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à Québec le 10 octobre 2000. |
Du curriculum aux pratiques : question
dadhésion, dénergie ou de
compétence ?
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2000
I. Une critique constructiveII. Poursuivre le débat de fond
Quelles compétences professionnelles nouvelles ou plus pointues les enseignants devraient-ils développer pour mettre en uvre le Programme de formation de lécole québécoise dans sa version de juin 2000 ? Sagit-il de lamorce dune modification en profondeur du rôle des enseignants ? Si oui, quelles conséquences doit-on en tirer ?
Telles sont les questions qui mont été proposées et que je vais tenter de traiter. Non sans prendre dabord trois précautions.
1. Je ne suis pas lauteur de ce programme et je nai pas été impliqué dans sa conception et sa construction, si ce nest à travers deux brèves rencontres de travail avec léquipe du ministère, fin 1998 et fin 1999. Examiner ses implications pour les enseignants et leurs compétences ne revient pas à prendre position sur le bien-fondé de ce programme. On ne ma pas demandé de le juger. Il est pourtant difficile de dissocier entièrement les deux aspects. Je dirai donc quelques mots sur les orientations générales du programme des programmes et du programme de formation tels que je les comprends et les apprécie.
2. Pour traiter sérieusement de la question, il faudrait être familier des pratiques actuelles des enseignants québécois, avoir une idée précise de leurs compétences et connaître les programmes jusqualors en vigueur, sur le papier et dans la réalité des classe québécoises, de sorte à mesurer le chemin à parcourir. Je ne dispose pas de tous ces éléments, je viens dun autre continent, dun autre système éducatif. Je ne peux donc véritablement répondre à la question dans le contexte du Québec. Je me bornerai donc à ouvrir des pistes, éventuellement à provoquer le débat.
3. On ne peut se limiter à la question des compétences, car on ne saurait tenir pour acquis ni ladhésion des enseignants au nouveau programme, ni leur investissement pour faire réussir la mise en uvre.
Lorsquun nouveau programme est adopté, ne serait-il pas opportun den prendre acte et de se concentrer sur la réussite de sa mise en uvre ? Quel bénéfice les cadres et les enseignants pourraient-ils retirer dune critique intervenant lorsque les choses sont jouées et que leur tâche, bon gré mal gré, est dappliquer des textes qui ont désormais force de loi ?
Si jestimais que le nouveau programme québécois est indéfendable, je ne consacrerai pas cinq minutes à réfléchir à sa mise en uvre. Si jentre en matière, cest donc quil me paraît aller dans le bon sens. Il plaide pour une cohérence tout au long du cursus, de léducation préscolaire au collégial. Il est associé à lintroduction de cycles dapprentissage pluriannuels. Il prend parti pour une évaluation formative et une pédagogie différenciée. Et il se soucie du sens des apprentissages et de leur réinvestissement dans des situations de la vie, fondements de lapproche par compétences. Autant de choix dont je ne saurais me désolidariser.
Ce nest pas une raison pour afficher une totale adhésion. Certes, je défends depuis quelques années une approche par compétences. Cela ne mincline pas à soutenir inconditionnellement tout curriculum qui sen réclame. Je crains au contraire que les systèmes éducatifs qui se hâtent de récrire leurs programmes dans ce sens naient pas pris le temps daller au bout de la réflexion et ne contribuent à conforter les adversaires de lapproche par compétences dans leur combat. On pourrait, de façon générale, reprocher aux gouvernements des pays développés de multiplier les réformes scolaires en semparant trop vite de bonnes idées qui, du coup, ne constituent pas un progrès.
On peut sans doute formuler des réserves sur la stratégie de changement : un calendrier trop serré, un partenariat au départ insuffisant avec la recherche en éducation et les universités qui forment les enseignants, une conception des cycles encore inachevée. Jai développé quelques-uns de ces thèmes en 1998 à Québec dans une conférence intitulée " Lécole saisie par les compétences ", publiée depuis (Perrenoud, 2000). Je me limiterai ici au programme proprement dit et plus particulièrement à ses orientations générales, à ses options conceptuelles. Je ne puis en effet juger du bien-fondé des contenus proprement dits, ni de la pertinence didactique de leur découpage par cycles de deux ans.
Mes réserves principales portent sur dix points :
- Zones d'ombre dans la conception des compétences.
- La confusion entre compétences et capacités.
- La question des poupées russes.
- Les compétences transversales.
- Le rapport connaissances-compétences.
- Le sort incertain des autres objectifs.
- L'ambiguïté des domaines d'expérience de vie.
- La référence trop rapide au socio-constructivisme
- Le risque d'une hypertrophie prescriptive.
- Le déni des incertitudes.
Reprenons rapidement ces divers points. Chacun mériterait de plus amples développement, mais ce nest pas ici mon propos principal.
Zones dombre dans la conception des compétences
Lorsquon organise un programme autour de la notion de compétence, ne faudrait-il pas en dire un peu plus ? Le texte propose une définition :
En ce qui concerne la compétence, la définition retenue dans le Programme de formation est la suivante : un savoir-agir fondé sur la mobilisation et lutilisation efficace dun ensemble de ressources. Cette définition plutôt générale renferme quelques caractéristiques importantes liées à la notion de compétence. Lexpression " savoir-agir " permet de distinguer la compétence du savoir-faire, plus limité dans sa portée et davantage associé à lobjet de son exercice. Parce quelle renvoie à un savoir-agir, la compétence est indissociable des contextes dans lesquels elle est appelée à se manifester et des situations dont elle permet la maîtrise. De même, puisquelle repose sur la mobilisation de ressources, les connaissances dont on vise lacquisition doivent nécessairement être liées à leur usage et nacquièrent le statut de ressources que dans la mesure où lélève peut les mobiliser dans des situations où leur utilisation savère pertinente. De plus, parce que la compétence repose sur lutilisation efficace dun ensemble de ressources, elle nécessite une sélection et une organisation de ces ressources en fonction des situations dans lesquelles elles sont mobilisées. Enfin, elle est complexe, cest-à-dire quelle ne peut se réduire à une addition de composantes, et évolutive, en ce sens que son enrichissement peut se poursuivre tout au long du cursus scolaire même et au-delà de celui-ci.
Cette définition est parfaitement en accord avec celle de Le Boterf (1994). On se trouve alors loin du sens commun, puisquil faut conceptualiser la compétence comme un processus de mobilisation de ressources cognitives variées pour faire face à une situation. La notion de situation prend donc une grande importance et suscite un débat essentiel sur les familles de situations, autrement dit sur les analogies de structure qui permettent de faire face à diverses situations avec la même compétence. Comme les notions de " compétence " et de " situation " sont les clés de voûte du programme, on peut regretter quelles soient introduites de façon aussi rapide et abstraite, sachant que tout malentendu ou refus dadhésion à ce niveau pervertira la lecture des programmes proprement dits.
De même, on passe comme chat sur braise sur la distinction &endash; peu courante - entre " savoir-faire " et " savoir-agir ", en la réduisant à une question de " portée ". Enfin le rapport entre transfert et compétence nest pas explicitement abordé. Sagit-il, comme je le crois, de deux métaphores pour évoquer la mobilisation de ressources (Perrenoud, 2000 a) ? Le transfert est-il une facette de la mobilisation ? Ou faut-il parler de " transfert de compétences ", désignant de la sorte un niveau supérieur dapprentissage ? Ces questions nont aucune réponse simple et consensuelle, mais les ignorer est la plus sûre façon de les laisser venir parasiter la mise en uvre du programme, du moins pour ceux qui ont besoin de concepts clairs ou dincertitudes repérées.
La confusion entre compétences et capacités
La distinction nest pas évidente. Elle varie selon les auteurs. Certains nen font aucune. Certains nomment habiletés ou savoir-faire ce que jappelle capacités.
Quel que soit le vocabulaire quon emploie, mieux vaudrait traiter ouvertement, dune manière ou dune autre, du problème de la contextualisation des opérations. En effet, un " savoir-agir " se réfère à une action ou opération plus ou moins complexe. Or, certaines opérations font référence à un contexte extrêmement vague ; lénoncé de la compétence est compatible avec une immense variété de situations ; ainsi, " savoir interagir oralement " désigne toutes les situations de communication humaine. À lautre extrême, " savoir convaincre quelquun qui vous a attendu longtemps quon avait une bonne raison dêtre une nouvelle fois en retard " se réfère à une situation de communication plus précise, dans laquelle les enjeux sont identifiés ; on pourrait la particulariser encore, par exemple en précisant sil faut excuser un retard au travail, à un repas de famille, une audience, un rendez-vous damour ou daffaire
Peut-on parler de compétences quelque que soit le degré de décomposition et de contextualisation des savoir-agir ? Ce nest pas interdit, mais alors, nous manquerons de mots pour faire les distinctions qui simposent.
Jai proposé récemment (Perrenoud, 2000 c) :
Dans le premier cas, on identifie et on exerce un nombre limité dopérations intellectuelles de base, qui ne suffisent pas, prises isolément, pour gérer globalement une situation complexe, mais sont des moyens, indispensables.
Dans le second cas, on a affaire à un nombre beaucoup plus élevé - potentiellement sans limites - de familles de situations auxquelles lacteur est censé faire face globalement, en mobilisant toutes les ressources nécessaires et en parvenant à les orchestrer dans un contexte concret et en référence à des pratiques sociales.
Dans cette perspective, les capacités ne seraient que des ressources, mises comme les connaissances ou les informations, au service de compétences qui, elles seules, permettraient de faire face à des situations. Par exemple, " savoir soustraire " est une capacité qui, à elle seule, ne répond à aucune situation. En revanche, pour faire un achat, une personne a besoin de savoir vérifier la monnaie quon lui rend lorsquelle règle son achat, alors quelle na pas de machine à calculer, que dautres clients gens attendent leur tour et que ce calcul vise à obtenir une correction immédiate en cas derreur. Il ne suffit pas de savoir soustraire, il faut mobiliser cette capacité et de nombreuses autres pour gérer une situation sociale complexe, en conciliant ses propres intérêts, son amour-propre, la susceptibilité et limpatience du vendeur, lattente des autres clients, le souci de ne pas paraître ridicule, lenvie de ne pas être roulé ou victime dune erreur, le dilemme à gérer si lon reçoit plus quon ne mérite, la difficulté dinterpréter ce que signifierait un rendu insuffisant (erreur involontaire ou intention malhonnête ?) et de savoir que faire On voit bien que lopération mathématique de soustraction, dès lors quelle est mobilisée dans une transaction sociale, sarticule à dautres capacités, dautres connaissances. Si bien quapprendre à gérer des dettes (comme créancier ou débiteur) est un apprentissage beaucoup plus large quapprendre à soustraire un nombre dun autre
Le programme de formation québécois prétend définir des compétences, mais énumère surtout, selon ma définition de ces concepts, des capacités. Je nignore pas que la notions de capacité était présente dans les projets antérieurs et quelle a été retirée en fonction des critiques. Quel que soit le vocabulaire quon adopte, une chose est sûre : le nouveau programme désigne des actions ou opérations très faiblement contextualisées, comme " résoudre des situations-problèmes " (en mathématique) ou " écrire des textes variés " (en français langue denseignement). La déclinaison de ces actions ou opérations en plusieurs " composantes " ne précise en aucune manière les contextes !
On peut comprendre ce choix. Les " savoir-agir " les moins contextualisés présentent limmense avantage de rejoindre les contenus classiques des disciplines et de pouvoir être travaillés et évalués séparément, dans des contextes scolaires stylisés, qui se bornent éventuellement à évoquer des situations de la vie.
Ce nest pas parce quon ajoute quelques éléments de contextualisation que lon travaille ipso facto la maîtrise dune situation ! On connaît ces exercices de mathématique qui feignent de reconstituer la vraie vie " Marie va au marché, elle achète douze ufs et un melon et paie 5.50 $ en tout. Sachant que le melon coûte 2.50 $, combien coûte un uf ? " Ce faux habillage réaliste ne constitue par une situation, mais un décor. Travailler les capacités de la sorte est peut-être plus intéressant que de le faire sur des données désincarnées, mais cela laisse en suspens la question de leur mobilisation face à de réelles situations complexes.
La capacité de soustraire ou de diviser nest quune ressource. Une fois acquise, il reste à savoir la mobiliser pour faire face à dautres situations qu'une série de soustractions. En effet, les capacités, même si elle sous-tendent des opérations mentales, et semblent du coup plus proches de laction, ne sont pas plus spontanément mobilisables ou transférables que le concept dangle droit ou la connaissance du nombre pi. Pour apprendre à mobiliser des capacités, il faut, comme pour les notions et les connaissances, être confronté maintes fois à des situations complexes, non à des exercices mathématiques prenant les allures du concret.
Il me semble que tous les programmes qui se réclament des compétences au niveau des principes font du concept de situation un usage abstrait et rhétorique, avant de proposer des listes de capacités sans contextes identifiables. Ce faisant, un ministère se simplifie la vie, il modernise plus vite les textes, mais il renonce à une véritable approche par compétences, au profit dun rééquilibrage des programmes en faveur des capacités. Sans doute en va-t-il ainsi parce que lon ne sait pas encore, en formation générale, se référer à de véritables situations. Sans doute sont-elles trop nombreuses, difficiles à classer, trop marquées idéologiquement.
Or, si les situations sévanouissent (avec les pratiques sociales) dans lénoncé des objectifs de formation, il est douteux quon les retrouve comme par miracle dans le choix de " contextes dapprentissage " que font les enseignants.
La question des poupées russes
Lorsquon se préoccupe de conceptualiser des " savoir-agir " et de les développer à lécole, on se trouve confronté à un problème difficile, celui de la décomposition des opérations et actions décrites. Ainsi, construire un texte écrit, cest notamment (mais pas exclusivement) formuler des phrases correctes ; cest donc, notamment (mais pas exclusivement) accorder les sujets et les verbes ; cest donc, notamment (mais pas exclusivement), maîtriser les marques du singulier et du pluriel ; cest donc, notamment (mais pas exclusivement), connaître et savoir appliquer des règles daccord et leurs exceptions ; cest donc, notamment (mais pas exclusivement)
En opposant " compétences " et " composantes ", on feint de croire quil nexiste que deux niveaux En fait, on peut toujours considérer une composante comme une compétence et à linverse traiter une compétence comme la composante dune composante plus large. Cest ainsi que " résoudre des problèmes " nest quune ressource pour des actions plus larges, comme réaliser un projet ou conduire une stratégie
Bref, en masquant larbitraire des niveaux taxonomiques, on livre un outil apparemment maniable (compétences, composantes, manifestations), mais dont larbitraire se révélera à lusage.
Les compétences transversales
Le livre de Bernard Rey (1996) " Les compétences transversales en question " est cité dans les références du programme de formation québécois, mais que fait-on de la thèse principale de lauteur, qui doute fortement de lexistence même de compétences transversales ? Du moins si transversales veut dire : traversant toutes les disciplines. Car dans un autre sens, il est évident, Rey le montre, que toutes les compétences sont " transversales " en cela quelles relient des situations qui sont différentes, quand bien même elles présentent des ressemblances.
Par exemple, existe-il une compétence comme " résoudre un problème " qui traverserait toutes les disciplines et vaudrait pour tous les problèmes quun être humain peut rencontrer ? On peut en douter. Sans doute peut-on dégager quelques guides méthodologiques du problem setting et du problem solving. Ce ne sont que des ressources, des savoirs procéduraux, bien loin de constituer à eux seuls une compétence (ou une capacité) universelle. On peut tenir le même raisonnement pour des compétences telles que " porter un jugement " ou " exploiter de linformation ".
On a certainement le droit de définir des concepts aussi abstraits en se limitant à leurs dimensions logico-mathématiques. Les opérations sémantiques et cognitives sous-jacentes sont-elles les mêmes ? Le jugement ou la capacité danalyse dun amateur de golf ne se développe pas de la même façon que celle dun coach de hockey, dun critique musical, dun ingénieur, dun médecin, dun juriste ou dun géologue. Tout simplement parce que lanalyse et le jugement ne sont pas de pures opérations de logique formelle, mais lintrication, limbrication étroite de savoirs spécialisées, dintuitions, danalogies et de raisonnements formels.
Parler de compétences transversales nest peut-être, en fin de compte, quune façon de reconnaître et de nommer lintelligence générale dun sujet, dont dépend sa capacité de transposer, dinférer, de comparer, de synthétiser des éléments disparates. Peut-être vise-t-on aussi à mettre en évidence des méthodes et des principes de base dans le traitement des informations, quel quen soit le contenu disciplinaire, du type " Mieux vaut poser correctement le problème avant dessayer de le résoudre " ou " Avant de construire un système de classement, il importe de clarifier ses fonctions " ou encore " Il faut vérifier et recouper des informations sensibles avant de prendre une décision ".
Les véritables compétences et capacités transversales - au sens de commune aux disciplines - ne serait-elles pas liées à la maîtrise de la langue et des codes de communication ? Le paradoxe est quà lécole, lapprentissage de la langue et des codes relève principalement dune discipline - lenseignement de la langue officielle -, quand bien même on reconnaît aujourdhui une certaine contribution des autres
On peut saluer lintention transversale et le souci de relier les disciplines. Il nest pas certain que la notion de compétences transversales, en dépit de sa grande fortune, soit une réponse à la hauteur du problème.
Le rapport connaissances-compétences.
Il y de multiples raisons de savoir et de faire savoir. Jen ai énuméré quelques-unes (Perrenoud, 1999 c). Les savoirs scolaires peuvent se justifier comme :
Si lapproche pas compétences prétend, parmi toutes ces raisons de savoir et de faire savoir, ne retenir que la dernière, elle sexpose à de graves désillusions. Non seulement parce quelle mobilisera contre elle tous ceux qui, pour des raisons avouables ou moins avouables, défendent à un autre titre lintégration de certains savoirs aux programmes scolaires. Ceux qui pensent que les compétences tournent le dos aux savoirs ou les instrumentalisent tous trouvent une confirmation de leur crainte dans lobsession de présenter tout contenu de savoir comme un élément de compétence (Perrenoud, 2000 b)
Au-delà de la tactique, reste le problème de fond. à mon sens, il nest ni possible ni souhaitable de connecter constamment chaque connaissance et chaque capacité enseignées à lécole des situations complexes susceptibles de les mobiliser. La volonté de le faire pousse à inventer des situations fictives qui enlèvent de la crédibilité à lapproche par compétences.
Les ministères des pays développés semblent passer de programmes qui ne se souciaient guère du transfert et de la mobilisation des connaissances à des programmes traitant toute connaissance comme une ressource pour une compétence identifiable.
Le mieux est en lespèce lennemi du bien. Certes, en fin de compte, tous les savoirs sont censées avoir une pertinence hors de lécole, directement ou comme préparation à dautres savoirs qui, eux, seront des atouts pour comprendre le monde et agir. Cette vision ne devrait conduire ni à un utilitarisme forcené, ni à des efforts sans espoir pour connecter chaque théorème à une situation précise de la vie quotidienne. Ne serait-ce que parce que les connaissances sintègrent à des réseaux conceptuels et sont rarement mobilisées isolément. On ne recourt au nombre pi que comme composante du champ de la géométrie du cercle, par exemple. Il est donc absurde de chercher une totale correspondance terme à terme entre, dune part, des notions et des connaissances isolées, dautre part des situations complexes.
Le sort incertain des autres objectifs
Lécole est-elle censée ne développer désormais que des compétences transversales ou disciplinaire ? À lire les nouveaux programmes, on pourrait le craindre. Je ne vois pas pourquoi on présenterait comme des compétences des objectifs de formation qui nen sont pas, que lon force abusivement dans ce moule conceptuel pour unifier le vocabulaire. Il me semble impossible dorganiser lensemble des objectifs de léducation et de linstruction scolaires à laide de la seule notion de compétence, en lui associant éventuellement des ressources. Cette simplification dilue le concept de compétence. Si tous les acquis scolaires sont des compétences, de quoi parle-t-on ?
Lécole entend stimuler des développements (intellectuel, sensori-moteur, affectif, relationnel). Or, si ces derniers peuvent être des conditions démergence des compétences, il ne sont pas en eux-mêmes des compétences.
À lécole, on vise par ailleurs des apprentissages de divers types : normes, valeurs, goûts, attitudes, identité, culture commune, rapport au monde, au pouvoir, aux institutions, à la nation, à lordre social, aux autres, aux savoirs, etc. Tous ces acquis légitimes entretiennent des relations avec les compétences mais ne sont pas des compétences. Les traiter comme telles brouille considérablement les cartes, appauvrit le champ conceptuel et empêche de penser ces relations.
Cest particulièrement vrai pour léducation préscolaire : " Affirmer sa personnalité " exige des connaissances, des capacités et des compétences, mais cest un rapport au monde plus complexe, qui passe par une image et une estime de soi, une volonté de saffirmer, des attitudes, des valeurs, un projet, une force, une identité. Dans le domaine des langues, on trouve par exemple présentée comme une compétence ce qui me paraît plutôt une attitude et un rapport à la langue : " Démontrer son ouverture à lunivers culturel lié à la langue ".
Certes, il nest pas simple de nommer les diverses catégories dacquis visés par lécole et certains sentent le souffre, dès lors quil apparaît clairement que le système éducatif véhicule et privilégie une vision du monde parmi dautres, une conception de la justice, de la beauté, de la raison, de la cohérence, de lhonnêteté, de lordre, de lharmonie, de la citoyenneté.
Le langage des compétences ne devrait pas contribuer à masquer, sous des apparences essentiellement cognitives, des choix idéologiques au demeurant compatibles avec les finalités de lécole. Ainsi " apprécier des uvres dart, des produits culturels " nest pas seulement une compétence, mais une " disposition esthétique ", une initiation à ce quune société (ou ses élites) juge beau. Lhistoire des arts montre larbitraire des normes de chaque époque et de chaque société. Mais lécole nest pas tenue au relativisme culturel. Longtemps, elle sest donné ouvertement pour mission de transmettre des valeurs. Dans une époque plus individualiste et pluraliste, cet aspect de ses programmes ne peut être affirmé sans précautions. Toutefois, si une société veut inculquer à travers lécole une forme de morale, déthique, desthétique, de rationalisme, de patriotisme, il serait préférable que cette intention soit affichée et quon en débatte à ciel ouvert, plutôt que de déguiser des attitudes et des valeurs en compétences.
Lambiguïté des domaines dexpérience de vie
Lénoncé des domaines dexpérience de vie dans le " programme des programmes ", est lune des idées fortes des nouveaux textes. Bien entendu, tout découpage en domaines prête à discussion. Ceux qui ont été retenus donnent une vue sans doute trop personnaliste et harmonieuse des rapports sociaux. Les contestataires de lordre du monde ny trouveront pas leur compte. Toutefois, ces domaines ont le mérite dexister et doffrir un contrepoids aux disciplines classiques denseignement. Ils devraient être le lieu par excellence dune référence aux situations de lexistence et aux pratiques sociales, donc le terrain dentraînement à la mobilisation des acquis.
Leur place dans les pratiques quotidienne reste cependant assez ambiguë. Sans doute ne serait-il pas heureux de donner à ces domaine le statut de disciplines, en leur attribuant une dotation horaire, des moyens, des évaluations spécifiques, voire des professeurs spécialisés au secondaire. Deux problèmes demeurent :
Une réponse à cette objection serait sans doute de dégager des temps extérieurs aux disciplines, propices à des démarches de projet.
On peut se demander si les domaines de vie ne sont, dans cette première ébauche, surtout une façon symbolique de compenser les faibles rapports existant entre les disciplines enseignées à lécole de base et la vie contemporaine.
La référence trop rapide au socio-constructivisme
Il me semble regrettable dassimiler constructivisme et approche par compétences. Certains y voient même une contradiction. Ce serait vrai si les compétences étaient réduites à des objectifs et si toute clarification des objectifs était un signe de soumission totale et non critique au modèle de la pédagogie de maîtrise et à la vision béhavioriste de lapprentissage.
Il est vrai que lapproche par compétences met laccent sur le savoir-agir et évoque du coup linsistance du béhaviorisme sur des comportements observables. Mais cest un raisonnement simpliste que damalgame approche par compétences et retour à Skinner. Dautant que le niveau de complexité de laction visée par les compétences et son articulation à la pensée du sujet na rien à voir avec un dressage à des comportement isolés.
Non, il ny a pas contradiction, mais confusion : ce nest pas lapproche par compétences qui justifie le socio-constructivisme, cest la réalité des processus dapprentissages. Les compétences se construisent, certes, mais pas davantage que les savoirs (Bassis, 1998 ; Groupe français déducation nouvelle, 1996 ; Jonnaert et Vander Borght, 1999).
Que la réforme soit loccasion de faire avancer la cause du constructivisme, fort bien, mais cest un enjeu qui la dépasse et aurait mérité des clarifications conceptuelles plus pointues. Jonnaert (2000) se demande si la thèse socio-constructiviste dans les nouveaux programmes détude au Québec est un trompe lil épistémologique ? À mon sens, cest un choix cohérent avec lapproche par compétences, mais qui aurait mérité den être conceptuellement dissocié et de faire lobjet dune clarification théorique plus pointue.
Le risque dune hypertrophie prescriptive
Peut-on défendre la professionnalisation du métier denseignant et nantir les professeurs de programmes de plusieurs centaines de pages ? Il se peut bien quon réponde de la sorte à leur demande. Faut-il y céder ? Lexcès dexplicitation rend le lecteur dépendant, le dissuade dêtre actif autrement que dans le registre du déni ou de la dérision. Quand tout est dit, que reste-t-il à dire ?
Lhypertrophie prescriptive vient sans doute de lespoir de contrôler de la sorte les interprétations des lecteurs et donc lhomogénéité du curriculum réel. En mettant les points sur le i, on croit sassurer que chacun " lira le même texte ". Pure illusion. Il ne suffit pas, par exemple, de décliner " Exploiter linformation " en quatre composantes (se concentrer sur linformation pertinente, organiser linformation, utiliser linformation, évaluer sa démarche), ni dassortir chacune de " manifestations " (se concentrer sur linformation pertinente = se référer à des sources variées, sélectionner linformation, recueillir linformation, valider linformation recueillie), pour que la représentation de ce processus devienne commune dans lesprit des professeurs qui lisent ce texte. Dautant que la plupart de ces descriptifs sont frappés dun " rationalisme schématique " qui pousse à se récrier : mais non, cest beaucoup plus complexe, moins linéaire, moins logique !
Lart de lellipse sied sans doute mieux aux romanciers quaux auteurs de programme, mais cest dommage. Il me paraît quon aurait mieux fait den dire davantage sur les intentions et dêtre moins précis sur les contenus, en se disant :
Lesprit dun programme compte plus que la lettre. On peut regretter que langoisse des auteurs les pousse à en rajouter, au point que les arbres cachent la forêt. Peut-être est-ce aggravé par une culture qui préfère les listes et la codification précise aux grandes envolées " à la française ".
Le déni des incertitudes
La critique est aisée Il est facile de mettre en évidence les points faibles dun programme aussi ambitieux. Sil fallait avoir des certitudes sur tous les soubassements conceptuels de la réforme, le système éducatif sans doute attendre des décennies encore avant de modifier les programmes.
Peut-on au moins le reconnaître ? Gérer ouvertement la contradiction entre les incertitudes théoriques ou idéologiques et la nécessité dagir ? Bien sûr, un ministère doit rassurer les parents, lopinion, les enseignants. Il lui faudrait un extrême courage pour dire quil sengage sur un chemin qui nest pas entièrement balisé.
En même temps, lapparence lisse, exhaustive et finie dun programme suscite des réactions de scepticisme et de rejet chez le lecteur le mieux disposé. Il ne suffit pas de dire le texte " provisoire " ou " expérimental ". Cest la façon de lécrire qui efface tout doute, toute ouverture.
Peut-être devrait-on inventer une nouvelle façon décrire les programmes, articuler largumentatif et le prescriptif qui en découle, donner prise sur un raisonnement, expliciter des renoncements, des hésitations, des insatisfactions, présenter comme tels des choix qui se discutent et pourront être contestés et révisés.
Aucun programme nest parfait. Mais il faut un programme. Il existe. Les enseignants ne sont pas " à leur compte " et leur mandat est dappliquer les textes avec loyauté. La tentation pourrait donc être de considérer que les choses sont jouées, que ceux qui nadhérent pas au nouveau programme nont quà sincliner, comme nimporte quels fonctionnaires ayant à servir la loi en vigueur, démocratiquement votée.
Pourtant, au risque dinviter les enseignants à une douce schizophrénie, il me semble nécessaire de mettre en uvre le programme adopté sans cesser de réfléchir aux les finalités de léducation scolaire (Perrenoud, 2000 d). Certes, le débat, sil se poursuit, nautorise pas à suspendre la mise en uvre. Mais il peut et doit linfléchir.
Les étudiants en droit de première année apprennent aujourdhui que les textes juridiques les plus simples ne valent que si les acteurs les connaissent, y adhèrent et ont de bonnes raisons de les appliquer ou de sanctionner la déviance dautrui. Il serait temps de prendre conscience du fait que ce phénomène vaut au centuple pour les programmes scolaires. Les véritables auteurs dun programme scolaire sont ses lecteurs (Perret et Perrenoud, 1990), en particulier les professeurs. De phrases abstraites, issues dun texte, ils doivent faire des actes denseignement et dévaluation, des moments et des contenus du travail scolaire quotidien. Cest leur part dans ce quon appelle la transposition didactique, cest la source majeure de lécart en le curriculum prescrit et le curriculum réel.
Lergonomie, la psychologie et la sociologie du travail, ont mis en évidence lécart irréductible entre le travail prescrit et le travail réel. Lécole nest en ce sens pas un cas particulier. Les enjeux sont néanmoins différents. Ils dépassent les soucis de productivité et de sécurité. Le travail réel des enseignants est censé mettre en uvre une politique de léducation, des finalités de lécole adoptées de façon démocratique. Cest donc une question dégalité devant la loi, de mise en uvre de ce que les parlements ou les gouvernements ont légitimement décidé.
Cela nimpose pas un combat obsessionnel, dailleurs perdu davance, pour que tous les professeurs enseignent exactement les mêmes contenus et poursuivent exactement les mêmes objectifs. Il est en revanche opportun que les ministères se donnent tous les moyens pour :
Un immense effort est fait sur les deux premiers volets. Ce sont des conditions nécessaires de ladhésion, mais cette dernière ne se décrète pas. Or, lorsque la réforme va aussi loin et aussi vite quau Québec, touche lensemble du cursus et toutes les disciplines et modifie aussi sensiblement la conception même de la culture scolaire, elle nest pas acquise. Il y a même fort à parier que la réforme suscite parmi les enseignants et les cadres scolaires, des attitudes variées, de lenthousiasme inconditionnel à la résistance militante, en passant par ladhésion critique, la conformité de surface, la loyauté civique sans conviction, lindifférence blasée, le scepticisme, le dénigrement ironique, le sabotage cynique.
Nul ministère ne saurait se résigner à ce quun programme qui a force de loi soit mis en uvre par un corps enseignant présentant un aussi large éventail dattitudes, non pas sur des points de détail, mais sur le principe même dun changement curriculaire et sur ses orientations majeures. Avant, pendant et après la rédaction des textes, lenjeu reste donc de convaincre, sachant quun programme mis en pratique sans conviction naura guère de vertus.
Heureusement, on ne change pas les programmes scolaires tous les deux ans. Si lon travaille à léchelle dune ou plusieurs décennies, prendre quelques années pour informer, convaincre et former de façon intensive est la moindre des choses.
Cest probablement beaucoup plus difficile que de rédiger les textes, car on se heurte aux mille stratégies des acteurs. Ceux qui se dérobent à toute confrontation, nexpriment pas leur opposition et se replient sur leur classe, sachant quils feront ce quils veulent à la faveur de lopacité des pratiques, sont très difficiles à atteindre. De même que ceux qui entrent publiquement en guerre contre " la politique aberrante du ministère " au nom de la culture et se prennent pour des dissidents intouchables.
Un optimisme raisonnable suggère que de nombreux enseignants sont ouverts au débat. Même sils ont des doutes ou se posent des questions, ils sont prêts à sinformer et à discuter avec des collègues, des formateurs, des experts. Du moins durant une phase initiale qui prend fin lorsque chacun, un instant intéressé et déstabilisé, retombe dans ses routines.
De cette phase naissent &endash; ou non &endash; des besoins de formation. Il est inutile de prévoir des programmes de formation substantiels si les professeurs nen voient pas la nécessité. Il importe donc dorganiser un travail de lecture, danalyse, de débat, dinventaire des réticences, des obstacles, des ressources, des compétences en jeu. Cest le rôle des équipes pédagogiques, des établissements et des commissions scolaires autant que du ministère.
La légitimité dun référentiel de compétences et des offres de formation continue dépendra de ce travail. Les compétences que je vais maintenant esquisser nauront donc de sens que si les enseignants concernés conviennent du fait quelles sont nécessaires et admettent en même temps quils ne les possèdent pas toutes au niveau souhaitable
Quelles sont les compétences requises pour mettre en uvre le programme de formation québécois ? Le problème se pose dans tous les pays et il est crucial. Une partie de ladhésion se joue en effet sur limpression dêtre capable denseigner les nouveaux programmes. Si les pratiques requises ne sont pas encore maîtrisée, elles doivent au moins sembler à la portée des enseignants de base, ceux qui ne se droguent pas à linnovation, à la formation continue, à laventure pédagogique.
Le chapitre 3 de " Construire des compétences dès lécole " (Perrenoud, 1997) inventorie les implications de lapproche par compétences pour le métier denseignant. Ils doivent être en mesure de :
Ces orientations valent pour la réforme québécoise. Je ne les reprendrai pas toutes. Jinsisterai ici sur quelques aspects plus spécifiquement liés au programme de formation québécois, renvoyant à louvrage pour de plus amples développements. On se reportera à un référentiel moins centré sur le curriculum pour avoir une idée plus large des nouvelles compétences des enseignants, celles quappellent les réformes et les évolutions spontanées des systèmes éducatifs aussi bien que la professionnalisation du métier denseignant et son orientation vers la pratique réflexive (Perrenoud, 1999 a).
Je retiendrai les aspects suivants :
Je nai pas, pour les raisons évoquées, retenu lappropriation du modèle socio-constructiviste de lapprentissage comme spécifique enjeu de formation. Non pas parce que je le sous-estimerais, ni parce que je jugerais cette appropriation tellement avancée quil ne vaudrait pas la peine den parler. Mais parce quelle dépasse la réforme curriculaire en jeu et nest pas à mon sens spécifiquement liée à lapproche par compétences.
Forme-t-on encore des enseignants à penser que le savoir se transmet de lesprit de celui qui sait à lesprit de celui qui apprend par le miracle de la parole et de la lecture ? Certainement pas en sciences de léducation. On peut craindre en revanche que cette vision reste très dominante dans luniversité - sinon, elle fonctionnerait autrement - et que le constructivisme ne soit pas aujourdhui au cur des représentations des enseignants, en particulier au secondaire.
Lapproche par compétences peut mettre ce problème en lumière, elle ne le crée pas et leffort de formation dans ce domaine devrait être permanent, et non enfermé dans le calendrier dune réforme particulière du curriculum. Le socio-constructivisme vaut désormais pour tous les programmes !
Se mettre en recherche et questionner son propre rapport au savoir
Un professeur ne peut aider ses élèves à construire des compétences sans sapproprier personnellement cette intention et les concepts sous-jacents. Il ne suffit pas de lire le programme et de lappliquer scrupuleusement. On peut même souhaiter que les professeurs sachent sen détacher, non par résistance, indifférence ou légèreté, mais pour mieux en respecter lesprit.
Pour cela, il importe quils travaillent leur propre rapport su savoir, quils " reparcourent " mentalement le chemin par lequel ils ont construit leurs propres compétences, quils se persuadent quils sont certes, comme professeurs, des " savants ", mais aussi des gens capables de mobiliser leurs savoirs dans des situations complexes, à commencer par léchange didactique.
Dans les programmes orientés vers les compétences, la question importe plus que la réponse. La question est : comment faire pour que les élèves soient capables, sortis de lécole, de réinvestir leurs acquis, den faire des ressources pour agir ? Le nouveau programme nest quune réponse partielle et provisoire à cette question. Provisoire, car si lon savait exactement comment sy prendre, ce serait déjà fait. Partielle, car il ne faut pas attendre du programme ce qui passe dabord par un état desprit et une conception nouvelle de la culture et du sens de lécole.
Les professionnels ont le choix entre deux attitudes face aux manques, aux ambiguïtés et aux imperfections de toute réforme curriculaire de ce genre :
Adopter la seconde attitude, cest faire un choix dans le sens de la professionnalisation. Pour assumer ce choix, il faut des connaissances en didactique, en pédagogie, en psychologie cognitive et en sociologie, à propos des pratiques sociales et des situations de référence, notamment dans les domaines dexpérience de vie.
Avant dappliquer les textes ministériels, la première compétence que les enseignants ont intérêt à développer est de savoir les investir, les critiquer, les enrichir, en prendre et en laisser, en débattre avec les collègues, se mettre en recherche, aborder la question en praticiens réflexifs plutôt quen " manuvres " qui attendent des prescriptions parfaites et définitives.
Organiser un apprentissage par problèmes
Seuls les activistes inguérissables agissent pour agir. Même alors, ils doivent " sinventer " des problèmes ou des projets. Les gens ordinaires &endash; enfants ou adultes - napprennent et nagissent que confrontés à des défis, des attentes, des objectifs à atteindre, des problèmes à résoudre.
Lécole met depuis toujours les élèves " à la tâche ", elle leur " propose " des exercices à perte de vue, quelle appelle souvent des " problèmes ". Alors, rien de nouveau ? Au contraire, lapproche par compétences propose une forte rupture dans la conception des problèmes à travailler en classe. La réforme invite les enseignants à apprendre à élaborer et animer, dune part, des situations-problèmes, dautre part des problèmes ouverts.
En didactique des mathématiques et des sciences, la différence est schématiquement la suivante :
La distinction nest pas absolue, une situation-problème mobilise toujours des acquis et la mobilisation de ressources pour résoudre un problème ouvert les stabilise, les relie, les nuance, bref les enrichit.
Ce travail par problèmes nest pas nouveau, il est préconisé par les courants décole nouvelle et les recherches en didactique des disciplines, il devient une orientation forte dans les formations professionnelles de haut niveau. Le nouveau programme en fait une compétence incontournable de tous les enseignants, dans toutes les disciplines, dès le préscolaire et jusquà la fin du secondaire et du collégial !
Animer des démarches de projets
La meilleure façon de confronter les élèves à des tâches complexes susceptibles de mobiliser leurs acquis est sans doute de les engager régulièrement dans des démarches de projet. On ne parle pas alors du projet de s'instruire ou de réussir un exercice scolaire, mais d'un projet collectif dont l'enjeu principal est de transformer la réalité de façon volontariste, les apprentissages - qu'il s'agisse de connaissances, de compétences, d'attitudes ou d'identité - constituant en quelque sorte un " bénéfice secondaire ". La démarche de projet, comme les exercices scolaires, sappuie sur le principe que cest en forgeant quon devient forgeron. La différence est que les exercices consolident des gestes isolés et ciblés, alors que la démarche de projet sapparente à une véritable pratique sociale qui obliger à mobiliser des ressources multiple supposées acquises, mais dont la mise en uvre et en synergie mérite dêtre entraînée.
En formation à lenseignement primaire à luniversité de Genève, il existe une unité de formation nommée " Complexité et gestion de projet ", qui vise à initier les étudiants à cette démarche, théoriquement et pratiquement. Les formateurs proposent aux étudiants de considérer quune démarche de projet :
Ils leur demandent ensuite de conduire une telle démarche en classe, puis une autre à luniversité (pour en savoir plus, consulter le site de cette unité de formation : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teaching/uf762/ufi2.html).
À lusage, il apparaît que les visées formatrices dun projet peuvent être diverses et quil serait réducteur de les limiter. Limportant est de savoir pourquoi on mène des projets en classe, ce quon en attend a priori et ce quils ont permis de travailler a posteriori, ce qui est parfois différent.
Jai tenté (Perrenoud, 1999 d) de distinguer dix fonctions du projet conduit avec les élèves (à distinguer du projet détablissement) :
On voit que le développement de compétences nest pas la seule raison de conduire des projets avec les élèves, mais quelle suffit à elle seule à inviter tous les enseignants à sy préparer. Les autres raisons ne me semblent dailleurs pas étrangères aux intentions du programme des programmes.
À noter quon peut considérer une recherche comme un projet dun genre particulier, qui vise à produire un savoir partiellement nouveau (au moins pour les acteurs), fondé et transmissible. On fait alors, en quelque sorte, dune pierre deux coups, en travaillant lappropriation de savoirs nouveaux et la mobilisation de savoirs mieux installés.
Apprendre à mener une démarche de projet modifie le rôle de lenseignant, le pousse à donner un plus grand pouvoir de décision et une plus grande responsabilité aux élèves, en devenant le garant, le coordinateur mais aussi lun des artisans dune entreprise collective. Faut-il le dire, ce nest pas seulement une question de compétence ! A cur de la démarche doit sopérer une forme de dévolution du projet : sil nest pas ou ne devient pas celui des élèves, ou du moins dune majorité dentre eux, il naura que des vertus limitées, apparentées à cette dun exercice.
Développer dautres modes dévaluation
Il nest pas facile dévaluer des compétences. Avec J. Tardif (1996) je proposerai de sinspirer de Wiggins (1989) dans sa vision dune évaluation authentique. Par exemple :
On mesure le chemin à parcourir pour réaliser en classe une " évaluation authentique ".
Prendre les domaines pluridisciplinaires au sérieux
Lune des avancées du nouveau programme est de regrouper les disciplines en un petit nombre de domaines pluridisciplinaires, regroupant par exemple mathématique, sciences et technologies. Mais je ne suis pas certain que lon soit allé au bout de cette logique. Cest un défi que les enseignants pourraient vouloir relever : intégrer réellement ces disciplines qui apparaissent encore juxtaposées.
Au primaire, ce nest pas une question de territoire, de grilles horaires, de formations disciplinaires cloisonnées. Reste lobstacle principal : intégrer les contenus, les articuler autour de situations qui transcendent les disciplines. Il ne sagit pas de compétences transversales, mais de compétences sadressant à des situations dont on ne peut faire façon quen mobilisant des savoirs et des capacités appartenant à plusieurs disciplines. Bien entendu, sachant le rôle des mathématiques dans les sciences et en technologie, on na guère de peine à imaginer une forme dintégration classique, la science formelle servant tout naturellement à formaliser les relations et les processus que les sciences et les technologies étudient ou contrôlent. Peut-être existe-t-il dautres liens. Pourquoi, par exemple, ne pas dériver la notion dinfiniment petit ou dinfiniment grand de la physique, plutôt que den faire demblée des concepts mathématiques ?
Le géographie et lhistoire sont un vieux couple, on associe souvent les disciplines artistiques ou les langues. Ces domaines ne sont donc pas révolutionnaires. Ils invitent à aller au-delà des idées reçues, en prenant appui sur les notions de situation, de compétence et de ressource.
Investir les domaines dexpérience de vie
Ces domaines nexisteront en dehors du programme des programme que sils sont " honorés " par les enseignants dans les activités quotidiennes quils proposent en classe Cela suppose que les enseignants élargissent leur culture générale, en particulier sils ont une forte identité disciplinaire !
Limagination didactique quon leur demande &endash; connecter les disciplines et les domaines dexpérience de vie &endash; exige en effet une forme de familiarité avec ces domaines, sans laquelle les professeurs reviendront aux exemples, aux illustrations, aux exercices, aux problèmes quils connaissent et font partie de lhéritage de la discipline.
Sans développer une " didactique des domaines " aussi pointue et fermée que les didactiques des disciplines, il me semble nécessaire déchanger des pratiques et délaborer des moyens denseignement non pas internes aux domaines, mais facilitant les connexions entre les compétences disciplinaires et les domaines.
Savoir négocier et improviser
La volonté de développer des compétences appelle un nouveau contrat didactique, un nouveau métier délève, une autre répartition du pouvoir dans la classe.
Pour impliquer les élèves dans des recherches, des projets, des problèmes, des débats, il faut que cela ait du sens, les implique, quil y ait dévolution, comme disent les didacticiens des mathématiques. Cela ne va pas sans confiance, sans négociation, sans régulations.
Cela me semble lun des champs de compétences des enseignants à travailler en priorité, car la peur du désordre ou de la négociation est un obstacle majeur à toutes les innovations didactiques.
Cela passe notamment par une formation aux pédagogies coopératives (tendance Freinet ou nord-américaine) et aux pédagogies institutionnelles.
Travailler en cycles et en coopération
La création de cycles dapprentissage pluriannuels est une condition nécessaire du développement de compétences. Je plaide personnellement pour des cycles plus longs. Mais lidée est la même : on ne peut enfermer la genèse des compétences dans des étapes et des certifications annuelles.
Or, gérer un cycle, cest à la fois maîtriser une planification plus longue et assurer une cohérence et une continuité dans la prise en charge, qui passent idéalement par un travail déquipe ou au minimum une coopération, des échanges entre enseignants.
Sortir de lindividualisme est en partie une question de compétence, dans un double registre :
Ce dernier registre ouvre en réalité un niveau de décision inédit, faisant passer les enseignants de la gestion de classe à lorganisation du travail à léchelle dun cycle ou dun cursus (Perrenoud, 2000 e).
Différencier et individualiser les parcours
Lapproche par compétences ne résout pas par elle-même la question de léchec scolaire et des inégalités. Elle offre certes des atouts, notamment dans le registre du sens des apprentissages et du travail scolaire. En contrepartie, elle élève le niveau dexigence.
La réforme curriculaire ne doit donc aucunement désarmer ou mettre en sommeil les stratégies de démocratisation de lenseignement. La différenciation de laction pédagogique, lindividualisation des parcours de formation (Perrenoud, 1997 b ; 2000 f) restent à lordre du jour, mais adaptées aux nouveaux programmes.
On ne peut, en si peu de pages, rendre justice à un programme aussi imposant, ni faire le tour des problèmes ouverts. Il faudrait des livres et des colloques pour approfondir les thèmes à peine évoqués ici. Je souhaiterais donc que les propos qui précèdent ne soient pas sortis de leur contexte et ne servent ni à louer, ni à condamner globalement les nouveaux programmes.
On laura compris, je défends lidée quil ny a pas de réforme qui ne soit négociable et négociée. Il importe que ce soit ouvertement, avec des analyses et des arguments échangés à léchelle des établissements, des commissions scolaires et du système plutôt quau gré de marchandages au sommet entre directions syndicales et ministères
Dans cet esprit, tout réforme complexe ne peut être quévolutive. Pointer ses ambiguïtés et ses failles ne devrait pas nourrir un rejet, mais contribuer à poursuivre sa construction.
On ne peut être résolument socio-constructiviste pour les apprentissages des élèves et abandonner ce paradigme dès quon parle du changement des organisations et des pratiques en éducation !
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