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 In Éducateur, n° 8, 23 juin 2000, pp. 40-44

 

 

 

 

 

Réformer l’école sans la briser :
de la décision autoritaire au pilotage négocié

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

 Sommaire

De qui l’école est-elle l’affaire ?

Négocier, un choix pragmatique, une stratégie gagnante

Conclusion provisoire

Références


 

Claude Allègre était un Ministre de la République française, parfaitement fondé en droit à prendre des décisions. Le gouvernement le soutenait, le parlement ne l’en empêchait pas. Pourtant, au printemps 2000, il devint évident que persévérer dans la réforme menaçait tout le gouvernement. Un nouveau Ministre de l’Éducation nationale fut désigné, Jack Lang, qui dès son arrivée tint compte des peurs et des résistances exprimées et chercha des compromis propres à les désarmer.

Du bras de fer qui précéda cette issue, la France pédagogique sort exsangue et probablement plus conservatrice qu’avant. Les plus modérés ont été poussés dans un camp, la mauvaise foi a remplacé l’analyse, la pensée a régressé et sans doute aussi la démocratie. Comme le soulignait Antoine Prost dans sa conférence d’ouverture de la Biennale 2000, quand des professeurs traitent leur ministre de bouffon, sachant ce que ce mot signifie dans les banlieues, l’éducation citoyenne et la dignité républicaine sont bafouées.

On peut mettre cette triste histoire sur le compte d’un ministre aux paroles maladroites et qui a inutilement blessé une partie de ceux qui pouvaient faire ou défaire ses réformes : les enseignants, les parents et les élèves. On peut aussi lire le sort de Claude Allègre comme une fable de notre temps : en l’an 2000, on ne change plus l’école contre les gens qui la font.

Cela peut choquer : dans une démocratie, les élus peuvent et doivent proposer et voter des lois, les ministres développer une politique ; les administrations sont censées appliquer les lois et mettre en œuvre les politiques, sans quêter d’autre approbation. La légitimité " républicaine " est censée suffire.

Or, en pratique, elle ne suffit plus. On peut le déplorer, y voir la fin de l’État de droit, la montée des groupes de pression, le signe d’un consumérisme galopant, une prémices de dissolution du contrat social. Si descendre dans la rue suffit à bloquer le changement, ne sommes nous pas en train de substituer la force au droit, le pouvoir des minorités agissantes aux procédures démocratiques ?

Il faut se poser cette question, Mais il faut aussi se demander comment l’État peut en arriver à défendre une réforme scolaire contre une importante fraction, voire une majorité des usagers - parents et élèves -, mais aussi des professeurs et de ses propres cadres.

De fait, l’interrogation est double : philosophique d’une part, stratégique de l’autre. Philosophique lorsqu’il s’agit d’évaluer le droit des acteurs directement concernés à peser sur une décision qui revient formellement aux élus et à l’administration qui en dépend. Ces acteurs forment trois catégories principales : les parents, les élèves, les professionnels.

Interrogation stratégique de l’autre : légitimement ou non, certains acteurs collectifs pèsent sur les décisions ou leur mise en œuvre. Comment ne pas en tenir compte, du moins si l’on veut réellement faire advenir des changements ?

 


De qui l’école est-elle l’affaire ?

Parents, élèves et professionnels ne sont pas dans le même rapport à l’école, mais ils en en commun d’être immédiatement affectés par les politiques de l’éducation et les réformes.

 

Parents : éducateurs à part entière ou auxiliaires de l’État ?

Les " institutions ", autrement dit l’Église et l’État, en synergie ou en concurrence, nous ont habitués à considérer que l’enfant n’appartient pas à ses parents, mais à la communauté, qui a la charge mais aussi le pouvoir de l’éduquer dans le sens de l’intérêt général et du bien public. Les sociologues (Derouet, 1992 ; Derouet et Dutercq, 1997) savent et tentent depuis longtemps de dire que le bien public est, en matière scolaire comme ailleurs, une construction sociale qui reflète les rapports de force.

Dans une société démocratique, ces rapports sont mis en forme par des élections, le pouvoir n’est pas fondé sur la force militaire ou économique, mais sur une légitimité populaire plus ou moins étendu, selon la fraction des habitants privés du droit de vote. Le parlement et le gouvernement sont élus et le régime politique permet en principe une alternance de tendances. La vision du bien commun est donc la résultante d’un compromis constamment menacé, même s’il existe partout des groupes sociaux et des partis qui ne cessent de jouer un rôle influent et d’autres qui sont durablement exclus de la conduite des affaires. Au fil des élections et des renversements de tendance, la conception dominante du bien public évolue et peut osciller entre des pôles antagonistes, par exemple la sauvegarde des élites et l’accession de tous à une éducation de base.

On peut noter cependant que, dans les pays développés, en raison de la complexité croissante des enjeux, les gouvernements successifs ne s’acharnent plus à défaire systématiquement ce que la majorité précédente a commencé ; la recherche d’une ligne modérée est encore plus nette lorsque le pouvoir est exercé par une large coalition. Nous allons vers des politiques gouvernementales moins extrêmes et, de ce fait, probablement moins lisibles. Les forces les plus " progressistes " reprochent aux partis de gauche de faire une politique de droite lorsqu’ils sont au pouvoir. Et, symétriquement, les forces les plus conservatrices, lorsque la droite est au pouvoir, l’accusent de faire une politique de gauche…

Sagesse, souci croissant de l’intérêt national ou général, fin des idéologies ou soumission aux contraintes de l’économie mondiale ? On ne tranchera pas ici. On soulignera plutôt un paradoxe : alors que les politiques sont apparemment plus consensuelles que jamais dans l’histoire des démocraties, elles sont de plus en plus souvent contestées par les usagers et l’opinion publique. On peut aller jusqu’à avancer que le clivage principal, du moins dans certaines périodes, ne s’établit plus entre la gauche et la droite, mais entre l’appareil d’État et la classe politique, d’une part, les gens, la société civile, d’autre part.

Faut-il y voir une crise de la démocratie parlementaire comme méthode de décision collective ? Ou simplement un affaiblissement de ce qu’on peut, de nos jours, justifier sans sourciller par la raison d’État ?

La construction des États Nations au XIXe siècle, l’enjeu de développement économique, les crises majeures, les guerres mondiales, les conflits liés à la décolonisation et l’affrontement Est-Ouest du XXe ont habitué les peuples démocratiques à laisser les gouvernements leur imposer des sacrifices et des contraintes au nom de la survie collective. Cette situation a évolué. Aujourd’hui, le niveau d’instruction et d’information, comme le niveau de vie, se sont prodigieusement accrus, quand bien même il subsiste d’immenses inégalités. La chute du Mur ne permet plus de désigner un ennemi contre lequel se liguer en faisant taire ses dissensions, comme au temps de la guerre froide.

Le rapport sur les lycées rédigé sous la responsabilité de Philippe Meirieu en avril 1998, " Quels savoirs enseigner dans les lycées ? ", affirme en son premier principe (p. 3) :

Le lycée est une institution de la République. Sa place et sa fonction ne peuvent donc être définies avec pour seule référence les besoins de son environnement immédiat ou les demandes de la société marchande.

S’il faut l’affirmer, c’est que cela ne va plus de soi. Est-ce la fin de la République ou avons-nous simplement changé d’époque ? Si la " société civile " défait les réformes scolaires, est-ce sous l’empire du patronat, des multinationales et des tenants du néo-libéralisme ? Ou est-ce parce que l’école apparaît à un nombre croissant de parents, sinon un bien de consommation, du moins un service qu’on leur rend ?

Pourquoi diaboliser ce processus ? Dans une partie du monde anglo-saxon, les écoles sont depuis longtemps des " services éducatifs " certes un peu plus prestigieux et idéologiquement marqués que les transports en commun, mais qui doivent avant tout répondre à une demande. L’État donne en général un cadre légal à la scolarité, édicte des programmes ou des programmes-cadres et des exigences nationales ou régionales. Il n’est pas pour autant, ipso facto, le gestionnaire des écoles, qui sont souvent l’affaire des pouvoirs locaux ou de structures associatives.

Le paradoxe des sociétés latines, c’est de conjuguer un immense individualisme affiché avec le déni de l’individu dans ses rapports à l’État et à l’Église : l’enfant des démocraties naissantes n’appartenait pas à sa famille et ne s’appartenait pas. Il était d’abord un futur croyant, un futur citoyen, voire un futur soldat. Il devait être éduqué, au besoin, envers et contre ses parents et ses désirs. La scolarité devenait obligatoire et les familles se trouvaient dessaisies de tout pouvoir si elles refusaient d’être des relais dociles de l’État-enseignant. Les résistances, violentes, étaient alors brisées par la force. Il apparaissait légitime que les programmes et la scolarité s’imposent à tous. Les textes disaient " L’État seconde la famille dans sa mission d’éducation ", mais la réalité était tout autre : les parents étaient, parfois à leur corps défendant, traités en auxiliaires de " l’instruction publique ".

Ce modèle est-il encore d’actualité ? Sans doute a-t-il contribué à développer ce qu’on a appelé plus récemment une " culture commune ". Cette dernière, qu’on croyait acquise, se révèle plus fragile qu’on ne le pensait. La montée réelle ou fantasmée de la violence fait redécouvrir l’importance du lien social, donc de valeurs et de connaissances partagées. Le thème de la citoyenneté redonne de la vigueur à l’école comme source de démocratie par opposition à la formation comme investissement individuel. Sans doute peut-on aussi créditer " l’instruction publique " d’une élévation régulière du niveau de formation depuis le début du siècle et d’une certaine démocratisation de l’accès aux savoirs. Contrairement à ce qu’on entend souvent, le niveau monte (Baudelot et Establet, 1989). Si, depuis 1850, l’instruction dépendait exclusivement des parents, la diversité des moyens et des projets familiaux aurait sans doute maintenu les inégalités culturelles à un niveau qu’on observe encore dans les pays moins développés.

Le temps n’est donc pas venu de faire de l’éducation un simple service, ni de renoncer à l’obligation scolaire. Qu’on mesure au moins que, parce que l’école a largement atteint ses buts premiers, elle doit désormais prendre des gants et composer avec une demande et des attentes diversifiées. La violence faite à tous au nom du bien commun n’est plus une source de légitimité. Les réformes scolaires, comme l’école, ne peuvent plus recourir au " C’est pour ton bien " comme seule justification de décisions autoritaires.

 

De l’élève-objet à l’élève-acteur

Même lorsque les parents restent de dociles serviteurs du projet éducatif de l’État, leurs enfants ne l’entendent pas forcément de cette oreille. Jusqu’à 12-13 ans, la résistance reste individuelle. Au-delà, on voit naître des mouvements d’élèves, de collégiens et plus encore de lycéens. L’action collective exige des compétences qui ne viennent qu’avec un certain niveau de formation et de maturité.

Nos sociétés ont fait de l’enfant une valeur centrale, lui ont donné des droits, l’ont constitué en personne, en sujet, voire en acteur. Ceux qui se soucient d’éducation à la citoyenneté proposent de développer la participation des élèves à la vie scolaire. Les pédagogies coopératives préconisent l’institution d’un conseil de classe ou de conseils d’école comme lieu de partage du pouvoir.

En dépit de ces bonnes paroles, lorsque les adolescents se manifestent comme des acteurs autonomes, les adultes réagissent encore comme l’éleveur mordu par le chien qu’il a nourri. L’autonomie des éducables n’est digne d’admiration que lorsqu’elle les conduit à adhérer librement aux institutions que la génération précédente à prévu à leur intention. S’ils sortent de cette ligne, ils ne font que prouver leur immaturité et faire regretter la confiance excessive qu’on leur a faite.

Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en plaigne, après les étudiants, qui ont fait irruption sur la scène politique en 1968, les lycéens sont devenus des interlocuteurs incontournables et il se peut que le mouvement s’étende aux collégiens.

Cela accroît la pression consumériste. Les élèves veulent réussir et réclament des pédagogies qui préparent aux examens, ni plus ni moins ; ils dénoncent la sélection ; ils refusent l’ennui ; ils n’acceptent pas l’incohérence des professeurs qui, disent-ils, exigent des élèves une rigueur qu’ils ne s’imposent pas. Rêves idéalistes et revendications matérialistes se conjuguent. Face à l’émergence des élèves comme acteurs organisés, les professeurs, les administrations scolaires, les ministères n’ont pas encore trouvé le mode d’emploi. D’autant que les générations d’élèves se succèdent, plus vite encore que les générations de parents, si bien que les procédures sont sans cesse à reconstruire, les interlocuteurs à identifier, le fond des revendications à cerner…

 

Les enseignants : agents de l’État ou professionnels ?

Si les réformes ne se font pas, c’est aussi parce que les enseignants s’y opposent, activement et passivement. Est-ce légitime ?

Si l’on considère la violence que l’État fait à certaines familles et à une fraction des élèves en scolarisant les enfants et les adolescents de façon autoritaire, en imposant des programmes, des horaires, des exigences en matière de discipline et de maîtrise des savoirs, on peut comprendre la révolte active ou passive d’une partie des usagers. Il est plus difficile de saisir à quel titre les enseignants peuvent s’opposer à des politiques de l’éducation ou à des réformes démocratiquement décidées, alors qu’ils se sont, comme fonctionnaires ou salariés, engagés par statut ou contrat à respecter un cahier des charges. Ils sont en outre libres de démissionner si ce qu’on leur demande leur paraît contraire à leurs valeurs ou au-dessus de leurs forces. Dans une certaine vision de l’entreprise aussi bien que de l’administration publique, les salariés n’ont pas voix au chapitre, leur liberté se bornant à ne pas travailler pour une organisation dont ils n’approuvent pas les finalités ou les méthodes.

Or, dans la plupart des systèmes éducatifs, les enseignants prennent position sur les réformes et souvent les combattent. De quel droit ? Parfois dans une perspective strictement syndicale, pour défendre des acquis et préserver les conditions de travail Mais lorsque c’est au nom de la culture, des savoirs ou de la citoyenneté, n’outrepassent-ils pas leurs droits ? Ne se substituent-ils pas à l’administration et au élus pour préconiser une politique de l’éducation, allant alors bien au-delà de la sauvegarde de leurs intérêts personnels ?

Il n’y a pas de consensus sur ce terrain. On peut même affirmer que règne une certaine confusion. L’influence des enseignants se réclame parfois, en dernière instance, du droit du plus fort ! Lorsqu’ils sont capables de faire trembler et reculer un ministère, voire de peser sur les élections parlementaires, les enseignants exercent un pouvoir de fait. Le pouvoir de bloquer le changement plus que de le faire advenir, mais un pouvoir tangible. Qu’on le juge illégitime ou abusif ne le rend pas moins réel.

Trois évolutions récentes complexifient encore le tableau :

1. Dans une société qui libéralise, privatise les services publics et où des forces puissantes réclament " Moins d’État ", les fonctionnaires se font les défenseurs du bien public et des défavorisés contre la dérégulation et le " retour à la jungle ". Même s’ils sont suspects d’y trouver des avantages, leur souci est en partie altruiste. Il exprime une vision exigeante du service public et une sensibilité au sort des moins favorisés.

2. Les contribuables veulent partout obtenir des prestations croissantes de l’État tout en refusant des impôts nouveaux. La fonction publique est donc soumise, dans toutes les sociétés développées, à une pression au rendement qui, pour les uns, rationalise et réduit les gaspillages, pour les autres, dégrade la qualité des services. Les fonctionnaires défendent leurs conditions de travail, leurs revenus et leur qualité de vie, mais ils se disent aussi les premiers témoins d’une justice rendue de plus en plus lentement, d’une sécurité publique de moins en moins assurée, d’une politique sociale qui n’endigue plus le flot des exclus et des sans emplois, d’une école qui n’a plus les moyens de tenir ses promesses de démocratisation.

3. Enfin, dans les ministères et les organisations internationales, la professionnalisation des enseignants est encouragée, on les invite à prendre des responsabilités, non seulement dans leur classe, mais en construisant des projets d’établissement et en participant à l’élaboration des constats et des politiques. Du coup, on les constitue en interlocuteurs non plus seulement syndicaux mais professionnels. De là à leur reconnaître une co-responsabilité dans l’évolution du système éducatif…

Tous ces points sont controversés. Il est difficile de faire la part des intérêts particuliers - masqués comme il se doit, sous les dehors du bien public - et la part des inquiétudes sincères et fondées de ceux qui, au jour le jour, voient les failles et la dégradation du service public sous l’empire de la crise des finances publiques ou de l’incohérence des politiques. Ou encore de dissocier le goût du pouvoir du souci de préserver les règles démocratiques et de ne pas céder aux groupes de pression.

Un régime démocratique irait à sa perte si chacun, au non de l’intérêt général et en se parant des vertus de la " désobéissance civile ", refusait ou ignorait les décisions qui lui déplaisent. Mais il serait tout aussi naïf de faire une confiance aveugle à des partis politiques dont l’enjeu est de prendre ou de garder le pouvoir, à des gouvernements dont les échéances électorales et les sondages d’opinion sont parfois les principales boussoles ou encore à une administration publique qui tarde à substituer la résolution des problèmes et le dialogue au respect des règles et à l’autoritarisme.

 


Négocier, un choix pragmatique, une stratégie gagnante

Que les acteurs évoqués, parents, élèves ou professionnels, soient fondés ou non à contester les réformes les plus légales, ils sont ce qu’ils sont et les dirigeants du système éducatif doivent " faire avec ". Nul ne détient aujourd’hui le monopole de la définition d’une démocratie et chaque affrontement sur des réformes controversées en cache un autre, sur la question de savoir qui, en dernière instance, doit décider.

 

A supposer qu’on veuille le changement : entre droit et réalisme

Les textes donnent aux élus et aux autorités scolaires le droit de décider d’une réforme du système éducatif, à la limite, contre l’avis contraire de la plupart des élèves, des parents et des enseignants. La question est de savoir si l’autorité a intérêt à s’abriter derrière le droit formel au mépris des rapports de force et de l’opinion des acteurs directement concernés.

Pour un pouvoir qui veut véritablement le changement, cette attitude, juridiquement fondée, n’est-elle pas sociologiquement suicidaire ? Aucun changement d’importance n’est désormais réalisable en ne modifiant que les textes, par exemple ceux qui définissent les programmes et les structures. L’histoire récente de l’école est jalonnée de réformes prometteuses sur le papier et qui ont donné des résultats très décevants faute d’adhésion des acteurs.

Le défaut d’adhésion s’explique souvent par le manque d’information et d’explication, par une formation tardive et insuffisante, par des moyens qui ne suivent pas les ambitions. La racine du problème se trouve cependant en amont : les acteurs dont dépendent la réforme sur le terrain ne se reconnaissent pas dans les décisions et se sentent donc le droit " d’en prendre et d’en laisser ", d’adhérer mollement, de résister passivement, voire de désavouer publiquement.

Imposer une réforme, ne serait-ce pas une victoire à la Pyrrhus ? L’ignorance du fait que la décision n’est qu’un moment formel, un acquis fragile qui peut être réduit à néant lorsqu’il s’agit de passer aux actes, au moment où chacun vote sinon avec ses pieds, du moins avec ses tripes, son cœur, ses croyances, sa vision du métier et de l’apprentissage. Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu ? Pourquoi ne pas construire les réformes avec plutôt que contre les gens qui sont les premiers concernés et dont dépend la réussite du changement ?

Certes, cela ralentit le processus et ruine l’espoir d’une réforme spectaculaire, variante scolaire de la guerre-éclair. Le temps d’une législature ne suffit pas à construire une réforme négociée, encore moins le temps d’un ministère éphémère. Il y faut une continuité de 5 à 10 ans et un réseau stable d’interlocuteurs fiables et compétents. L’existence d’un conseil supérieur de l’éducation peut y contribuer, en offrant un lieu moins dépendant des échéances électorales, qui peut soutenir des politiques de l’éducation à long terme, au besoin en entrant en tension avec les gouvernements successifs.

Une telle instance ne dispense pas de mettre en place, pour chaque réforme, dès ses débuts, un dispositif plus spécifique de pilotage négocié. Je ne m’étendrai pas ici sur le mode de constitution et de fonctionnement d’un tel dispositif (Gather Thurler, 1998, 1999, 2000 a et b ; Perrenoud, 1999), qui doit s’adapter à l’ampleur de la réforme, aux enjeux, aux cultures nationales ou régionales. L’inspiration de base est aussi simple qu’exigeante : chercher à articuler constamment la décision démocratique et l’adhésion des acteurs dont tout dépend sur le terrain.

L’élément déterminant est la capacité du politique et de la haute administration à construire la réforme avec les gens, dans la transparence, à un rythme acceptable pour la majorité des acteurs de bonne foi. C’est plus qu’une consultation épisodique, c’est une vraie négociation. Qui peut produire des consensus très puissants, mais aussi aboutir à des impasses. Auquel cas il importe que le politique garde le dernier mot et puisse trancher. Le pilotage négocié n’est donc ni une cogestion sans fondements, ni une paralysie de la décision. C’est un effort pour construire la décision avec les acteurs aussi loin que possible.

Plutôt que de chercher le fait accompli, plutôt que d’annoncer des décisions préparées dans l’opacité, plutôt que de confondre explication réitérée et véritable concertation, il s’agirait pour l’autorité scolaire de négocier aussi bien les constats et la définition des problèmes que la nature et le rythme des changements censés apporter des réponses ou des progrès.

Pour cela, il faut des compétences de communication, de structuration du débat, de rédaction, de synthèse. Il faut savoir passer des compromis pour sauver l’essentiel, donc dissocier les enjeux majeurs des modalités. Il faut aussi délimiter clairement le non négociable, en fonction des ressources, des lois, des options politiques fortes.

Il faut enfin être crédible, car un négociateur n’est jamais à l’abri du soupçon de rouler ses interlocuteurs dans la farine. Il importe donc que la négociation ne soit pas un pis-aller, une concession tactique concédée au gré des rapports de force, mais un choix positif, une conception de l’administration et du gouvernement.

Les partis et la vie politiques préparent-ils les futurs ministres à cette forme-là de négociation ? Les filières de recrutement et de formation des dirigeants scolaires vont-elle dans ce sens ? On peut en douter. On observe un décalage entre la nécessité de négocier, d’une part, la volonté et les compétences requises, d’autre part.

Il serait cependant injuste de faire peser toute la responsabilité des réformes autoritaires sur les épaules des dirigeants. Il est équitable de mentionner, à ce propos, l’ambivalence et les limites de tous les autres acteurs. La négociation opportuniste est sans doute la plus forte pente de chaque acteur social : il la demande lorsqu’elle sert ses projets, il la fuit dès qu’il garde ou retrouve l’espoir de faire prévaloir ses vues sans ce dangereux détour…

Pour qu’une culture de la négociation s’installe, il faudra sans doute du temps et l’échec de nombreuses réformes, alors même qu’elles sont globalement souhaitées par une grande partie des acteurs. Cela non pas toujours par rejet du principe de la négociation, mais faute de savoir l’organiser en préservant des règles et des espaces qui permettent de construire des décisions à la fois acceptables et pertinentes.

Lorsqu’une minorité veut contrôler l’école et use de tous les moyens pour parvenir à ses fins sans discuter, on peut le regretter, non s’en étonner. Il est plus troublant de voir des systèmes d’action dans lesquels prévaut une certaine volonté de changement se mettre un auto-goal, à force de donner davantage de poids à ce qui les divise qu’à ce qui les réunit…

 

Tout négocier ?

L’un des freins est évidemment la crainte que, donnant le petit doigt, la main et le bras tout entier soient avalés…

Il n’y a pas de négociation sans que soient fixées les limites du négociable. C’est le rôle des textes qui encadrent l’enjeu de la négociation : la constitution lorsqu’on réforme les lois, la législation lorsqu’on réforme les règlements et les programmes.

Cela ne suffit pas à normaliser le processus. Il faut encore que les acteurs se donnent des règles du jeu, un calendrier et des procédures qui garantissent l’accès de tous aux informations, la transparence des débats, la continuité des positions principales des uns et des autres et leur engagement à ne pas sortir du jeu et agir en coulisse au moindre revers.

Il faut aussi que le système n’aboutisse pas à la paralysie, donc que la décision finale appartienne, comme il est normal en démocratie, aux élus et à l’administration qui en dépend. Le pilotage négocié n’est pas la co-gestion, encore moins l’anarchie ou la loi du plus fort.

Si, selon une belle image, la décision formelle n’est qu’une clé de voûte, la négociation construit la voûte. Sans elle, la décision sera suspendue dans le vide bureaucratique. Mais sans une décision claire, la réforme ne tiendra pas davantage, comme une voûte privée de la pierre faîtière dont tout dépend.

Aucune réforme ne peut se faire dans un total consensus. Il est même probable qu’elle laissera sceptiques une bonne partie des acteurs. La négociation la mieux conduite ne peut exprimer la majorité silencieuse. Du moins peut-elle refléter un compromis équitable construit par ceux qui n’attendent pas que les décisions soient prises pour les contester ou les tourner avec cynisme.

Le droit de participer à la négociation a un prix : travail, respect des règles du jeu, engagement à se déplacer pour bâtir des compromis, solidarités avec les décisions prises.


Conclusion provisoire

À qui appartient l’école ? Cette question n’est pas neuve (Montandon et Perrenoud, 1988). Elle n’a aucune réponse claire et définitive. Elle resurgira dans tous les moments de crise de la négociation, les uns se repliant alors sur le bon droit que leur donne leur statut, les autres sur la force que leur donne le nombre et la mobilisation de leurs adhérents.

Une négociation qui fonctionne est une réponse pragmatique à cette question : l’école appartient à ceux qui travaillent à lui donner cohérence et pertinence. Que nul se soit exclu du dispositif. Et que ceux qui s’en excluent ou l’utilisent de manière opportuniste assument leur auto-exclusion.


Références

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