par mois, si bien qu’on savait quel verbe devait être travaillé dans la seconde moitié de novembre et quelles figures géométriques devait être étudiées en avril. Aujourd’hui, le contrat est annuel, la répartition du temps est une moyenne et, au fil des mois, les enseignants construisent et remanient à leur guise leur planification.

Cette évolution, qui a partie liée avec l’élévation du niveau de compétences et la professionnalisation du corps enseignant, est une condition nécessaire pour envisager des cycles d’apprentissage pluriannuels : à quoi bon travailler sur des temps plus longs si les enseignants sont enserrés dans un corset qui les empêche de prendre des décisions en fonction de leur classe ? Les systèmes éducatifs, les parents, les enseignants, les didacticiens restent cependant très ambivalents face à de plus vastes espaces-temps de formation. Pour les administrations et les parents, c’est un pari risqué sur les capacités de planification et de régulation des enseignants. Pour ces derniers, c’est une responsabilité et une angoisse. Pour les didacticiens, c’est le risque que les impératifs organisationnels prennent le pas sur la structuration des situations d’apprentissage.

Pourquoi alors aller dans ce sens ? Parce qu’on pense accroître de la sorte l’efficacité et l’équité du système éducatif. Lorsqu’on introduit les cycles d’apprentissage, de façon timide ou audacieuse, c’est en général pour lutter contre le redoublement, espacer les échéances évaluatives, accroître la continuité de la prise en charge éducative, mieux tenir compte des rythmes et individualiser les parcours de formation. Dans le meilleur des cas, les cycles s’inscrivent dans la recherche d’un enseignement stratégique (Tardif, 1992, 1998, 1999) et d’une pédagogie différenciée (Meirieu, 1989, 1990 ; Perraudeau, 1997 ; Perrenoud, 1995, 1997).

J’ai soutenu que l’idée de cycle était encore une " auberge espagnole " (Perrenoud, 1998 a). L’on ne peut donc poser les problèmes de gestion de cycle de façon univoque, tant est grande la diversité des conceptions. À un extrême, on s’éloigne à peine des fonctionnements annuels et aucun problème de gestion nouveau n’est véritablement posé. À l’autre, tout est inédit et l’on manque de bases conceptuelles, et plus encore de recul, pour identifier des modes émergents de gestion et les expertises correspondantes.

 

Une conception plus précise d’un cycle d’apprentissage

Pour approfondir l’analyse, il faut donc s’avancer, plaider pour une conception plus définie des cycles. J’ai tenté ailleurs cet exercice (Perrenoud, 1997, 1998 b). Je ne reprends ici que les principaux éléments, sous forme de neuf thèses :

1. Un cycle d’apprentissage n’est qu’un moyen de faire mieux apprendre et de lutter contre l’échec scolaire et les inégalités.

2. Un cycle d’apprentissage ne peut fonctionner que sur la base d’objectifs de fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les parents.

3. Il importe de développer dans les cycles pluriannuels plusieurs dispositifs ambitieux de pédagogie différenciée et d’observation formative.

4. La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différencier sur d’autres dimensions que le temps et à ne pas favoriser un redoublement déguisé.

5. Un espace-temps de formation de plusieurs années ne peut atteindre ses buts que si les démarches et situations d’apprentissage sont repensées dans ce cadre.

6. À l’intérieur d’un cycle, les enseignants s’organisent librement et diversement. Le système leur propose des outils à titre indicatif : balises intermédiaires, modèles d’organisation du travail et de groupement des élèves, outils de différenciation et d’évaluation.

7. Il est souhaitable qu’un cycle d’apprentissage soit confié à une équipe pédagogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs années.

8. Les enseignants doivent recevoir une formation, un soutien institutionnel et un accompagnement adéquats pour construire de nouvelles compétences.

9. La quête d’un fonctionnement efficace en cycles est une longue marche, à considérer comme un processus négocié d’innovation, qui s’étale sur plusieurs années.

Prenons un exemple. À Genève, la scolarité enfantine et primaire est de huit ans, organisée en huit degrés annuels, dont deux préobligatoires. Le redoublement existe toujours, il est de l’ordre de 2 à 4 %, selon les degrés. L’école primaire est suivie d’un cycle d’orientation (enseignement secondaire) de trois ans, avec lequel s’achève la scolarité obligatoire. Les enseignants primaires sont généralistes ou polyvalents, ils maîtrisent et enseignent toutes les disciplines. Certains sont titulaires de classes, d’autres interviennent en appui (généralistes non titulaires, GNT). Dans certaines disciplines (musique, arts plastiques et éducation physique) l’enseignement est renforcé par des spécialistes (MS).

C’est dans ce contexte que le Groupe de pilotage de la rénovation (1998, 1999), à l’issue d’une phase d'exploration de quatre ans impliquant 30 écoles, a proposé de diviser les huit années d’enseignement primaire en deux cycles de quatre ans chacun, En voici la conception en dix thèses :

1. Le cycle pluriannuel est défini par une série d’objectifs d’apprentissage que tous les élèves doivent atteindre en fin de cycle. Ces objectifs, qui seront définis en temps utile par l’institution, s’inscrivent explicitement dans la continuité des objectifs de formation (instruction et éducation) de l’école primaire et de la scolarité obligatoire.

2. Les programmes annuels, aussi longtemps qu’ils subsistent, n’ont qu’un statut indicatif. On cesse de s’y référer au fur et à mesure qu’on devient capable de gérer les progressions en fonction des objectifs de fin de cycle et de fin de cursus.

3. Il n’y a plus de référence aux degrés dans les inscriptions, dans le carnet, dans la formation des classes ou des groupes, dans les fichiers et statistiques scolaires, dans l’attribution des enseignants. Un élève appartient officiellement à un cycle, auquel il est intégré en fonction de son âge, même s’il vient d’un autre système scolaire. La référence aux degrés devrait peu à peu disparaître des méthodologies et moyens d’enseignement officiels mis à la disposition des écoles. Elle perd également son sens en ce qui concerne les épreuves communes ou autres évaluations standardisées.

4. La notion de redoublement ne veut plus rien dire, puisqu’il n’y a plus de degrés et qu’on ne peut évidemment redoubler l’ensemble d’un cycle, ni même la dernière année d’un cycle.

5. La durée normale de traversée du cycle par un élève est égale à la durée officielle du cycle : on passe par exemple trois ans dans un cycle de trois ans, ni deux, ni quatre ! Des règles strictes garantissent que les parcours réels des élèves ne s’écartent de cette norme que de façon exceptionnelle, avec des mesures personnalisées, négociées de cas en cas.

6. Durant tout le cycle sont mis en place des dispositifs efficaces de pédagogie différenciée, qui visent à permettre à tous les élèves d’atteindre les objectifs dans le même temps.

7. En fin de cycle, pour les élèves encore loin des maîtrises visées, on prévoit des mesures intensives, prolongées, au début du cycle suivant, par des modules de mise à niveau et de consolidation différenciée. On peut envisager des structures ad hoc de transition entre cycles successifs.

8. L’évaluation se fait sans notes. Elle est critériée et formative. Elle permet de situer régulièrement chaque élève par rapport aux objectifs visés en fin de cycle et en fin de cursus primaire. Des outils d’observation et d’évaluation sont mis à disposition par l’institution. Les parents sont régulièrement informés de la progression de leur enfant, sur la base d’un " cahier d’évaluation " fondé sur diverses sources (autoévaluation, observation, épreuves, entretiens, etc.). Ce cahier est conçu par chaque école sur la base de quelques principes généraux.

9. Des structures cohérentes avec les cycles sont développées pour tenir compte des enfants immigrés (préalablement scolarisés ou non), aussi bien que des enfants en intégration ou fréquentant actuellement la division spécialisée ou des structures d’accueil.

10. Une nouvelle articulation est mise en place avec le cycle d’orientation à la fin du dernier cycle primaire, en fonction de l’évolution des programmes et des structures du cycle et au gré d’une concertation. Les objectifs du cursus primaire et du cycle final du primaire sont reconnus et validés comme les bases de la scolarité secondaire et leur maîtrise joue un rôle explicite dans l’orientation en septième.

En mars 2000, au moment où cet article est achevé, une réforme de l’enseignement primaire a été annoncée, avec une entrée en vigueur progressive dès 2001. La durée des cycles - 4 ans - a été arrêtée, mais leurs modalités de gestion restent assez vagues. Il est possible que le système suive les recommandations du groupe de pilotage et aille vers un effacement délibéré des degrés annuels et une responsabilité collective. Il est possible aussi que les textes qui seront finalement publiés autorisent des pratiques très diverses, les unes très proches des fonctionnements conventionnels, d’autres beaucoup plus audacieuses. L’intéressant, pour l’heure, n’est pas de prédire la forme exacte que prendront les cycles pluriannuels, à Genève ou ailleurs, mais de réfléchir aux problèmes de gestion et d’organisation du travail tels qu’ils seront redéfinis ou créés par une telle évolution. À cette fin, il est plus fécond de réfléchir sur des cycles effaçant résolument les degrés annuels et appelant les enseignants à une véritable gestion coopérative.

 

La gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel

Lorsqu’on sait gérer un petit espace (ou un petit budget) et qu’on " hérite " d’un plus grand, on peut tenter de le fractionner en plusieurs sous-ensembles de moindre taille, pour se retrouver dans un cas de figure familier. Si le désir des enseignants est de retrouver, dans un cycle d’apprentissage, l’exacte autonomie dont ils bénéficiaient dans leur classe, sans construire de compétences nouvelles, ils n’auront de cesse de réinventer les niveaux annuels et les groupes fermés. Même alors surgit un besoin de coordination, donc un niveau inédit de gestion, requis pour que s’instaure une certaine harmonisation des pratiques. Cette dernière peut cependant se réduire à peu de choses si on revient au " chacun pour soi ". Les cycles sont en principe gérés par des équipes d’enseignants, mais rien n’empêche ces derniers, s’ils n’adhèrent pas à ce modèle, de se répartir les niveaux et les élèves de sorte à n’avoir plus guère besoin de travailler ensemble.

Pour identifier les nouveaux problèmes de gestion que poseront les cycles d’apprentissage pluriannuels, il est évidemment plus intéressant d’imaginer une véritable équipe pédagogique plutôt qu’un simulacre ; et plus fécond de penser à des enseignants qui, loin de chercher à " faire du vieux avec du neuf ", tenteraient de tirer tous les bénéfices possibles d’une telle structure. De tels professionnels auront besoin de courage et d’imagination, car ils devront prendre des risques, sortir des sentiers battus. Pour éviter qu’ils ne s’aventurent en terre inconnue, il importerait que la recherche, les mouvements pédagogiques, les formateurs ou les autorités leur proposent des modèles acceptables d’organisation du travail à partir des expériences connues (Gather Thurler et al., 1999) aussi bien que d’une conceptualisation plus pointue.

Le groupe de pilotage de la rénovation genevoise (1999) a imaginé dans ce sens quelques propositions quant à la gestion coopérative d’un cycle d’apprentissage pluriannuel :

a. Les élèves d’un cycle, dans une école, sont confiés à une équipe pédagogique solidairement responsable de leur coexistence harmonieuse, de leur travail et de leur progression vers les objectifs tout au long du cycle, ainsi que de leur évaluation et de l’information régulière des parents. Au sein du cursus, les équipes veillent à la cohérence entre les cycles.

b. Les enseignants collectivement responsables du cycle regroupent les élèves de la façon qui leur paraît optimale dans la perspective d’une pédagogie différenciée. Ils jouent donc, en plus de l’appartenance de chaque élève à un groupe-classe, sur des groupes de travail diversifiés, monoâges ou multiâges, homogènes ou hétérogènes, définis comme des groupes de besoin, de projet, de niveau, de soutien, etc. Les enseignants se répartissent les tâches en conséquence, de préférence de façon flexible et mobile.

c. L’équipe rend compte de l’usage de son autonomie d’organisation, elle est donc capable d’expliquer et de justifier son système de travail et ses modes de différenciation auprès des instances mises en place à cet effet.

d. Dans un groupe scolaire (bâtiment ou ensemble plus large), l’équipe compte, en gros, le nombre de postes qui auraient été attribués à l’encadrement des mêmes élèves dans une organisation en degrés avec titulaires, MS et GNT. Autrement dit, le passage à un cycle n’implique ni accroissement, ni diminution des forces de travail. À moyen terme, on peut définir les forces par un rapport entre nombre d’élèves et nombre de postes d’enseignants, standard ou modulé selon les caractéristiques du public scolaire.

e. À l’intérieur de cette enveloppe, la division du travail dépend de l’équipe, il n’y a plus de différences entre généralistes titulaires et non titulaires. L’apport des MS doit encore être clarifié.

f. L’équipe dispose des espaces et des moyens matériels qui seraient dévolus à l’encadrement des mêmes élèves dans une organisation en degrés. Les locaux sont regroupés. L’équipe les utilise à sa guise, en fonction des dispositifs pédagogiques mis en place.

g. À la fin de chaque année, l’équipe se sépare des élèves arrivant en fin de cycle. À la rentrée suivante, elle accueille de nouveaux élèves.

h. L’équipe informe les parents des élèves, selon des modalités variées, et les associe autant que possible aux discussions qui dessinent le fonctionnement interne du cycle d’apprentissage.

i. Dans la règle, l’équipe pédagogique désigne un de ses membres pour assurer les tâches de coordination et pour la représenter au niveau de l’école et de l’extérieur.

j. Dans les grandes écoles, on peut constituer plusieurs équipes pédagogiques distinctes, chacune prenant en charge une partie des élèves, mais toujours sur l’ensemble du cycle.

Pour sauvegarder l’autonomie des équipes, cette structuration laisse volontairement en suspens nombre d’aspects importants de l’organisation du travail. En voici quelques-unes.

 

Le groupe-classe, du port d’attache à la tour de contrôle

Une équipe pédagogique en charge d’un cycle de quatre ans, accueillant par exemple une centaine d’élèves, aura au départ du mal à imaginer que chacun d’eux puisse se sentir membre d’un ensemble aussi vaste. Cela paraîtra " impensable " pour de jeunes enfants. Même pour des adultes - sauf en général à l’université - l’intégration à un groupe de taille raisonnable, au moins pour une partie de la semaine, sera considérée comme une source d’identité et de sécurité. On s’orientera donc rapidement vers l’appartenance de chacun à un " groupe de base ". Il restera à définir la place et les fonctions d’un tel groupe. On s’accordera sans doute assez vite pour lui assigner une mission " psychoaffective " : se vivre comme membre d’une communauté, se sentir quelque part " chez soi ", un peu comme les adultes réintègrent la cellule familiale pour compenser le caractère souvent anonyme, décousu ou tendu de la vie au travail. Cette fonction répond aux besoins immédiats des personnes, à la limite indépendamment de tout enjeu de formation. On peut, faisant de nécessité vertu, la doubler d’une mission de socialisation : c’est à la faveur d’une appartenance durable à un groupe de base qu’on développerait la responsabilité, la solidarité, le respect mutuel, le débat démocratique.

Si l’on s’en tenait là, on pourrait considérer que le groupe de base fait figure d’oasis, de " lieu où renaître ", d’endroit protégé des urgences de la " production ", en l’occurrence les apprentissages disciplinaires ou la construction de compétences transversales. Assez spontanément, les équipes chargeront en outre ce groupe d’une fonction de pilotage des parcours de formation. En effet, la personne responsable de ce groupe &endash; qu’on la nomme maître de classe, professeur principal, tuteur, mentor ou enseignant de référence - sera rapidement celle qui connaît le mieux " ses " élèves et peut donc avoir une vue d’ensemble de leurs besoins, de leurs trajectoires dans le cycle et donc des orientations à leur proposer pour la suite de leur parcours de formation. Si bien qu’on gérera, dans un groupe de base, non seulement des identités et des sentiments d’appartenance, ce qui est essentiel dans les organisations, mais des itinéraires de formation et les décisions qui les infléchissent. Cette fonction de " tour de contrôle " s’ajoute assez naturellement à celle de " port d’attache ".

Le désaccord surgira, en général, sur la question de savoir si le groupe de base est aussi le cadre des apprentissages disciplinaires. Aucunement, diront les plus radicaux, alors que pour d’autres, il doit demeurer le cadre privilégié de la plupart des activités scolaires, que ce soit sous le contrôle d’un seul enseignant polyvalent au primaire ou d’une succession de professeurs spécialisés au secondaire.

S’il devient le cadre unique du travail scolaire, un cycle d’apprentissage ne se distinguera des degrés annuels que par l’absence de redoublement, des échéances plus éloignées et la continuité des progressions vers des objectifs de fin de cycle. Cette continuité serait alors assurée par le fait que le même enseignant ou la même équipe accompagnent les élèves durant toute la traversée du cycle d’apprentissage, selon deux modalités possibles :

On peut douter de l’intérêt du premier modèle, qui est très proche de la gestion de classe conventionnelle, à cette différence que l’enseignant titulaire " garde " ses élèves durant plusieurs années. Ce modèle devient plus intéressant, toutefois, si un ensemble d’enseignants accompagne une cohorte durant plus d’un ans.

Toutefois, les cycles d’apprentissage, tels qu’ils sont conçus ici, visent non seulement la continuité des progressions sur plusieurs années, mais le développement de parcours de formation plus individualisés. Si chaque enseignant reste " enfermé ", avec ses élèves, dans son groupe-classe, on se retrouvera dans les mêmes impasses qu’aujourd’hui du point de vue des pédagogies différenciées : même avec des effectifs réduits &endash; or, ils tendent plutôt à s’alourdir au gré des crises budgétaires &endash; un enseignant isolé ne peut faire coexister plusieurs dispositifs de pédagogie différenciée qu’au prix d’une ingéniosité didactique et d’une énergie hors du commun. C’est encore plus difficile dans l’enseignement secondaire, du fait que plusieurs spécialistes des diverses disciplines se succèdent dans la même classe, chacun étant " seul maître à bord " durant quelques heures par semaine… Pour faire passer son programme, chacun reste tenté par un enseignement frontal, entrecoupé d’exercices et d’épreuves notées.

La réflexion sur la gestion de cycles pourrait utilement s’inspirer de l’ingénierie des pédagogies de groupes développée par Meirieu (1989 a et b), qui tente de faire correspondre des modes de groupement différents à des démarches ou des objectifs spécifiques. Dans cette perspective, l’apprentissage dans un groupe de base stable (un " groupe-classe " redéfini, éventuellement multiâge) se serait alors qu’une modalité de travail parmi d’autres, dont la place dépendrait d’options de gestion de cycle à prendre par l’équipe, en fonction de l’ensemble des paramètres.

 

Des objectifs aux groupements

Comment procéder pour organiser la répartition optimale d’une centaine d’enfants entre divers modes de travail et divers types de groupes ? Dans une pédagogie de l’improvisation et de l’effervescence, on pourrait imaginer des établissements où, chaque matin, l’ensemble des enseignants et des élèves du même cycle se réunissent pour décider en commun des tâches de la journée, puis se répartissent en conséquence entre différents lieux de travail. Cette planification souple pourrait se faire à des intervalles moins rapprochés, par exemple au début de chaque semaine ou de chaque quinzaine, voire de chaque mois.

Ce mode de gestion de cycle n’est en soi nullement absurde. Il présenterait l’intérêt d’une grande flexibilité, mais c’est aussi sa limite : il faut du temps, de l’énergie, de l’inventivité et de la méthode pour remanier fréquemment l’organisation du travail. Cela suppose en outre que les acteurs partagent une culture de coopération. Ces derniers devraient faire preuve de beaucoup de lucidité et de discipline, et manifester des capacités métacognitives et expressives qui ne peuvent se développer que graduellement et qu’il semble plus réaliste d’attendre d’adolescents ou de jeunes adultes, à condition qu’ils n’aient pas perdu tout goût de s’instruire…

Rien n’oblige en fin de compte à gérer sur le même mode l’ensemble du temps de travail. Une équipe peut fonctionner un jour par semaine ou une semaine sur quatre dans une forme d’improvisation négociée, les autres temps de travail faisant l’objet d’une programmation à moyen ou long terme. Cette dernière n’est pas nécessairement établie pour l’ensemble d’une année scolaire, et peut laisser une marge à l’improvisation et à la flexibilité. Il importe dans tout modèle de réserver dans la planification des temps (heures, jours ou semaines) non attribués à des activités ou des contenus prédéfinis, de sorte à pouvoir tenir compte des besoins et des projets qui émergent en cours d’année.

Quels problèmes de gestion une organisation aussi complexe rencontre-t-elle ? Elle exige d’abord des concepts partagés et le langage correspondant. Une organisation improvisée au jour le jour dispense en apparence de concepts. Il suffit d’attribuer des personnes, désignées par leur nom, à des tâches, désignées par leur contenu : les 11 élèves suivants retravailleront la multiplication avec Yves, les 32 élèves suivants travailleront avec Jeanne et Olivier sur l’exploration du quartier, etc. En fait. même alors, le système de travail restera inefficace si cette répartition ne repose pas sur des logiques de formation. Il y alors fort à parier que les intérêts et les envies des uns et des autres prendront le pas sur leurs besoins. Contrairement à ce qu’on imagine parfois, l’organisation du travail ne se confond par avec la planification, elle recouvre aussi la mise en place de dispositifs qui permettent de prendre des décisions sur le vif.

Si l’on planifie l’organisation sur plusieurs mois, dans son détail ou ses grandes lignes, le niveau d’abstraction s’élève. Pour désigner le contenu des activités, on recourt à des dénominations de disciplines ou de fractions de disciplines : géométrie, poésie, atelier sur les contes, travail sur textile, lecture de cartes, grammaire allemande, etc. Alors qu’on peut, dans l’improvisation, gérer à la fois les tâches et la composition des groupes, la planification les dissocie : elle fixe les types de contenus avant d’arrêter la répartition des élèves, pour ne pas figer les groupes et conserver la possibilité de les moduler " en temps réel ", selon la progression effective des apprenants et leurs projets et besoins du moment.

Dans une classe conventionnelle, la planification peut se limiter à prévoir une activité pour chaque composante de la grille horaire. Dans une pédagogie différenciée, cela se complique du fait de la diversification des tâches. Dans un cycle d’apprentissage confié à une équipe enseignante, on gère en outre divers groupes et divers espaces de travail, et donc une division du travail entre les enseignants. L’une des difficultés de cette gestion est qu’elle exige des concepts et des mots nouveaux, que les équipes pédagogiques inventent au gré des besoins, mais qui ne font pas, à ce jour, l’objet de définitions stables et partagées. Si bien qu’un remplaçant ou un nouvel enseignant arrivant dans une telle équipe peuvent avoir l’impression qu’on y parle chinois !

 

Raisonner domaine par domaine

La gestion planifiée d’un cycle d’apprentissage doit tenir compte de la spécificité des divers contenus et objectifs. Il apparaît donc pertinent de distinguer un certain nombre de " domaines ", appelant chacun une organisation du travail et des modes de groupements spécifiques. Ces domaines peuvent correspondre aux disciplines scolaires traditionnelles. Cela paraît presque incontournable dans l’enseignement secondaire, puisque les emplois des professeurs sont codifiés en heures d’enseignement dans leur propre discipline. Même alors, pourrait s’autoriser quelque distance par rapport à cette conception classique :

Rien n’interdit par ailleurs de rompre avec le principe d’une grille horaire stable durant toute l’année, attribuant à chaque discipline, chaque semaine, exactement les mêmes heures. Pourquoi ne pas envisager des équilibres semestriels ou annuels ? Il n’est donc nullement impossible de concevoir des cycles d’apprentissage pluriannuels dans l’enseignement secondaire, à condition de bouleverser quelques habitudes. La garantie de l’emploi, les intérêts acquis, les bastions disciplinaires, l’inégalité des dotations entre disciplines rendent toutefois ces bouleversements improbables. Il est donc vraisemblable qu’une organisation en cycles raisonnera, au secondaire, discipline par discipline, avec les rigidités qui s’ensuivent.

Le jeu est plus ouvert dans l’enseignement primaire, du fait que des enseignants polyvalents prennent en charge plusieurs disciplines, parfois toutes. Une équipe pédagogique responsable d’un cycle d’apprentissage pluriannuel peut alors s’affranchir des grilles horaires et des découpages conventionnels, pour inventer d’autres modes de gestion du temps et de division du travail.

On pourrait suggérer à une équipe en quête d’un modèle de gestion de s’approprier d’abord les objectifs d’apprentissage essentiels, les objectifs de fin de cycle, puis de se demander pour chacun s’il est préférable de le travailler dans le groupe de base, multiâge ou monoâge, ou dans des groupements d’un autre type, modules ou groupes de niveaux, de besoins, de projets, les uns plus homogènes, les autres plus hétérogènes.

On constituerait alors des " familles d’objectifs ", correspondant soit à l’entier d’une discipline (par exemple une langue seconde), soit un ensemble de disciplines connexes (par exemple géographie-histoire ou divers enseignements de technologie), soit à une partie de discipline (par exemple la géométrie comme partie des mathématiques), soit encore au " mariage " d’objectifs appartenant à deux disciplines, par exemple observation scientifique (aspect de la physique) et rédaction des protocoles et des rapports correspondants (aspect du français). On laissera ici de côté les questions didactiques et épistémologiques que posent ces découpages, en supposant - non sans optimisme ! - que les systèmes éducatifs seront capables d’offrir une formation, des appuis et les textes de référence suffisants.

Il restera alors à penser l’organisation du travail proprement dite. Pour chaque domaine ainsi retenu (trois, cinq ou huit pour l’ensemble du curriculum), les équipes pourraient, dans un premier temps, se demander selon quels types de groupements il est préférable de travailler. Rien n’assure qu’en musique, en mathématique, en arts plastiques ou en langue seconde, l’organisation optimale du travail soit la même. Il est probable toutefois que l’optimisation séparée de chaque domaine rendrait leur coexistence impossible à gérer, chacun ayant des exigences irréalistes en heures, en flexibilité en alternance de divers groupements.

On pourrait proposer aux équipes, à ce stade, des régulations du même type que celles qui permettent de construire un budget dans une organisation : dans un premier temps, chaque département raisonne selon sa logique propre, évalue largement ses besoins et fait des propositions. Si la somme est irréaliste - c’est en général le cas -une instance de coordination renvoie alors chacun à sa copie, en fixant des contraintes. Un tel processus aiderait à construire un compromis entre les logiques d’organisation du travail propres à chaque domaine. Ce mode de construction d’une organisation du travail apparaît plus long, mais plus prometteur qu’une logique unique, simple, mais médiocrement adaptée aux divers contenus et objectifs et probablement inspirée par les disciplines les plus sélectives.

Un tel processus pourrait, au fil de l’expérience et des négociations, conduire à remanier le découpage en domaines et à définir des types de groupements convenant à plusieurs domaines ou sous-domaines. Si bien que le modèle de gestion du cycle pourrait globalement se présenter, in fine, sous la forme d’un tableau à double entrée.

Objectifs didactiques et types de groupements

Groupes

Domaines

Groupe de base
Modules
Groupes multiâges
Groupes de niveaux
Groupes de besoins
Groupes de projets
Français oral

 

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*

 

 

 

Français écrit

 

 

*

 

 

*

 

 

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Numération.

 

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Opérations

 

 

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Espace

 

 

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Musique et éducation physique

 

 

 

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*

 

Mon propos n’est pas ici de justifier les lignes, les colonnes ou le placement des astérisques. Ce tableau n’a d’autre but que d’illustrer une façon - sans doute encore fort simpliste - de maîtriser la gestion d’un cycle d’apprentissage pluriannuel.

Le système éducatif pourrait être tenté, devant cette relative complexité, de prescrire un modèle unique de gestion de cycle, ce qui représenterait en apparence un gain de temps et d’énergie. En fait, ce serait une perte en termes de professionnalisation du métier d’enseignant, d’autonomie de gestion des équipes, d’adéquation aux besoins et compétences des acteurs en présence et d’inventivité gestionnaire et curriculaire. Mieux vaudrait que le système éducatif propose des modèles d’organisation du travail aux équipes en charge de cycles pluriannuels, les laissant s’en inspirer pour composer leur propre système de gestion, compte tenu des conditions locales, du nombre et du niveau des élèves, de leur absentéisme prévisible, des attentes des parents, des problèmes de maintien de l’ordre, des espaces effectifs de travail et de déplacement, mais aussi des compétences et des préférences didactiques et pédagogiques des enseignants.

Une évolution dans ce sens contribuerait à développer de nouveaux savoirs sur le rapport entre types d’objectifs (disciplinaires ou transversaux) et types de groupements, notamment quant aux vertus de tel ou tel type d’homogénéité. Les systèmes scolaires ont aujourd’hui des doctrines simplistes : pour la plupart, jusqu’à 12 ans, tout paraît " enseignable " en groupes fortement hétérogènes, à partir de 12 ans la norme s’inverse et de nombreux professeurs du secondaire ne conçoivent pas d’enseigner leur discipline dans des groupes qu’une sélection préalable n’aurait pas fortement homogénéisés. Une réflexion didactique sur les contenus et les démarches permettrait sans doute de développer des rationalités plus subtiles. Il est probable que les démarches de projet, les activités de recherche ou le travail par situations-problèmes n’exigent pas le même type et le même degré d’homogénéité qu’un cours magistral ou des travaux pratiques.

On pourrait aussi construire progressivement des éléments de réponse à la question de la taille optimale des groupes. Pour débattre, observer, expérimenter, rédiger, écouter une histoire, monter un spectacle, conduire une enquête, il faut parfois être moins nombreux que dans une classe conventionnelle, alors qu’on peut facilement, pour d’autres activités, regrouper davantage d’élèves, sans revenir pour autant à un enseignement frontal. Une école à aire ouverte permet par exemple à deux enseignants de fonctionner comme personnes ressources pour soixante-dix élèves travaillant individuellement ou par petits groupes, alors que deux autres adultes travaillent de façon intensive avec des groupes de quinze.

 

Gérer les progressions sur quatre an

Une fois stabilisé &endash; pour un temps - un modèle de gestion de cycles par domaines et modalités de travail, l’équipe pourrait affronter un autre problème : comment répartir les élèves entre ces diverses modalités. L’attribution à un groupe de base n’a de sens que pour une certaine durée, disons une année scolaire. Dans les autres cas de figure, une telle stabilité ne s’impose pas. C’est évident pour les groupes constitués autour d’un projet, puisque leur durée de vie dépend de l’avancement du projet. Les groupes de besoins disparaissent lorsque les besoins sont satisfaits et que d’autres besoins appellent la constitution de nouveaux groupes.

Les groupes de niveaux peuvent être plus stables, mais avec le risque connu du streaming : reconstituer des filières parallèles et étanches qui cristallisent une hiérarchie et finissent par viser des objectifs différents, alors que dans le cadre d’une pédagogie différenciée, les groupes de niveaux doivent viser les mêmes maîtrises, avec des démarches et des taux d’encadrement adaptés aux difficultés d’apprentissage de chacun. Quant aux modules, on le verra plus bas, ils n’ont aucune raison de " courir " durant toute l’année. Les plus courts peuvent durer quelques heures, les plus longs quelques dizaines d’heures.

Une équipe en charge d’un cycle d’apprentissage pluriannuel, qui travaillerait avec ces divers dispositifs, devrait donc résoudre des problèmes de gestion qui sont, dans les établissements fonctionnant par degrés annuels, réglés pour un an, de façon centralisée, par les instances qui composent les classes et confectionnent les horaires. À quoi bon confier de telles tâches à une équipe pédagogique responsable d’un cycle si c’est pour qu’elle instaure une organisation du temps, de l’espace et des tâches aussi rigide que dans un collège traditionnel ? La décentralisation des décisions de gestion vise aussi une plus grande flexibilité.

Une équipe de cycle sera confrontée à un double défi : procéder à une répartition viable (donc relativement stable) des élèves tout en cherchant à optimiser la progression de chacun. Si différencier, c’est mettre aussi souvent que possible chaque élève dans une situation d’apprentissage pertinente et féconde pour lui (Perrenoud, 1995, 1997), l’enjeu gestionnaire est immense : il ne s’agit pas seulement de " faire tourner la machine " en se débrouillant pour que chaque élève soit au travail dans un groupe, sous la responsabilité d’un enseignant. Le défi est que cette rencontre entre un apprenant, un enseignant et un savoir ou une tâche, autrement dit l’incarnation concrète du triangle didactique, soit à chaque instant optimale. Bien entendu, c’est un idéal qui relève du " meilleur des mondes " et dont la réalisation permanente et intégrale confinerait au cauchemar. Disons qu’il reste en général une marge suffisante pour sauvegarder la liberté des uns et des autres et qu’une bonne gestion de cycle vise un idéal, mais se satisfait d’une adéquation " raisonnablement optimisée " des situations d’apprentissage.

Les décisions dont dépend cette " optimisation raisonnable " seront pour une part prises à l’intérieur des groupes constitués, eux-mêmes plus ou moins durables. C’est ce qu’on peut appeler la différenciation interne. La différenciation externe se jouera dans l’attribution des élèves à des groupes et dans la décision de changer un élève de groupe au moment opportun. Ce problème se pose déjà dans le cadre de la gestion d’une classe, lorsque l’enseignant travaille par ateliers ou sous-groupes. Sa compétence est alors de répartir au mieux ses élèves entre ces divers foyers d’activité, en trouvant une ligne médiane entre un brassage perpétuel et une stabilité aussi peu convaincante. À l’échelle d’un cycle pluriannuel, le problème gestionnaire est de même nature, mais la décision porte sur un plus grand nombre d’élèves. Elle doit être prise par une équipe et ne peut donc être improvisée, ni modifiée aussi souplement que par un seul décideur.

Gérer de tels problèmes en équipe, pour un grand espace-temps de formation, exige des outils de pilotage, parmi lesquels, évidemment, l’évaluation constante des acquis et des progressions (outils d’évaluation formative, portfolio) et une mémoire efficace et partagée des décisions prises et des activités suivies par chacun, grâce à des outils informatiques appropriés, mais aussi à des concepts et un langage adéquats, empruntés ou forgés par l’équipe. Une gestion de classe dont tous les éléments sont " dans la tête " d’une seule personne n’est plus adaptée à la complexité d’un cycle d’apprentissage pluriannuel confié à une équipe. Les savoirs de gestion doivent être peu à peu formalisés et soutenus par des procédures et des instruments partagés. Les savoirs gestionnaires que déploient les enseignants familiers des méthodes actives sont en partie intuitifs et résistent à l’explicitation. L’enjeu des cycles est de les partager et de les enrichir, plutôt que de paralyser chacun en lui imposant une doxa organisationnelle !

 

Réorganiser le curriculum : entre fluidité et flux tendu

L’organisation du travail semble jongler d’abord avec des temps, des espaces, des groupes, des activités, des modalités de contrôle. Si l’on ne perd pas de vue que l’enjeu reste l’apprentissage, l’organisation du travail a une face cachée : la restructuration du curriculum.

Il ne s’agit pas seulement d’attribuer des domaines ou des disciplines à des modes de travail ou de groupement. On peut questionner l’organisation même des savoirs ou plus exactement la pratique qui consiste à traduire les découpages épistémologiques en critères de division des temps et des espaces scolaires.

Les évolutions de l’organisation du travail ne sont pas étrangères à l’évolution des modèles de l’apprentissage et du savoir. Plus on va vers le constructivisme, la pédagogie de projets, l’apprentissage par recherches, problèmes et situations-problèmes, l’approche par compétences, plus on conjugue plusieurs disciplines pour affronter des situations complexes. Ce mouvement favorise la fluidité de l’organisation du travail et la porosité des frontières entre domaines. A la limite, dans une école alternative de taille réduite, l’organisation du travail peut consister à être constamment en projet, en apportant des éléments de structuration à l’occasion d’une tâche de production. On planifie dès lors davantage les moments de décision et de régulation que des temps de travail consacrés à des contenus spécifiques. En somme, les démarches les plus constructivistes pourraient conduire à une organisation du travail très flexible, constamment négociée et remaniée.

Dans l’enseignement public, cette flexibilité se heurte aux statuts et contraintes bureaucratiques. Mais ce n’est pas la meilleure raison d’y résister. J’en vois deux autres :

Il importe donc de ne pas s’enfermer dans une seule logique et de faire coexister dans la même année, en alternance, voire chaque semaine, des modes différents de structuration des savoirs et du travail. A un extrême, on revient à la classe fermée. A l’autre extrême, on invente des formes inédites dans l’enseignement scolaire. Lorsqu’on s’éloigne un peu des classes traditionnelles, on va d’abord vers des décloisonnements, des aires ouvertes, du multiâge, donc des espaces-temps de formation aux missions parfois imprécises et à la gestion flexible. Paradoxalement, lorsqu’on s’éloigne davantage des classes traditionnelles, on définit des espaces-temps de travail qui sont au contraire centrés sur des objectifs spécifiques et permettent un investissement didactique intensif en un temps limité, favorable à une pédagogie différenciée.

J’ai tenté d’étendre à l’enseignement primaire des modèles modulaires inspirés de l’éducation des adultes, en les opposant à une gestion ouverte d’un cycle d’apprentissage (Perrenoud, 1997). Certaines écoles se sont engagées dans des expériences de structuration modulaire du curriculum à l’école primaire (Wandfluh et Perrenoud, 1999 ; Vellas, 2000). Il est trop tôt pour en tirer des conclusions, sinon pour dire qu’à l’heure actuelle, et sans doute à plus long terme, l’ enfermement dans un modèle unique de gestion ne se justifie pas. Il importe de développer des compétences de conception et de régulation de l’organisation du travail davantage que de substituer une organisation rigide et standard à une autre.

 

Division et coordination du travail

Toute organisation plurielle et complexe poste la question de son pilotage. Il sera collectif si l’on renoncer à créer une fonction hiérarchique " de proximité ". Dans de nombreux métiers, on confie la coordination à un chef d’équipe, par exemple dans un atelier, un magasin, un chantier. Ce choix n’est pas absurde en lui-même, mais le niveau de formation des enseignants et la nature de leur travail devraient plutôt favoriser l’émergence d’une fonction de coordinateur de cycle sans statut hiérarchique, que chaque membre de l’équipe occuperait à tour de rôle, par exemple pour deux ans. Un coordinateur de cycle ne prendrait pas de décisions importantes, son rôle serait de structurer la concertation et le travail de décision de l’équipe. L’émergence d’un tel rôle consoliderait la dimension coopérative du métier d’enseignant (Gather Thurler, 1994, 1996), aiderait à sortir de l’individualisme.

Il resterait à trouver un compromis acceptable entre l’autonomie de chacun et la cohérence de l’ensemble. Les choix gestionnaires ne peuvent, dans aucun système, être faits à un seul niveau. Dans les systèmes éducatifs conventionnels, ils sont opérés en partie au niveau central, par l’administration scolaire, qui prescrit les programmes, les horaires, les espaces, l’ameublement et l’équipement des classes, parfois les moyens d’enseignement et les démarches didactiques, souvent les procédures d’évaluation et le calendrier. Cela laisse un espace d’autonomie de gestion aux établissements, aux équipes et aux enseignants pris individuellement.

Dans le contexte actuel, qui valorise l’autonomie des établissements, si l’on fonctionne par cycles pluriannuels confiés à des équipes, on aboutit en effet à distinguer, dans le cadre de la politique et des directives d’un système éducatif, trois niveaux de décision : le système, l’établissement, l’équipe de cycle et les enseignants en charge d’un groupe.

Le Groupe de pilotage de la rénovation genevoise a proposé (1998, 1999) que l’administration fixe un plan-cadre assez global, contraignant pour toutes les écoles, et laisse une large autonomie aux établissement, aux équipes gérant un cycle et aux enseignants. Le tableau suivant suggère une répartition des décisions entre ces trois niveaux.

Niveaux de gestion dans une organisation par cycles d’apprentissage

Niveau de responsabilité
 Critères de cohérence
(N.B. chaque niveau inclut les critères du niveau précédent)

 

 

1. Établissement (bâtiment ou groupe scolaire)

1.1 Information/association des parents.
1.2 Coordination avec l’enseignement spécialisé et les structures d’accueil.
1.3 Aménagement des espaces et horaires scolaires.
1.4 Concertation des choix de formation continue.
1.5 Projet d’établissement.
1.6 Aménagement des passages d’un cycle au suivant.
1.7 Coordination entre les cycles, éventuels modules de transition, modalités de suivi.
1.8 Politique des dérogations à demander pour abréger ou allonger le cursus d’un élève à titre exceptionnel.
1.9 Droits, obligations et participation des élèves de l’école.

 

 

2. Cycle d’apprentissagede quatre ans

2.1 Principes d’organisation interne du cycle (tranches, modules, division du travail entre enseignants, etc.).
2.2 Interprétation commune des objectifs et des balises.
2.3 Démarches pédagogiques et didactiques dans les disciplines.
2.4 Moyens d’enseignement.
2.5 Conception et modalités de l’évaluation formative.
2.6 Gestion des progressions et de la circulation des élèves entre groupes, modules, tranches ou autres dispositifs.
2.7 Gestion des parcours durant le cycle.

 

3. Prise en charge quotidienne des mêmes élèves
3.1 Contrat didactique.
3.2 Attitude, relation pédagogique.
3.3 Exigences, règles disciplinaires.
3.4 Mode de régulation des conflits, absences, déviances.
3.5 Fonctionnement en conseil de classe ou son équivalent.
3.6 Mise en place de dispositifs et de situations d’enseignement-apprentissage.
3.7 Suivi formatif des élèves et de leurs apprentissages.
Source : Groupe de pilotage de la rénovation (1998, 1999).

Chacun item et son placement dans le tableau prêteraient à discussion. Peu importe ici leur détail : ce tableau suffit à suggérer à la fois qu’une équipe de cycle est un niveau d’autonomie et ne décide pas de tout, parce qu’elle doit :

On voit que le fonctionnement en cycle exigerait, parmi d’autres conditions, un équilibre optimal entre des décisions collectives, sans lesquelles le cycle perd de sa cohérence et donc de son intérêt, et les décisions individuelles tenant compte de la réalité des acteurs en présence, du contrat et du rapport qui les lient.

 

Des coutumes de gestion de classe
aux compétences d’organisation du travail

Les quelques éléments qui précèdent ne font pas le tour du problème, mais ils suffisent pour poser la question des compétences et de l’expertise des enseignants dans le domaine de la gestion d’espaces-temps de formation et de l’organisation du travail.

En formation, la gestion de classe a été souvent travaillée " par dessus le marché ". La notion flotte dans une sorte de no man’s land, elle appartient à tout le monde et donc tout le monde peut parler sans la définir rigoureusement. Elle relève de la tradition et du bon sens davantage que d’une analyse pointue des processus et des décisions à maîtriser. Lorsqu’on l’aborde, c’est souvent, comme le relèvent Gauthier et al. (1997) et Gauthier et Martineau (1999), dans une approche prescriptive, pour donner des conseils relatifs à la gestion de classe. On se trouve donc du côté de ce qu’on appelle encore, malheureusement, la " formation pratique ". La gestion de classe s’apprend donc dans la classe, sinon sur le tas, du moins dans les stages et à la faveur d’un compagnonnage initiatique à ces aspects peu formalisés du métier.

Une analyse en termes de sociologie du travail devrait permettre de se dégager du prescriptif pour identifier un niveau spécifique du système d’action professionnelle. Du même coup, il importerait, on vient de le voir, qu’on se détache de la classe pour envisager des espaces-temps plus vastes et diversifiés et le jeu sur leur organisation à l’échelle pluriannuelle.

Que faut-il savoir et savoir faire pour gérer une classe ou de plus vastes espaces-temps de formation ? S’il fallait esquisser une première liste, je dirais que les ressources mises en œuvre sont variées :

À cela s’ajoute la capacité de coopérer avec d’autres enseignants, dès lors qu’on partage avec eux, plus ou moins formellement, la responsabilité d’un espace-temps de formation ou simplement qu’on organise des échanges ou des décloisonnements ponctuels.

À supposer qu’on se mette d’accord sur tous ces points, la question suivante pourrait être : tout cela s’apprend-il ?

On peut répondre à cette question de façon pragmatique, en multipliant les occasions de se confronter à des organisations du travail différentes.

On peut aussi faire émerger un savoir professionnel, un savoir expert, à la jonction des savoirs d’expérience et de la recherche. La conceptualisation ne fonde pas ipso facto la maîtrise pratique de la gestion. Mais aussi longtemps que l’expression " gestion de classe " ne désigne rien d’explicite et de partagé, il est difficile de savoir en quoi consiste l’expertise correspondante et comment elle s’apprend.

Une formation plus rigoureuse passera par la conceptualisation de la gestion de classe et, plus globalement, de l’organisation du travail, par la prise de conscience de l’extension de la sphère d’action des enseignants dans ce domaine et par l’identification pointue des opérations en jeu. Non pas nécessairement pour amener les étudiants à théoriser l’organisation de façon sophistiquée, mais au minimum pour construire des bases conceptuelles permettant d’aller au-delà de la coutume. Une formation qui assure un surcroît de maîtrise dans une classe conventionnelle devient une question de survie dans la mise en place de plus vastes espaces-temps de formation.

 

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