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A qui appartient-il, aujourdhui,
de penser les pratiques pédagogiques ?
Savoirs savants et savoirs praticiens :
complémentarité ou déni mutuel ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
I. Le régime de la séparation quautorise une illusoire division du travailII. Le régime de la communauté quimpose la formation de professionnels
III. Les théories de la pratique et de la complexité au cur des sciences de léducation
Si, selon la formule dHameline (1998, p. 233) le discours pédagogique se propose de " conférer un dire à un faire, et un dire qui assure la promotion (ou la prohibition) de ce faire ", on pourrait imaginer quil appartient à un nombre restreint de " penseurs " capables de proposer des clés dintelligibilité ou des bases dorientation des pratiques. A cette vision dune pédagogie demblée inspirée, profonde et pointue, le sociologue ne peut que résister. Les idées pédagogiques se définissent par leur contenu : elles sont le fait de tous ceux qui sefforcent de penser les pratiques pédagogiques, quils sy adonnent ou se préoccupent de former, de soutenir ou dévaluer ceux qui sont engagés dans une action éducative.
Les " idées pédagogiques ", conçues comme un patrimoine culturel, sont des représentations sociales, disponibles sur le marché du " prêt-à-penser ". Leurs sources sont souvent méconnues et peu sen préoccupent. Chacun y puise à sa guise pour guider sa pratique et lui donner un sens aussi bien que pour louer ou vitupérer les pratiques des autres.
Ce fond commun évolue en fonction dapports dont les uns sont anonymes, relevant de lesprit du temps, de la sensibilité dune époque, alors que dautres peuvent être rattachés à des penseurs ou à des doctrines que les historiens des idées tenteront didentifier. Quon se souvienne cependant que les " penseurs " ne sont pas toujours des créateurs en rupture, quils se bornent souvent à mettre en forme le sens commun ou à jouer les " éclaireurs ", discernant et disant avec un peu davance ce que " tout le monde " pensera un peu plus tard.
Une sociologie des idées pédagogiques, des images et des propos relatifs à léducation (Hameline, 1986) commencerait donc à se demander non pas tellement qui pense léducation, mais qui se soucie de légiférer sur cette pensée et de délimiter le cercle des " penseurs légitimes ", ceux qui ne se réclament pas seulement du sens commun et dune lexpérience personnelle, mais ont " quelque chose à dire ", quelque chose de neuf, de fort, de fondé.
Rien ne délimite a priori le cercle de ceux qui peuvent légitimement parler de laction éducative. La plupart des gens &endash; à commencer par les parents - qui empruntent ou forment des idées pédagogiques ne sinquiètent guère de savoir sils sont dûment habilités à penser les pratiques éducatives. Ils le font, sans demander la permission, comme quiconque sautorise à juger un tableau ou à porter un jugement moral, sans sinquiéter de déterminer qui détient les clés de lesthétique ou de léthique.
La question de la légitimité ne préoccupe en réalité quun cercle restreint de " producteurs ", qui veulent et estiment leurs idées pédagogiques plus générales, profondes, originales et fondées que celles qui senracinent dans le sens commun. Proférer publiquement des idées pédagogiques, comme toute pratique sociale discursive, donne lieu à des hiérarchies dexcellence et ceux qui les fabriquent, soucieux de distinction (Bourdieu, 1979), se placent évidemment au-dessus des penseurs ordinaires, les uns parce quils se voient comme des théoriciens pointus, les autres parce quils pensent détenir des " vérités ", dautres encore parce quils partent du haut dune expérience sans pareille. Certains imaginent, plus modestement, apporter simplement quelque éclairage digne dintérêt au débat général. Tous tiennent une part de leur identité des idées pédagogiques quils défendent et tous souhaitent être entendus. Ce cercle de penseurs professionnels est une réalité sociologique. Quelle ne fassent pas oublier que la pensée pédagogique est une dimension de la condition humaine.
La différence tient surtout à la vocation dêtre entendu, dexercer une influence. A Rouen, à langle de la Rue Jeanne dArc et du Boulevard Jean Lecanuet, il existe une boutique au nom évocateur " Les idées halogènes ". On y vend des lampes dites " à halogène ", celles dont " l'atmosphère gazeuse contient un halogène qui permet un éclairage progressif ". Fuyons la chimie et filons la métaphore. Pour le Robert, un halo est, au sens figuré, un " éclat qui semble émaner de quelquun " et, en optique, une " irradiation lumineuse autour de l'image photographique d'un point ". Les idées pédagogiques se voudraient halogènes, créatrices dun éclat susceptibles déclairer le monde des pratiques, sources dune irradiation bénéfique, parce que porteuse de connaissances ou de valeurs fortes.
Dans nimporte quel champ de pratique, ceux dont émanent les idées halogènes sont en concurrence pour éclairer les praticiens. Ils déploient donc en permanence des stratégies pour donner un statut respectable à leur discours. Nul ne peut entièrement ignorer ses rivaux, notamment ceux qui tiennent des propos contraires en se réclamant dune autre légitimité.
Peut-être fût-il un temps où les philosophes et les moralistes ont détenu le monopole des idées halogènes sur léducation. Ils ont dû, peu à peu, coexister avec des éducateurs ou des pédagogues qui, sans tourner le dos à la philosophie, avaient " les pieds dans la glèbe ". Ce qui leur permettaient de généraliser à partir du récit dune pratique éducative singulière, qui les confrontait à de vrais enfants, dans de vraies situations. Korczak ou Pestalozzi ne parlaient pas " dans labstrait ". Dabord figure daventurier solitaire, le pédagogue est aussi devenu inspirateur et porte-parole des mouvements pédagogiques qui se réclament de lécole active, nouvelle ou moderne.
Lélargissement du cercle des auteurs sest poursuivi. Avec le développement des écoles normales, dune part, des sciences humaines de lautre, ont ensuite pris leur place :
Ces deux sous-ensembles ne sont pas entièrement disjoints puisque, dès le début du 20e siècle, des chercheurs comme Claparède (médecin et psychologue) se piquent de former des enseignants. Aujourdhui, avec luniversitarisation des formations à lenseignement, le double statut (formateur et chercheur) devient banal.
Avons-nous fait le tour des producteurs didées halogènes ? Nullement. Il faudrait encore évoquer :
Le cercle continue à sélargir : la " professionnalisation " du métier denseignant et le paradigme du " praticien réflexif " plaident pour une démocratisation du statut de producteur didées pédagogiques halogènes. Aujourdhui, il nest plus nécessaire dêtre un éducateur mythique ou un innovateur dexception (Ferrière, Freinet, Neil, Decroly, Montessori and co) pour formuler des idées pédagogiques, voire les mettre par écrit. Lexplosion de la communication par Internet, des messageries électroniques, des forums et des sites Web permet désormais à quiconque de livrer ses idées au reste de la planète et parfois de rencontrer quelque âme sur
A la question de savoir qui pense les pratiques pédagogiques aujourdhui et comment ces pensées sarticulent, se combattent ou signorent mutuellement, la réponse, si elle est descriptive, ne peut être quhistorique et psychosociologique, à travers lanalyse de la constitution dun champ de pratiques discursives de moins en moins fermé où se côtoient et parfois saffrontent des propos très hérétogènes, mais qui ont pour vocation de " conférer un dire à un faire, et un dire qui assure la promotion (ou la prohibition) de ce faire ".
Pour établir la sociographie, la genèse et les enjeux propres à ce champ intellectuel, mieux vaudrait navoir aucun parti pris sur le fond, donc nêtre pas soi-même producteur didées pédagogiques. Ce nest pas mon cas. Certes, comme sociologue, à linstar de maints historiens des idées, je pourrais, sous couvert de rendre compte du champ et de son évolution, tenter dy mettre de lordre, de hiérarchiser les courants de pensée, de mettre certains en évidence, de rejeter dautres dans lombre, de dire lesquels sont nostalgiques du passé ou lesquels préparent lavenir.
Il me semble plus clair dannoncer la couleur. On ne peut être chercheur engagé dans linnovation et la critique des politiques de léducation, ni formateur denseignants, en prétendant se situer " au-dessus de la mêlée ". Cest vrai aussi de ceux qui se réclament de la science positive et vomissent la pédagogie ou le militantisme. Seuls les scientistes les plus naïfs parviennent à ignorer que la valorisation de la Science et de la Recherche (ne pas oublier les majuscules !) sinscrivent dans une lutte sociale pour légitimer certaines formes de pensée et de savoir et en exclure dautres.
Participer à la " lutte des classements " (Bourdieu, 1979) ninterdit pas danalyser cette lutte et de tenter un effort de décentration. Souvenons-nous toutefois que la prétention de surplomber le champ est une stratégie privilégiée des intellectuels. Toute analyse du statut de la philosophie, de la pédagogie, des sciences de léducation cache une profession de foi, parfois un plaidoyer pro domo, au minimum un parti pris.
Jai donc choisi de traiter dune question plus ouvertement polémique : à qui appartient-il, aujourdhui, de penser les pratiques pédagogiques ? A cette question, je proposerai une réponse possible, la mienne. Je ne prétends pas mettre tout le monde daccord, simplement nourrir le débat, à partir dune position qui, sans être entièrement originale, reste inconfortable : sociologue, universitaire, chercheur, je ne pourrais adhérer à une vision qui ferait des sciences humaines et sociales un discours parmi dautres ; mais, sociologue, universitaire, chercheur, je ne saurais davantage conférer à ces sciences le monopole de la pensée articulée et empiriquement fondée sur léducation.
Selon les pays et les traditions, sciences de léducation et pédagogie vivent aujourdhui selon deux régimes : celui de la séparation et celui de la communauté. Le premier est rassurant, mais illusoire. Le second est à hauts risques, surtout lorsquil sagit non seulement de discourir sur léducation, mais de former des professionnels.
Après avoir distingué et analysé brièvement ces deux régimes, je soutiendrai une double thèse :
1. Il est parfaitement légitime et extrêmement nécessaire que les sciences de léducation ne se confondent pas (ou plus) avec la pédagogie, ni avec le discours pragmatique, philosophique, méthodologique ou militant sur léducation ou lenseignement.
2. Cette indépendance nexclut nullement, au contraire, que les chercheurs travaillent en contact étroit avec des praticiens et reconnaissent la pertinence et la fécondité proprement théoriques dune partie de leurs savoirs ou de leurs analyses.
La distinction des genres nappelle pas, à mes yeux, la séparation des acteurs. Sans doute cette dernière peut-elle paraître plus sûre, à la manière dun cordon sanitaire qui protège une ville de la contagion. Cet isolement se paie très cher, en particulier en limitant fortement laccès à ce qui constitue lobjet essentiel des sciences de léducation : la complexité des systèmes éducatifs et des pratiques. Je vais tenter détayer ces positions, en sachant davance quelles ne feront pas lunanimité, mais que leur explicitation pourra au moins faciliter le débat, le faire passer de sourdes oppositions et de pesants non dits à un vrai repérage des enjeux épistémologiques et pratiques.
Je tenterai de montrer que la spécificité des sciences de léducation est de sorganiser autour de pratiques et de systèmes complexes, qui appellent des éclairages pluri, voire inter ou transdisciplinaires. Cest le fondement même de la réunion des diverses sciences humaines et sociales dans une unité académique de sciences de léducation. En ce sens, se référer aux pratiques et aux organisations éducatives, à la formation des praticiens et des décideurs, nest ni une façon de perdre son âme, ni une " régression " à une recherche appliquée. Cest au contraire la seule façon de construire une identité interdisciplinaire : lunité du champ éducatif tient ensemble les sciences de léducation.
I. Le régime de la
séparation
quautorise une illusoire division du
travail
Issues de la " pédagogie ", les sciences de léducation ont eu et ont encore volontiers partie liée avec le " progrès de lécole " et la volonté de prescrire de " bonnes pratiques ". Même lorsque les chercheurs nentendent pas faire de recommandations, leurs lecteurs ont moins de scrupules et tirent de leurs travaux des idées sur ce quil conviendrait de faire pour mieux faire. Démarche dautant plus légitime quune partie de la " recherche en éducation " est une recherche appliquée, au sens large, dont le financement nest assuré que parce quelle prête son concours à des " causes éducatives " plus ou moins avouées.
Devant cette confusion, on peut essayer de revenir aux distinctions classiques :
Peu importerait alors que la recherche appliquée se compromette dans des débats de société, les politiques de léducation, les réformes scolaires, linnovation, la formation des maîtres ou la création de méthodes ou de moyens denseignement ou dévaluation. Appliquée ou impliquée, cette recherche ne serait pas la science, mais seulement un de ses usages pragmatiques. Lhonneur serait sauf !
On va voir que cela nest pas aussi simple.
Pédagogie
et sciences de léducation :
rivales ou complémentaires ?
Historiquement, les sciences de léducation se sont constituées par la volonté de fonder laction éducative non seulement en raison, mais sur la recherche scientifique, voire sur une expérimentation inspirée des sciences naturelles. Doù lidée dune pédagogie scientifique ou expérimentale appelée, peu à peu. à se substituer à la pédagogie du sens commun ou à la pédagogie " philosophique ", plus noble, mais guère mieux fondée empiriquement.
Ce scientisme naïf a fait long feu. On sait aujourdhui quil est vain despérer orienter laction pédagogique ou les politiques de léducation exclusivement en fonction des savoirs accumulés par les sciences humaines. Pour au moins trois raisons complémentaires :
1. La première est la moins définitive, mais sa validité vaut sans doute pour quelques décennies encore : en létat, les savoirs savants sur léducation ne couvrent pas, et de loin, tous les processus que laction ou les politiques éducatives tentent de neutraliser ou de gouverner.
2. La complexité et lurgence des situations éducatives empêcheront durablement de mobiliser en temps utile toutes les informations, tous les raisonnements, tous les savoirs savants pertinents. Léducateur, même instruit, agira par moments de façon intuitive, les uns diront " avec ses tripes ", dautres dans une improvisation réglée par son habitus davantage que par ses théories.
3. Enfin et surtout, laction est guidée par des finalités et des valeurs collectives et individuelles, par un sens quaucune démarche scientifique ne peut prétendre dicter ou justifier. Cela ne veut pas dire que les choix philosophiques, éthiques, politiques en matière déducation ne sinspirent pas de létat des savoirs, mais quils ny sont jamais réductibles.
Il nest donc pas surprenant que se reconstitue aujourdhui un discours pédagogique " autonome " qui
Quel est le rapport, aujourdhui, entre ce discours renaissant, informé des sciences de léducation, et ces dernières ? Entre la recherche empirique " pure et dure " et la pédagogie, il ne devrait pas y avoir concurrence ou conflit sur le plan des orientations idéologiques, puisque la science positive se défend den avoir, sinon, bien entendu, laffirmation de la possibilité même et de la valeur dune connaissance objective fondée sur la démarche expérimentale.
On pourrait se dire quune division pacifique du travail sest établie : aux uns la sphère des faits et des explications, aux autres celles des valeurs et des finalités. Or, cette séparation est en partie illusoire. Je vais tenter de montrer :
A qui appartiennent les orientations idéologiques ?
Soëtard avance lidée que toute connaissance objective nest produite, socialement, que dans lespoir de parvenir à améliorer la condition humaine :
Il y a, au fond de la question de l'éducation, un problème de rapport à l'action. Le reproche qui peut être fait aux protagonistes des " sciences de l'éducation ", c'est moins de fabriquer des savoirs au même titre que leurs collègues des " sciences humaines " que de prétendre, ou de laisser entendre, que ces savoirs sont " praxéologiques ", qu'ils sont des " savoirs d'action " et qu'ils se distingueraient en cela des savoirs élaborés par les psychologues et les sociologues. Ils voient alors immédiatement se dresser contre eux ceux qui refusent de mêler le savoir et l'usage qui peut en être fait, et préfèrent la présupposition d'une nature humaine une et universelle, " abstraite ", mais qui à l'avantage de garantir l'élaboration de lois générales, tandis que leur mise en uvre est laissée au praticien, plutôt que de se risquer dans une démarche où le savoir se perd dans le devenir humain, et dans un devenir d'autant plus mouvant que le sujet peut à tout moment l'orienter et l'interpréter dans le sens qui lui convient. Ces scientifiques " durs " n'ont assurément pas tort sur le principe méthodologique qu'ils défendent, et ils verront une confirmation de la justesse de leur position dans la minceur des résultats scientifiques obtenus par les " sciences de l'éducation " lorsqu'elles se trouvent effectivement engagées dans l'action. Tant il est vrai que ce n'est pas un savoir qui modifie une pratique, mais bien l'aptitude de l'acteur à lui donner sens dans une action qui soumet l'ordre des causes à la visée d'une fin qui " écarte tous les faits ". Il demeure cependant que les lois dégagées par les " sciences humaines " ne le sont, en dernière analyse, qu'en vue d'une action de l'homme sur l'homme : I'être humain ne s'observe et ne s'analyse que pour mieux s'humaniser. L'action éducative ne cesse ainsi de constituer le sens ultime de ces savoirs : les sciences humaines qui s'occupent d'éducation ont donc toute raison d'analyser de plus près leur rapport à l'action (Soëtard, 1998, p. 43).
Tous les chercheurs fondamentalistes nadhèrent pas à cette vision de la science, sinon sur le plan tactique. Ils savent certes que, pour conserver leurs crédits de recherche ou en obtenir de nouveaux, ils doivent justifier leur recherche, sinon par son utilité immédiate, du moins par lenrichissement du patrimoine culturel de lhumanité et de la compréhension du monde quelle permet, voire, à terme, par laccroissement des pouvoirs de lespèce humaine sur la nature ou son propre devenir.
Pour une partie des scientifiques, cette justification nest cependant quun discours, ils ne se sentent nullement responsables des retombées de la science, ni redevables à la société. Dautres y sont sensibles, mais construisent leur vision de lutilité sociale de sorte quelle conforte précisément leurs orientations de recherche. Dautres encore estiment que la recherche, qui mobilise des fonds publics, doit rendre des comptes et ne bénéficie pas dun droit acquis à utiliser des ressources collectives pour construire nimporte quels savoirs, fût-ce à linsu ou contre lavis de leurs concitoyens.
Cette diversité pourrait paraître étrange. Elle tient notamment à lexistence dune machinerie institutionnelle dattribution des crédits aux universités et à la recherche qui évite à la plupart des chercheurs dêtre personnellement confrontés à leur concitoyens. Ce sont essentiellement aux États, aux autorités universitaires et à quelques figures connues de la science quil revient de justifier globalement les moyens et le coût social de la recherche. Lorsque les directeurs de recherche et les patrons de laboratoires se battent pour obtenir une part des ressources ainsi obtenues, la logique de lutilité sociale cède déjà fortement le terrain à celle de largumentation au nom de la continuité des politiques scientifiques, de léquité du partage des ressources (menacée par la tendance à la reproduction des positions dominantes) et de la reconnaissance des compétences (selon des critères qui sont eux-mêmes des enjeux de la " lutte des classements "). Au bout de la chaîne, une partie des scientifiques peuvent conserver un emploi et engager des ressources sans se demander une seule fois au nom de quoi et dans lintérêt de qui.
On ne peut donc affirmer que tous les producteurs de savoirs scientifiques se sentent responsables " daméliorer la condition humaine ". Certains sen défendent par pur cynisme, dautres par un étrange idéalisme qui place le savoir au dessus de lhumanité
Quels que soient les rapports subjectifs des chercheurs à la science, à laction et à leur interdépendances, aucun historien, aucun sociologue ne peut ignorer que la connaissance théorique nest jamais aussi neutre que les savants voudraient le croire ou le faire croire. Elle fonde, par détranges détours, tous les progrès technologiques, mais elle contient aussi en germes la bombe atomique, lusage pervers du génie génétique, les armes bactériologiques ou les génocides " rationnels ", fondés sur la recherche dune race pure, Ces errements fondés sur la science ont, on peut lespérer, définitivement déniaisé les physiciens, les chimistes et les biologistes. La seule excuse des sciences sociales et humaines, cest, pour linstant, leur efficacité limitée Elle nautorise pas à méconnaître que produire des savoirs peut modifier le cours de lhistoire humaine.
La " recherche pure " ne peut plus aujourdhui, lair angélique, se distancer des " usages sociaux de la science ". Non seulement parce que cest une fuite devant les responsabilités, mais aussi parce que ce sont en grande partie les mêmes réseaux scientifiques qui fabriquent des théories et qui les appliquent. Il ny a pas dun côté de " bons " chercheurs aux intentions pures, de lautres des savants fous ou des chercheurs aliénés. La science a, dans tous les pays, partie liée avec lindustrie, lÉtat, larmée. Ce sont les services rendus aux pouvoirs qui financent la recherche fondamentale ! Je suis moins optimiste que Soëtard, mais la conclusion est la même : quelle le veuille ou non, la science est dans la société. Que les sciences de léducation se distancent avec emphase de leurs origines praxéologiques spécifiques ne les rend pas plus neutres que les autres.
A qui appartient le discours " fondé " sur le réel ?
Les sciences de léducation " pures et dures " sont portées à croire quelles détiennent une forme de monopole de la connaissance de la réalité des processus éducatifs. Ce qui incite au déni de la pédagogie lorsquelle saventure, si peu que ce soit, à dire comment les choses se passent. Or, le discours pédagogique ne se contente pas daffirmer des finalités et des valeurs. Il dit souvent comment les mettre en uvre. Ce faisant, il prend parti quant aux mécanismes psychopédagogiques, didactiques, sociologiques en cause et à la façon de les neutraliser ou de les orienter.
Certes, lorsquun " pédagogue " ou tout autre " penseur de léducation " avance des explications ou des constats clairement démentis par la recherche, le rôle des chercheurs est de le dire. Lorsquil prétend rendre compte du réel sur le mode de la description et de lexplication " objectives ", le discours pédagogique ne peut aujourdhui ignorer les acquis de la recherche et sautoriser à dire " nimporte quoi ", pas plus que la philosophie ne peut discourir sur lesprit, la vie, lunivers ou la société au mépris de ce que disent la physique, la biologie, les sciences humaines et sociales.
Dans les faits, les savoirs acquis par la démarche scientifique ne font pas encore lobjet dune immense reconnaissance, au double sens de prise en compte et de respect. Pour plusieurs raisons :
Il est donc courant que le sens commun, les idéologies ambiantes, la pédagogie et les sciences de léducation soient en désaccord à propos de la réalité de la réalité (Watzlavick, 1968).
La recherche doit à lévidence, sous peine de se déconsidérer, combattre les " vérités " démenties par lobservation empirique ou mettre en doute des affirmations que rien ne vient étayer. La question est de savoir si le souci de donner des fondements " scientifiques " au discours sur léducation doit donner lieu à des " opérations de police ", autrement dit à la dénonciation de tout propos que la recherche invalide et à la " mise en examen " de toute affirmation suspecte de nêtre pas dûment fondée sur des résultats de recherche empirique.
Les sciences de léducation sont loin davoir fait le tour des phénomènes qui relèvent, potentiellement, de leur programme de recherche. Il subsiste de vastes zones dombre ou de clair-obscur. Et là où le projecteur sest porté, la controverse fait souvent rage entre chercheurs, si bien quen attendant lissue de la dispute, les spectateurs réservent leur opinion. A quoi il faut ajouter des consensus dans lerreur dont aucune science nest protégée.
Il sensuit que les praticiens de léducation ne sauraient agir seulement à la lumière des savoir savants établis par la recherche. Même sils ont une formation de haut niveau en sciences de léducation et une confiance sans faille dans ses acquis, ils doivent savancer en terrain découvert chaque fois que laction exige de trancher en pratique une question qui, en théorie, reste ouverte ou nest même pas encore clairement posée. Les êtres humains ont allumé des feux bien avant de saisir les principes scientifiques de la combustion. Ils auraient crevé de froid et de faim sils avaient attendu, pour agir, de disposer dune théorie issue de la recherche. Des milliers dannées plus tard, malgré leur développement exponentiel, les savoirs scientifiques restent en retard sur les nécessités de laction :
Ces deux mécanismes sont distincts. Le premier se réfère à létat historique de laccumulation collective des savoirs, le second à leur degré de diffusion et dappropriation par les praticiens. De même que nul nest censé ignorer la loi, on pourrait affirmer que " nul nest censé ignorer la science " et condamner du coup tous les praticiens qui agissent " sans savoir " et " sans savoirs ". Même en adoptant une position aussi normative et aussi irréaliste en regard des conditions de la pratique et des dispositifs de formation et de vulgarisation, les chercheurs ne sauraient reprocher aux praticiens de développer une connaissance intuitive et des " savoirs dexpérience ", des " savoirs daction ", des " savoirs praticiens " chaque fois que la recherche na rien à dire, ou rien de solide.
Bien entendu, la frontière est mouvante et son tracé exact sujet à controverses. Comment calmer une classe agitée ? Certains chercheurs prétendront quil nexiste aucune réponse issue des savoirs scientifiques établis et se refuseront même à en développer. Dautres diront que la psychologie sociale, la sociologie des groupes restreints, les recherches sur le leadership et le contrôle social, sans dicter une recette, donnent des pistes et proscrivent au minimum certaines attitudes qui aggravent le problème.
Létat des savoirs scientifiques nest pas organisé de sorte quun praticien puisse savoir simplement et rapidement sil existe une réponse fondée sur la recherche à une question pratique, par exemple sur lutilité dun redoublement ou lopportunité de renégocier le contrat pédagogique. Cest pourquoi les deux mécanismes évoqués plus haut ne sont pas aussi étanches quon pourrait le croire : si létat daccumulation collective des savoirs contient potentiellement une réponse, mais quil faut, pour lextraire, un temps et un travail sans commune mesure avec les contraintes et les disponibilités de la pratique, les praticiens feront avec " les moyens du bord ", avec ce quils savent ou croient savoir, mêlant savoirs privés et savoirs communs, savoirs intuitifs et savoirs savants. Les chercheurs auraient mauvaise grâce à le leur reprocher, eux qui consacrent encore si peu de temps à la mise à disposition sous forme accessible des savoirs issus de leurs travaux
Bref, aujourdhui, on ne peut dessiner une ligne de partage simple : aux chercheurs détablir les savoirs sur les processus dapprentissage et déducation, aux acteurs daffirmer des valeurs et des finalités qui ne relèvent pas de la science. Cest pourtant le modus vivendi qui sesquisse entre sciences de léducation et pédagogie.
Pédagogie
et sciences de léducation :
vers une coexistence pacifique ?
Dès quelles sortent des laboratoires et des universités, les sciences de léducation sont confrontées au sens commun et aux idéologies. Le combat se noue, notamment, autour des programmes, des méthodes denseignement, des réformes et des politiques de léducation. Il arrive que les chercheurs soient écoutés. Assez souvent, leur " science " ne fait pas le poids face aux idées reçues et aux thèses défendues par dautres acteurs.
Dans lenceinte académique, le combat est plus feutré et tourne au débat sur les rapports entre sciences de léducation et pédagogie. Là, à linitiative des tenants de la pédagogie, on va vers une coexistence pacifique fondée sur un partage du territoire : les " pédagogues " revendiquent le discours sur le sens, les valeurs, les finalités, les ambiguïtés et les contradictions éthiques et philosophiques de lacte denseigner, les " chercheurs purs ", trop heureux de se débarrasser de ces thèmes qui sentent le souffre, les concèdent aux pédagogues et tolèrent à ce prix le maintien dans luniversité ou les instituts de recherche dune " parole pédagogique ", à condition quelle ne prenne pas trop de place, ne coûte pas trop cher et ne prétendent pas " faire de la recherche ".
Que pédagogie et sciences de léducation se distinguent plus clairement, pourquoi pas ? Ce nest pas une raison, au contraire, pour quelles se dénigrent mutuellement. Chacune apprend ou feint dapprendre à reconnaître ses propres limites, comme lont fait au cours des siècles la théologie et les sciences naturelles. Aujourdhui, les chercheurs, aussi rationalistes soient-ils, ne se prononcent plus au nom de leur science sur le sens de la vie, lexistence de Dieu ou la vie après la mort. Et les théologiens ne nient pas les lois biologiques et physiques.
Au-delà de cet appel à la reconnaissance mutuelle et à la coexistence pacifique, deux questions se posent :
1. La pédagogie peut-elle véritablement ne rien dire sur le réel ?
2. Les sciences de léducation peuvent-elles véritablement ne rien dire sur le sens et les finalités de laction éducative ?
Ceux qui tentent de cerner le statut et le rôle de la pédagogie aujourdhui (Meirieu, Hameline, Soëtard, Houssaye, par exemple) affirment que la pédagogie nest pas dabord un discours universitaire : cest un discours pragmatique, engagé, situé, émanant de praticiens de laction éducative ou des intellectuels qui les accompagnent. " Conférer un dire à un faire " (Hameline, 1998), se situer " entre le dire et le faire " (Meirieu, 1995 a) oblige à prendre en compte létat des savoirs. Soëtard (1997) situe la pédagogie " entre pensée de la fin et science des moyens " et Meirieu (1995 b) " entre savoirs et savoir-faire ".
Le dire pédagogique senracine dans un faire qui confronte à des doutes, à des impasses ou du moins à des questions, identitaires, éthiques, philosophiques, celles par exemple du droit déduquer et denseigner, celle des garde-fous quil faut donner à " Frankenstein pédagogue " (Meirieu, 1996), celle des limites du " Cest pour ton bien ! " quAlice Miller (1984) a retrouvé au fondement des pédagogies les plus noires.
" La pédagogie est-elle soluble dans les sciences de léducation ? ". A cette question, Meirieu (1985 c) répond donc clairement par la négative. Non seulement parce que la pédagogie se mêle de finalités dont la science prétend navoir rien à dire, mais parce que les sciences " nont pas le monopole de lintelligibilité du monde " :
La pédagogie, discours littéraire ou mieux rhétorique des vérités éducatives moyennes nous apporte des outils pour une compréhension active de la chose éducative ; elle nous renvoie nos contradictions à légard de nos enfants et de nos élèves, et, dabord, cette contradiction sans cesse réinstaurée entre nos théories et nos pratiques ; elle nous permet de vivre de manière moins solitaire, et avec plus de lucidité, ce métier impossible dont parlait Freud pour désigner léducation (Meirieu, 1995 c, p. 31).
Cette référence à laspect littéraire de la pédagogie saccentuera dans Des enfants et des hommes. Littérature et pédagogie :
Ainsi, si l'on étudie de près ceux qui, bien avant l'apparition des " sciences de l'éducation " ou, aujourd'hui, en marge de celles-ci, se prétendent " pédagogues ", on est frappé de lire, sous leur plume, d'étranges ouvrages où s'entremêlent témoignages, fictions, références philosophiques, digressions apologétiques, affirmations sentencieuses, métaphores multiples et recommandations de toutes sortes. Nous nous trouvons là en face d'un ensemble d'uvres aux contours souvent mal définis, dont il conviendrait, sans doute, d'étudier plus précisément " les règles du genre ". On découvrirait alors qu'en dépit du caractère apparemment hétéroclite de ces textes, ils constituent un véritable ensemble original et représentent, sans nul doute, une authentique " tradition culturelle ". I1 s'agit bien, en réalité, d'un patrimoine particulièrement précieux pour la formation des éducateurs. Un patrimoine étrangement négligé, parfois même scandaleusement oublié par les gardiens de la bonne conscience collective qui nous exhortent, par ailleurs, à sauvegarder coûte que coûte la mémoire des hommes (Meirieu, 1999, p. 119).
On peut, pour éviter les conflits de territoires, insister sur le fait que la littérature pédagogique donne du sens, du courage, de la force, quelle aide à vivre le rapport pédagogique, à se situer, à construire une sagesse.
Or, la sagesse, disait Descartes, est une " parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir ". Sagesse et science ont partie liée. Le politiquement correct consisterait à dire que, dès que la pédagogie amène à affirmer quoi que ce soit sur le réel, elle passe le relais à la science positive et ouvre les guillemets. En réalité le genre littéraire ne se prête pas à cette dissociation limpide entre les faits et les valeurs. La connaissance pédagogique procède de lintelligence de situations singulières, de récits qui ne prétendent pas à luniversalité, qui ne prennent même pas toujours la peine dexpliciter les valeurs et les savoirs en jeu. Mais nul ne peut empêcher le lecteur de penser, de transposer, de généraliser. Travailler avec des histoires, comme le font les pédagogues, mais aussi des psychanalystes comme Cifali (1994, 1995, 1996) ou Imbert (1992, 1994), cest faire penser au-delà de lhistoire contée, cest construire du savoir à travers le récit et lanalyse du récit.
Un discours sur la complexité, telle quelle est éprouvée par le praticien dans laction, ne peut se cantonner aux aspects éthiques et axiologiques. Ils sont inséparables dune construction de la réalité, dune compréhension du monde, dune forme de connaissance. Dire quun enfant a besoin de confiance pour grandir, cest affirmer, dans la même phrase, à la fois un savoir et une éthique de léducation. Aucun discours pédagogique ne peut jouer son rôle sans savancer dans le registre des savoirs, parfois au-delà ou en marge de ce que les sciences de léducation permettent daffirmer.
A linverse, il est difficile de croire quun chercheur puisse enseigner les sciences de léducation sans faire, par moments, parfois contre son gré ou à son insu, de la pédagogie, à la fois en prenant parti (au moins dans limplicite) et en saventurant au-delà des savoirs établis.
Faut-il dénier aux intellectuels - à supposer que certains enseignants-chercheurs en sciences de léducation revendiquent ce statut - le droit de participer au discours sur les finalités et le sens de léducation ? Faut-il les en exclure du seul fait quils décrivent et expliquent de façon précise et fondée certains mécanismes à luvre dans la réalité telle quelle est ? Nest-ce pas justement cette analyse fine et empiriquement fondée qui permet de mettre en évidence des dilemmes éthiques ou des partis pris philosophiques " en actes " ? Si " les vraies finalités sont celles qui se lisent dans nos plus petits gestes quotidiens ", comme laffirme Meirieu (entrevue accordée à Luce Brossard, Vie Pédagogique, novembre-décembre 1993, p. 4), qui est mieux placé que lanthropologue ou le didacticien de terrain pour les observer, les formaliser, y faire réfléchir ? Et comment les psychanalystes ou les sociologues qui font profession détudier les ambivalences des acteurs et les ambiguïtés des situations pourraient-ils navoir rien à dire aux praticiens qui, au-delà des faits, voudraient savoir " ce quil faut en penser " ? La demande sociale est forte : lorsque la majorité des étudiants sont des professionnels de léducation, ils nattendent pas seulement des connaissances ; ils ont soif de valeurs, de convictions mobilisatrices ou rassurantes. Faut-il résister farouchement à cette demande ou y répondre prudemment ? Plaider pour la démocratisation des études, contre léchec scolaire ou la violence, pour le dialogue famille-école ou la différenciation de lenseignement, est-ce légitime dans un enseignement de sciences de léducation ?
A chacun de trouver son chemin, à condition que ses choix se présentent comme tels : personnels, éthiques, philosophiques ou politiques. Lorsquils saventurent sur le terrain des valeurs, des finalités, de la sagesse ou des règles pour laction, que les chercheurs ne le fassent pas au nom de leur science, mais de leurs convictions. Que leurs orientations idéologiques soient compatibles avec létat des savoirs ne signifie pas quelles en découlent. Cette distinction, qui devrait aller de soi, est encore ténue, parce que les sciences de léducation senracinent historiquement dans la pédagogie, mais aussi parce que les professionnels ont parfois besoin de croire et rejettent les mises en garde contre larbitraire de toute pensée normative.
La confusion saccroît inévitablement lorsque les chercheurs accompagnent des projets dinnovation ou conduisent des recherches-actions ou autres recherches impliquées ou appliquées. Car alors, il est bien question darticuler fortement savoirs savants et convictions pédagogiques. Je dis simplement quon les articulera dautant mieux quon les distinguera et que chacun saura et dira dans quel registre il sexprime.
Je ne crois pas que la coexistence pacifique entre science et pédagogie, chacune restant chez soi, soit autre chose quune visée générale. Dans la réalité de lenseignement, de la formation continue, des interventions sur le terrain. chacun franchit souvent la ligne de démarcation. Certes, on peut imaginer le chercheur dans son laboratoire, à labri du monde et le pédagogie rédigeant, seul à son bureau, un essai philosophique sur les finalités de léducation. Dans la vraie vie, les distinctions sont moins nettes !
Sans doute peuvent-elles convaincre lorsquelles sappliquent aux formations les plus " académiques " en sciences de léducation, celles qui se gardent de former des praticiens et se limitent à socialiser des chercheurs aux règles de la méthode. Cela narrive, en réalité, quau 3e cycle. Les premiers et seconds cycles universitaires en sciences de léducation ne forment pas des chercheurs et ils accueillent de nombreux praticiens de léducation et de la formation, parfois la moitié de leur public. Et que dire de la formation professionnelle des enseignants, des éducateurs, des conseillers déducation et dorientation, des cadres scolaires à luniversité ? Au moment où les sciences de léducation jouent un rôle croissant dans la formation des personnels, il est pertinent de se demander si lopposition entre science et pratiques nest pas un peu schématique.
II. Le régime de la
communauté
quimpose la formation de professionnels
Lorsque luniversité forme des enseignants ou dautres professionnels de léducation, la question des rapports entre sciences de léducation et pédagogie ne peut se résoudre en une coexistence pacifique fondée sur une séparation aussi fictive que commode. Comment se débarrasser alors des effets pervers de " tout concubinage avec la pédagogie " (Bayer et Ducrey, 1998, p. 271) ?
Peut-être pouvait-on croire, du temps de Claparède, au début du siècle, aux vertus de la formation scientifique comme clé de laction rationnelle. Pour les raisons déjà évoquées, on ne peut aujourdhui professer une telle foi dans les vertus de la raison et de la connaissance. On sait désormais que laction a dautres fondements :
Les savoirs formels qui proviennent des sciences de léducation et des institutions de formation des maîtres ne peuvent pas fournir aux enseignants des réponses claires et nettes sur le comment faire. En dautres termes, les enseignants doivent agir en prenant des décisions et en développant des stratégies daction sur le vif, sans pouvoir sappuyer sur un savoir-faire technoscientifique qui leur permettra de contrôler la situation. De plus, ils ne peuvent pas non plus sappuyer sur un savoir théorique (les sciences de léducation) pour suppléer aux carences du savoir technique. On peut dire que la tâche des enseignants consiste à atteindre des buts éducatifs sans posséder un savoir technique des moyens : ils savent vers quoi sorienter globalement (les fins éducatives, les objectifs du programme à enseigner), mais ils ne possèdent pas un savoir technique efficace relatif aux moyens datteindre ces fins. Ils doivent donc improviser et se fier à dautres choses quà la technicité. Cest ici quentrent en scène ce que nous appellerons des substituts pragmatiques aux déficiences épistémologiques et techniques du savoir-enseigner. Ces substituts sont la violence, lautorité, la persuasion. Ils permettent à lenseignant dimposer son programme dactions au détriment des actions déclenchées par les élèves qui iraient à contresens de ce programme. Bref, ils permettent un contrôle non épistémologique et non technique de Iobjet du travail enseignant : des êtres humains (Tardif, M., 1993, p. 81).
Quimporte, pourrait-on dire ? À luniversité de dispenser des savoirs, aux praticiens dacquérir " sur le tas ", les autres composantes de leur formation et ces " substituts " dont parle Tardif.
Du coup, les sciences de léducation conserveraient leur innocence À elles les savoirs nobles, fondés sur la recherche. Et au milieu scolaire le soin dassurer la socialisation professionnelle, la transmission des valeurs, des savoirs dexpérience, des ficelles du métier. Il suffirait alors aux enseignants-chercheurs de donner aux futurs enseignants une formation scientifique de qualité, à charge pour eux den tirer toutes les implications pratiques. Rien ninterdirait aux praticiens, une fois en stages ou sortis de luniversité, darticuler leurs savoirs scientifiques à leurs croyances personnelles, aux idéologies qui ont cours dans le monde professionnel, aux nécessités de laction, aux discours des grands et moins grands pédagogues. Ce serait leur affaire !
Une telle séparation serait à la fois irresponsable et stérilisante. Si luniversité se mêle de former des enseignants, elle ne peut se borner à les nantir de savoirs savants. Il importe que le programme de formation développe toutes les compétences requises et travaille explicitement larticulation des savoirs savants et des savoirs issus de lexpérience, de la culture professionnelle ou de linstitution, aussi bien que la dimension de léthique, des finalités, des valeurs, du développement des personnes.
Priorité aux savoirs : entre pureté et inertie
Si les programmes universitaires de formation à lenseignement mettent fortement laccent sur les savoirs, cest à lévidence parce que cela préserve la " pureté académique ". On introduit certes des stages, voire une " formation pratique ", il faut bien faire la part du feu. Mais la plupart des autres enseignants intervenant dans le programme peuvent se limiter à transmettre des savoirs " au-dessus de tout soupçon "
Peut-être nest-ce pas la seule raison. Transmettre des savoirs est ce que luniversité fait le plus spontanément, alors que tout dispositif complexe de formation met en crise la posture et les savoir-faire de lenseignant-chercheur.
On pourrait croire ces problèmes résolus dans la formation des médecins ou des ingénieurs, au sein de facultés qui assument leur vocation de formation professionnelle. Or, que constate-t-on, par exemple, en formation dingénieurs :
Tardif étend le constat à la médecine et montre que les logiques curriculaires à luvre empêchent de mettre le développement des compétences au centre du dispositif de formation. On se trouve pourtant dans des institutions ouvertement orientées vers des formations professionnelles de haut niveau. Sans doute est-ce le signe de la difficulté de luniversité à séloigner de ce quelle maîtrise le mieux : la production et la transmission de savoirs disciplinaires.
Pour développer des compétences professionnelles, dit Jacques Tardif (1996), mieux vaudrait au contraire :
a. Définir très clairement les compétences attendues.b. Accepter que le développement des compétences prenne le pas sur les logiques des disciplines.
c. Faire des liens intensifs et explicites entre les disciplines.
d. Déterminer les modalités pédagogiques qui garantissent le développement des compétences.
e. Sélectionner des modalités dévaluation permettant de certifier le degré dexpertise professionnelle.
Ces options commandent des parcours et des unités de formation privilégiant lintégration des acquis et leur mobilisation en situation complexe, ce qui na de sens que si lon rompt définitivement avec limage du métier denseignant aussi bien comme application de modèles que comme mise en uvre déductive de savoirs savants. Au cur de la compétence professionnelle des enseignants, il y a la capacité didentifier et de résoudre des problèmes, de concevoir et de mettre en uvre des stratégies et des dispositifs à la mesure de la complexité et de la diversité des apprenants, des savoirs et des situations éducatives.
Construire des compétences ne consiste ni à tourner le dos aux savoirs à enseigner, ni à mésestimer les savoirs didactiques (centrés sur les disciplines denseignement), transversaux (centrés sur les processus traversant les disciplines : évaluation, échec, gestion de classe, relations intersubjectives, dynamiques de groupes, relations avec les familles, etc.) ou technologiques. Construire des compétences consiste :
Former à une pratique réflexive par une démarche clinique
Ces orientations conduisent à privilégier une sorte de " métacompétence ", la capacité de réfléchir sur sa pratique et de la reconstruire chaque fois quil le faut. Cette réflexion a évidemment une dimension métacognitive, puisque réfléchir sur sa pratique, cest aussi et peut-être dabord réfléchir sur sa façon de penser, de décider, dapprendre, didentifier et de résoudre des problèmes, de clarifier des finalités, de faire face à des dilemmes, de concilier des exigences contradictoires. La pratique pédagogique est très largement une pratique intellectuelle, les gestes importent, mais sont inintelligibles sans référence au sens que lacteur leur donne, au raisonnement qui les sous-tend.
Cette pratique réflexive selon lexpression de Donald Schön (1983, 1994) présente dévidentes parentés avec la démarche scientifique. Jen ai noté quelques unes (Perrenoud, 1994) :
Ces points communs ne doivent pas cacher de nombreuses différences :
Il est donc légitime de préparer à une pratique réfléchie en familiarisant avec la démarche scientifique, mais parfaitement vain despérer que la connaissance des canons de la méthode suffira. La pratique réfléchie sinspire certes dun paradigme proche des sciences : anticiper, observer, vérifier, corriger en fonction de lexpérience. Mais elle ne peut dériver de savoirs procéduraux seulement, et encore moins dune formation à la méthodologie de recherche. Réfléchir dans et sur laction sapprend par la pratique de lanalyse, au gré dune démarche clinique, dans des dispositifs dalternance et darticulation théorie-pratique (Altet, 1994, 1996, 1998 ; Cifali, 1996 ; Paquay et al., 1996 ; Perrenoud, 1996 b, 1998, 1999 ; Tardif, Lessard et Gauthier, 1998).
Ce qui exige des situations de formation spécifiques, autour de situations-problèmes, de cas, de dilemmes, dincertitudes. Pour créer de telles situations de formation, on ne peut que séloigner des formes universitaires classiques de transmission et dévaluation des connaissances et inventer de véritables dispositifs de formation, les équivalents en sciences de léducation du laboratoire des ingénieurs, de la clinique des médecins ou de la simulation et des études de cas quon pratique dans les business schools.
Ne pas couper la formation de la recherche
À la question des rapports entre recherche en éducation et formation professionnelle à lenseignement, on peut répondre dabord en invoquant le lien indispensable entre construction et diffusion des savoirs en sciences de léducation. Dans dautres domaines, là où les savoirs savants sont consolidés, stables, complets, leur transmission peut être largement pratiquée en dehors de leur lieu de production. La formation de techniciens supérieurs nexige pas que leurs formateurs soient des chercheurs ou queux-mêmes soient formés à la recherche.
Il en va différemment du métier denseignant. Les savoirs se figent ou se dégradent très vite lorsquon séloigne du lieu de leur production. Pour une raison simple : les apports des sciences humaines et sociales coïncident dans une large mesure avec les questions quelles posent plutôt quavec les réponses incertaines quelles tentent de leur donner (Bourdieu, 1967). Des paradigmes autorisant des ruptures - par exemple " échec scolaire = échec de lécole " ont plus deffet que les théories validées et stabilisées. Il y a certes des savoirs quil ne serait pas inutile de transmettre, mais ils sont difficiles à dégager des démarches qui permettent de les construire et de prendre conscience aussi bien de leur fécondité que de leur fragilité. On pourrait en parler en termes de transposition didactique : les acquis des sciences humaines et sociales ne se prêtent pas encore à une " scolarisation simple ", à la manière du principe dArchimède ou de la loi dOhm. Si on les isole de leur contexte de production et de débat, ils deviennent soit des évidences de sens commun, dont on se demande sil fallait vraiment mobiliser autant defforts pour les redécouvrir, soit des recettes ou du " prêt-à-penser " qui fait écran à la complexité plutôt que daider à la saisir.
On peut en prendre deux exemples :
a. Le constructivisme psychologique et sociologique consiste à rattacher les idées et les savoirs de chacun aux caractéristiques de son fonctionnement mental spécifique aussi bien quà sa position et à sa trajectoire sociales. À ce niveau dabstraction, chacun peut avoir limpression dêtre constructiviste dès lors quil reconnaît la part du sujet et de son histoire. Nest-ce pas lévidence même ? Tout le monde ne le sait-il pas ? Or, rien nest plus difficile que dêtre constructiviste avec cohérence. Notre pensée spontanée nous porte constamment à identifier les mots et les choses et à croire, jusquà preuve irréfutable du contraire, que notre définition de la réalité coïncide avec celle des autres.
b. Chacun, pensant avoir compris et faisant siens les principaux acquis de la psychanalyse, sautorise des interprétations sauvages, simplistes, réductrices, qui enferment lautre dans son identité et son inconscient - pulsions, actes manqués, complexes, etc. - plutôt que de laider à avancer vers davantage de lucidité.
On sait les ravages quopère la vulgarisation de la linguistique : des régularités observées deviennent des normes, des niveaux de langue repérés confortent les stratégies de distinction, des outils conceptuels provisoires - comme la typologie des textes - deviennent des classements substantiels. La didactique subit les mêmes transformations : les notions de contrat ou de dévolution deviennent, hors de leur contexte démergence, à la fois des idéaux et des mots chargés dune force explicative quaucun concept ne peut avoir isolément. La fortune de la " gestion mentale " montre ce quil advient lorsquon détache quelques idées, mêmes fécondes et intéressantes, du terrain qui leur a donné vie.
Sans doute arrivera-t-il un temps où les sciences humaines et sociales en général, et les sciences de léducation en particulier, seront assez développées pour quun détachement sopère, pour que lon puisse sapproprier leurs acquis en travaillant avec des formateurs coupés du monde de la recherche. Au cours des prochaines décennies, on peut douter dune réelle intégration des sciences humaines et sociales à la construction des compétences professionnelles si la formation est détachée de la recherche. Cela ne veut pas dire quil faut tout miser sur une formation à la recherche ou par la recherche. Elle se justifie parce quune formation professionnelle à luniversité doit permettre dautres carrières que lenseignement, ouvrir sur le troisième cycle, le doctorat, la participation à la recherche. Et aussi parce que la formation par la recherche a, en formation professionnelle, trois vertus que jai détaillées ailleurs (Perrenoud, 1994) : 1. elle propose une démarche active dappropriation des concepts et des savoirs constitués, en les mettant en jeu dans des opérations complexes ; 2. elle familiarise avec les modes de production des savoirs et facilite donc une distance critique ; 3. elle offre un paradigme à la pratique réfléchie.
Insistons sur ce dernier aspect : la proximité avec la recherche (plutôt quavec ses résultats seulement), familiarise avec un mode de pensée hypothétique, constructiviste, dialogique, critique, relativiste. Sans garantir encore la mobilisation des savoirs en situation éducative complexe, cela favorise au moins leur utilisation comme grilles de lecture et sources dhypothèses, donc développe à la fois la posture et les outils dune pratique réfléchie.
Le paradoxe est quune véritable initiation à la recherche désenchante le monde de la théorie et de la méthodologie. Derrière les projets de recherche, il y a des passions, des contraintes, des politiques, des enjeux institutionnels, des carrières. Les objets de science sont construits, comme le reste, de façon souvent opportuniste, compte tenu des financements possibles et de lesprit du temps. Les laboratoires et les équipes de recherche sont traversées de conflits et de concurrences, laccès aux données se négocie, les uns protègent leurs sources, dautres leurs accès aux revues Si la formation à la recherche passait par une initiation réaliste à la " vie de laboratoire " (Latour et Woolgar,1988), les étudiants comprendraient que les chercheurs sont, dans leurs champs, des praticiens comme les autres (Latour, 1996) et quil leur manque peut-être, pour guider leurs choix, léquivalent dune pédagogie. Car, contrairement à ce quon imagine, létat présent des savoirs ne dicte que très partiellement le travail des chercheurs, les canons de la méthode nont pas réponse à tout et léthique de la recherche nest pas dune grande aide dans les situations quotidiennes !
Alors quune initiation superficielle à la recherche accrédite le mythe de la science, une vraie formation rend moins naïf et affaiblit plus quelle ne conforte la distinction entre une science objective et les passions pédagogiques. A entendre les souhaits des chercheurs qui souhaiteraient que les enseignants deviennent avant tout de parfaits consommateurs de leurs propres travaux, on peut douter de leur détermination à les initier à davantage quau mythe de la science !
Assumer la dimension axiologique de la formation
Une formation professionnelle ne peut ignorer quun enseignant doit prendre continuellement des décisions qui ont une portée idéologique et éthique. Jusquà quel point faire confiance ? respecter la vie privée ? reconnaître le droit à la différence ? accepter le mensonge ou la résistance ? Comment être juste face à tant de demandes, de besoins, durgences ? Chaque indiscipline, chaque tricherie, chaque bagarre appelle une intervention : de quel droit incarner la norme et comment savoir si le remède nest pas pire que le mal ?
Les sciences humaines ont ruiné lethnocentrisme, ladultocentrisme, la bonne conscience de ceux qui savent. Nul nest plus aujourdhui sûr de son bon droit, la bonne conscience des éducateurs est à jamais perdue.
Le rôle de la formation de praticiens réflexifs nest pas de proposer un catéchisme, mais de donner à chacun les moyens de poser et daffronter les dilemmes que la vie professionnelle engendre à foison. Pour cela, séminaires déthique, danalyse de pratiques, de développement personnels, études de cas et journaux de formation sont des outils précieux. Nest-on pas alors très proches de la pédagogie, de la réflexion édifiante à partir du récit de pratiques ou de situations singulières ?
Quon confie ces tâches à des formateurs de terrain, à des enseignants sensibles à la philosophie ou à léthique ou aux chercheurs que lanalyse du travail ou lanthropologie des métiers de lhumain rapproche de lanalyse des pratiques, voilà qui semble raisonnable. Il faut en outre, pour mener de telles formations, une forme dengagement et dintérêt que la simple transmission de savoirs nexige pas. Que les enseignants en charge de ces composantes de la formation soient de préférence volontaires ne dispense pas pour autant les institutions universitaires dassumer de telles unités de formation dans leur curriculum et leur gestion des ressources humaines.
Ici encore, former à la complexité oblige le formateur à vivre dangereusement, à sécarter des savoirs homologués, à avancer des hypothèses, parfois à prendre parti ou à faire état de ses propres doutes et autres états dâme.
III. Les théories de la
pratique et de la complexité
au cur des sciences de
léducation
Pourquoi implanter la formation des enseignants dans une université ? Ne serait-elle pas mieux à sa place dans une Haute école pédagogique, clairement orientée vers le développement de compétences professionnelles ? La Belgique et la plupart des cantons suisses vont dans ce sens. Les États-Unis et le Canada ont au contraire universitarisé la formation des enseignants depuis les années 1960, alors que lAmérique latine et plusieurs pays dEurope font coexister les deux types de filières, hautes écoles spécialisées et facultés. La France a suivi une autre voie encore, en créant des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) en dehors des universités On le voit, la vocation de luniversité nadmet aucune définition universelle !
On pourrait débattre longuement des missions de luniversité et de leur évolution depuis le Moyen Âge (Lessard, 1998). Pourquoi cette institution aurait-elle aujourdhui, en sciences humaines et sociales, vocation à se tenir à distance de la formation professionnelle alors quelle forme ouvertement des médecins et des ingénieurs capable dexercer demblée des métiers très qualifiés ? Mais pourquoi gagnerait-elle à élargir le champ des professions auxquelles elle prépare ouvertement, sinon pour accroître sa clientèle et ses " parts de marché " ?
Lenjeu majeur reste de ne pas compromettre le développement et la transmission des savoirs fondamentaux. Dans cette fonction, luniversité est irremplaçable. Il est raisonnable, autrement dit :
Certes, il est louable de rapprocher la recherche et la formation, honorable de contribuer à une formation orientée vers la pratique réflexive et la professionnalisation du métier denseignant, habile dacquérir de la sorte des ressources pour financer la recherche fondamentale et gratifiant dêtre socialement utile, en dépit de lincertaine reconnaissance que la collectivité témoigne à luniversité. Mais ce ne sont que bénéfices secondaires : le profit principal doit être théorique.
Je vais tenter de montrer que lémergence de formations universitaires et professionnelles dans les métiers de lhumain, et en particulier dans le champ de léducation - éducation spécialisée, formation dadulte ou enseignement -, bien loin déloigner luniversité de la recherche fondamentale, se justifie parce quelle y ramène avec force, en raison même de la référence constante à la complexité des organisations et des pratiques éducatives.
Un carrefour interdisciplinaire
" Le pluriel des sciences de léducation " : je me rallie à cette formule dHameline (1998). Les sciences de léducation sont, à mes yeux, définitivement plurielles. Elles ne constituent pas une science de plus, ni même une discipline. Hofstetter et Schneuwly (1998), tout en plaidant pour la " disciplinarisation " des sciences de léducation, parlent prudemment dun " champ disciplinaire ". Je préfère - ce qui nexclut nullement la création et linstitutionnalisation de communautés épistémiques - parler dun champ ou dun carrefour interdisciplinaire, qui réunit dans un projet commun des enseignants-chercheurs issus soit de ce carrefour lui-même (autoreproduction), soit des diverses sciences humaines et sociales qui permettent de penser léducation : psychologie, psychanalyse, psychologie sociale, anthropologie, démographie, histoire, science politique, sociologie, économie.
Pour Charlot :
On peut donner des sciences de léducation une définition simple : elles sont constituées par un ensemble de disciplines qui, en interaction permanente, produisent des savoirs sur les situations, les pratiques et les systèmes déducation et de formation. Mais une telle définition contourne la question essentielle : celle des frontières et de lunité dune discipline qui sest construite dans un champ large de pratiques et de savoirs, avec lequel elle ne se confond pas (Charlot, 1995, p. 14).
Chacune des disciplines constitutives des sciences de léducation existe pour elle-même dans le cadre dun département ou dune faculté dont léducation nest quun champ dintérêt parmi dautres. On peut faire de lhistoire de léducation en faculté des lettres, de la sociologie de léducation en faculté des sciences économiques et sociales, de la psychologie de léducation en faculté de psychologie, etc. Les sciences de léducation, comme lieu institutionnel dans luniversité, ne me paraissent pas devoir monopoliser ces approches. Pourquoi alors réunir ces sciences sociales et humaines dans une seule unité denseignement et de recherche ?
Charlot affirme que le milieu de la recherche en éducation :
tout en ayant renoncé à lutopie dune science de léducation intégrant et absorbant les sous-disciplines, est de plus en plus sensible à lintelligibilité que produisent des approches différentes dun même objet. Les uns continuent à se définir en priorité par leur discipline dappartenance mais sont très attentifs à ce qui se produit dans les autres disciplines traitant de léducation. Dautres, dont je suis, définiraient volontiers les sciences de léducation par la circulation entre différents ordres de recherches et de pratiques (Charlot, 1995, p. 14).
Je partage ce point de vue. Lexistence dunités réunissant toutes les sciences sociales et humaines pour contribuer à rendre léducation intelligible se justifie pour deux raisons complémentaires :
1. Ce regroupement est une condition nécessaire, ou du moins facilitante, dun véritable travail pluri-, inter-, voire transdisciplinaire, dune appréhension des phénomènes éducatifs dans leur globalité, leur caractère systémique, multidimensionnel, Ardoino (1980) dirait multiréférentiel.
2. Il rend possible la formation de praticiens de divers niveaux, une recherche appliquée et impliquée, et des interventions à la hauteur de la complexité à laquelle sont confrontés les systèmes éducatifs et leurs professionnels.
Ces deux raisons ne se neutralisent pas, au contraire. Mais elles néquilibrent pas toujours les forces centrifuges qui porteraient chaque spécialiste à faire, dans le cadre des sciences de léducation, ce quil pourrait faire dans une faculté ou un département disciplinaires. Doù limportance dune double structuration des sciences de léducation.
Une double structuration
Il sagit à la fois :
Ces découpages internes aux sciences de léducation admettent plusieurs logiques :
1. Certains champs se constituent autour des disciplines scolaires ; ce sont ce quon appelle aujourdhui les didactiques des disciplines, champs de recherche fondamentale dabord, même sils sont appelés, plus que dautres, en raison de lorganisation du curriculum scolaire, à contribuer à la formation des enseignants, à la conception des programmes et des méthodes.
2. Certains se centrent sur des " terrains ", autrement dit des champs de la pratique éducative relativement homogènes : léducation spécialisée, léducation des adultes, léducation préscolaire, lenseignement primaire ou secondaire, la formation professionnelle.
3. Certains, qui relèvent des approches transversales, se construisent autour de problématiques à la fois scientifiques et praxéologiques (échec scolaire, évaluation, accueil des enfants migrants, relations entre les familles et lécole, traitement des différences, gestion de classe, technologies éducatives, etc.) ou de processus plus abstraits, dont lidentification ne fait pas partie du sens commun, ou pas au même degré (métacognition et régulation des processus dapprentissage, relations intersubjectives, interactions didactiques, dynamique du groupe-classe, métier délève, rapport au savoir, etc.),
Ces découpages varient dans le temps et dune institution ou dun pays à lautre, ce sont des construits théoriques qui reflètent des rapports sociaux. Les chercheurs tombent rarement daccord, tant sur les découpages pertinents du réel que sur la définition même des sciences de léducation. Je ne prétends donc nullement exprimer une vision consensuelle.
Il est fécond que ces divergences existent et que les visions et les épistémologies se confrontent, dautant plus fécond que cela nempêche pas de se parler et de travailler ensemble. Une unité interdisciplinaire se trouve devant un défi singulier : sauf à reconstituer en son sein les découpages et les cloisonnements disciplinaires établis, il lui faut bien trouver dautres objets et délimiter dautres champs, proprement pluri-, inter- ou transdisciplinaires. Elle prend, de ce fait, des risques plus visibles, qui ont des conséquences très concrètes : cest ainsi, par exemple, que lorganisation des études et de la recherche ne peut être totalement cohérente et consensuelle en sciences de léducation. Il faut, plus sans doute que dans une unité monodisciplinaire, vivre avec des compromis, des décalages, une part de flottement. Cela dautant plus que chaque chercheur, chaque enseignant, loin de senfermer dans un seul champ ou dapprofondir un seul thème de recherche, peut se sentir concerné par plusieurs dentre eux simultanément.
Cette conception des sciences de léducation souligne le dénominateur commun de tous ces découpages : tous se réfèrent à des pratiques ou à des champs de pratiques éducatives (organisations, disciplines scolaires, systèmes dacteurs). Or, on ne peut rendre compte des pratiques humaines, quelles quelles soient, sans sintéresser aux valeurs, aux attitudes, aux finalités des acteurs, mais aussi à leurs représentations, à leurs façons de comprendre et de maîtriser la réalité, à leurs savoirs.
Il reste à déterminer si cela conduit à reconnaître à ces savoirs une quelconque validité, pertinence, fécondité, efficacité. Ou sil faut les traiter comme lethnologue traite la magie noire : des savoirs et des croyances dont il faut bien reconnaître lexistence et linfluence sur laction, mais dont la validité " scientifique " est demblée déniée.
Savoirs des acteurs, savoirs des chercheurs
Avec Cifali (1994), Imbert (1992) et quelques autres, je rappellerai que léducation est une praxis, autrement dit une pratique qui ne peut arriver à ses fins quen mobilisant, en lautre, ce quil a de plus intime : son identité, sa volonté, son projet, son autonomie. Nul ne peut apprendre à la place dautrui.
Les métiers de lhumain, et notamment de léducation, mobilisent des anthropologies, des psychologies, des sociologies que les sociologues disent volontiers " subjectives ", " spontanées " ou " naïves " (Bourdieu et al., 1968). Ce qui ne signifie pas quelles sont sans efficacité : comment les acteurs pourraient-ils influencer ou éduquer autrui sans avoir une théorie relativement valide de lapprentissage, de laction, des déterminants individuels et culturels des conduites ?
Dailleurs : " A mesure que la science sociale progresse, et que progresse sa divulgation, les sociologues doivent sattendre à rencontrer de plus en plus souvent, réalisée dans leur objet, la science sociale du passé " (Bourdieu, 1982, p. 12). Ce passé peut être très proche, sagissant par exemple des thèses fracassantes de la reproduction : tous les débats francophones sur la démocratisation de lenseignement qui se sont développée depuis le début des années 1970 ont pris position pour ou contre le fatalisme de la reproduction des classes sociales par le système denseignement. Les sciences sociales, lorsquelles étudient les représentations, les idéologies, les savoirs pédagogiques, rencontrent aussi, bien entendu, le discours plus ancien des psychopédagogues et plus récemment des didacticiens et dautres spécialistes des processus de formation, denseignement, dapprentissage, dévaluation.
Est-ce un problème ? Pas nécessairement. Lorsque sociologues ou psychologues sintéressent aux marins, aux chasseurs ou aux chercheurs dor, ils nont aucun mal à accepter que ces acteurs agissent selon leurs propres théories de la mer, du gibier ou des indices révélateurs dun gisement intéressant, quelle que soit la valeur de ces savoirs au regard des sciences naturelles contemporaines. Jusque là, toutefois, les chercheurs ont affaire à des objets de connaissances qui ne relèvent pas des sciences sociales et humaines. Que la physique du marin ne soit pas celle du physicien, que la biologie du chasseur ne soit pas celle du biologiste, que la géologie du prospecteur ne soit pas celle du géologue, voilà qui ne pose pas de problème aux psychologues ou aux sociologues qui étudient ces métiers. Ils se plaisent même à souligner la subtilité, lefficacité des savoirs dexpérience et parfois la supériorité pratique de la métis sur la science
Que se passe-t-il lorsque les connaissances des praticiens portent elles-mêmes sur les phénomènes que les sciences humaines et sociales prétendent décrire et expliquer mille fois mieux que le sens commun ? On entre alors dans une zone de conflit entre représentations communes et savoirs savants. Certes, la division du travail entre chercheurs permet jusquà un certain point de contourner le problème : cest ainsi que les chercheurs qui étudient les processus de décision dans la classe, ou lexpertise et les savoirs des praticiens, ne sont pas nécessairement en concurrence avec eux quant aux théories de lapprentissage en jeu et nont pas à se demander si les savoirs des praticiens sont fondés en regard de la recherche scientifique sur les processus dapprentissage. Un sociologue ou un historien peuvent parfaitement prendre pour objet de recherche les théories de lapprentissage de divers acteurs - enseignants, parents, formateurs, inspecteurs, spécialistes - sans que leurs propres théories de lapprentissage entrent en concurrence avec celles des acteurs. Sous cet angle, sociologues et historiens ne sont guère plus savants que les praticiens quils observent et ils ne sont donc pas tentés de rectifier leurs connaissances erronées A linverse, certains chercheurs qui travaillent sur des processus cognitifs complexes peuvent ignorer complètement les représentations concurrentes des praticiens, sauf peut-être au moment de diffuser leurs résultats de recherche
Lorsquon travaille en sciences de léducation, et surtout lorsquon forme des professionnels, il devient difficile déluder la question des rapports entre savoirs des acteurs et savoirs des chercheurs. Les conflits de représentations et de légitimités sont au cur du processus de formation. Et contrairement à ce quon imagine, même dans lenceinte universitaire, la science est loin de balayer les représentations concurrentes.
Faire de nécessité vertu
La didactique des sciences (Giordan et De Vecchi, 1987 ; Astolfi. et Develay, 1996) nous enseigne quaucun apprentissage ne se construit sur une table rase, quil y a toujours du savoir déjà là, parfois implicite, non organisé, mais qui résiste sourdement à son remplacement pur et simple par des savoirs homologués.
Aucune formation universitaire ne devrait lignorer. Mais dans le cadre dun cursus " purement académique ", cest lévaluation qui résout le conflit : si létudiant ne manifeste pas une maîtrise au moins formelle des savoirs savants, il ne passe pas les examens. On ne lui demande pas dincorporer ses savoirs à sa représentation quotidienne du monde, encore moins de sen servir dans sa pratique. Cest pourquoi on peut régulièrement observer, comme le font les didacticiens des sciences, que des adultes dotés dune forte culture scientifique ne lappliquent pas de façon très méthodique à la vie quotidienne, quils sont en quelque sorte " épistémologiquement schizophrènes " : dans leur laboratoire ou leur enseignement, ils respectent les savoirs savants ; dans leur vie quotidienne, ils reviennent dans une large mesure aux théories communes et intuitives de la chaleur, du mouvement, de la gravité, de la contagion, de la respiration, etc.
Lorsquon met laccent sur la formation de compétences, on ne peut aussi tranquillement se résigner à cette schizophrénie épistémologique. Parce que, dans laction, ce nest pas la version académique des savoirs quun praticien mobilise, celle qui permet de passer lexamen. Cest la version incorporée, celle qui préexistait souvent à la formation scientifique, celle que lenseignement na pas su transformer, faute dabord de la reconnaître et dentrer en dialogue avec elle. Chacun a, bien avant de commencer sa formation à lenseignement, une " théorie " de lhérédité des conduites, de linconscient, de lapprentissage, de la mémoire, de la volonté, du conflit, de léchec, de la déviance, de la violence, de la justice, du pouvoir, de la connaissance. Si ces " théories " ne sont jamais explicitées et ouvertement confrontées aux savoirs savants qui portent sur les mêmes processus, elles se conserveront " dans un coin ", se feront oublier le temps des études et resurgiront dans laction.
Il importe donc de travailler sur les représentations. Reste à savoir si on se place dans la posture du redresseur derreurs ou sil est possible dadopter une position plus nuancée. Il me semble utile de distinguer :
En formation professionnelle aux métiers de lhumain dans un cadre universitaire, ces deux catégories de savoirs dexpérience offrent une stimulation irremplaçable au développement des savoirs savants.
La première appelle une réponse didactique, mais elle oblige à revisiter constamment les paradigmes et les acquis des sciences humaines. Lorsque les acteurs ont un espace pour développer leur théorie de lintelligence ou de lapprentissage, de langoisse ou du pouvoir, on se rend compte quil ne suffit pas de dire avec assurance " Je vous arrête, ce nest pas du tout ça, vous vous trompez, je vais vous expliquer ". Des erreurs grossières, des raisonnements approximatifs, des méconnaissances, il y en a, mais souvent, les choses sont plus subtiles. Lorsque Jean Piaget demandait à de jeunes enfants " Doù vient le vent ? ", il entendait souvent une " explication " donnée sur le ton de lévidence : " Ce sont les feuilles qui font bouger lair et engendrent le vent ". Peut-être les adultes se sont-ils dégagés de cette représentation. Savent-ils pour autant doù vient le vent ? Et peuvent-ils facilement lexpliquer à un enfant qui croit fermement que ce sont les feuilles qui produisent le vent, en se fiant à des apparences difficiles à écarter dun geste ?
Les formateurs en sciences humaines sont souvent en aussi mauvaise posture : pour défaire et reconstruire des savoirs, ils doivent comprendre les raisons épistémologiques, sociologiques, psychanalytiques de la rigidité des savoirs en place, comprendre doù ils tiennent leur force et leur évidence. Lorsque les didacticiens du français montrent que les erreurs de ponctuation naissent dune théorie du point, de la virgule et de lespace aussi cohérente que la leur, mais différente, ils comprennent quil ne suffit pas de " corriger les erreurs " pour faire progresser, mais quelles sont le produit dun système de connaissances qui a sa logique propre et quon ne peut déstabiliser facilement. Lorsquon analyse de près certaines erreurs en mathématique, on progresse sûrement dans la connaissance du sujet apprenant ; mais peut-être progresse-t-on aussi dans sa connaissance des mathématiques. En sciences humaines, les deux se confondent et les formateurs ont tout à gagner à comprendre doù viennent les représentations et à quoi elles tiennent.
Quant à la seconde catégorie, elle engage un dialogue passionnant entre savoirs savants et savoirs dexpérience. Aucun acteur social ne pourrait survivre sil nétait pas, à sa manière, un psychologue, un anthropologue, un psychanalyste, un sociologue acceptables. Les acteurs placés dans des situations très complexes et qui sen tirent bien sont souvent dexcellents connaisseurs des mécanismes de la vie psychique et sociale. Il y a chez les grands politiques plus de savoir sur les mécanismes du pouvoir que dans les bibliothèque de sociologie politique Ceux qui développent aujourdhui des systèmes dintelligence artificielle se gardent bien de croire quils peuvent les déduire des savoirs savants seulement. Ils passent des heures à interroger des experts, à leur faire expliciter leurs raisonnements, leurs " connaissances-en-actes ". Vergnaud (1995, 1996) rapporte le cas de ce porcher qui, dans un abattoir, joue un rôle déterminant parce quil sait repérer les animaux les plus sujets au stress, ce qui permet de les abattre avant quils ne meurent dune crise cardiaque, issue qui complique la tâche des bouchers et affaiblit la qualité de la viande. Cette histoire, triste pour les amis des bêtes, est édifiante pour qui sintéresse aux compétences : ce porcher sans formation scientifique en sait plus que les biologistes, zoologistes et autres vétérinaires diplômés sur le stress des animaux et ses signes apparents, parce quil a construit un savoir dexpérience irremplaçable. Comprendre ce quil sait et comment il la appris pourrait enrichir la recherche dhypothèses nouvelles, quelle aurait à valider par ses propres moyens, tant en zoologie quen psychologie cognitive. Les travaux de Vermersch (1994) et plus globalement les travaux sur la métacognition et la prise de conscience donnent aujourdhui des outils dexplicitation intéressants.
Cela ne conduit nullement à renoncer à distinguer les savoirs selon leur source, leur méthode de validation, leur degré de généralité, leur cohérence interne, leur ouverture à la controverse et à la vérification intersubjective. Ne pas dénier a priori toute pertinence aux savoirs dexpérience nest pas leur faire un sort complaisant. Cest essayer de les expliciter, de comprendre leurs fonctions dans laction et les raisons de leur efficacité dans certaines classes de situations, de les soumettre à la critique, den tirer le meilleur parti non seulement pour la formation de compétences, mais pour la recherche.
La formation professionnelle universitaire nest pas la seule voie, mais il est sûr quelle oblige à cette démarche ! Cest lune des raisons de croire quelle ne séloigne absolument pas du projet de connaissance fondamentale des sciences humaines et sociales. Au contraire, elle le sert, sans doute autrement quà travers une recherche de laboratoire, selon dautres méthodes, avec dautres risques.
En insistant sur le travail déquipe et plus généralement la coopération professionnelle, en valorisant la pratique réflexive et lengagement des enseignants dans la rénovation de lécole, les sciences de léducation scient-elles la branche sur laquelle elles tentent de sasseoir ? Autrement dit : la professionnalisation du métier denseignant est-elle une chance ou une menace pour les sciences de léducation et la recherche ? Reconnaître les savoirs professionnels et la capacité de réflexion des praticiens, est-ce se couper des savoirs savants ? Ou y a-t-il complémentarités, synergies, interfécondations possibles ? Cest cette seconde thèse que je défendrai, en attirant lattention sur les risques :
1. Du côté des praticiens, la professionnalisation et la pratique réfléchie ne sauraient être un slogan ; si on les revendique, on soblige à davantage de méthode, de rigueur, de confrontation, de lecture. Les savoirs professionnels ne sauraient se nourrir de la seule expérience personnelle, des évidences du sens commun, ils demandent à la fois une validation intersubjective, un travail entre collègues et une articulation aux résultats de la recherche.
2. À linverse, entre déni de toute valeur aux savoirs des praticiens et mise en forme servile et pédante du sens commun, entre dérision et révérence, les chercheurs ont à trouver une ligne médiane.
Aux risques de la complexité
Pour conclure, je dirai quentre deux risques, mieux vaut choisir le moindre. Coupées des pratiques éducatives, les sciences de léducation courent à leur perte, non seulement par défaut de légitimité sociale, mais parce que leur objet se délite.
Elles peuvent tenter de vivre cette tension de façon schizophénique, leur main droite ignorant ce que fait leur main gauche, la recherche bénéficiant de la formation professionnelle sans sy intéresser. Il suffit pour cela de séparer la recherche et les cursus universitaires de 3e, voire de 2e cycle, de la formation des enseignants.
Vivre les rapports entre sciences de léducation et pédagogies (non moins plurielles) comme un concubinage honteux ou un mariage blanc stérilise les unes et les autres. Mieux vaudrait faire de nécessité vertu !
Parlant des sciences de léducation, mais aussi des sciences politiques ou des sciences de gestion, Charlot se demande :
si, loin de souffrir de faiblesse épistémologique congénitale, ces disciplines nouvelles ne sont pas à lavant-garde dune transformation du statut du savoir dans nos sociétés. Si nous devions expliciter cette transformation, nous dirions, dans létat actuel de notre réflexion et en référence à nos propres recherches, que ces disciplines cherchent une synthèse ou, plus probablement, une articulation entre trois processus épistémiques ordinairement disjoints : celui qui produit des savoirs conceptuels par objectivation et dénomination, celui qui produit du sens par distanciation et régulation réflexive et celui qui est imbriqué dans laction (Charlot et al., 1995, p. 36).
Il ne sagit ni de stériliser la pédagogie en la transformant en discipline universitaire, ni de prétendre la remplacer. On peut imaginer des enseignements de pédagogie (ou dhistoire des idées pédagogiques) dans un cursus de sciences de léducation, mais ce nest ni pas suffisant.
Quant à cette " articulation entre trois processus épistémiques ordinairement disjoints " dont parle Charlot, elle ne réduit pas la pratique, ses ambiguïtés et les résistances quelle rencontre. à un savoir sur les pratiques. La pédagogie, comme action et pensée de laction, nest définitivement pas soluble dans les sciences de léducation.
Sans réduire les pédagogies (savoirs pratiques et pratiques théoriques) et les sciences de léducation les unes aux autres, pourquoi ne pas les faire vivre ensemble autrement que dans le déni mutuel ou la séparation aseptique. Beillerot (1997) souligne que si la spécificité des deux démarches nemprunte pas les mêmes voies, " il existe une liaison, un manège qui doit beaucoup à la stratégie et ou chacune se nourrit de lautre pour renforcer sa légitimité ". Il ajoute :
Les sciences sociales et humaines aujourdhui, en proposant des discours rationnels renouvelés sur les phénomènes sociaux, participent et contribuent aux changements sociaux mêmes. Dans lévolution générale de la transformation des fonctions et des métiers, leur rôle devient majeur dès lors que lon veut bien les mettre à leur vraie place. Ceci signifie quelles constituent la " culture " des nouveaux métiers. Si enseigner implique des savoirs pratiques tout à fait nécessaires, qui relèvent chacun pour ce qui le concerne de la sphère de laction et donc des acteurs-agents, ces savoirs ne suffisent plus, en particulier parce quon ne peut plus ignorer, pour bien faire son métier, les contextes, lhistoire, les déterminants sociaux, dans lesquels se déploient les activités pédagogiques. Une culture qui sapprend donc, pas de nimporte quelle manière et qui laisse les praticiens maîtres de leurs pratiques. Pourrait alors leur être offert un travail réflexif, travail de réflexion pour une pratique a chaque instant terminée et cependant toujours " interminée ". Il sagit de résister à " plus scientifique que moi tu meurs ! " qui conduit toujours en fin de compte à dévaloriser les praticiens (Beillerot, 1997, p. 81).
Cet " étrange manège " nest pas exempt dambiguïtés et dillusions, tant du côté des praticiens que des enseignants-chercheurs en sciences de léducation. Houssaye, qui définit la pédagogie comme " la théorie pratique de laction éducative " (1995, p. 28) ne pense pas quun savoir sur léducation ou même sur la pédagogie puisse déboucher sur un savoir pédagogique, entendu comme savoir praticien. Ce dernier se constitue par un travail incessant de " conjonction/disjonction entre la théorie et la pratique ". Cela ninvalide pas le sens dune formation en sciences de léducation :
Certaines démarches cliniques permettent dopérer cette conjonction/disjonction entre la théorie et la pratique car elles permettent danalyser le va-et-vient au moment où il se produit. Certaines reprises réflexives des pratiques des formés (sous la forme de mémoires, par exemple) vont aussi favoriser une démarche proprement pédagogique, mais, cette fois, les lieux de la théorie et de la pratique vont rester dissociés pour la même personne. Certains contenus parmi les savoirs transmis vont aussi permettre aux formés de se distancier par rapport à leurs pratiques, de les analyser, de les questionner et, par là, dans un second temps et en dehors du lieu de formation, de favoriser lémergence dun autre savoir-faire qui pourra être expérimenté et réfléchi.Par conséquent, vues du côté de la pédagogie, les sciences de léducation fonctionnent comme un lieu privilégié dillusions. Sur ce plan-là, les uns (les étudiants) croient y trouver ce quils ny trouveront pas ; les autres croient y donner ce quils ne peuvent donner. Mais ces illusions sont motrices car, au moins pour les professionnels de léducation, les savoirs sur léducation et sur la pédagogie quils y rencontrent peuvent servir de moment dans la constitution dun savoir proprement pédagogique en alimentant le processus de conjonction/disjonction entre la théorie et la pratique pour une personne donnée. Le risque étant que les enseignants comme les étudiants se satisfassent, en matière de pédagogie, des savoirs sur léducation et sur la pédagogie et fassent ainsi de la pédagogie avec ce qui nen est pas (Houssaye, 1995p. 30).
De leur côté, les chercheurs succombent sans doute à lillusion de croire quen travaillant avec des praticiens et en serrant de plus en plus près la complexité des situations éducatives, ils sapprochent dune véritable compréhension de laction, non seulement féconde théoriquement, mais pertinente pour le praticien lui-même.
Quant aux ambiguïtés, elles sont nombreuses. Ne mentionnons que la confusion toujours possible entre le savoir théorique et le commentaire savant, réflexif, " intelligent " de lexpérience praticienne rapportée et explicitée dans lenceinte universitaire.
Peut-être faut-il shabituer à vivre sans réponse satisfaisante, définitive et consensuelle à la question du rapport entre savoirs savants et savoirs praticiens, entre recherches et pratiques, entre pédagogies et sciences de léducation. Non pas pour renoncer à la poser et à en débattre, mais pour cesser despérer quune soudaine clarté vienne mettre de lordre dans le manège, dissipe les illusions, lève les ambiguïtés et introduise de la discipline dans un champ non seulement interdisciplinaire, mais radicalement hétérogène du point de vue des rapports à la théorie et à laction
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