|
Fondements de
léducation scolaire :
enjeux de socialisation et de formation
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2000
1. Les enjeux de socialisation : préparer à affronter les contradictions de la vie collective2. Les enjeux de formation : préparer à affronter la complexité du monde
De quoi la formation fondamentale est-elle le fondement ? Des études longues ? Ou de la vie ? Qui ne souhaiterait répondre : des deux ! Mais faut-il continuer à feindre de croire quil ny a aucune contradiction ? Si la scolarité de base continue à préparer en priorité aux études longues, elle ne pourra prétendre donner à chacun les compétences, les capacités et les savoirs auxquels il a droit, même en quittant lécole à 15 ans.
Sinterroger sur la formation fondamentale, ce nest donc pas seulement sinterroger sur la modernisation des disciplines ou la place à ménager aux " compétences transversales ". Cest faire un choix de société. Cest cesser de se lamenter sur la violence qui monte en ne lâchant pas une minute au travail de socialisation. Cest cesser de regretter le manque de transfert de connaissances en continuant à croire que cest une faculté qui vient du Saint-Esprit. Nos sociétés attendent de lécole des citoyens capables de vivre en paix, dans leurs différences, de construire des ordres négociés, de se débrouiller individuellement et collectivement face à la complexité du monde. mais au jour le jour, elle fabrique des élèves capables de réussir les examens de connaissance dont dépend leur progression dans le cursus.
Réfléchir sur la formation fondamentale, cest interroger les missions, les finalités de lécole. Sans se cacher quil sagira, en fin de compte, dopérer un choix de société, qui est la véritable clé des programmes. Mais en sefforçant, avant de se diviser, de forger une image aussi claire et commune de ce qui nous attend.
Lentreprise est difficile. Le XXIe siècle, ses premières années ressembleront à ce que nous connaissons aujourdhui. Par la suite qui peut le dire ?
Les prévisions des futurologues ont souvent été ridiculisées. Plusieurs facteurs ont été régulièrement sous-estimés :
Les efforts de prospective ont pêché par manque dimagination sociologique et technologique, mais surtout par une croyance naïve au progrès. En cette fin de siècle, les chercheurs ne saventurent donc plus aussi facilement à prédire lavenir, ils laissent cet exercice à hauts risques aux voyantes et autres mages.
Pourtant, pour dessiner les programmes scolaires et le profil des enseignants de demain, il faut bien esquisser quelques idées sur lévolution des sociétés et leurs conséquences pour les systèmes éducatifs. Les enseignants ne sont pas des artisans à leur compte, ils sont salariés dorganisations scolaires qui, elles, servent des politiques éducatives et répondent aux évolutions et aux projets de la société.
On ne peut donc penser lavenir de lécole sans formuler dhypothèses sur lévolution des systèmes sociaux et ses conséquence pour léducation. Je men tiendrai ici à deux grands axes :
1. Les enjeux de socialisation, qui amènent lécole à accentuer le développement de lautonomie et de la citoyenneté par des dispositifs de formation spécifiques aussi bien quà travers lensemble des disciplines.
2. Les enjeux de formation, qui linvitent à mettre laccent sur le développement de compétences, sans tourner le dos aux savoirs, mais en se préoccupant davantage de leur mobilisation et de leur transfert.
Ces deux perspectives ne sont pas antinomiques, au contraire. Lautonomie et la citoyenneté exigent des compétences et des savoirs. A linverse, construire des compétences et des savoirs exige une forme de liberté de pensée aussi bien quune implication dans laction collective*.
Lécole et les enseignants ne forment pas seulement des esprits, mais des identités, liées à des appartenances, à des cultures, à des croyances et des valeurs collectives. Une certaine rationalisation du monde a pu faire croire dans les années 1960-70 que lécole allait se limiter à instruire, laissant léducation aux familles ou à dautres instances. La montée de la violence urbaine, la dissolution du lien social, la multiplication de conflits dits " limités " entre nations ou de conflits ethniques mettent en évidence la fragilité des démocraties, les excès de lindividualisme, le manque de solidarité entre continents.
Ceux qui nacceptent pas cet état de la planète invitent lécole et les enseignants à affirmer ouvertement une adhésion à un projet de société et à des valeurs fortes, à se faire les garants dune société équitable et démocratique à la mesure du XXIe siècle.
1.1 Les enjeux de socialisation
Peut-être lavons-nous désormais appris : lhistoire ne fait que déplacer les contradictions inhérentes aux sociétés complexes. Jen énumérerai quelques-unes, qui nous traversent en permanence, sans prétendre faire le tour des problèmes contemporains. Nous vivons et nous allons vivre des contradictions majeures entre :
On ne peut espérer surmonter ces contradictions par la pensée positive et la croyance au progrès et à la raison. Sans pouvoir les développer ici, risquons cependant quelques mots, à propos de chacune, pour éviter de grossiers malentendus.
Citoyenneté planétaire et identité locale
Nous appartenons à la planète, mais contrairement aux espoirs naïfs, les particularismes se renforcent, le racisme ne désarme pas, les guerres de religion renaissent. Les jeunes auront à développer une double citoyenneté : apprendre à se concevoir et à agir comme citoyens de la Terre, sans cesser dappartenir à des communautés plus restreintes, en restant conscients des interdépendances multiples entre le local et le global.
Mondialisation économique et fermeture politique
Léconomie se joue des frontières, une partie des décisions qui changent la vie des gens se prennent très loin deux, hors de tout contrôle politique. Ce qui nourrit la tentation de la fermeture, du retour à des frontières claires et à une forme dautosuffisance. Les mouvements de sécession ou dindépendance politique agitent tous les continents à lheure même où les barrières douanières seffondrent. Si léducation ne donne pas de clés pour comprendre et maîtriser collectivement la globalisation, elle laisse le champ libre au cynisme des puissants et à la peur des autres.
Libertés et inégalités
Les gens nont jamais eu autant de droits que dans les pays développés et les démocraties. Du coup, lindividualisme triomphe, les solidarités se défont et les mécanismes du marché creusent les inégalités et favorisent lémergence de sociétés duales, quelles soient globalement riches ou pauvres. Entre les sociétés les écarts saccroissent aussi, les rapports Nord-Sud sont toujours plus asymétriques.
Lexpérience des dernières décennies peut faire douter de lexistence de régulations spontanées. Les dominants contrôlent le jeu économique. La maîtrise des inégalités passe par des choix culturels, politiques et éthiques que lécole ne peut pas faire à la place des acteurs, mais quelle peut rendre possibles, dabord en faisant prendre conscience de la réalité, de lampleur et des mécanismes de perpétuation des inégalités, ensuite en amenant à réfléchir sur léquité et le bien public, à léchelle des sociétés nationales, mais aussi et surtout de la planète
Technologie et humanisme
Les nouvelles technologies de linformation changent nos façons de vivre, de travailler et de penser. Elles nous libèrent des tâches les plus pénibles ou fastidieuses, mais au risque de nous transformer en assistés permanents, voire en auxiliaires dociles de systèmes informatiques conçus par quelques-uns. Les outils et les réseaux informatiques, le multimédia, la réalité virtuelle, comme lingénierie génétique dans un autre registre, suscitent déjà ou susciteront tôt ou tard des révoltes passéistes, au nom de lhumanisme, avec la tentation dun retour au bon sens et aux traditions.
Le rôle de léducation scolaire pourrait être déviter ces mouvements de balancier entre adoration et rejet, non seulement en initiant aux technologies, mais en donnant les moyens danalyser les enjeux.
Rationalité et fanatisme
Le développement explosif de la science et des techniques a pu, jusquaux années 1960, faire croire à une forte rationalisation de la culture : objectifs, programmes, projets de développement, planification et évaluation semblaient devoir organiser la vie collective en tenant compte des besoins, des contraintes, des possibles. Or, ce monde " rationnel " :
Léducation scolaire na aucune vocation à nier les dimensions spirituelles et métaphysiques de lexistence, ni même à ignorer le fait religieux dans un excès de rationalisme matérialiste et de laïcité militante. Peut-être la raison consiste-t-elle à reconnaître le besoin de transcendance des êtres humains en les gardant de se précipiter vers les croyances les plus obscurantistes ou fanatiques.
Individualisme et culture de masse
Jamais, dans lhistoire, on na accordé autant de prix à lindividu, à sa vie, à son intégrité physique et mentale, à sa santé, à son éducation, à son autonomie, à son " projet personnel ". Or, cette montée de lindividualisme coïncide avec une standardisation sans précédent des produits industriels, mais aussi des denrées " naturelles " proposée par le secteur agroalimentaire. Les médias et la publicité normalisent désormais les désirs, les goûts et les modes de vie à léchelle de la planète. Linstallation dun fast food et le développement de la publicité télévisée sont les premiers signes douverture dun pays à léconomie de marché. " Parce que je le vaux bien " se décline dans toutes les langues
Que peut lécole ? Au minimum, donner une connaissance des mécanismes de la propagande et de la publicité et développer un esprit critique face aux médias.
Démocratie et totalitarisme
La forme démocratique demeure extrêmement vulnérable, chaque pays reste menacé, sil en est jamais sorti, de retomber dans la barbarie, redonnant le pouvoir à la police politique et aux tortionnaires, faisant resurgir des camps, des pogroms, des ghettos, des violences contre les minorités ou les intellectuels, ou encore faisant régresser les droits de lhomme, le statut des immigrés ou légalité des sexes. Le fascisme et dautres formes de totalitarisme subsistent dans le monde, les mouvements néonazis prospèrent, nul pays nest à labri dun retour aux heures les plus sombres de lhistoire, comme viennent de le démontrer les événements survenant en ex Yougoslavie.
Une culture historique de base éviterait dentendre les adolescents daujourdhui dire " Hitler, je ne connais pas " tout en achetant des croix gammées et des insignes SS
1.2 Une école qui développe lautonomie et la citoyenneté
Face à tout cela, que peuvent faire les systèmes éducatifs et les enseignants ? Les quelques suggestions avancées plus haut ne tiennent pas lieu de programme et chacune suppose une volonté politique dendiguer tel ou tel des maux qui nous menacent.
Or, le système éducatif nest pas hors de la société, il participe de ses contradictions et de ses soubresauts. On ne peut lui prêter des vertus sans commune mesure avec celle du système politique et économique dont il fait partie. Dans les régimes totalitaires, lécole a été linstrument de la propagande de lÉtat. On ne peut donc espérer quelle va démocratiser ou moderniser la société contre son gré.
Certes, dans une société pluraliste, le couplage entre le politique et lécole est un peu moins fort, le système éducatif nappartient pas aux partis au pouvoir, il est censé servir le bien public et la société civile, dans toutes ses composantes. On situe en général lécole du côté de lhumanisme et de la pensée positive et on lui donne volontiers la mission, sinon les moyens, de préparer un avenir meilleur. Encore faut-il quelle sempare de cette mission, lestime prioritaire et sache comment sen acquitter.
Si, comme lécrivent Meirieu et Guiraud (1997), il faut choisir entre lécole ou la guerre civile, il serait temps de faire ce choix clairement et den tirer les conséquences en termes de priorités. Il ne suffit pas de discourir sur la citoyenneté et le droit à la différence, il faut modifier le curriculum formel et les grilles horaires, donc aussi assumer des deuils, car développer la tolérance, lautonomie et la solidarité prend du temps, au détriment non du savoir, mais de lencyclopédisme. On ne peut continuer à se plaindre dune crise de léducation sans rien changer aux programmes et aux routines scolaires. De quel genre denseignants une école qui développe lautonomie et la citoyenneté a-t-elle besoin ? Certainement denseignants travaillant en équipe, construisant ensemble un projet détablissement et vivant entre adultes une forme de citoyenneté professionnelle. Mais cela ne suffit pas. Lécole devrait privilégier et rendre possible des figures denseignants comme personnes crédibles, médiateurs interculturels, animateurs dune communauté éducative, garants de la Loi, organisateurs dune petite démocratie, passeurs culturel et intellectuels.
Les enseignants comme personnes crédibles
Les élèves nont pas besoin de guides spirituels, ni de catéchistes. Ils se construisent en rencontrant des personnes crédibles, qui ne se contentent pas de donner des leçons, mais se présentent comme des êtres humains complexes et comme des acteurs sociaux en lesquels sincarnent des intérêts, des passions, des doutes, des failles, des contradictions, des défauts et des vertus, des engagements, des acteurs qui se battent, comme tout le monde, avec le sens de la vie et les aléas de la condition humaine.
Cela ne va pas de soi, comme le souligne avec humour Bill Waterson. Cela se passe durant les grandes vacances :
- - La mère de Calvin : " Jai rencontré ta maîtresse en faisant les courses. Elle te dit bonjour "
- - Calvin interloqué : " Tu as vu ma maîtresse ? ? Elle faisait des courses ? ? "
- - La mère de Calvin " Ça tétonne ? Il faut bien quelle mange ! "
- - Calvin, perturbé : " Ça alors Je croyais que les profs dormaient dans un cercueil tout lété ".
Beaucoup délèves ont une expérience comparable : pour eux, le professeur est quelquun qui entre dans une salle de cours, demande le silence, donne des explications, pose des questions, corrige des exercices et sen va, sans quà aucun moment la conversation ne sorte du sujet.
Les enseignants comme médiateurs interculturels
A lécole se rencontrent des élèves très différents, qui y viennent avec leurs valeurs et leurs préjugés. Ils véhiculent le racisme, le sexisme, le nationalisme, lintolérance religieuse ou politique qui ont cours parmi leurs camarades plus âgés ou les adultes. Les enseignants doivent savoir instaurer le dialogue et le respect mutuel, non pas en faisant de beaux discours, mais en pratique, dans lespoir que cette coexistence pacifique et cette compréhension de lautre, si elles se manifestent tout au long du parcours scolaire, seront progressivement intériorisées et sinvestiront dans dautres lieux de vie.
Les enseignants comme animateurs dune communauté éducative
Un groupe classe, qui fonctionne une année scolaire durant ou davantage, est beaucoup plus quune collection dindividus. Toutefois, seuls les enseignants peuvent en faire une véritable communauté éducative, qui affronte les problèmes, y compris les problèmes dapprentissage, de façon solidaire. Cela peut commencer très simplement : il suffit par exemple que les enseignants autorisent et invitent les apprenants, lorsquils ont un doute ou rencontrent un obstacle, à interpeller le groupe. A linverse, chacun sera encouragé à aider les autres lorsquil est sollicité ou pense pouvoir être utile. Du chacun pour soi, on passe à la coopération, voire à la compétence collective. Une telle expérience, répétée tout au long de la scolarité, ne pourrait quinciter à rompre avec la compétition et la réticence à partager ses informations et ses idées.
Les enseignants comme garants de la Loi
Nul ne peut se construire sans repères. Souvent, les enseignants sont les seuls à pouvoir en offrir. Ils peuvent et doivent incarner la Loi, le principe de non violence, le respect des opinions, mêmes minoritaires, la non ingérence dans la sphère dautonomie de chacun, la fidélité aux décisions prises, la nécessité de définir des règles et des procédures concertées et transparentes.
Cest grâce à cette autorité que lécole peut fonctionner comme un espace protégé. Il importe aussi que les élèves fassent lexpérience dune communauté dans laquelle des règles claires et appliquées rendent la coexistence possible.
Les enseignants comme organisateurs dune vie démocratique
Enseignants et élèves ne sont pas égaux dans lordre du savoir. Ce rapport asymétrique ne justifie ni domination, ni humiliation, ni mépris, ni exercice arbitraire dune autorité. Le rôle des enseignants est de faire apprendre en négociant tout ce qui peut lêtre sans compromettre leurs propres droits et leur mission. Lécole ne peut fonctionner comme une cité politique à part entière, car elle nédicte pas ses propres lois, ne dégage pas ses propres ressources et se voit assigner des finalités décidées en dehors delle. Elle peut néanmoins développer une " culture citoyenne " en gérant de façon transparente et démocratique sa marge dautonomie.
Les enseignants comme passeurs culturels
Lidentité ne va pas sans inscription dans une histoire et une culture. Lécole nest pas un conservatoire, ni un lieu de pure transmission de la culture, elle doit organiser le dialogue entre lhéritage et les problèmes du temps présent. Aucun enseignant ne peut tout savoir, tout lire, sintéresser à tout. Plutôt quune érudition exhaustive, on peut en attendre une passion communicative pour certains aspects de lhistoire, des sciences, des arts et artisanats, des sports, des métiers, des manières de vivre qui constituent la culture de sa société. Passeurs culturels (Zakhartchouk, 1998), les enseignants entretiennent un rapport spécifique à la culture, ni simples consommateurs, ni véritables créateurs, mais médiateurs, incitateurs, amateurs attentifs et désireux de partager leurs découvertes
Les enseignants comme intellectuels
Il ny a pas de citoyenneté sans pensée autonome et critique. Si les enseignants ne se vivent pas eux-mêmes comme des intellectuels, comment favoriseraient-ils un rapport autonome et critique au savoir, aux valeurs, à la culture, à la réalité ? La culture du débat est au principe de la raison (Perrenoud, 2000 c).
Cela nexige pas un engagement politique précis, mais une implication dans le monde, qui peut se faire, par exemple, dans la vie associative, le mouvement humanitaire ou écologique, la vie de quartier ou la gestion des collectivités locales aussi bien que dans le secteur de léducation et de la culture. Ces diverses formes dengagement ne sont plus aujourdhui une caractéristique commune des enseignants. Ils ne sont plus des notables de village, leur engagement ne peut donc plus se payer dune reconnaissance symbolique par la communauté locale. Il importe donc de lui substituer des satisfactions professionnelles et personnelles.
Des valeurs fortes ne suffisent pas dans un monde mouvant et complexe. Il faut comprendre pour agir. Linsistance que lon met à valoriser à nouveau la socialisation ne devrait pas faire régresser les enjeux de savoir. Il importe plutôt de les connecter davantage à des pratiques sociales et de se soucier de leur mobilisation dans mille situations de lexistence, des plus métaphysiques aux plus utilitaires, dans la vie au travail comme ailleurs.
Tous les systèmes éducatifs vont dans ce sens. Sans tourner le dos aux savoirs disciplinaires, ils les veulent plus opératoires dans la vie quotidienne (familiale, associative, etc.), dans la cité et dans le travail. Il sagit de les mettre au service de compétences reliées à des pratiques sociales.
Les compétences sont des moyens de maîtriser, symboliquement et pratiquement, les situations de la vie. Elles nentrent donc nullement en conflit avec le développement de lautonomie et de la citoyenneté. Au contraire, elles en sont les fondements. A linverse, l'apprentissage de lautonomie et de la coopération autorise le sujet à se considérer comme un acteur, voire un auteur, et donc à sengager dans des projets qui appellent des compétences multiples et stimulent en contrepartie leur développement.
Si cette orientation dure plus quun feu de paille, elle aura des conséquences considérables pour les programmes et la formation des enseignants.
2.1 Des compétences préparant à des pratiques sociales
Contrairement à un préjugé répandu, une compétence peut sexercer dans lordre métaphysique aussi bien que pratique : un problème nest pas ipso facto terre-à-terre. De même, une compétence exige des savoirs, sans sy réduire. Enfin, les compétences à développer durant la formation fondamentale ne sont pas ipso facto calquées sur les besoins des entreprises, même si la notion de compétence est aujourdhui en vogue dans le monde du travail.
Mobiliser des savoirs pour faire face à des situations complexes
Concrète ou abstraite, commune ou spécialisée, daccès facile ou difficile, une compétence permet de faire face régulièrement et adéquatement à une famille de tâches et de situations, en faisant appel à des notions, des connaissances, des informations, des procédures, des méthodes, des techniques. Le Boterf assimile la compétence à un " savoir-mobiliser " :
Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats.Chaque jour, lexpérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. Lactualisation de ce que lon sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources ) est révélatrice du " passage " à la compétence. Celle-ci se réalise dans laction (Le Boterf, 1994, p. 16).
Si la compétence nest saisissable que dans laction, elle lui préexiste et exige à la fois des ressources et des moyens de les mobiliser :
La façon dont sopère cette mobilisation reste une énigme : le savoir-mobiliser est-il une compétence supplémentaire ? une méta-compétence ? un ensemble de schèmes spécifiques ? une expertise particulière ? la manifestation de lintelligence générale du sujet ?
Cette énigme a été souvent associée à une métaphore, celle du transfert de connaissances. Ce nest sans doute pas la plus féconde (Perrenoud, 2000 a), mais cest un langage familier. On parle en général du transfert pour déplorer quil ne fonctionne pas très bien : tel étudiant, qui maîtrisait une théorie à lexamen, se révèle incapable de sen servir en pratique. Pourquoi ? Parce quil na jamais été entraîné à le faire. On le sait aujourdhui : le transfert de connaissances nest pas automatique, il sacquiert par lexercice et une pratique réflexive, dans des situations qui donnent loccasion de décontextualiser et recontextualiser les savoirs acquis, de les mobiliser pour agir, de les transposer, de les combiner, dinventer une stratégie originale à partir de ressources qui ne la contiennent et ne la dictent pas.
La mobilisation, qui inclut le transfert, sentraîne dans des situations complexes, qui obligent à poser le problème avant de le résoudre, à repérer les connaissances pertinentes, à les réorganiser en fonction de la situation, à extrapoler ou combler les vides. Entre connaître la notion dintérêt et comprendre lévolution du taux hypothécaire, il y en un grand pas. Les exercices scolaires classiques permettent la consolidation de la notion et des algorithmes de calcul. Ils ne travaillent pas le transfert. Pour aller dans ce sens, il faudrait se placer dans des situations complexes : obligations, hypothèques, petit crédit, leasing. Il ne suffit pas de mettre ces mots dans les données dun problème de mathématique pour que ces notions soient comprises, encore moins pour que la mobilisation des connaissances soit exercée. Entre savoir ce quest un virus et se protéger raisonnablement des maladies virales, le pas nest pas moins grand. De même quentre connaître les lois de la physique et construire un radeau, faire voler un modèle réduit, isoler une maison ou poser correctement un interrupteur.
Le transfert est tout aussi défaillant lorsquil sagit de faire face à des situations où il importe de comprendre lenjeu dun vote (par exemple sur le génie génétique, le nucléaire, le déficit budgétaire ou les normes de pollution) ou dune décision financière ou juridique (par exemple en matière de naturalisation, régime matrimonial, fiscalité, épargne, héritage, augmentation de loyer, accès à la propriété, etc.).
Parfois, les connaissances de base font défaut, notamment dans le champ du droit ou de léconomie. Souvent, les notions fondamentales ont été étudiées à lécole, mais hors de tout contexte. Elles restent donc " lettres mortes ", telles des capitaux immobilisés faute de savoir les investir à bon escient. Cest pour cette raison - et non par déni des savoirs - quil importe de développer des compétences dès lécole, autrement dit de lier constamment les savoirs et leur mise en uvre dans des situations complexes. Cela vaut à lintérieur des disciplines aussi bien quau carrefour des disciplines. On élargit lancienne problématique du transfert de connaissances, en insistant sur leur intégration, leur orchestration et leur usage en situation complexe (Perrenoud, 1997 a, 2000 a et b). Cela ne va pas sans vifs débats, ni malentendus.
Les compétences ne tournent pas le dos aux savoirs
À ceux qui prétendent que lécole doit développer des compétences, les sceptiques opposent une objection classique : nest-ce pas au détriment des savoirs ? Ne risque-t-on pas de les réduire à la portion congrue, alors que la mission de lécole est dabord dinstruire, de transmettre des connaissances ?
En fait, la plupart des compétences sont fondées sur des savoirs, des savoirs savants aussi bien que de savoirs experts, professionnels ou praticiens, ou encore des savoirs dexpérience, privés et faiblement codifiés. Toute opposition de principe entre savoirs et compétences est donc injustifiée, parce que la plupart des compétences mobilisent certains savoirs. Développer des compétences namène donc aucunement à " tourner le dos aux savoirs ", bien au contraire (Perrenoud, 1999 c).
Mais il est vrai en revanche :
Le véritable débat devrait porter sur les finalités prioritaires de lécole et sur les équilibres à respecter, dans la rédaction et la mise en uvre des programmes, entre laccumulation de savoirs et lexercice de leur mise en uvre.
Compétences et utilitarisme : un faux débat
Pour certains, la notion de compétence renvoie à des pratiques du quotidien, qui ne mobilisent que des savoirs de sens commun, des savoirs dexpérience. Ils en concluent que développer des compétences dès lécole nuirait à lacquisition des savoirs disciplinaires quelle seule a vocation de transmettre de façon méthodique.
Une telle caricature de la notion de compétence permet dironiser à bon compte, en disant quon ne va pas à lécole pour apprendre à passer une petite annonce, choisir un itinéraire de vacances, diagnostiquer une rougeole, remplir sa déclaration dimpôts, comprendre un contrat, rédiger une lettre, faire des mots croisés ou calculer un budget familial. Ou encore à obtenir des informations par téléphone, trouver son chemin dans une ville, repeindre sa cuisine, réparer une bicyclette ou se débrouiller pour utiliser une monnaie étrangère.
On pourrait répondre quil sagit ici de vulgaires " savoir-faire ", à distinguer de véritables compétences. Cette argumentation ne serait pas très solide : on ne peut pas réserver les savoir-faire au quotidien et les compétences aux tâches nobles. Dailleurs, les compétences requises pour se débrouiller dans la vie quotidienne ne sont pas méprisables. Une partie des adultes, même parmi ceux qui ont suivi une scolarité de base complète, restent bien démunis devant les technologies et les règles dont dépend leur vie quotidienne. Sans limiter le rôle de lécole à des apprentissages aussi utilitaires, on peut se demander : à quoi bon scolariser chacun durant dix à quinze ans de sa vie sil reste démuni devant un contrat dassurance ou une notice pharmaceutique ?
De plus, les compétences évoquées ne sont pas sans rapport avec les programmes scolaires et les savoirs disciplinaires ; elles exigent des notions et des connaissances de mathématique, de géographie, de biologie, de physique, déconomie, de psychologie ; elles supposent une maîtrise de la langue et des opérations mathématiques de base ; elle font appel à une forme de culture générale qui sacquiert aussi à lécole. Même lorsque la scolarité nest pas organisée pour développer de telles compétences, elle permet au moins de sapproprier certaines des connaissances nécessaires. Une part des compétences qui se développent hors de lécole font appel à des savoirs scolaires de base (la notion de carte, de monnaie, dangle droit, dintérêt, de journal, ditinéraire, etc.) et aux savoir-faire fondamentaux (lire, écrire, compter). Il ny a donc pas de contradiction fatale entre les programmes scolaires et les compétences les plus utilitaires.
Enfin et surtout, ces dernières népuisent pas la gamme des compétences humaines ; la notion de compétence renvoie à des situations dans lesquelles il faut prendre des décisions et résoudre des problèmes. Pourquoi limiterait-on les décisions et les problèmes, soit à la sphère professionnelle, soit à la vie quotidienne ? Il faut des compétences pour choisir la meilleure traduction dun texte latin, poser et résoudre un problème à laide dun système déquations à plusieurs inconnues, vérifier le principe dArchimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses dune révolution ou calculer la date de la prochaine éclipse de Soleil.
Revisiter la transposition didactique
Si lon pense que la formation de compétences ne va pas de soi et quelle relève en partie de la scolarité de base, il reste à décider lesquelles elle devrait développer en priorité. Nul ne prétend que tout savoir doit être appris à lécole. Une bonne partie des savoirs humains sont acquis par dautres voies. Pourquoi en irait-il autrement des compétences ? Dire quil appartient à lécole de développer des compétences ne revient pas à lui en confier le monopole.
Lesquelles doit-elle privilégier ? Celles qui mobilisent fortement les savoirs scolaires et disciplinaires traditionnels, diront immédiatement ceux qui veulent que rien ne change, sauf les apparences. Dans certains pays, on sest contenté de reformuler les programmes traditionnels en mettant un verbe daction devant les connaissances disciplinaires. Là où on lisait " enseigner le théorème de Pythagore ", on lit maintenant " se servir du théorème de Pythagore pour résoudre des problèmes de géométrie ". Pour aller au-delà de ce tour de passe-passe, il est indispensable dexplorer les rapports entre compétences et programmes scolaires actuels.
Pour élaborer un " socle de compétences ", il ne suffit pas de nommer une commission de rédaction. La description des compétences à construire devrait partir de lanalyse des situations et des pratiques et en dériver des connaissances. On va trop vite, dans tous les pays, on se lance dans la rédaction de programmes sans prendre le temps dobserver les pratiques sociales, didentifier les situations auxquelles les gens ordinaires sont et seront vraiment confrontés. Que sait-on véritablement des compétences dont ont besoin, au quotidien, les chômeurs, les immigrants, les handicapés, les mères célibataires, les dissidents, les jeunes des banlieues ?
Si le système éducatif ne prend pas le temps de reconstruire la transposition didactique, il ne questionnera pas les finalités de lécole, il se contentera de verser des contenus anciens dans un nouveau contenant.
En formation professionnelle, on établit un référentiel métier en analysant les situations de travail, puis on élabore un référentiel de compétences, qui fixe les objectifs de la formation. Rien de tel pour la formation générale.
Cest pourquoi, sous couvert de compétences, on met souvent laccent sur des capacités sans contexte. Résultat : on sauvegarde lessentiel des savoirs nécessaires aux études longues, les lobbies disciplinaires sont satisfaits.
Revisiter les raisons de faire savoir
Tout choix cohérent a son revers : le développement de compétences dès lécole implique un allégement des programmes notionnels, aux fins de dégager le temps requis pour exercer le transfert et entraîner la mobilisation des savoirs. Il importe de scruter sans complaisance les " raisons de savoir et de faire savoir " (Perrenoud, 1999 b).
Or, cela ne va pas de soi. La scolarité fonctionne actuellement sur la base dune sorte de " division du travail " : à lécole de fournir les ressources (savoirs et savoir-faire de base), à la vie ou aux filières de formation professionnelle de développer des compétences. Lécole a toujours souhaité que les apprentissages quon y fait soient utiles, mais il lui arrive souvent de perdre de vue cette ambition globale, de se laisser prendre dans une logique daddition de savoirs, en faisant lhypothèse optimiste quils finiront bien par servir à quelque chose. Développer des compétences dès lécole nest pas une nouvelle mode, mais un retour aux sources, aux raisons dêtre de linstitution scolaire.
Faut-il vraiment quà lécole obligatoire on apprenne le maximum de mathématique, de physique, de biologie pour que les programmes post obligatoires puissent aller encore plus loin ? Alléger les programmes et travailler un nombre plus limité de notions disciplinaires, pour entraîner leur mise en uvre, ne nuirait guère à ceux qui feront des études spécialisées dans les domaines correspondants, mais donnerait de meilleures chances à tous les autres. Non seulement à ceux qui quitteront lécole à quinze ans, dont le nombre diminue dans les sociétés développées, mais à ceux qui, avec un doctorat dhistoire, ne comprennent rien au nucléaire, alors que les ingénieurs de même niveau restent aussi perplexes devant les évolutions culturelles et politiques de la planète.
La question est aussi vieille que lécole : pour qui sont fait les programmes ? Comme toujours, les favorisés voudront lêtre encore plus et donner à leurs enfants, promis aux études longues, de meilleures chances dans la sélection. Hélas, ce sera au détriment de ceux pour lesquels lécole ne joue pas aujourdhui son rôle essentiel : donner des outils pour maîtriser sa vie et comprendre le monde.
Une partie des savoirs disciplinaires enseignés à lécole hors de tout contexte daction seront sans doute, au bout du compte, mobilisés pas des compétences. Ou plus exactement, ils serviront de base à des approfondissements ciblés dans le cadre de certaines formations professionnelles. Le pilote étendra ses connaissances géographiques et technologiques, linfirmière ses connaissances biologiques, le technicien ses connaissances physiques, la laborantine ses connaissances chimiques, le guide ses connaissances historiques, le gestionnaire ses connaissances commerciales, etc. De même, professeurs et chercheurs développeront des connaissances dans la discipline quils ont choisi denseigner ou dapprofondir. Les langues et les mathématiques seront utiles dans de nombreux métiers. On peut donc dire que les compétences sont un horizon, notamment pour ceux qui sorienteront vers des métiers scientifiques et techniques, se serviront des langues dans leur profession ou feront de la recherche.
Fort bien. Mais en dehors de ces usages professionnels limités à une ou deux disciplines de base, aux mathématiques et aux langues, à quoi leur serviront les autres connaissances accumulées durant leur scolarité, sils nont pas appris à sen servir pour résoudre des problèmes ?
On peut répondre que lécole est un endroit où tous accumulent les connaissances dont certains auront besoin plus tard, en fonction de leur orientation. Pour faire bonne mesure, on évoquera la culture générale dont nul ne doit être exclu et la nécessité de donner à chacun des chances de devenir ingénieur, médecin ou historien. Au nom de cette " ouverture ", on condamne le plus grand nombre à acquérir à perte de vue des savoirs " pour si jamais ".
En soi, ce ne serait pas dramatique, encore que cette accumulation de savoirs se paie en années de vie passées sur les bancs dune école. Lennui, cest quen assimilant intensivement autant de savoirs, beaucoup délèves nont pas le temps dapprendre à sen servir, alors même quils en auraient diablement besoin plus tard, dans la vie quotidienne, familiale, associative, professionnelle, politique. Ainsi, ceux qui auront étudié la biologie à lécole obligatoire resteront exposés à la transmission du SIDA. Ceux qui ont étudié la physique sans aller au-delà de lécole ne comprendront toujours rien aux technologies qui les environnent. Ceux qui ont étudié la géographie peineront encore à lire une carte ou à situer lAfghanistan, ceux qui ont appris la géométrie ne sauront pas davantage dessiner un plan à léchelle, ceux qui ont passé des heures à apprendre des langues demeureront incapables dindiquer son chemin à un touriste étranger.
Laccumulation de savoirs décontextualisés ne profite véritablement quà ceux qui auront le privilège de les approfondir durant des études longues ou une formation professionnelle, de contextualiser certains dentre eux et de sentraîner à sen servir pour résoudre des problèmes et prendre des décisions. Cest cette fatalité que lapproche par compétences met en question, au nom des intérêts du plus grand nombre.
Transformer le rapport au savoir et les pratiques pédagogiques
Lapproche par compétences heurte le rapport au savoir dune partie des professeurs. Elle exige aussi une évolution sensible des pédagogies et des modes dévaluation. Construire des compétences dès le début de la scolarité néloigne pas - si lon dépasse les malentendus et les jugements à lemporte-pièce - des finalités fondamentales de lécole, bien au contraire. En revanche, cela passe par une transformation importante de son fonctionnement.
On portera dans ce cadre une attention prioritaire à ceux qui napprennent pas tout seuls ! Les jeunes qui réussissent des études longues accumulent des savoirs et construisent en même temps des compétences. Ce nest pas poux eux quil faut changer lécole, mais pour ceux qui, aujourdhui encore, en sortent dépourvus des compétences indispensables pour vivre à la fin du XXe siècle.
La trilogie des savoir-faire - lire, écrire, compter - qui a fondé la scolarité obligatoire au XIXe siècle nest plus à la hauteur des exigences de notre époque. Lapproche par compétences cherche simplement à lactualiser.
2.2. Un enseignant constructiviste
Lapproche par compétences change le métier délève et plus encore le métier denseignant, puisquelle incite à considérer les savoirs comme des ressources à mobiliser ; à travailler régulièrement par problèmes ; à créer ou utiliser dautres moyens denseignement ; à négocier et conduire des projets avec ses élèves ; à adopter une planification souple et indicative, improviser ; à mettre en place et expliciter un nouveau contrat didactique ; à pratiquer une évaluation formatrice, en situation de travail ; à aller vers un moindre cloisonnement disciplinaire (Perrenoud, 1997 a).
On peut aussi, à propos de lenseignant de lavenir, reprendre les dix familles de compétences professionnelles énumérées et commentées ailleurs : 1. organiser et animer des situations dapprentissage ; 2. gérer la progression des apprentissages ; 3. concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation ; 4. impliquer les élèves dans leurs apprentissages et leur travail ; 5. travailler en équipe ; 6. participer à la gestion de lécole ; 7. informer et impliquer les parents ; 8. se servir des technologies nouvelles ; 9. affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession ; 10. gérer sa propre formation continue (Perrenoud, 1999 a).
Sans reprendre ici ces inventaires plus méthodiques, je men tiendrai à quelques aspects essentiels : une école qui prétend préparer les jeunes à affronter la complexité du monde grâce à leurs compétences sera portée à privilégier une figure des enseignants comme artisans dune pédagogie constructiviste, garants du sens des savoirs, organisateurs de situations dapprentissage, chefs de projets, experts en évaluation formative, gestionnaires de lhétérogénéité et régulateurs de parcours de formation.
Les enseignants comme artisans dune pédagogie constructiviste
Cest lélève qui apprend, les enseignants ne peuvent que ly aider. Et ils laideront dautant mieux quils considéreront lacquisition de savoirs nouveaux non comme une simple mémorisation, mais comme une construction mentale complexe. Ces idées sont aussi anciennes que les " pédagogies nouvelles ", mais elles se traduisent aujourdhui en démarches constructivistes de plus en plus précises (Bassis, 1998 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996 ; Groupe français déducation nouvelle, 1996 ; Jonnaert et Vander Borght, 1999 ; Vellas, 1996, 1999, 2000).
Les enseignants comme garants du sens des savoirs
Jévoquerai ici cet autre dessin de Bill Waterson. Cela se passe en classe :
- - La maîtresse : " Si vous navez plus de questions, on continue. "
- - Calvin, qui lève la main : " Jai une question. "
- - La maîtresse " Oui, Calvin, jécoute. "
- - Calvin (très sérieux) : " A quoi sert lexistence humaine ? "
- - La maîtresse " Je voulais dire une question en rapport avec le sujet "
- - Calvin, étonné : " Oh ".
- Puis, dépité, il se dit à lui-même : " Franchement, jaurais voulu avoir la réponse avant de gaspiller plus dénergie sur ces foutaises. "
Aussi longtemps que les enseignants refuseront les questions en dehors du sujet, seuls les élèves qui ont les moyens de construire eux-mêmes du sens investiront dans les tâches scolaires (Perrenoud, 1994).
Les enseignants comme organisateurs de situations dapprentissage
Si enseigner, cest faire apprendre, les enseignants ont pour tâche première dorganiser et danimer des situations et des activités favorables aux apprentissages, ni plus, ni moins. Ils deviennent inventeurs, puis animateurs et gestionnaires, de dispositifs et de situations de formation. Ils savent donc travailler par situations-problèmes, recherches, études de cas, problèmes ouverts, ce qui exige une formation didactique assez pointue pour être capable de comprendre les raisonnements, les stratégies, les erreurs des élèves et dapporter les régulations nécessaires.
Les enseignants comme chefs de projets
On napprend à mobiliser ses acquis quen les mobilisant. Non pas sans réfléchir : il convient au contraire danticiper avant laction autant que de lanalyser dans laprès-coup. Mais on ne développera le transfert et la mobilisation des ressources en imaginant que la gestion de situations complexes est réductible à lapplication de savoirs procéduraux et en se bornant donc à ajouter des enseignements méthodologiques aux enseignements théoriques.
Développer des compétences, cest créer des espaces-temps de formation dans lesquels lenjeu nest pas de construire de nouveaux savoirs ou de nouvelles capacités, mais dapprendre à se servir de ces acquis pour faire face à des situations nouvelles, singulières, très éloignées des exercices scolaires traditionnels.
Les démarches de projet et de résolution de problèmes ouverts sont alors les plus fécondes. Dans ce cadre, les enseignants jouent le rôle danimateurs et de coach plus que de professeurs.
Les enseignants comme experts en évaluation formative
On ne formera des compétences dans la scolarité de base que si lon exige des compétences au moment de la certification. Lévaluation est le vrai programme, elle indique " ce qui compte ". Il faut donc évaluer des compétences, sérieusement.
Mais cela ne saurait se faire par des tests papier-crayon. On peut sinspirer des principes de lévaluation authentique élaborés par Wiggins (1989). Par exemple :
Lévaluation formative devient le cur des pratiques évaluatives, orientée vers la régulation continue des apprentissages plutôt que vers le classement des élèves (Perrenoud, 1998 a),
Plutôt que dinvestir dans des " cathédrales didactiques ", les enseignants daujourdhui doivent construire des stratégies denseignement qui misent sur des situations didactiques bien pensées, porteuses de sens, mais en sachant quil conviendra surtout de les ajuster en permanence, pour tenir compte de la réalité, du niveau, des réactions des élèves, des conditions de travail, du temps qui reste. Doù limportance de maîtriser une palette de concepts et doutils dévaluation formative et de régulation.
Les enseignants comme gestionnaire de lhétérogénéité
Les systèmes éducatifs ne promettent plus lhomogénéité des classes, même au niveau du lycée. Si lon renonce à exclure les élèves dun cursus à leurs premières difficultés dapprentissage ou à les reléguer dans des filières moins exigeantes, on sexpose évidemment à devoir travailler avec des classes composées délèves différents, par leur niveau, leur projet personnel, leur rapport au savoir, leur adhésion à lintention de les instruire.
Même si cest pour de bonnes raisons, liées à la démocratisation lente des études, le travail des professeurs est de plus en plus difficile, surtout pour ceux qui avaient rêvé de donner de brillants cours magistraux à des élèves attentifs, coopératifs et désireux dapprendre.
Cest pourquoi le traitement des différences en vue dune égalité des acquis devrait désormais être au cur du métier denseignant. La pédagogie différenciée devrait se confondre avec la pédagogie tout court, sans rien céder sur les objectifs essentiels de formation (Perrenoud, 1997).
Les enseignants comme régulateurs de parcours de formation
Les compétences se construisent dans la durée, au gré de parcours inévitablement individualisés, avec des temps morts et des avancées spectaculaire.
Ce travail de régulation sopère en cours dannée scolaire, mais il doit sétendre à la progression dans le cursus. Dans divers systèmes, on substitue des cycles pluriannuels aux degrés annuels et assez naturellement, on fixe à ces cycles des objectifs formulés en termes de compétences ou plus justement détapes importantes dans la construction de compétences.
Le fonctionnement en cycles permet une plus grande diversification des rythmes, des parcours et des prises en charge. Il exige que les enseignants apprennent à piloter des parcours de formation pluriannuels, en général en équipe et à négocier une organisation du travail plus complexe (Perrenoud, 2000 d).
Il ne suffit pas dénoncer de nouvelles attentes, toujours plus pointues. Il faut que les politiques et les structures de léducation en créent les conditions. Les compétences nouvelles attendues des enseignants exigent un fort ajustement des formations initiale et continue, et plus globalement une évolution du métier denseignant dans le sens :
Cela suppose des établissements scolaires plus autonomes, qui définissent leur propre projet, tout en rendant des comptes.
Cela suppose aussi que la formation des enseignants soriente dans le même sens et soit en accord tant avec les finalités de lécole et le curriculum de la formation fondamentale quavec les orientations vers la pratique réflexive, la coopération et la professionnalisation.
Bassis, O. (1998) Se construire dans le savoir, à lécole, en formation dadultes, Paris, ESF.
Castells, M. (1998) Lère de linformation, tome I, La société en réseaux, Paris, Fayard,
Castells, M. (1999) Lère de linformation, tome II, Le pouvoir de lidentité, Paris, Fayard,
Castells, M. (1999) Lère de linformation, tome III, Fin de millénaire, Paris, Fayard,
De Vecchi, G. et Carmona-Magnaldi, N. (1996) Faire construire des savoirs, Paris, Hachette
Jonnaert, Ph. et Vander Borght, C. (1999) Créer des conditions dapprentissage. Un cadre de référence constructiviste pour une formation didactique des enseignants, Bruxelles, De Boeck.
Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions dorganisation.
Le Boterf, G. (1997) De la compétence à la navigation professionnelle, Paris, Les Editions dorganisation.
Meirieu, Ph. et Guiraud, M. (1997) Lécole ou la guerre civile, Paris, Plon.
Perrenoud, Ph. (1994) Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF (3e éd. 1996).
Perrenoud, Ph. (1997 a) Construire des compétences dès lécole, Paris, ESF (2e éd.1998).
Perrenoud, Ph. (1997 b) Pédagogie différenciée : des intentions à laction, Paris, ESF (2e éd.2000).
Perrenoud, Ph. (1998 a) Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.
Perrenoud, Ph. (1998 b) La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences, Revue des sciences de léducation (Montréal), Vol. XXIV, n° 3, pp. 487-514.
Perrenoud, Ph. (1999 a) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1999 b) Raisons de savoir, Vie Pédagogique, n° 113, novembre-décembre, pp. 5-8.
Perrenoud, Ph. (1999 c) Construire des compétences, est-ce tourner le dos aux savoirs ?, Pédagogie Collégiale (Québec) Vol. 12, n° 3, mars, pp. 14-22.
Perrenoud, Ph. (2000 a) Dune métaphore lautre : transférer ou mobiliser ses connaissances ?, in Dolz, J. et Ollagnier, E. (dir.) Lénigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, pp. 45-60.
Perrenoud, Ph. (2000 b) Lécole saisie par les compétences, in Bosman, C., Gerard, F.-M. et Roegiers, X. (dir.) Quel avenir pour les compétences ?, Bruxelles. De Boeck, pp. 21-41.
Perrenoud, Ph. (2000 c) Le débat et la raison, in Marsolais, A. et Brossard, L. (dir.) Non-violence et citoyenneté. Un " vivre-ensemble " qui sapprend, Ste-Foy (Québec), Multimondes, pp. 181-193.
Perrenoud, Ph. (2000 d) De la gestion de classe à lorganisation du travail dans un cycle dapprentissage, in Revue des sciences de léducation (Montréal), Vol. XXV, n° 3, pp. 533-570.
Vellas, E. (1996) Donner du sens aux savoirs à lécole : pas si simple !, in Groupe français déducation nouvelle, Construire ses savoirs, Construire sa citoyenneté. De lécole à la cité, Lyon, Chronique sociale, pp. 12-26.
Vellas, E. (1999) Une gestion du travail scolaire orientée par une conception " auto-socio-constructiviste " de lapprentissage, in Barbosa, M. (dir) Ohlare sobre Educação, Autonomia e Cidadania, Universidae do Minho, Centro de Estudos em Educação e Psicologia, pp. 143-184
Vellas, E. (2000) Une gestion du travail scolaire orientée par une conception " auto-socio-constructiviste " de lapprentissage, in Nault, Th. et Fijalkow, J. (dir.) Lorganisation de la classe, Bruxelles, De Boeck, sous presse.
Wiggins, G. (1989) À true test : Toward more authentic and equitable assessment, Phi Delta Kappa, 70, pp. 703-714.
Wiggins, G. (1989) Teaching to the (authentic) test, Educational Leadership, 46, n° 7, pp. 41-47.
Zakhartchouk, M. (1998) Lenseignant, un passeur culturel, Paris, ESF.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2000/2000_24.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2000/2000_24.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l'accord écrit de l'auteur et d'un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l'intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |