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n° 384, mai 2000, pp.14-19. |
Lautonomie au travail : déviance déloyale, initiative vertueuse ou nouvelle norme ?
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2000
Le travail salarié, une dépendance concédée à regretAutonomie et expertise : le niveau de qualification
Jouer avec les règles pour atteindre les objectifs
Autonomie, identités et sens de la vie
Lautonomie prescrite, un paradoxe
Lautonomie dans le travail est conçue ici comme :
la capacité dun sujet (individuel ou collectif) de déterminer librement les règles daction auxquelles il se soumet, de fixer, à lintérieur de son espace daction, les modalités précises de son activité, sans quun extérieur (ici lorganisation formelle) ne lui impose ses normes (Chatzis, 1999, p. 29).
Lautonomie dans le travail salarié ne relève pas des droits de lhomme : quiconque accepte un emploi renonce, tacitement ou explicitement, à une partie de sa liberté, aussi longtemps du moins quil prétend respecter son contrat et obtenir en contrepartie un salaire à la mesure de ses qualifications et de ses efforts.
Cependant, ce qui paraît évident en droit ne lest pas dans la réalité des rapports sociaux : lacteur ordinaire " veut le beurre et largent du beurre " :
Lautonomie, pour une part conquise contre lorganisation, est en même temps une condition de son fonctionnement. Pour Chatzis :
Un des acquis définitifs des travaux réalisés par ces chercheurs sur le fonctionnement effectif des organisations industrielles fortement rationalisées consiste dans lécart constaté entre la norme (imposée par lorganisation) et laction située de lopérateur (et de l'équipe), entre travail prescrit (travail prédéfini par lingénieur-concepteur) et travail réel. Cet écart, où se loge lautonomie des acteurs, peut être lu tantôt comme un acte de résistance (dappropriation et daffirmation de soi) contre lordre de lusine, tantôt comme la prise en charge par les opérateurs, à titre individuel ou collectif, des " blancs " et des " défaillances " de lorganisation formelle qui, débordée par lirruption de limprévisible, est incapable dindiquer à ses membres ce quil faut faire dans tous les cas de figure, ou encore comme un mélange des deux (Chatzis, 1999, p. 29).
Le métier denseignant se caractérise par une autonomie ambiguë, tant du côté de linstitution que de ses agents. Lautorité énonce des programmes et multiplie les directives, mais ne se donne guère de moyens den contrôler la mise en uvre dans les classes. Comme si elle savait, sans pouvoir le reconnaître ouvertement, que prescrire fermement le travail des enseignants conduirait à des catastrophes.
En contrepoint, lenseignement est lun des métiers dont les titulaires - pourtant salariés - parviennent le plus facilement à se convaincre quils ont peu de compte à rendre à leur employeur. Hutmacher (1996), à la lumière dune petite enquête, signale que 15 % seulement des enseignants estiment devoir rendre des comptes à linstitution. Les autres se sentent responsables devant la société (10 %), les parents (25 %), les élèves (30 %) ou les collègues (3 % !). Enfin, 17 % estiment quil suffit de " se sentir responsable vis-à-vis de soi-même " Ces chiffres sont des ordres de grandeur quon retrouve dans dautres contextes. On peut noter qu'hormis " linstitution ", lensemble des interlocuteurs cités appartiennent des catégories abstraites et ne sont pas véritablement organisés pour demander des comptes. Certes, la société ou les parents délèves peuvent manifester une certaine insatisfaction à légard du système éducatif, mais cela concerne le corps enseignant ou ladministration scolaire pris globalement. Lorsque des élèves ou leurs parents se plaignent dun professeur, ils ont parfois gain de cause, mais on ne leur rend pas véritablement des comptes.
Sans doute les enseignants ont-ils fortement intériorisé les valeurs fondatrices de la société et adhèrent-ils globalement aux finalités de lenseignement. Si bien quils sont, pour la plupart, assez proches de ce quon attend deux. Leur impression de navoir guère de compte à rendre à linstitution qui les emploie est peut-être une coquetterie. En pratique, très peu sautorisent des écarts majeurs aux programmes et aux règles.
Leurs représentations sancrent vraisemblablement :
Ces représentations témoignent probablement aussi dune certaine confusion sur la part de ce qui est prescrit dans le travail enseignant et la part qui relève de lautonomie dun travailleur qualifié, auquel nul ne saurait dicter le détail de ses gestes professionnels.
Les administrations scolaires participent de cette confusion et jouent elles aussi sur plusieurs tableaux : lautonomie des enseignants permet, dans certaines limites, de leur faire assumer une partie des contradictions du système éducatif. Si les enseignants faisaient tout ce quon leur prescrit et rien dautre, ceux qui énoncent les objectifs, les programmes et les règles devraient assumer toutes les responsabilités. Dans le flou artistique qui entoure lautonomie professionnelle des enseignants, il est plus facile de rejeter une part des critiques sur leur dos : ce ne sont pas les programmes, mais leur compréhension et leur mise en uvre par les enseignants quil faut incriminer. Et lorsquon demande à ladministration scolaire comment elle justifie des pratiques contraires aux textes, il nest pas rare quelle trouve intérêt à défendre lautonomie des enseignants comme une valeur démocratique et une garantie de la liberté de pensée de ceux qui forment les générations montantes
Faut-il dire que les enseignants, individuellement et à travers leurs organisations, ne sont pas moins ambivalents. Ils revendiquent leur autonomie lorsquelle allège les contraintes, la refusent lorsquelle accroît leurs responsabilités. Jai déjà analysé la " liberté de contrebande " des enseignants, dautant plus appréciée quelle est floue et quon ne sen sert que pour justifier de faibles écarts à la norme, qui relèvent du confort de fonctionnement plus que de lalternative idéologique (Perrenoud, 1996 b). Jai montré aussi que cette ambiguïté se retrouvait à propos des établissements scolaires, dont lautonomie dérange et sert à la fois les systèmes éducatifs en même temps quelle effraie et comble les chefs détablissement et parfois les professeurs (Perrenoud, 1999).
Je tenterai ici, pour ne pas favoriser un regard normatif sur ces questions, de montrer que lautonomie dans le travail est partout une source dambiguïté et que si le métier denseignant présente certaines singularités, il illustre aussi des mécanismes plus généraux.
Le travail salarié, une dépendance concédée à regret
On peut se résoudre à un emploi salarié par souci davoir un emploi et un revenu, ou par peur des responsabilités et des risques inhérents à une activité indépendante. Mais nul ne rêve davoir un patron, dêtre dirigé, contrôlé, évalué dans son travail. Rester son propre maître paraît une aspiration fondamentale de lêtre humain moderne, qui suffit à expliquer que paysans, artisans et petits commerçants attendent la dernière extrémité pour devenir salariés, et aussi que, dune génération à la suivante ou en cours de carrière, la plupart des travailleurs cherchent à se rapprocher dune condition sociale qui leur évitera davoir " un petit chef sur le dos ". Doù le désir des " cols bleus " de devenir " cols blancs " et de ces derniers de grimper dans la hiérarchie.
On pourrait faire lhypothèse quau fond de tout salarié, il y a une nostalgie, non de la paresse, mais du travail librement choisi et consenti, indépendant dans ses finalités et ses modalités. Et aussi une révolte, plus ou moins teintée de résignation, contre une condition qui oblige à vendre sa force de travail pour vivre et à se soumettre à des directives et à des contrôles. Que cette révolte débouche rarement sur un passage à lacte ou une action collective ne témoigne pas de sa faiblesse, mais de la peur du pouvoir et de linsécurité qui ramène presque chacun à ce quon appelle " la raison ". Chacun de nos contemporains, sil est un peu réaliste, sait quil na guère le choix, que le régime économique est dur pour les petits indépendants, que la plupart des emplois sont salariés et que se battre contre un tel système est en général sans espoir. Il ne suffit pas de le savoir pour laccepter.
La condition salariée nest pas vécue comme un vrai choix, mais comme une forme de violence du système économique. Du coup, sa légitimité est faible et la plupart des salariés modernes ne se sentent pas véritablement redevables à leur employeur, si bien quils nont guère de scrupules à sécarter de ses attentes, dès quils peuvent le faire sans prendre trop de risques. La conception marxiste de la lutte des classes, le communisme, le socialisme, le syndicalisme ouvrier ont donné leurs fondements idéologiques à une lutte ouverte contre " lexploitation de lhomme par lhomme ". On peut avancer lhypothèse que même parmi les salariés les moins politisés et syndicalisés, beaucoup ne se sentent pas redevables à légard du patronat, serait-ce une collectivité publique. Ils sont comme des locataires qui trouvent injuste de ne pouvoir accéder à la propriété et nont donc quun respect limité des droits, jugés abusifs, des propriétaires. Les salariés qui manifestent une loyauté inconditionnelle à leur employeur passent dailleurs volontiers pour des naïfs, des vendus, des ambitieux ou des lèche-bottes.
Bref, le salarié moderne peut défendre son autonomie face à ses employeurs sans se sentir en contradiction avec ses engagements contractuels, comme cest le cas chaque fois quun contrat est vécu comme imposé de fait, en dépit de sa forme juridique, en labsence de véritable alternative. Dune certaine manière, tout salarié se vit comme un conscrit, enrôlé de force dans une guerre qui nest pas la sienne.
Par conséquent, aussi longtemps quil lui reste de lénergie, il ne cesse de tenter daménager son poste de travail pour quil présente certains traits dune condition autonome. Bien loin daliéner son autonomie " en bloc ", le salarié la marchande pied à pied et tente sans cesse de reconquérir le terrain perdu. Ce qui suscite, " en face ", une série de mécanismes de contrôle basés sur la défiance et lhypothèse que les gens ne travaillent que contraints et forcés. Cette défiance se trompe en fait de cible : les gens naspirent pas à ne rien faire, ni même à faire " tout autre chose " ; la plupart souhaitent faire ce quils font à leur manière, à leur rythme, avec des outils et des matériaux quils ont choisis. Bref, ils aimeraient, paradoxalement, quon " les laisse travailler ".
Comme les employeurs, dans leur majorité, ne lentendent pas de cette oreille, lautonomie nest pas un état stable, mais un enjeu permanent du rapport de force entre patrons et salariés. Saffrontent, dans lorganisation du travail comme dans son exercice quotidien, stratégies dautonomisation et stratégies de contrôle.
Cest la première raison de lambiguïté fondamentale de lautonomie dans le travail : elle divise les acteurs, sauf dans les secteurs, encore peu nombreux, où la conception de la productivité passe par la valorisation de lautonomie des salariés, assortie de façons nouvelles de rendre compte, qui introduisent dautres modes de régulation.
Autonomie et expertise : le niveau de qualification
La seconde source dambiguïté, cest le rapport entre autonomie et expertise. Chacun sait et admet que plus on sélève dans léchelle des qualifications, plus il faut concéder dautonomie, pour au moins trois raisons :
La difficulté est que le juste rapport entre le degré dautonomie et le degré dexpertise est lenjeu de controverses sans fin dans le monde du travail. Cest dautant plus vrai que le problème est de moins en moins réglé par léchelle des qualifications, compte tenu des transformations rapides des méthodes de production et de la tendance à une gestion des ressources humaines en fonction des compétences individuelles plus que des diplômes et des classements.
On le voit par exemple dans le champ du travail social ou des soins infirmiers, où les praticiens se réclament tous dun niveau élevé dexpertise et donc dautonomie, et combattent donc toute stratification interne aux métiers de lhumain. Les employeurs ne sont pas prêts à payer le prix de ce " nivellement par le haut " et tentent donc de hiérarchiser les fonctions. Ils distinguent par exemple un " agir en expert ", un " agir autonome " et un " agir encadré ", lautonomie ne garantissant pas encore lexpertise propre à inventer des solutions originales, mais autorisant à mettre en uvre, avec une part de jugement personnel, ce que commande " létat de lart ".
Les enjeux sont évidemment économiques, mais aussi identitaires et pratiques : plus on reconnaît lautonomie dune catégorie de travailleurs, plus ils peuvent se considérer comme une profession à part entière, sorganiser, se référer à leurs pairs en cas de conflits, se donner des instances propres à la profession, un code déthique, organiser leur formation continue, autant de façons de modifier à leur avantage non seulement léchelle salariale mais les rapports de pouvoir. Les employeurs ne lentendent pas de cette oreille, si bien que dans les métiers en transformation ou dans lesquels la nature du travail prête à discussion, la controverse est constante entre syndicats et patronat aussi bien quà lintérieur des services.
Jouer avec les règles pour atteindre les objectifs
Une troisième source dambiguïté tient au double message quenvoient la plupart des organisations à leurs salariés : il faut respecter les règles aussi longtemps que cela ne nuit pas au rendement. Dans le bâtiment, les transports, les industries du process (pétrochimie, cimenterie), dans le nucléaire, mais aussi dans la moindre fabrique artisanale, suivre scrupuleusement les procédures et respecter à la lettre les normes de sécurité prend du temps et coûte de largent. Si bien quon " sait gré " au travailleur de se débrouiller, de réparer sa machine sans attendre le service de maintenance, de faire rouler son camion alors quil serait plus sûr de le faire réparer, de se servir dune matière première pas tout à fait conforme aux standards, dabréger certaines étapes dun traitement, dalléger certains contrôles, de fermer les yeux sur certains défauts.
Cela ne provoque pas tous les jours des alertes à la dioxine, mais les scandales dont on parle ne sont que la partie émergente de liceberg. Quun verre soit mal lavé, un légume pas frais, une réparation bâclée, un appartement mal entretenu, une blessure soignée superficiellement, un feuilleton télévisé tourné à la hache, nul nen meurt, en général. Toutefois, contrairement à ce quon dit souvent, la médiocrité dun certain nombre de biens et de services ne reflète pas dabord le manque de sérieux ou de formation des praticiens, mais la précarité de leurs conditions de travail et la pression qui sexerce sur eux pour quils produisent davantage en moins de temps. Dans une période de compression des effectifs, se montrer perfectionniste, pratiquer et exiger le respect des règles dhygiène, de sécurité, de vérification, cest parfois sexposer à des ennuis, voire se porter candidat au licenciement !
Par ailleurs, comme le montre De Terssac (1992) à propos des industries du process, la production sarrêterait si les ouvriers et les techniciens ne jouaient pas constamment avec les règles, car les prescriptions sont écrites pour le meilleur des mondes : des machines qui fonctionnent à la perfection, des matières premières homogènes, des réactions chimiques qui se passent comme dans les livres, etc. Dans la " vraie vie ", les choses sont plus imprévisibles, se prêtent moins à des traitements standards, il faut improviser, bricoler, prendre des risques pour que " la production sorte ". Cest vrai aussi dans le tertiaire. Aucun quotidien ne serait publié à temps si chaque information devait être recoupée comme lexige la déontologie quon enseigne dans les écoles de journalisme. Les banques feraient faillite si leurs employés vérifiaient minutieusement la provenance de tous les fonds qui passent entre leurs mains. Une organisation moderne assume cyniquement une part daccidents et de malfaçons. Le " zéro défaut " nest visé que sil rapporte plus de profits et de marchés quune qualité plus hétérogène.
Les travailleurs sont invités, mais en général de façon allusive, à ne pas entraver la production en se montrant plus royalistes que le roi. Comme le montre de Terssac, cest parfois à leur corps défendant, lorsque leur sécurité ou leur réputation en souffre, mais cest aussi une revanche sur le bureau des méthodes, une forme de créativité et une fierté de " sortir la production " en dépit des obstacles, en trichant avec les normes " pour une bonne cause ". De fait, si les salariés, même les moins qualifiés, ne sadjugeaient pas davantage dautonomie que leur poste ne leur en accorde formellement, rien ne fonctionnerait. La grève du zèle en est un exemple : si les douaniers, les policiers, les contrôleurs respectaient sans cesse toutes les prescriptions, le monde serait paralysé.
Autonomie, identités et sens de la vie
Travailler quarante heure par semaine, onze mois par an, pendant quarante ans de sa vie, telle est la condition de nombre de femmes et dhommes modernes. Les êtres humains aspirent beaucoup moins quon ne le croit à loisiveté, qui les ennuie vite, surtout sils nont pas les moyens de consommer et de voyager durant leur temps libre. On sait que, pour la plupart, les chômeurs vivent mal leur condition. Le travail est une source didentité et de sens de la vie, à certaines conditions.
Il ne suffit pas davoir un emploi pour exister à travers son travail. Il faut être reconnu, jugé utile, compétent, créatif. La reconnaissance au travail (Jobert, 2000) exige une certaine autonomie. Exécuter à la lettre des prescriptions peut nourrir ladmiration ambivalente quon éprouve pour la précision dun automate ou la loyauté dun esclave. Mais, dans notre société, la valeur humaine se mesure à la part de création quon assume. Elle peut se nicher dans de petites choses, des détails, une façon plus élégante, rapide ou astucieuse de faire ce quil y a à faire, une manière inventive de faire démarrer une machine récalcitrante, de débloquer un logiciel, décarter habilement une plainte pourtant fondée, de diagnostiquer un risque avant la catastrophe, etc. Il faut, à cette fin, disposer dune certaine autonomie dans le travail. Le salarié na pas besoin davoir " toute liberté ", il lui suffit de disposer de " petites libertés ", celles qui font la différence, manifestent un style, permettent dajouter une " touche personnelle " au travail et forcent lestime des chefs, des collègues ou des clients.
Comme le montrent Clot (1995) et Jobert (2000 b), cest dans lécart entre le travail prescrit et le travail réel que se manifeste la " présence humaine " dans le travail, la part dindividualité et de créativité de la personne, son caractère irréductible aux procédures et aux machines, ses compétences, son " intelligence au travail ". A linverse, la " souffrance au travail " (Dejours, 1993, 1998) saccroît lorsque la reconnaissance et lautonomie dun travailleur samenuisent. Nul ne supporte sans souffrir dêtre traité comme un automate, de mettre sa force et son intelligence au service dautrui sans être à aucun moment reconnu comme sujet capable de penser par lui-même et de décider, en connaissance de cause, du meilleur cours à donner à laction.
Lorganisation du travail, dans les entreprises et les administrations les moins archaïques, fait désormais une place à ce besoin de reconnaissance et dautonomie et freine la tentation constante des ingénieurs de tout penser à la place des opérateurs.
Lautonomie prescrite, un paradoxe
Laisser, de facto, une part dautonomie à leurs agents a toujours fait laffaire des entreprises. Mais que se passe-t-il lorsque, loin de la tolérer, elles lassignent et la mettent même au cur de lorganisation du travail. Ce paradoxe trouble lordre des choses :
Comment, en effet, penser lautonomie quand celle-ci, loin dêtre " lautre " de l'organisation, se présente, à linverse, comme la voie de sortie dun taylorisme sclérosé et incapable de faire face aux nouvelles données économiques et sociales ? Transformée en mot dordre - " Soyez autonomes " lancent les supérieurs hiérarchiques à leurs subordonnés -, lautonomie na jamais autant foisonné dans les discours des porte-parole des organisations productives. Son irruption dans les discours managériaux est un symptôme qui invite a des exercices de diagnostic et danalyse (Chatzis, 1999, p. 28).
Ces évolutions - récentes - de lorganisation du travail et des discours qui laccompagnent poussent les observateurs à identifier de nouvelles formes dautonomie. Lautonomie comme écart au travail prescrit na de consistance que si le travail est effectivement lobjet de prescriptions. Or, dans certains secteurs, même à des niveaux de qualification traditionnellement concernés par le taylorisme et lorganisation du travail par des ingénieurs, on assiste à un affaiblissement de la part prescrite du travail et à la prescription paradoxale de lautonomie et de linitiative.
Pourquoi ? Parfois parce que la prescription nest plus possible, souvent parce que, techniquement possible, elle devient coûteuse et faiblement efficace. Si bien que dans une partie de leurs tâches, lautonomie nest plus conquise par les salariés, fût-ce pour mieux servir lentreprise, mais leur est imposée, assignée par lorganisation du travail qui leur dit, en quelque sorte " Débrouillez-vous ! ". Lobligation de résultats (en qualité et quantité) se substitue à lobligation de moyens.
Un livre récent (Chatzis et al., 1999) a tenté de cerner ces nouvelles figures de lautonomie. De fait, elles ne sont nouvelles quà certains niveaux de qualification et de revenu. Les professionnels (au sens anglo-saxon de lexpression) jouissent depuis toujours dune large autonomie de moyens et de méthodes, à charge pour eux de sen servir pour affronter des problèmes complexes et variés queux seuls peuvent véritablement poser et résoudre. Que lautonomie sétende aux " exécutants " brouille en quelque sorte les cartes.
Reynaud (1997) a opposé, dans le monde du travail, les régulations autonomes aux régulations externes ou " de contrôle ", en soulignant limportance fonctionnelle des régulations autonomes, quand bien même elles sont déniées par la hiérarchie. Pour Weltz, le mouvement en cours nest pas assimilable à la simple reconnaissance du travail réel et des régulations autonomes :
En prônant le développement de lautonomie - collective autant et plus quindividuelle, notons-le bien - que visent en effet les directions dentreprise, qui sont presque toujours à lorigine des changements et se heurtent souvent à la méfiance des salariés ? Il ne sagit certainement pas dune pure rhétorique. Mais il ne sagit pas non plus dune simple reconnaissance de la " régulation autonome ", dune valorisation enfin officielle de ce que lentreprise ignorait, ou feignait dignorer, cest-à-dire du fait que rien ne marcherait sans les libertés que les salariés prennent avec les règles. Les choses sont plus complexes et plus ambiguës. Les objectifs des entreprises sont à la fois en retrait et en excès par rapport à une telle reconnaissance. En retrait, parce que, dans les faits, elles persistent souvent à mésestimer et à ignorer très largement le " travail réel ". En excès, parce quelles ne demandent pas seulement aux salariés de mieux sauto-organiser, de prendre en charge des régulations que la hiérarchie est mal placée pour opérer, de combiner de manière souple des tâches dont la coordination est difficile à programmer, bref, de mettre de lhuile et de lintelligence dans le déroulement technique des tâches. Elles leur demandent aussi et surtout de simpliquer autrement, de sengager dans le travail, et particulièrement dans le travail collectif, coopératif, cest-à-dire - en général - de modifier leur attitude à légard de celui-ci. Voilà le point focal du changement (Weltz, 1999, p.17-18).
Ces nouvelles figures de lautonomie présentent dautres caractéristiques, quanalyse Zarifian (1999) :
Le salarié ne peut faire ce quil veut parce que nul ne le voit ou ninterfère avec son action, mais parce quil fait prévaloir son point de vue dans une concertation entre travailleurs et gagne la coopération de ceux dont ils dépend. On ne revient donc nullement à lartisan " seul maître à bord " dans son atelier, mais à une autonomie doublement négociée, à la fois à lintérieur des équipes et entre équipes, services et organisations.
Entre revendication et dénégation, conquête et imposition, les figures de lautonomie sont au moins aussi ambiguës dans le métier denseignant que dans dautres. De plus, dans un métier de lhumain, le travail prescrit et le jeu avec les règles y prennent des formes spécifiques.
Lenjeu nest pas alors la production, mais la poursuite dun fonctionnement qui sauve les apparences de léquité, de lordre, de lefficacité de lécole.
Au vu de ces éléments, que dire ? Lautonomie des enseignants est-elle une résistance vertueuse à la machine étatique ou un manquement déloyal à un mandat pourtant accepté ? Est-ce une façon de mieux faire son travail ou den refuser une partie ? Est-ce une conquête des professeurs ou un cadeau empoisonné que leur fait une administration scolaire dépassée par la complexité ?
On ne peut trancher ces questions dans labstrait, car lautonomie est une dimension fondamentalement controversée et changeante des rapports sociaux et du travail humain. De facto, cette ambiguïté est instituée (Perrenoud, 1987) à la faveur dune complicité entre des acteurs aux intérêts opposés mais qui imaginent quune certaine autonomie, concédée ou imposée aux travailleurs présente certains avantages.
On peut, sans doute, tenter daffaiblir cette ambiguïté, en codifiant davantage la liberté et ses limites. Il serait naïf dignorer que lautonomie est en dernière instance dépendante de stratégies et de constructions idéologiques assez opportunistes. Les acteurs dominés veulent la conquérir au titre de sujets en rébellion contre lordre établi, alors que les acteurs dominants loctroient parfois à leurs subordonnés sans quils laient demandée, façon déguisée de déléguer les problèmes et de diluer les responsabilités. Pouvoir à prendre ou à laisser, selon le calcul tactique des uns ou des autres, comment lautonomie pourrait-elle faire lobjet dun accord durable et de bonne foi ?
Est-ce pour autant un sujet tabou ? Ce devrait être, au contraire, un thème incontournable de la formation professionnelle. Et la gestion - individuelle ou collective - de lautonomie dans le travail devrait figurer au nombre des compétences de base des praticiens réflexifs (Schön, 1994, 1996) que lon prétend former aujourdhui dans les métiers de lhumain. Lenjeu nest pas de légiférer, de culpabiliser ou de normaliser. Cest plutôt de donner à chacun les moyens de comprendre ce quil cherche dans le travail et comment il concilie ses principes éthiques et les ruses sans lesquelles nul ne survit dans les organisations Aucune analyse du travail ne peut faire limpasse sur lautonomie.
Cette analyse peut sous-tendre des tactiques individuelles dans les rapports entre lacteur et le système (Friedberg, 1993). Elle peut aussi inspirer certaines stratégies collectives : las de ruser individuellement pour " tirer leur épingle du jeu " (Perrenoud, 1993), les acteurs peuvent songer à sunir pour peser sur lorganisation du travail et aménager des zones explicites dautonomie et de responsabilité individuelle ou commune. Le mouvement vers lempowerment va dans ce sens (Gather Thurler, 1999 ; Gélinas et Fortin, 1996 ; Hargreaves and Hopkins, 1991 ; Hopkins, 1998), de même que la réflexion sur de nouvelles façons de rendre compte (Demailly, 1998, Gather Thurler, 1994 ; Pelletier, 1998 ; Perrenoud, 1997). On peut aussi envisager, dans divers secteurs industriels comme dans les soins infirmiers ou lenseignement, des mouvements collectifs pour refuser lautonomie prescrite et les responsabilités quelle ajoute au métier, du moins aussi longtemps que les contreparties financières et statutaires ne sont pas à la mesure de limplication et de lengagement exigés.
Références
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