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Un enseignant professionnel :
pléonasme ou utopie ?
Entretien avec Philippe Perrenoud
Propos recueillis par Anne Popet pour le Journal des Instituteurs
Philippe Perrenoud, sociologue, est professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation de l'Université de Genève. Ses travaux récents portent sur les transformations du métier et de la formation des enseignants.
Anne Popet : On parle beaucoup d'enseignant " professionnel ". Pour vous, est-ce que cette notion a une signification ?
Philippe Perrenoud : Elle en a plusieurs, ce qui provoque des confusions. Professionnel s'oppose d'abord, en français, à amateur ou à bénévole. Dans ce sens, la professionnalisation de l'enseignement est faite depuis plus de deux siècles en Europe. Agir en professionnel, dans n'importe quel métier, signifie aussi manifester les qualités qu'on attend d'un praticien " digne de ce nom ". Qualités morales : être sérieux, consciencieux, scrupuleux, fiable, coopératif, engagé, persévérant. Qualités intellectuelles : être informé, savant, compétent, efficace, rigoureux, imaginatif, innovateur. Le " véritable professionnel " se distingue alors du travailleur moyennement qualifié et impliqué dans sa tâche. Il appartient à l'élite de la corporation, il est de ceux qui incarnent l'excellence ou s'en approchent, ceux qu'on cite en exemple aux jeunes, ceux dont chacun est censé s'inspirer et se rapprocher au cours de sa carrière.
Dans l'enseignement, l'image de la pratique accomplie est loin de faire l'unanimité. Il est donc difficile de donner une définition unique de l'excellence. Elle dépend probablement de la façon dont on se situe par rapport à la conception anglo-saxonne de la professionnalisation. Dans les pays francophones, profession et métier sont presque synonymes. Dans les pays anglo-saxons, les professions désignent un sous-ensemble des métiers, ceux qui se caractérisent par une formation longue et théorique, une forte autonomie dans le travail, une responsabilité morale et juridique à la mesure de cette autonomie, une organisation collective prenant en charge l'organisation et la défense de la profession, son code d'éthique, l'orientation de sa formation continue, le contrôle au moins partiel de la formation initiale. Les médecins, avocats, chercheurs, ingénieurs, experts de haut niveau exercent une profession dans le sens anglo-saxon.
Au sens français du mot, tous les enseignants sont des professionnels. Au sens anglo-saxon, il n'est pas sûr que le métier d'enseignant soit une profession à part entière. Les sociologues le rangent plutôt aux côtés des " semi-professions ", comme les soins infirmiers ou le travail social. Ce sont des métiers à certains égards proches des professions, mais qui s'en éloignent selon d'autres critères. La professionnalisation d'un métier, dans ce sens, est le processus, plus ou moins rapide et volontariste, par lequel elle accède au statut de profession à part entière. La professionnalisation d'un métier n'est pas synonyme de privatisation, comme on le croit souvent. Mais elle passe par une autre organisation du travail et des compétences nouvelles. Elle exige aussi, à la fois, une posture réflexive et critique et un engagement dans la gestion du système.
AP : Quelles seraient les compétences qui caractériseraient un enseignant professionnel ?
PhP : Au sens francophone, ce sont les compétences requises pour exercer efficacement le métier d'enseignant dans les conditions d'aujourd'hui et face à des publics divers et difficiles. Le vrai professionnel est celui qui se montre efficace auprès des élèves qui n'apprennent pas par leurs propres moyens ou selon n'importe quelle didactique, ceux que leur héritage culturel, leur rapport au savoir, leurs acquis préalables, leur projet, leur envie d'apprendre éloignent de la culture scolaire.
En se rendant compétent, chacun hâte par ailleurs le mouvement global vers la professionnalisation du métier. Voici quelques-unes des options que chaque enseignant pourrait prendre dans ce sens : 1. se centrer sur les compétences à développer et les situations d'apprentissage les plus fécondes, plutôt que de se contenter de " faire le programme " ; 2. différencier son enseignement, pratiquer une évaluation formative, pour lutter activement contre l'échec scolaire ; 3. développer une pédagogie active et coopérative, fondées sur des projets et des méthodes actives ; 4. se donner une éthique explicite de la relation pédagogique et s'y tenir ; 5. se former, lire, participer à des journées pédagogiques ; 6. se mettre en question, réfléchir sur sa pratique, individuellement ou en groupe ; 7. participer à la formation initiale des futurs enseignants ou à la formation continue ; 8. travailler en équipe, raconter ce qu'on fait, coopérer avec des collègues ; 9. s'impliquer dans un projet d'établissement ou un réseau ; 10. s'engager dans des démarches d'innovation individuelles ou collectives.
AP : Ces compétences exigent-elles des savoirs théoriques ?
PhP : Elles exigent bien entendu la maîtrise des savoirs à enseigner, savoirs disciplinaires mais aussi savoirs méthodologiques plus généraux, tant intellectuels qu'organisationnels. Elles exigent aussi des savoirs théoriques portant sur les processus d'enseignement-apprentissage et les obstacles auxquels ils se heurtent. C'est-à-dire des savoirs didactiques, discipline par discipline, mais aussi des savoirs transversaux issus des sciences humaines et en particulier des sciences de l'éducation : savoirs portant sur le développement, l'apprentissage, le rôle de l'origine sociale ou de la famille, les dimensions migratoires et interculturelles, l'évolution du système éducatif, la relation éducative, le sens des savoirs scolaires, l'évaluation, la différenciation, etc.
AP : Quel rapport y a-t-il entre savoirs théoriques et savoirs professionnels ?
PhP : Les savoirs professionnels sont des savoirs pertinents dans un métier ou une profession, quelle qu'en soit la source, qu'ils viennent de la recherche, de la culture professionnelle ou de l'expérience personnelle. Les savoirs théoriques ne suffisent pas, mais les savoirs d'expérience ne nourrissent pas une pratique réflexive et novatrice, ils se bornent à réguler le travail quotidien.
Quels que soient les savoirs considérés, ce ne sont que des ressources : il n'y a pas de compétence s'ils ne sont pas mobilisables en situation complexe et en temps réel. Les savoirs d'expérience sont construits dans l'action et en restent proches. La difficulté est plutôt de les formaliser. A l'inverse, les savoirs théoriques ne sont utiles dans l'action que si l'on est entraîné à les mobiliser, à les contextualiser, à les marier aux savoirs issus de l'expérience et de la culture du métier.
AP : Le processus de professionnalisation se joue-t-il uniquement à travers la formation ?
PhP : Non. Pour favoriser la professionnalisation du métier d'enseignant, il faut, toucher également au cahier des charges des enseignants en place ; à la part d'autonomie et de responsabilité personnelle qu'on leur reconnaît ; au mode de gestion des écoles, avec une part plus large faite à l'autorité négociée, à la participation ; au mode d'évaluation des enseignants et des établissements ; au statut des équipes pédagogiques et au pouvoir qu'on leur délègue ; à la place faite aux parents dans la gestion des établissements ; au statut des élèves et aux droits qu'on leur reconnaît ; à la nature des programmes et des objectifs de l'enseignement et même aux technologies éducatives mises à la disposition des enseignants.
La formation continue est un levier majeur de professionnalisation, mais elle doit être en cohérence avec la formation initiale, qui ne peut se contenter de dispenser les savoirs disciplinaires et didactiques, mais doit construire de véritables compétences professionnelles.
AP : Dans la formation, quelles sont les ingrédients clés de la professionnalisation ?
PhP : Former à une pratique réflexive et à une implication critique fondées sur une éthique et une forte identité professionnelle : c'est ce qui me semble prioritaire. Il est inutile de surcharger les programmes de formation initiale de savoirs disciplinaires et didactiques, si l'on ne prend pas le temps d'apprendre à les intégrer, à les mobiliser dans l'action. Les ingrédients clés de la professionnalisation à travers la formation ne sont pas d'abord des contenus, mais des démarches de formation : véritable articulation théorie-pratique, démarche clinique, résolution de problèmes, apprentissage de l'analyse de situations, de la coopération, de l'écriture professionnelle, de l'approche systémique.
L'important est de viser des compétences et de travailler les savoirs comme des ressources, non comme des fins en soi. Il ne s'agit pas de tourner le dos aux savoirs disciplinaires ou méthodologiques, mais de les mettre au service de l'action. Ce qui remanie sensiblement les dispositifs et les offres de formation.
AP : Allons-nous dans ce sens ?
PhP : Lentement, parce que tous les acteurs sont ambivalents. Les ministères hésitent à faire confiance et à donner une véritable autonomie professionnelle aux enseignants, ces derniers ne tiennent pas à assumer les responsabilités correspondantes. La crise des finances publiques ne simplifie pas le tableau. Toutefois, contrairement à ce qu'on croit, le coût de la professionnalisation n'est pas d'abord financier, il est politique, c'est le coût de la délégation de pouvoir et de sa réciproque : accepter de rendre des comptes quand on n'est pas " à son compte " !
Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1998) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, 2e éd. (1re éd. 1996).
Perrenoud, Ph. (1994) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L'Harmattan.
Perrenoud, Ph. (1996) Enseigner : agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).
Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l'action, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1999) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.
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