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Le rôle de la formation à
lenseignement
dans la construction des disciplines
scolaires
Faculté de psychologie et de sciences de
léducation
Université de Genève
2000
Introduction1. Quest-ce quune discipline denseignement ?
2. Les effets possibles de la formation des enseignants
3. Conclusion : les disciplines scolaires, des constructions autonomes
Certaines disciplines semblent faire partie de lécole " de toute éternité ". Dautres se cherchent encore ou surgissent au gré des transformations des sociétés et des cultures. Dès le moment où elle naît, une discipline scolaire saffirme en formant des enseignants à la maîtrise des contenus (sous leur forme savante, puis scolaire) aussi bien quà la didactique et à la pédagogie correspondantes. Bien loin dêtre un simple reflet des disciplines quelle prépare à enseigner, la formation des enseignants contribue donc à définir leur identité et leur image. La définition des savoirs et des pratiques de référence et la transposition didactique ne sachèvent pas, en effet, avec la rédaction des programmes. Elles se jouent tout autant dans linterprétation des textes que font les enseignants et dans la façon dont ils conçoivent et créent des situations denseignement-apprentissage.
Au-delà des programmes, la formation et la socialisation professionnelles construisent une culture qui homogénéise à la fois :
La formation est garante, aux yeux de linstitution, dinterprétations relativement orthodoxes des programmes et de ladhésion à des méthodes acceptables pour les enseigner. La formation est donc un message fort sur les contours, les raisons dêtre et les armatures essentielles de la discipline autant que sur la façon de la concrétiser au jour le jour.
Ce rôle de clarification et de spécification des disciplines scolaires nest pas indépendant de la façon dont est conçue la formation des enseignants. Une formation centrée sur la maîtrise des savoirs et la normalisation des pratiques privilégie une identification de la discipline à ses contenus intellectuels généraux et sous-estime la part de lenseignant et de son rapport au savoir dans la transposition didactique. À linverse, une formation en alternance, inductive, fondée sur une démarche clinique, éclaire différemment la nature profonde dune discipline. Elle nest plus alors présentée seulement comme un ensemble de contenus à enseigner, mais comme un champ daction fortement marqué par les contraintes de temps et despace, les clauses explicites et implicites des contrats pédagogique et didactique, le niveau, les attentes et les stratégies des élèves, les exigences des collègues et de la hiérarchie, le système dévaluation et de sélection.
Or, les finalités et les méthodes de formation à lenseignement évoluent, jusquà un certain point, indépendamment du renouvellement des programmes et des disciplines. Chaque nouvelle génération denseignants est confrontée à des discours et à des dispositifs partiellement différents de ceux quont vécus leur prédécesseurs.
Assiste-t-on aujourdhui à une rupture ? Chaque époque se plaît à imaginer quelle apporte une façon radicalement nouvelle de poser les problèmes ou dy répondre, alors que les historiens montreront peut-être quil sagissait dune simple variation sur des thèmes imposés, voire dun retour à des figures déjà tracées vingt ou cinquante ans auparavant.
Sans pouvoir être sûr de rien, tentons tout de même desquisser quelques hypothèses sur les incidences possibles des nouveaux paradigmes de formation à lenseignement sur la construction des disciplines scolaires.
Nimporte quel élève est capable de répéter la liste des disciplines quon lui enseigne. Cela ne clarifie pas pour autant le concept. Ce que lécole nomme " discipline " recouvre des réalités très hétérogènes dun point de vue épistémologique. Lunité dune discipline est dordre sociologique, ce que cache la mythification des savoirs ou des pratiques de référence.
1.1 La discipline scolaire, fille dune discipline universitaire ?
Aujourdhui, on imagine volontiers une discipline scolaire comme la version allégée et simplifiée dune discipline enseignée à luniversité. Dans la mesure où le système éducatif sest construit par le haut, nombre de disciplines de lenseignement secondaire long sont en effet conçues comme préparations à des enseignements universitaires, sorte de propédeutique de la propédeutique. Les lobbies disciplinaires veillent au grain et sassurent à la fois :
Ce double contrôle nempêche pas les lamentations rituelles : les étudiants nen savent pas assez, le niveau baisse, il faut " tout reprendre à zéro " ou " lécole na pas suivi les réorientations de la discipline universitaire ". Ce discours, médiatisé, contribue à faire accroire que cette filiation, aussi décevante soit-elle, légitime les disciplines scolaires, quelles ne sont en quelque sorte quune voie initiatique destinée à orienter, puis à préparer ceux qui entreront en faculté.
Du coup, connaissant les disciplines universitaires, on identifierait facilement les disciplines scolaires qui en dérivent, en faisant la différence au prix du simple examen des simplifications et des allégements opérés pour mettre les savoirs à la portée délèves de huit, douze ou seize ans. Grosbois, Ricco et Sirota (1992) montrent par exemple quon enseigne au second degré des théories de la respiration non seulement vulgarisées, mais scientifiquement dépassées, alors que lenseignement universitaire colle de plus près aux acquis de la recherche.
Cette approche permet de retrouver de nombreuses filiations, et suggère une transposition didactique en cascade, de la science vers lenseignement supérieur, de celui-ci vers les écoles qui y préparent et de ces dernières vers lenseignement secondaire obligatoire, puis vers le primaire.
Cette théorie, sans être absurde, ne rend pas justice à lhistoire des disciplines et même aux logiques actuelles qui sous-tendent leurs évolutions aux divers niveaux de lenseignement. Mais surtout, elle ne clarifie pas le concept de discipline denseignement. Elle postule que des disciplines portant le même nom, à luniversité et dans dautres ordres denseignement, sont des variantes de la même construction sociale, les unes découlant des autres. Les fondements de cette construction restent à expliquer.
Les disciplines universitaires : un patchwork
Dans un premier temps, le découpage en disciplines denseignement paraît procéder du découpage des sciences. Or, rien nautorise cette superposition.
Il est évidemment tentant, parce que simple et prestigieux, dassimiler une discipline universitaire au travail dinitiation aux méthodes et aux acquis de lune des sciences reconnues : sciences formelles (mathématique, logique), sciences naturelles (physique, chimie, biologie, etc.) ou encore sciences sociales et humaines (économie, psychologie, histoire, linguistique, sociologie, etc.).
Mais cette assimilation hâtive exclut une bonne partie des enseignements universitaires :
Les disciplines ne relevant pas directement dune science sont dautant plus nombreuses quune société a " universitarisé " de nombreuses formations professionnelles qui, dans dautres pays, relèvent décoles supérieures, voire secondaires, comme les soins infirmiers ou la musique.
Même dans les institutions les plus proches du modèle canonique, distinguant lettres, sciences, théologie, médecine et droit, luniversité est bien loin dêtre la " cité des sciences ". Ces dernières y sont en réalité minoritaires, même si la médecine leur a fait une place croissante, même si le droit ou les lettres se donnent certaines bases " scientifiques ", même si la psychologie et les sciences sociales, économiques et politiques se sont implantées. De fait, une partie des disciplines enseignées à luniversité sont orientées vers laction professionnelle de haut niveau ou vers des pratiques culturelles fondées sur des corpus organisés de savoirs experts et de valeurs (Lessard, 1998).
La réalité est que les disciplines universitaires sont, comme les disciplines scolaires, des disciplines denseignement. Chacune se réfère à un champ complexe de savoirs et de pratiques, les sciences nétant quun cas particulier. Chacune tient sa légitimité institutionnelle du fait quelle propose un enseignement cohérent, contribuant à une ou plusieurs formations académiques sanctionnées par un grade.
On peut en conclure que, dans luniversité comme dans lécole, les disciplines denseignement sont des construits sociaux dont les origines, les sources de légitimité et les statuts épistémologique et praxéologique sont fort divers. Ces construits prennent appui sur le découpage des savoirs et des pratiques sociales dans la société considérée, mais nen sont pas le reflet pur et simple. Les processus de disciplinarisation résultent en effet de stratégies dacteurs qui ont intérêt à faire émerger et exister une discipline scolaire et/ou universitaire. Comme les disciplines sont le mode dexistence et la source didentité des professeurs, il nest pas besoin de longues recherches pour comprendre que, dans une société fortement universitarisée, tout champ de savoir qui sautonomise quelque peu, toute pratique sociale qui se différencie tendront à être " disciplinarisés ", au gré dune alliance entre les savants ou les praticiens ainsi reconnus et les enseignants-chercheurs qui occuperont ce nouveau créneau
Lhistoire des disciplines universitaires est en partie locale, même si chaque institution est influencé par les options prises les premiers pays qui ont créé des universités. Les disciplines qui se retrouvent presque partout, non seulement dans leur intitulé, mais aussi dans leurs grands chapitres, correspondent à la division du travail scientifique à léchelle internationale. Seule la communauté scientifique peut prétendre délimiter des disciplines de recherche, indépendamment de leur enseignement. Dans les autres cursus, cest lhistoire singulière du champ social de référence et de linstitution universitaire qui décide des découpages, même sil faut toujours faire la part de modèles nationaux ou internationaux dont on sinspire localement.
Concluons sur ce point : limmense hétérogénéité des disciplines universitaires ne laisse aucun espoir de découvrir dans lenseignement supérieur la source dinspiration dune définition simple des disciplines scolaires. En fin de compte, en dépit des différences entre la forme scolaire et la forme universitaire denseignement (Demailly, 1991 ; Ropé, 1996), la question de la nature des disciplines et des fondements de leur découpage est assez semblable.
Des disciplines scolaires sans ancrage universitaire
Certaines disciplines ont été scolaires avant dêtre universitaires : la grammaire, la technologie, la géographie, léducation physique, les arts, la musique. Certes, une fois instituée, leur version universitaire justifie et nourrit en retour la discipline scolaire, mais elle nen constitue pas le fondement historique. On ne peut donc penser systématiquement les disciplines scolaires comme des " modèles réduits " de disciplines universitaires.
Il existe dailleurs des disciplines scolaires sans aucun équivalent dans le monde universitaire. La couture (ou les " activités créatrices sur textile "), les travaux manuels (ou les " activités créatrices sur bois ou métal "), les arts culinaires ou ménagers nont pas - pas encore ? - déquivalents universitaires, du moins pas dans tous les pays. Dans lenseignement professionnel, cest encore plus vrai. Ces disciplines senracinent dabord dans des pratiques sociales et des savoirs experts plutôt que savants ou scientifiques. Que les disciplines scolaires dont on ne trouve nulle version noble à luniversité soient moins bien considérées que les autres ne les empêche pas de prendre leur place dans le cursus. À lintérieur des disciplines représentées à la fois dans le monde scolaire et le monde universitaire, certains domaines particuliers nont dexistence que dans le premier : le calcul mental apparaît comme une " sous-discipline " des mathématiques enseignées à lécole primaire ou secondaire, sans équivalent universitaire. Il en va de même de lenseignement de la conjugaison des verbes, sauf dans les langues étrangères auxquelles la scolarité de base na pas initié les étudiants.
Ces diverses disciplines ou partie de disciplines scolaires peuvent certes être lobjet de recherches universitaires en didactique, psychologie, histoire des disciplines scolaires ou sociologie du curriculum, mais elles ne sont pas enseignées comme telles au niveau universitaire. Si lancrage universitaire dune discipline scolaire influence son statut (prestige, dotation horaire, poids dans la sélection), il nest une condition nécessaire ni de son émergence, ni de sa reproduction.
En conclusion, disciplines scolaires et disciplines universitaires ne sont pas aussi distinctes quon voudrait le croire. Elles ne diffèrent souvent que par la forme de lenseignement, lâge des apprenants et la participation des professeurs à la construction des savoirs nouveaux. Pour combien de temps ? La scolarisation des études universitaires est en marche et rien ne distinguera bientôt les premières années de lenseignement supérieur des dernières années de lenseignement secondaire long : même structuration en leçons, mêmes travaux pratiques, mêmes examens, même participation docile et faiblement active des formés au processus de formation.
Même sil subsiste des différences &endash; par exemple en termes de cohérence, de rapidité de la mise à jour, de débat critique &endash;, la question de la définition se pose dans les mêmes termes. Nespérons donc pas baser une définition de la discipline scolaire sur une hypothétique clarté de la notion de discipline universitaire. Mieux vaut se risquer à définir une discipline denseignement, en spécifiant ensuite le rapport au savoir et à sa production en fonction du niveau détudes et en faisant la part des disparités internes à la forme scolaire aussi bien quà la forme universitaire denseignement.
1.2 Essai de définition dune discipline denseignement
Une discipline denseignement se présente comme un ensemble de savoirs, de compétences, de postures physiques ou intellectuelles, dattitudes, de valeurs, de codes, de pratiques, de schèmes constitutifs dun habitus :
a. offrant une certaine unité intellectuelle et didactique, une certaine " clôture systémique " ;
b. jugés dignes dêtre enseignés, appris, évalués et certifiés dans un cadre scolaire ou universitaire ;
c. en général dérivés, par transposition didactique, dun ensemble de savoirs, de compétences, dattitudes, de valeurs, de codes, de pratiques qui ont cours dans la société en général ou dans certains milieux sociaux ou professionnels.
Revenons sur ces trois critères.
a. La " clôture systémique " nest jamais totale. Les disciplines sont des ensembles flous et mouvants, avec des recouvrements et des zones de " no mans land ". Les découpages du réel qui fondent les frontières dune discipline sont des construits sociaux, épistémiques et pragmatiques. Ils sont changeants, partiellement arbitraires, enjeux de conflits, expression de rapports de forces. Develay (1992) propose une conception de la discipline comme matrice intégrant un ensemble déléments disparates (objets, savoirs, pratiques, tâches) et fondant leur unité. Cette conception, paraît mieux convenir aux disciplines scientifiques quaux autres, à un découpage épistémologique plus que pragmatique du réel. Même en science, la matrice disciplinaire fait rarement lobjet dun consensus, plusieurs paradigmes sont en compétition ou en conflit. Cest encore plus évident lorsquune discipline trouve son unité dans sa référence à une pratique sociale : cette dernière évolue, se fragmente, intègre des technologies, subit les effets de lévolution de la division et de lorganisation du travail. Une discipline sidentifie à une partie du réel ou des pratiques présentant une certaine autonomie et une certaine stabilité, mais il nexiste aucune référence permanente ; le découpage du monde dont résultent les disciplines est une dimension de la culture, lenjeu, comme le reste des construits sociaux, de luttes de territoires et de classements.
b. La dignité à laquelle on " élève " un ensemble de contenus culturels au statut de discipline denseignement résulte, elle aussi, dune construction historique inséparable de lémergence, puis de lexpansion, de la forme scolaire déducation. À un moment donné de lhistoire, dans un système défini, les diverses disciplines enseignées apparaissent de très inégale dignité : les unes semblent constitutives de lidentité de lécole ou de luniversité, dautres sont nouvelles ou marginales, voire à peine tolérées, parfois reléguées dans des filières dévalorisées. Une discipline inscrite au programme de la scolarité obligatoire, qui simpose à toutes les générations durant des décennies et tout au long du cursus, témoigne dune dignité sans commune mesure avec celle dune discipline récente, offerte en option dans une filière post obligatoire marginale. À place équivalente dans le cursus, linégale dignité des disciplines denseignement se traduit encore par divers signes que les gens décole, les élèves et les parents décodent fort bien : dotation horaire, qualification des professeurs, modes dévaluation, poids dans la sélection.
c. Jinsiste ici sur les limites de la transposition didactique : tout ce quon enseigne dans une école ou une université ne renvoie pas nécessairement à des savoirs ou à des pratiques homologues hors des institutions denseignement. Lécole a une capacité de création de savoirs et de pratiques, voire de " production de la société " (Petitat, 1982). Ce décalage ne dure que quelques années ou décennies lorsquil sagit dune discipline entière, car le succès dune création endogène assure la diffusion de la discipline nouvelle hors du système scolaire et, dans le meilleur des cas, sa reprise par luniversité. Il est plus courant de trouver, à lintérieur dune discipline denseignement, des contenus qui ne sont pas la transposition de savoirs ou de pratiques ayant cours dans la société, mais des créations internes (Chervel, 1988, 1998).
1.3 Les " contenus " dune discipline
Il y a, dans la délimitation dune discipline, juxtaposition déléments hétérogènes : savoirs, compétences, postures, attitudes, valeurs, codes, pratiques, habitus, Ces divers vocables ne renvoient pas au même type dacquis. Le poids de ces ingrédients varie dune discipline à lautre, et, au sein de chacune, dun niveau denseignement ou dune filière à lautre. Une comparaison entre systèmes éducatifs ou entre époques montrerait de plus grandes différences encore.
Il importe de rompre avec le primat des savoirs dans la conception des disciplines denseignement et des didactiques correspondantes. Les premiers travaux sur la transposition didactique (Verret, 1965, Chevallard, 1985) ont insisté sur le passage des savoirs savants aux savoirs enseignés. Une discipline denseignement pouvait dans cette perspective apparaître comme un " texte du savoir ". Par rapport au savoir savant, un savoir scolaire certes appauvri, simplifié, stabilisé, didactisé, fragmenté de sorte à pouvoir être enseigné et évalué. Mais un savoir dabord.
Ce primat du savoir était dautant plus facile à défendre quon sintéressait aux mathématiques, domaine dans lequel les pratiques peuvent paraître la simple traduction des principes théoriques ou de savoirs procéduraux. En sciences, en dépit de la place des savoirs théoriques, on initie à une démarche, à une pratique de la mesure, de lobservation, de lexpérience qui ne sont pas réductibles à des savoirs méthodologiques correctement appliqués. Ce qui a conduit Martinand (1986) a introduire, en physique dabord, la notion de pratique sociale de référence. Elle permet à dautres disciplines - éducation physique, arts, langues - de nommer ce à quoi elles se réfèrent, qui nest pas réductible à des savoirs. Les didacticiens du français parlent décrits sociaux.
Cette hétérogénéité complique lentreprise théorique et peut embarrasser les didacticiens qui ont construit un modèle de la transposition didactique exclusivement à partir des savoirs savants. Pour sauvegarder lunité de tels modèles, ils peuvent être tentés délargir la notion de savoir de sorte à y inclure " tout ce quun être humain peut apprendre ". Il me paraît plus sage de lui conserver une acception restreinte, de considérer les savoirs comme des ensembles organisés de représentations explicites et tenues pour vraies dune partie de la réalité. Mieux vaudrait utiliser dautres vocables pour désigner dautres acquis, dautres facettes du capital culturel dune personne ou dun groupe. Sans doute est-il nécessaire de souligner que tous ces éléments ont en commun dêtre appris au fil dune histoire de vie et parfois au gré dune intention dinstruire ou de sinstruire. Au-delà de ce point commun, ils diffèrent fortement selon leur mode de construction, de conservation, de transformation, de prise de conscience et dexplicitation dans lesprit du sujet concerné, de mise en uvre dans linterprétation de la réalité et dans laction. Tout cela induit de fortes différences dans les modes dapprentissage et denseignement et dans la nature même de la transposition didactique : connaître le principe dArchimède, savoir composer un résumé, aimer la musique, pratiquer un sport ou être capable de se décentrer sont des acquis bien différents, qui ne justifient pas le même traitement épistémologique et didactique.
La référence aux pratiques sociales et aux compétences quelles suppose nest quun premier pas (Perrenoud, 1998 b). Il reste à prendre en compte les valeurs, le rapport au savoir et le rapport à la pratique, les attitudes, lethos, lhabitus, soit lensemble des dispositions intériorisées qui, avec les savoirs et les compétences, sous-tendent les pratiques. Sy ajoute le problème des objectifs de développement : certaines disciplines visent le développement physique, intellectuel, socioaffectif. Vygotski a souligné, autrement que Piaget, les interdépendances entre apprentissage et développement. Toutes les disciplines peuvent contribuer au développement, mais certaines sont explicitement orientées dans ce sens, comme les arts, la musique, léducation physique, mais aussi les mathématiques.
Cette diversité des contenus et des intentions, masquée par les premières théories de la transposition didactique, devrait désormais être intégrée à la conceptualisation dune discipline denseignement, ce qui permettrait de traiter avec les mêmes outils à la fois des disciplines organisées autour dun texte du savoir et des disciplines dont lunité tient à une pratique, une vision du monde ou une esthétique. La réflexion sur les formations professionnelles (Arsac, Chevallard, Martinand et Tiberghien, 1994) comme sur les " éducations " (physique, artistique, citoyenne, morale) oblige à reconstruire et élargir notre vision des contenus dune discipline scolaire et des sources de la transposition.
1.4 Lire entre les lignes
Une discipline denseignement nest à lorigine quun projet, un avatar de lintention dinstruire. On pourrait, par souci de simplicité, être porté à croire que les contenus de lenseignement, quelle que soit leur nature, sont définis par les programmes et quil suffit de consulter les textes pour appréhender les contours, la substance et la structure dune discipline scolaire ou universitaire.
Dans lenseignement supérieur, cet espoir tourne court dès que lon découvre que les " programmes " se limitent à de brefs intitulés, parfois à delliptiques descriptifs insérés dans le cahier des charges des professeurs ou destinés à linformation des étudiants. À lécole, cependant, les programmes sont plus prolixes, parfois massifs, étalés sur des pages et des pages. Nest-ce pas là quon saisit lessence dune discipline ?
Les programmes les plus substantiels attestent sans nul doute dun effort spectaculaire de cadrage de contenus enseignés. Ils se sont dailleurs développés, il y a un peu plus dun siècle, en réaction au sentiment que les enseignants choisissaient trop librement les contenus de leurs cours. Ce cadrage est bien réel, mais ne devrait pas conduire à croire que labondance de textes officiels suffit à contrôler les contenus effectifs de lenseignement. Ce serait faire abstraction dun fait sociologique majeur : un texte na deffets sociaux que sil est lu, compris et accepté par des lecteurs ! Les textes ne sont que des aide-mémoire, ils stabilisent, fixent des représentations sociales.
Puisque les enseignants savent lire, on pourrait imaginer que les textes prescriptifs - lois, référentiels dobjectifs, programmes, directives, méthodes - vont standardiser suffisamment de ce quils auront en tête. En réalité, pour décoder un programme de façon " orthodoxe ", il ne suffit pas de savoir lire. Il faut savoir " lire ce qui nest pas écrit ".
Nimporte quel être alphabétisé peut " déchiffrer " un texte sacré ou un texte juridique. Avec un vocabulaire étendu ou un bon dictionnaire, il peut même le comprendre superficiellement. Mais, pour le comprendre " vraiment ", il faut " appartenir à la tribu ", partager la culture, les codes, les implicites, les pratiques qui donnent au texte son plein sens, parce quils permettent de " lire entre les lignes " et de situer chaque phrase dans un réseau sémantique et conceptuel. Seul un croyant ou un théologien peuvent " vraiment " comprendre un texte sacré, seul un juriste comprend " vraiment " un texte de droit.
Il nen va pas autrement pour les programmes scolaires et les autres textes censés décrire le curriculum formel (Perret et Perrenoud, 1990 ; Perrenoud, 1984, 1994 a). Ce sont des textes pour initiés. Seuls des enseignants formés peuvent véritablement les lire en y projetant tout ce quils savent " par ailleurs " des finalités et des contenus de lenseignement. Chevallard (1986 a) dit " Un programme est un cadre vide, mais lenseignant voit le tableau déjà peint ". Pourquoi ? Parce quil ne parvient plus à isoler le cadre du contenu qui lui est habituellement associé dans la culture professionnelle dont il participe et dans son expérience personnelle sil a déjà enseigné ce programme. Culture et expérience surdéterminent le sens du texte, permettent dy investir des contenus substantiels là où le profane ne voit que des mots assez abstraits. Pour une part, cette culture est scientifique ou, plus globalement, de lordre de lérudition : les programmes désignent succinctement des objets de savoir ou des pratiques avec lesquels lenseignant est censé être familier en vertu de sa formation académique ou didactique. Les applications affines, le théâtre élisabéthain, le génitif, la morphologie du conte, la méiose, voilà autant de notions et de champs substantiels pour les spécialistes, autant de mots qui sonnent creux aux oreilles des profanes, mêmes sils ont fait de longues études secondaires.
La formation disciplinaire des enseignants assure au moins :
1. Quils vont, à partir des signifiants inclus dans les programmes, construire des signifiés riches, denses, complexes, bien au-delà de ce quun profane pourrait se représenter et comprendre.
2. Que ces signifiés ne seront pas trop éloignés de ce que voulaient dire les auteurs, donc que les divers professeurs, sans se concerter, auront des représentations suffisamment homogènes du même programme.
1.5 La transposition est une pragmatique
Si la culture commune des enseignants sarrêtait à la lecture du programme, les contenus effectifs de leur enseignement et leurs niveaux dexigence seraient encore plus disparates quils ne le sont actuellement. Une formation disciplinaire semblable ne suffit pas à homogénéiser la compréhension des programmes. Les mathématiciens " purs " ne lisent pas un programme de mathématique comme le lit un professeur. Ce dernier ne perçoit pas seulement des notions et savoirs mathématiques. Il les voit demblée sous leur forme scolaire, transposables, voire déjà transposés, associés à un certain niveau détudes et de développement intellectuel des élèves, à un contrat didactique, à une orientation et à une filière spécifiques, à des formes particulières de travail scolaire et de contrôle des connaissances. La culture commune des professionnels de lenseignement des mathématiques superpose à leur formation scientifique une " couche " didactique qui situe immédiatement les contenus dans une perspective pragmatique.
Certains programmes sont déjà écrits dans ce sens. La conception de léducation physique et sportive, en France, insiste par exemple sur les activités. Ce sont à la fois des pratiques sociales de référence et des activités denseignement et dapprentissage. Lorsque le programme dune discipline se réfère à des pratiques, il est assez évident que leur apprentissage est censé se faire " par la pratique " et donc que les objectifs de formation dictent assez largement un ensemble dactivités didactiques à exercer en classe. Lorsquune discipline se réfère plutôt à la maîtrise de savoirs théoriques, la nature des activités qui en permettent lappropriation est moins évidente. Toutefois, la nécessité dun détour pragmatique est de moins en moins déniée. Même si lon sen tient aux leçons et exercices propres aux pédagogies traditionnelles, il sagit de pratiques, censées permettre que se construisent les connaissances et les compétences dans la tête et le corps des apprenants.
Dans tous les cas, tenir une classe, cest mettre les élèves au travail, les engager dans des tâches. Comme ancien élève, chaque adulte instruit a intériorisé des coutumes didactiques, il a donc une petite idée de la nature des tâches et du travail scolaire. Mais cest à sa formation et à sa socialisation professionnelles quun enseignant doit des modèles et des exemples de tâches susceptibles dalimenter sa pratique en classe.
Pour analyser de façon précise les effets de la formation des enseignants sur lévolution des disciplines scolaires, il faudrait multiplier les études de cas, en prenant chaque fois une période de référence assez longue, car la formation à lenseignement ne se transforme pas en un jour.
A ce stade de la réflexion, il nest possible que de proposer des hypothèses étayées par lobservation de divers systèmes de formation.
Je distinguerai six axes selon lesquels le renouveau de la formation à lenseignement peut infléchir le statut, le sens, la conception des disciplines scolaires :
1. Lélévation du niveau de formation académique préalable.
2. Le développement des didactiques comme disciplines de recherche.
3. La nouvelle sociologie du curriculum.
4. Lapproche anthropologique du travail enseignant
5. Les travaux sur lapprentissage et la cognition.
6. La centration sur des objectifs à moyen terme
Bien entendu, ces évolutions sont très inégales selon les systèmes éducatifs et les cursus de formation à lenseignement.
2.1 Lélévation du niveau de formation académique préalable
Luniversitarisation de la formation des enseignants est achevée en Amérique du Nord, plus ou moins avancée en Europe. Si bien quau début de leur formation à lenseignement :
Cette double tendance recouvre une forte hétérogénéité non seulement des parcours formels, mais des savoirs et compétences réellement disponibles. À cursus comparable, il faut tenir compte du niveau des étudiants qui commencent des études supérieures, qui dépend lui-même de la sélection opérée en amont et des taux de scolarisation dans lenseignement supérieur, très variable dun pays à lautre. Il faut ensuite estimer le niveau de ceux qui, parmi les étudiants admis dans lenseignement supérieur, sorientent vers la formation à lenseignement, qui nest en général pas la filière la mieux située dans léventail des carrières universitaires ou assimilables
Il serait donc aventureux daffirmer que le niveau de maîtrise des savoirs à enseigner est proportionnel au nombre dannées détudes accumulées à lentrée de la formation à lenseignement. Cette dernière, par ailleurs, accorde une place très inégale à des compléments de formation académique, présentés comme tels ou intégrés aux didactiques des disciplines. Lorsque le cursus est situé en sciences de léducation ou dans une école axée sur la professionnalité, la part des sciences humaines et des savoirs professionnels est plus forte que dans les IUFM français par exemple.
Malgré ces nuances, il semble possible davancer lidée que lélévation du niveau de formation académique modifie la vision des disciplines. On pourrait classer les enseignants en exercice sur un continuum qui va dun niveau de maîtrise à peine supérieur à celui de ses élèves à la domination souveraine de sa matière.
On sait que les remplaçants ou les moniteurs engagés lorsquil y a pénurie denseignants ont souvent à peine une leçon davance sur leurs élèves ; ils lisent le manuel et simprègnent des moyens denseignement la veille pour faire bonne figure le lendemain. La formation des enseignants primaires a longtemps été proche de cette situation. Ils étaient certes plus instruits que la plupart des parents délèves, mais cela ne signifiait pas quils avaient une immense culture, dans une société faiblement alphabétisée et dans laquelle le niveau moyen dinstruction était bas. Cette situation est encore dactualité dans les nombreux pays du monde où la scolarisation des enfants et la formation des maîtres ne sont pas assurées à large échelle.
On sen doute, une aussi faible maîtrise ne peut être dévoilée sans compromettre la crédibilité et lautorité de lenseignant. Il doit donc incarner le savoir et afficher des certitudes dans un ou plusieurs domaines qui, en réalité, lui sont étrangers. Cela ne peut conduire quà un enseignement dogmatique qui traite le savoir comme LA vérité, lerreur comme une faute, le doute comme une menace.
On se trouve alors aux antipodes dune vision du savoir comme produit dune histoire, objet de controverses, construction humaine fragile, provisoire, plausible. Dans les disciplines qui font une plus large place à des principes, à des normes ou à des critères esthétiques, le dogmatisme porte sur le bien, le beau, le juste. Tout relativisme ouvrirait la porte au débat et effriterait la légitimité du discours magistral.
Dune certaine manière, on pourrait dire que le discours est dautant plus magistral que lenseignant ne domine pas sa matière et a besoin de largument dautorité et du déni des contradictions pour simposer. Cela varie selon les disciplines. La maîtrise de la langue, de lhistoire et de la géographie nationale est sans doute plus grande que celle des sciences et des mathématiques. Dans ces derniers domaines, les enseignants sont plus à laise en zoologie quen physique, en calcul mental quen algèbre.
Il serait bien optimiste de penser quaujourdhui les enseignants primaires sébattent dans les savoirs quils ont à enseigner comme des poissons dans leau. Cependant, la figure du " maître ignorant " (Rancière, 1987) appartient à lhistoire et une partie des enseignants ont une formation académique suffisante pour se lancer dans des recherches, des projets, des situations-problèmes, activités à haut risque épistémologique. Ils devient possible de considérer lerreur comme un " outil pour enseigner " (Astolfi, 1997), de faire de lévaluation formative, de favoriser la métacognition. Sans croire que ces pratiques sont majoritaires, on peut les prendre pour des indices dune évolution du rapport au savoir à enseigner, liée dabord au degré auquel lenseignant le maîtrise.
Dans le secondaire, la formation académique a longtemps été, et reste dans de nombreux pays, de plus haut niveau que celle quon exige des instituteurs. Mais comme les professeurs ont à faire à des élèves plus âgés et à des programmes de plus haut niveau, la problématique de la distance entre lenseignant et ses élèves est largement la même.
Le niveau dinstruction des enseignants secondaires ne sest pas élevé aussi vite quau primaire. En France, les professeurs décole sont, comme les professeurs de collège et lycée, recrutés à bac (français) + 3 (licence) et sortent de lIUFM à bac + 5. Ce rapprochement historique signifie un saut en avant pour les instituteurs et une moindre avancée, sinon une stagnation, pour les enseignants secondaires. Il reste cependant une différence de taille : les professeurs décole doivent maîtriser toutes les disciplines présentes au primaire, alors que les professeurs de lycée ou collège nen enseignent quune ou deux. Leur formation académique est donc moins dispersée.
Ce nest pas sa maîtrise absolue, mais lécart entre le degré de maîtrise de lenseignant et le niveau détudes (programme. savoirs des élèves) qui détermine la vision de la discipline, entre avance dérisoire et souveraine maîtrise. On peut de ce point de vue être plus optimiste pour les enseignants primaires que pour les enseignants secondaires, dont la formation a moins évolué et qui sont pris dans une université de masse de plus en plus scolarisée, dans laquelle la formation disciplinaire est souvent donnée dans des auditoires surchargés, évaluée par des tests de connaissances standardisés, voire des QCM et, faute de temps et dintérêt, dépourvue de dimensions dhistoire et dépistémologie de la discipline.
Selon le premier axe analysé ici, je ne suggère donc pas que nous sommes passés dune vision normative, étroite et scientiste des disciplines à une vision relativiste, large et dialectique. Pour établir le profil des divers cursus, il faudrait y aller voir de près, discipline par discipline, université par université. Mon propos était de mettre en évidence un lien probable entre le niveau de formation dans une discipline et la conception quon en a comme enseignant et quon en transmet à ses élèves.
2.2 Le
développement des didactiques
comme disciplines de recherche
La formation des enseignants sest initialement préoccupée de leur donner une méthode, façon à la fois de parer aux limites de leur formation disciplinaire et à la légèreté de leur formation en sciences humaines. Comme en sciences, la méthode est en pédagogie un pare angoisse (Devereux, 1980), en même temps quune façon de prescrire le travail, qui limite les déviances et les accidents de parcours.
Cette formation méthodologique se nommait souvent didactique, didactique générale ou didactique " de branche ", mais ce mot désignait alors un ensemble de préceptes à suivre pour planifier la progression dans le programme, préparer et dispenser des cours ou des leçons, donner et corriger des exercices, conduire des interrogations orales ou encore administrer et noter des épreuves écrites.
Peu à peu se substitue à cette formation méthodologique (ceux qui la donnaient à Genève étaient nommés " méthodologues ") une formation didactique au sens de la didactique des disciplines telle que Brousseau ou Chevallard lont définie en mathématique (Artigue, 1994 ; Brun, 1996), suivis par dautres " didacticiens " en sciences (Martinand, 1986 ; Astolfi et Develay, 1989 ; Joshua et Dupin, 1993), langues (Bronckart, 1985 ; Bronckart et Schneuwly, 1991 ; Halté, 1992), puis dans toutes les disciplines scolaires (Develay, 1995 ; Jonnaert et Lenoir, 1993 ; Raisky et Caillot, 1996).
Les didactiques des disciplines se refusent, au moins dans un premier temps, à être prescriptives. Elles ont vocation détudier lenseignement dune discipline comme une réalité qui peut être décrite " scientifiquement ", à partir des sciences humaines et sociales : psychologie cognitive et sociale, histoire, anthropologie, sociologie, sciences du langage et des systèmes symboliques. On construit la théorie du système didactique, du fameux triangle élève-enseignant-savoir, des " interactions didactiques ". On développe le concept de transposition didactique, introduit par le sociologue Michel Verret ( 1975), repris par Chevallard (1985). On travaille sur les notions de contrat didactique, de dévolution, de représentations, de situation, de mémoire didactique, etc.
Si bien que, dans certains cursus plus " orthodoxes " que dautres, les étudiants ne reçoivent plus aucune indication prescriptive sur la façon denseigner la discipline, sauf durant leurs stages. Dans les cours, on les introduit à une théorie didactique et aux méthodes de recherche correspondantes : protocoles détaillés des interactions, analyse fine des tâches, des situations et des moyens denseignement. Dans dautres universités ou dans dautres disciplines, on assiste à un mariage entre lapproche théorique non prescriptive et quelques orientations plus pratiques quant à la manière de construire des dispositifs et des séquences didactiques.
Lenoir (2000), qui propose un tableau des diverses recherches en didactiques des disciplines, estime prématuré de dresser le bilan leurs effets dans la formation à lenseignement. Jen conviens, mais on peut dores et déjà faire lhypothèse que par son existence même, lapproche théorique qui prévaut en didactique dans les pays francophones ne peut que transformer profondément, la conception même dune discipline denseignement. Même lorsquelle ne refuse pas de donner des outils et des orientations pour la classe, cest le langage de la théorie qui structure les recommandations pratiques. Quelques exemples parmi les plus évidents :
On pourrait débattre de la question de savoir si la didactique des disciplines na pas, assez souvent, mis des mots nouveaux sur des processus déjà identifiés par la psychopédagogie ou les sciences sociales. La force des didactiques des disciplines, cest sans doute leur prétention à mettre de lordre dans lensemble des phénomènes présents à lintérieur dun champ disciplinaire, à laide dun ensemble limité et homogène de concepts et en affirmant haut et fort quils ne doivent rien à la pédagogie ! Du coup, elles donnent une base de sciences de léducation à des enseignants qui ne veulent pas en entendre parler, notamment au secondaire, ou à ceux queffraie la complexité des approches psychologiques et sociologiques.
Les didacticiens des disciplines font de la recherche, elle nourrit leur propos. Je ferai néanmoins lhypothèse que ce que les enseignants en formation retiennent de ces enseignements, cest avant tout une autre vision de leur discipline, comme construit historique, comme travail de transposition, comme gestion dun contrat, comme confrontation de divers rapports aux savoirs.
Paradoxalement, cette orientation ne dévalorise pas le savoir. Au contraire, de simple " savoir à enseigner ", il devient la matière première dune pratique qui ne cesse de le transposer, de le recomposer, voire de le négocier. Du coup, lenseignant apparaît, à sa façon, comme aussi " expert en savoirs " que le chercheur quil nest pas devenu. Le mépris de la " relation éducative " et des dimensions affective quont affiché, à leurs débuts, les didactiques des disciplines, leur insistance à mettre le savoir au centre et à souligner la spécificité de chaque discipline, ont sans doute contribué à désarmer les résistances aux sciences humaines et sociales que développent nombre de cursus universitaire en sciences et en lettres. Le tour de force des didactiques est dapparaître souvent comme une extension de la discipline quelles étudient plus que comme une composante des sciences de léducation, dans lesquelles elles puisent pourtant leurs outils conceptuels
2.3 La nouvelle sociologie du curriculum
La sociologie de léducation des années 1970, autour de Bourdieu en France, de Bernstein en Angleterre, a ouvert la voie à ce quon a appelé la " nouvelle sociologie du curriculum " (Forquin, 1989, 1997 ; Trottier, 1987 ; Whitty and Young, 1976 ; Young, 1971).
Sil fallait résumer la vulgate qui subsiste de ces travaux dans lesprit dune partie de nos contemporains, on pourrait retenir quelques idées forces :
Des thèses fracassantes de la reproduction aux analyses plus fines des différences de participation en classe (Sirota, 1988) ou de rapport au savoir ou à lécrit selon les classes sociales (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Charlot, 1999 ; Lahire, 1992, 1993), les théories se sont affinées. De nombreux chercheurs, formateurs et praticiens se sont attaqués au problème, notamment sous langle de la pédagogie différenciée et du sens des savoirs (Meirieu, 1989 ; Perrenoud, 1994 a, 1997). Mon propos nest pas ici desquisser une synthèse de " létat des savoirs ", mais denvisager les influences possibles de ces savoirs sur la conception des disciplines scolaires.
Il serait bien intéressant de cerner dans quelle mesure et sous quelle forme ces savoirs sont présent aujourdhui dans la formation à lenseignement. Il est probable que, lesprit contestataire de 1968 ayant fait place à davantage dindividualisme et dinsécurité économique, une partie des enseignants et des formateurs parviennent à faire limpasse sur toute approche sociologique du curriculum et reviennent à la vision rassurante de savoirs neutres et dune culture scolaire pétrie de bonnes intentions et dun grand souci dégalité.
On peut cependant avancer lhypothèse que la formation des enseignants, faisant une place croissante aux sciences sociales, contribue lentement a déniaiser les enseignants en formation, à leur donner un peu de distance sociologique à lendroit des savoirs disciplinaires et des programmes, donc aussi à instiller quelques doutes sur la légitimité de lenseignement et de lévaluation à partir de formes et de normes dexcellence scolaire dont on ne peut plus aujourdhui ignorer complètement larbitraire culturel, pour reprendre lexpression de Bourdieu et Passeron (1970).
Il est devenu difficile, du coup. de croire que linégalité sociale devant la réussite est une pure affaire de don ou daptitude à apprendre, de ne pas voir quune discipline peut être un champ dexclusion, de distinction, de hiérarchisation des personnes et des groupes autant quune " conquête sur lignorance ".
2.4 Lapproche anthropologique du travail enseignant
La formation des enseignants évolue - lentement - vers la prise en compte de la réalité du métier denseignant. Sans doute parce que, depuis cinquante ans - pour fixer un large intervalle - plusieurs choses ont changé :
Pour ces diverses raisons, il devient difficile de conserver limage dun enseignant tout puissant dispensant ex cathedra son savoir à des élèves avides de lassimiler. Les travaux anthropologiques (ou ergonomiques) sur les pratiques pédagogiques et la réalité de lenseignement sont relativement récents (Bourdoncle et Demailly, 1998 ; Durand, 1996 ; Gauthier, 1997 ; Huberman, 1989 ; Perrenoud, 1996 c ; Tardif et Lessard, 1999 ; Woods, 1990). Il nest pas sûr quils aient, en tant que tels, pénétré le curriculum de la formation à lenseignement.
En revanche, la posture réflexive et lanalyse de pratiques sont devenus des paradigmes dont on se réclame partout et quon met au moins en partie en uvre (Altet, 1994 ; Paquay et al., 1996 ; Perrenoud, 1994 b, 1996 c, 1998 a, 1999 a ; Raymond et Lenoir, 1998). Cest pourquoi la formation des enseignants met désormais laccent sur le savoir-analyser, sur les dispositions et les compétences requises par une démarche de résolution de problèmes. On peut encore parler de pratique réflexive (Schön, 1983).
Sans surestimer la part - encore faible - de lentraînement à la pratique réflexive dans les cursus de formation à lenseignement, on peut faire lhypothèse que le regard sur les pratiques est en train de changer, quon va vers plus de réalisme, moins de tabous dans lanalyse du métier denseignant, une plus juste appréciation de ce qui tourne autour des savoirs et de ce qui relève plutôt de la gestion des choses et du temps, de la dynamique de groupe, de la négociation, de la résolution de conflits.
Lanalyse précise des usages du savoir dans la classe, de la réalité quotidienne du travail scolaire et de lévaluation ne peut quaboutir à une démythification des disciplines. Cest une autre façon de prendre conscience de la transposition didactique, non pas seulement sous langle des simplifications et schématisations requises pour se mettre " au niveau des élèves ", mais aussi sous langle des ruses du métier délève (Perrenoud, 1994 a ; Sirota, 1993), des transactions et des arrangements autour de lévaluation et des programmes (Chevallard, 1986 b ; Merle, 1996 ; Perrenoud, 1984).
Une discipline, dun point de vue anthropologique, nest pas dabord un domaine du savoir, cest un champ social dans lequel saffrontent des acteurs à la fois unis par des enjeux communs et opposés par des intérêts et des stratégies. Peut-être cette vue des choses est-elle lentement en train de gagner droit de cité dans la formation à lenseignement, grâce à la fois à des apports théoriques et à lanalyse des pratiques.
2.5. Les travaux sur lapprentissage et la cognition
Lébranlement le plus important de la représentation des disciplines vient sans doute du constructivisme. Né de lobservation du développement et de lapprentissage chez les enfants, il a été étendu., notamment par Piaget, à la genèse des connaissances scientifiques elles-mêmes. Cette épistémologie a-t-elle été intégrée aux enseignements disciplinaires dispensés dans les universités ? On peut en douter.
En revanche, il est difficile aujourdhui de contourner lapproche constructiviste des apprentissages scolaires dont Jonnaert et Vander Borght (1999) viennent de proposer une nouvelle synthèse. Il est probable que les enseignants en formation nont quune vision très vague de ce qui sépare Piaget et Vygostski, à supposer que ces noms évoquent quelque chose dans leur esprit. Ils nont sans doute jamais entendu parler de lauto-socio-construction des savoirs (Bassis, 1998, Groupe français déducation nouvelle, 1996 ; Vellas, 2000).
Mais ils ont probablement entendu dire que les savoirs se construisent, quun enseignement stratégique (Tardif, 1992) consiste à guider cette construction, quelle passe par des phases de dévolution, de décontextualisation, dintégration à des champs conceptuels.
Quel que soit le flou des connaissances des nouveaux enseignants en psychologie cognitive, on peut imaginer quils ont acquis au minimum une " sensibilité constructiviste ", de la même manière quon ne peut, dans notre société, échapper à une " sensibilité écologique ". Cela ne suffit certainement pas pour piloter cette construction et organiser des situations didactiques optimales, mais on peut au moins faire lhypothèse quil y a rupture avec lidée quune discipline est un ensemble de savoirs organisés qui vont " se déposer " de façon progressive et ordonnée dans lesprit des apprenants. La formation à lenseignement encourage une dissociation entre la discipline savante ou la pratique sociale constituées, dune part, la discipline scolaire en chantier dans lesprit des apprenants, dautre part. Les enseignants reconnaissent plus facilement aujourdhui que les apprenants sont aux prises avec un savoir qui leur résiste, admettent des chemins de traverse, mesure létendue de certaines restructurations des champs conceptuels et lampleur des conflits cognitifs entre les représentations préalables des élèves (par exemple de la matière, des forces physiques, de lénergie, des cellules, de la digestion) et les savoirs rationnels et fondés sur la recherche que lenseignement scientifique veut leur substituer.
Les approches constructivistes, lorsquelles alimentent par exemple une pédagogie et une didactique des situations-problèmes, telles que les défendent une partie des formateurs, oblige à entrer plus profondément dans lhistoire et lépistémologie des disciplines, car cest là quon identifie les obstacles les plus probables à la connaissance (Bachelard, 1996 ; Martinand, 1986 ; Astolfi, 1997).
2.6. La centration sur des objectifs à moyen terme
Pendant longtemps, les institutions de formation ont proposé ou imposé des méthodes dites " éprouvées " pour faire advenir les apprentissages souhaités. Elles y parvenaient, sinon à coup sûr, du moins avec suffisamment de régularité pour dispenser les enseignants de questionner la méthode, sauf peut-être dans des situations atypiques. Cette façon de voir nest nullement absurde : pourquoi chacun réinventerait-il la roue ? La culture est une mémoire collective, elle permet de puiser dans un réservoir de " bonnes idées " pour faire face à des problèmes standards, et donc dinvestir son énergie et sa créativité dans des entreprises inédites.
Il nest pas moins vrai que des changements, progressifs mais majeurs, affaiblissent les vertus des méthodes denseignement traditionnelles :
Si bien que nantir les enseignants dune méthode éprouvée napparaît plus à la hauteur des problèmes que rencontrent les systèmes éducatifs et une partie importante des professeurs.
Les institutions de formation tendent donc à ne plus former les maîtres à appliquer une méthode orthodoxe, mais à construire leur enseignement en sappuyant certes sur une connaissance des méthodes et dispositifs de formation reconnus, mais surtout sur une analyse des besoins, des intérêts, des attitudes, du niveau de leurs élèves, aussi bien que des conditions de travail, des contraintes et des ressources quoffre un établissement particulier dans un environnement particulier.
Par ailleurs, on travaille de plus en plus par objectifs, quon assigne de préférence à des cycles dapprentissage pluriannuels. Les sciences de léducation et la formation des enseignants sont souvent porteuses de cette nouvelle manière de concevoir le cursus et la régulation des parcours des élèves.
La discipline nest plus alors un texte du savoir déjà écrit, quil suffit de dérouler au rythme adéquat. Lenseignant a des objectifs à moyen terme, à partir desquels il doit élaborer sa propre planification didactique et gérer la progression de ses élèves. La discipline napparaît plus alors comme un rail, mais comme un cadre, dans lequel il reste à tracer un chemin. Perspective moins rassurante, mais qui oblige en même temps à analyse la matrice disciplinaire, à dégager les maillons essentiels et les principaux stades de la construction du savoir, bref à sintéresser à la discipline comme parcours à frayer, à " inventer ", plutôt quà suivre comme un sentier battu.
Les hypothèses proposées selon les six axes envisagés sont loin dêtre suffisantes pour engager sur cette base des travaux comparatifs. Elles permettent en revanche de donner de la substance à lidée quune discipline scolaire nest pas la version scolarisée dune discipline savante, que cest un fait culturel et institutionnel qui a sa logique propre, même sil fait référence constamment à la discipline savante.
La question des sources de la cohérence sociologique dune disciplines scolaire est alors posée, dès lors quon ne limpute pas immédiatement à la cohérence théorique, logique et épistémologique de la discipline savante dont elle se réclame. Cest encore plus évident pour les disciplines scolaires qui sancrent dans des pratiques sociales, par nature plus floues, diverses et controversées que les savoirs savants.
Derrière chaque discipline scolaire, il y a un corps enseignant spécialisé et un appareil : les inspecteurs, lorsquils existent, les experts de la discipline savante qui font autorité pour lélaboration des programmes et manuels, les éditeurs et auteurs de livres scolaires et autres moyens denseignement.
La formation à lenseignement et les formateurs ne sont donc pas les seules instances à exercer une influence sur la constitution et lidentité des disciplines scolaires. Mais ils y participent, selon les mécanismes dont jai esquissé la description plus haut et sans doute dautres encore.
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