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In Éducateur, n° 13,
24 novembre 2000, pp. 31-36

 

 

 

 

 

Trois pour deux : langues étrangères,
scolarisation et pensée magique

 Vous n’êtes pas bilingue ? Devenez trilingue !

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

 Sommaire  

1. À qui le changement profiterait-il ?

2. De quels enfants parle-t-on au juste ?

3. Pourquoi faire plus du même ?

4. Est-ce faisable ?

5. À quoi renoncerait-on ?

6. Pour une vision plus systémique

Références


La Suisse ne parvient pas à former des jeunes réellement bilingues, même parmi ceux qui ont fait des études longues et ont donc consacré, de leur douzième à leur vingtième année, plusieurs heures par semaine à une autre langue nationale. Qu’à cela ne tienne : demain, les mêmes jeunes seront trilingues ! Comment ? En apprenant deux langues étrangères dès l’école primaire.

Le canton de Zürich ayant annoncé son intention de substituer l’anglais au français dès l’école primaire et ayant créé des écoles expérimentales, la Conférence suisse des directeurs de l’instruction publique a mandaté une Commission d’experts présidée par le professeur Lüdi en lui demandant : " Quelles langues apprendre en Suisse pendant la scolarité obligatoire ? " Cette commission a préconisé (CDIP, 1998) une plus forte ouverture aux langues dès l’école primaire, mais en laissant ouverte la question du choix et en invitant la Suisse à envisager une initiation à des langues qui ne soient ni l’anglais, ni une des quatre langues nationales, mais une langue pratiquée dans les pays dont viennent une partie des enfants issus de l’immigration.

Deux ans plus tard, cette ouverture a fait long feu, la question essentielle paraît de savoir si l’anglais va se substituer ou s’ajouter au français en Suisse alémanique ou à l’allemand en Suisse romande. Avec certaines questions subsidiaires pour les partisans de deux langues étrangères dès l’école primaire : par laquelle commencer ? faut-il viser des acquis aussi ambitieux dans l’une et dans l’autre ?

La Conférence suisses des chefs de département a décidé en novembre 2000, suivant en cela la recommandation des associations faîtières d’enseignants, de ne rien précipiter. Prudence tactique ? Réel désir d’une large consultation ? Peur de voir la Confédération s’en mêler par un article constitutionnel imposant une langue nationale ? Agacement devant l’arrogance zurichoise ? Attentisme devant les investissements nécessaires et les obstacles prévisibles ?

Le seul facteur qui semble faire défaut, dans ce relatif ralentissement du processus de décision, c’est le doute sur le fond, du moins du côté des autorités scolaires et des médias modernistes. La seule hésitation perceptible porte sur la question de savoir s’il faut privilégier comme première langue étrangère une langue nationale, au nom de la solidarité confédérale ou l’anglais, gage d’ouverture sur le vaste monde.

Pourtant, il serait temps de poser les problèmes de manière moins étroite et de se demander si certains consommateurs d’école ne confondent pas le bien public avec leurs intérêts particuliers. Qui ne souhaiterait que tous les jeunes Suisses maîtrisent au moins trois langues au sortir de l’école obligatoire et en apprennent d’autres avec facilité ? Chacun convient que ne parler qu’une langue limite les possibilités de mobilité professionnelle aussi bien que d’ouverture au monde.

La question est de savoir si apprendre trois langues durant la scolarité obligatoire et dès l’école primaire est possible, à quel prix, au détriment de quels autres acquis et au bénéfice de quels élèves. Au Café du Commerce, ajouter aux ambitions de l’école ne coûte rien. Les pouvoirs publics ne peuvent se lancer aussi légèrement dans la pensée magique. Ils ne devraient pas, sauf s’ils cèdent à la mode et aux pressions d’une partie des parents, s’engager dans une telle réforme des programmes s’ils n’ont pas envisagé ses effets pervers, ni expliqué comment on évitera le scénario catastrophe le plus probable : un enseignement des langues plus étendu, mais guère plus efficace qu’aujourd’hui, empêchant sans profit d’atteindre d’autres objectifs et accroissant l’inégalité sociale devant l’école.

Le débat devrait apporter des réponses à quelques questions sur lesquelles le rapport Lüdi et plus encore les tenants du trilinguisme français-allemand-anglais passent comme chats sur braise :

1. À qui le changement profiterait-il ?

2. De quels enfants parle-t-on au juste ?

3. Pourquoi faire plus du même ?

4. Est-ce faisable ?

5. À quoi renoncerait-on en contrepartie ?

Tentons rapidement de les poser.

 


1. À qui le changement profiterait-il ?

Nous vivons dans une société où les classes moyennes, qui investissent massivement dans la réussite scolaire, considèrent volontiers l’école comme leur propriété. Le plaidoyer pour l’enseignement précoce d’une seconde langue étrangère en est la parfaite illustration. Les classes moyennes veulent donner le maximum de chances à leurs enfants dans un contexte de " mondialisation " et elles attendent de l’école publique qu’elle contribue à ce projet, sans trop se soucier de savoir si les enfants issus d’autres milieux sociaux ont les mêmes besoins et les mêmes intérêts.

Les classes sociales les plus favorisées n’ont pas véritablement besoin de cette réforme. La presque totalité de leurs enfants font des études longues et apprennent donc au moins deux langues étrangères. Ils consolident souvent ces acquis durant leur formation universitaire ou au gré de séjours linguistiques, de stages dans des entreprises ou de premiers emplois à l’étranger. Ces milieux peuvent donc se passer de l’introduction d’une seconde langue étrangère dès l’école primaire, où leurs enfants réussissent sans efforts, au point que certains s’y ennuient. Mais n’ont rien à en craindre. De plus, qu’ils soient patrons, experts, cadres, professeurs, médecins ou avocats, ils peuvent estimer, les uns que l’enseignement des langues étrangères est bon pour l’économie, les autres qu’il est favorable à une culture planétaire.

Les nouvelles classes moyennes n’ont pas de capital économique à transmettre et elles ne sont pas aussi assurées que leurs enfants accumuleront le capital scolaire et les diplômes dont dépendra leur réussite sociale. La maîtrise des autres langues nationales et de l’anglais leur apparaît aujourd’hui, avec l’informatique et Internet, une composante décisive de ce capital censé fonctionner comme " passeport pour l’emploi " et atout pour l’avenir professionnel et personnel de leurs enfants.

Les " consommateurs d’école " appartenant aux nouvelles classes moyennes exigent donc que les programmes scolaires évoluent pour mieux correspondre à leurs attentes. Ils insistent d’autant plus qu’ils n’ont pas les moyens de donner à leur enfants une éducation linguistique hors de l’école ou de les inscrire dans les écoles privées qui visent ce créneau. Ces aspirations sont fortement relayées et influencées par les médias. Il n’y a pas de jour où la presse, au nom de l’intégration européenne, de la mondialisation de l’économie et de la mobilité de la population active, ne mette en évidence le handicap que constitue la méconnaissance de l’anglais pour qui veut " surfer sur le Net ", devenir cadre dans une entreprise ou faire carrière dans d’autres pays. Est-ce l’aspiration de tous les parents de classes moyennes ? Le discours officiel et ses relais médiatiques finiront peut-être par les en persuader !

Nul ne se pose une autre question : la maîtrise de l’anglais, du français et de l’allemand, est-ce ce qui manque le plus aux enfants issus des classes populaires lorsqu’ils sortent de l’école obligatoire ? Entendons-nous : je n’épouse pas le discours conservateur qui veut qu’on proportionne étroitement la culture générale d’un jeune à son destin social et professionnel probable. Il n’y a aucune raison de priver quelqu’un de philosophie, de littérature médiévale ou d’anglais sous prétexte qu’il n’en aura pas besoin dans son métier et dans sa " condition ". De là à lui enseigner la philosophie, la littérature médiévale ou l’anglais alors que d’autres bases essentielles ne sont pas acquises et que son rapport au savoir et à la langue est brouillé, il y a un pas à ne pas franchir !

En France, 8 % des jeunes de 20 ans sont illettrés (Bentolila, 1996). Ils ne sont pas analphabètes, car ils connaissent les lettres et sont capables de déchiffrer difficilement des mots. Ils sont illettrés, c’est-à-dire incapables de comprendre un texte, même simple et court. Pour 12 % supplémentaires, qui lisent, la lecture reste une affaire très laborieuse, dissuasive, presque une punition, un savoir-faire si mal acquis qu’ils ne s’en servent que par obligation, sans lire jamais un livre ou le journal. La situation est comparable dans les autres pays européens développés, plus grave en Amérique du Nord.

Plus globalement, dans les pays fortement scolarisés, une fraction importante des jeunes sortent de l’école avec une maîtrise limitée de la langue officielle, celle de l’école, qui d’ailleurs, pour beaucoup d’élèves issus de l’immigration, n’est une langue ni maternelle, ni paternelle. Ils ont des carences non moins grandes en mathématique, en sciences naturelles (biologie, chimie, physique), en sciences humaines (géographie, histoire notamment).

L’école ne tient pas ses promesses, du moins pas pour tous. Le niveau absolu de connaissances ne baisse pas, il monte, mais pas en proportion de l’évolution du monde (Baudelot et Establet, 1989). Il n’est pas suffisant aujourd’hui de savoir lire, écrire et compter. Or, ces apprentissages élémentaires ne sont même pas assurés pour tous, et moins encore les compétences plus larges qu’on estime désormais nécessaires pour vivre et travailler au XXIe siècle (Gohier et Laurin, 2000).

Alors que la France dépasse 60 % de bacheliers et vise 80 %, la Suisse se satisfera tout juste, dans le même temps, de parvenir à scolariser le quart d’une classe d’âge à ce niveau. Le débat sur les langues se déroule donc dans un pays extrêmement malthusien, dont le problème principal n’est pas de mieux préparer ses élites, mais de les élargir considérablement. L’introduction d’une seconde langue étrangère dès l’école primaire va exactement à fins contraires. Elle privilégie la minorité qui se dirigera de toute façon vers des études longues, au détriment de l’effort nécessaire pour amener le plus grand nombre à maîtriser une culture de base, des savoirs fondamentaux et la langue locale à l’écrit et à l’oral, comme un véritable instrument de pensée, d’expression et de communication dans toutes les situations de l’existence.

Rares sont les voix qui souhaitent ouvertement que l’école creuse les écarts entre les plus favorisés et les moins favorisés. C’est pourtant la conséquence prévisible d’une expansion des programmes, qui met la barre de plus en plus haut sans que les moyens soient donnés d’amener tous les élèves à ce niveau standard. Le peloton scolaire s’étirera plus encore. Or, nul n’ignore aujourd’hui que le classement dans ce peloton n’est pas indépendant de l’origine sociale, qui pèse plus que l’origine nationale.

Comme Hutmacher (1993) l’a montré, l’inégalité devant l’école a changé de visage. Les enfants des classes moyennes, jadis exclues des études longues, y ont désormais largement accès. Du coup, le processus de démocratisation marque le pas et l’écart entre les extrêmes tend à se creuser. Les classes moyennes, ayant obtenu ce qu’elles voulaient, ne se soucient guère des laissés pour compte au nom desquels elles revendiquaient la démocratisation des études dans les années 1960-70. Elles proposent au contraire d’accentuer l’école à deux vitesses en introduisant des langues qui contribueront à durcir la sélection scolaire.

Charger encore les programmes, c’est sans grand risque pour les élèves qui n’ont pas de difficultés en classe et pourraient aller plus vite et apprendre davantage. Cela accroît la pression sur les élèves moyens, mais ils y survivront. Et les autres ? Ceux qui peinent déjà à apprendre la langue locale ?

On peut interpréter l’introduction précoce d’une seconde langue étrangère comme une politique élitiste, qui favorise les favorisés et pénalise encore plus ceux que les programmes actuels mettent déjà en échec. Est-ce la vocation de l’école publique de favoriser ainsi les écarts en son sein ? Rien n’empêche les parents assez fortunés d’inscrire leurs enfants dans une école privée exigeante et axée sur l’enseignement des langues. Ce qu’ils veulent, c’est obtenir ce " service " dans le secteur public, au mépris des intérêts des autres catégories d’élèves.

Comme nul ne peut décemment prétendre à un traitement de faveur, il ne reste qu’à faire passer une demande particulière pour l’expression de l’intérêt général. On ne risque pas grand chose : il est peu probable que les parents issus de l’immigration ou les parents de classe populaire aient les moyens de contester dans le débat public que maîtriser l’allemand, le français et l’anglais soit un avenir radieux pour leurs enfants. C’est l’un des problèmes du débat d’aujourd’hui : quelques-uns parlent pour tous ! Qui définit le curriculum pour qui ? Cette question cruciale (Perret et Perrenoud, 1990) reste embarrassante, donc toujours escamotée.


2. De quels enfants parle-t-on au juste ?

L’un des arguments souvent avancés en faveur d’un enseignement précoce est que les enfants très jeunes apprennent " sans complexes ", en jouant, parce qu’ils sont " naturellement " curieux, actifs et désireux d’apprendre. De plus, on leur prête aux une immense plasticité et une ouverture potentielle à toutes les langues de la planète.

Toute cela n’est pas absurde, mais cela vaut pour un enseignement réellement précoce en situation d’immersion. Introduire des cours d’anglais et d’allemand en troisième primaire n’est ni une forme d’immersion, ni une initiation véritablement précoce.

Mais surtout, de quels enfants parle-t-on ? Bentolila (1997) rapporte un entretien avec un jeune de 20 ans, illettré :

Je lui ai alors demandé s’il se souvenait d’avoir vu son père ou sa mère un livre à la main. Cela a eu l’air de l’amuser. Pour la première fois, il a presque souri. Oh, pas un vrai sourire, juste un étirement des lèvres entre rancœur et dérision. Son père, représentant de commerce, il ne l’a vu ni très souvent ni bien longtemps. Sa mère, infirmière dans un hôpital à l’autre bout de Paris, avait bien autre chose à faire que lire. Non, les livres ne faisaient pas partie de l’univers de la famille D. Le dialogue non plus d’ailleurs : on se parlait peu, on s’écoutait encore moins. C’est dans le silence et l’indifférence que Mathieu fit ses premières armes linguistiques.

Nourrice, crèche ; on subvient largement à ses besoins vitaux, on lui inculque les principes d’un comportement socialement acceptable. À trois ans et demi, Mathieu pousse la porte de l’école maternelle. C’est un enfant qui ne se livre pas, ne demande rien. On le sollicite peu. Durant trois ans, il ne posera à ses institutrices aucun problème particulier. Il fait partie des quelques enfants calmes, volontiers silencieux qui passent à l’école maternelle sans y laisser de trace et sans en être en rien marqués. Quelques mots soulignent son passage au cours préparatoire : " Enfant un peu renfermé, mais sage ; semble intéressé par les activités physiques et les arts plastiques. " Nul ne s’est aperçu que Mathieu évoluait dans une sorte de brouillard linguistique. Les mots lui manquent pour dire le monde, les phrases lui font défaut pour exprimer ce qu’il pense. L’idée même que l’on puisse communiquer à quelqu’un d’autre ce que l’on pense lui est totalement étrangère. Il désigne les objets et les êtres, il constate les événements, mais il ne parle de rien ; il ne questionne sur rien. À six ans, Mathieu ignore ce que parler veut dire. Faute d’avoir été aidé durant ses six premières années d’apprentissage par des médiateurs attentifs, il n’a pu découvrir ni les enjeux ni les principes de fonctionnement du langage.

Enseigner l’allemand et l’anglais à Mathieu dès 8 ans aurait éventuellement un sens si c’était l’occasion de l’ouvrir à la communication à travers une prise de conscience de la diversité et des fonctions des langues. Certainement pas si l’enjeu est d’assurer des apprentissages langagiers précis, sur lesquels l’école secondaire pourrait fonder son propre enseignement. La marche forcée vers le trilinguisme est une absurdité pour un enfant dont le développement intellectuel est lent, surtout s’il naît dans une famille où la communication n’est ni une valeur centrale, ni une pratique intensive, une famille où font défaut le regard sur le monde et le rapport au savoir qui donnent son sens à l’apprentissage précoce des langues étrangères.

Les parents favorisés qui font de leurs propres enfants, choyés, développés et épanouis, l’emblème de " l’enfance éternelle ", feraient bien d’aller passer quelques heures dans les classes élémentaires des quartiers les moins favorisés. Cessons de mythifier " l’enfance " comme âge de la vie où " tout est possible ", au point d’oublier que les enfants réels sont différents, notamment sous l’angle du développement, et grandissent dans des milieux différents, en particulier dans leur rapport à la communication et à la langue.

Plaider pour un enseignement précoce des langues étrangères participe d’un ethnocentrisme de classe, comme disent les sociologues, autrement dit un " égocentrisme collectif ", la tendance à voir le monde à partir de la position qu’on occupe dans la société et de ses propres intérêts, sans se rendre compte que ceux qui vivent une autre condition ne partagent ni les mêmes évidences, ni les mêmes aspirations.

Nul groupe social n’est à l’abri d’un tel ethnocentrisme, mais les aspirations des classes favorisées ont sur les programmes scolaires une influence déterminante. Leur expérience les pousse à croire que le développement perceptif, moteur, intellectuel, social des enfants se fait rapidement et sans obstacles, les rendant dès lors disponibles à la découverte précoce du monde, des autres cultures, des autres langues. On oublie que cette ouverture et cette rapidité ne sont pas naturelles, mais résultent de conditions économiques et culturelles privilégiées.

Dans certaines écoles alternatives, dans certains établissements publics installés dans une zone résidentielle, on trouve une forte concentration d’enfants ayant de la facilité, avec lesquels on peut faire d’extraordinaires avancées dans la connaissance. Dans une école publique d’un quartier défavorisé, l’enfance n’a pas cette légèreté, elle participe d’une condition plus dure, où le souci du lendemain l’emporte sur la soif d’apprendre. La pédagogie différenciée (Perrenoud, 1997) exige une analyse très réaliste des conditions d’apprentissage faites au plus grand nombre, parmi lesquelles des programmes moins lourds, des objectifs moins nombreux.

Même les enfants dont les parents ont immigré n’ont pas nécessairement l’ouverture spontanée aux langues qu’on leur prête si volontiers. Ils vont et ils viennent entre des parents qui ont souvent appris assez médiocrement la langue du pays d’accueil et une école dont c’est la langue officielle. Ces enfants se débrouillent, deviennent bilingues, par la force des choses. Sont-ils pour autant préparés à apprendre l’anglais ou l’allemand avec facilité ? L’ouverture aux langues d’un enfant de diplomate ou de cadre international a-t-elle son équivalent chez un enfant de manœuvre portugais ou d’aide-soignante albanaise ? Il y a, parmi les tenants du l’ouverture aux langues, un romantisme généreux mais un peu irréaliste. 


3. Pourquoi faire plus du même ?

Avant de viser à former des jeunes trilingues, on ferait bien de se demander pourquoi si peu sont aujourd’hui réellement bilingues, alors qu’il est maintenant courant d’enseigner une autre langue nationale dès l’école primaire. Cet investissement massif ne paraît pas pour autant efficace.

Si nombre de jeunes ne savent pas chanter juste ou jouer d’un instrument à l’issue de leur scolarité de base, il n’y a à cela nul mystère : l’enseignement de la musique reste marginal (dans les programmes et plus encore dans la réalité), ne compte guère dans la réussite globale et a un statut mineur dans l’esprit de la majorité des parents, des élèves et des enseignants des autres disciplines. Peu de parents s’inquiètent de savoir si leurs enfants ont étudié leur solfège. Peu d’offres d’emploi exigent une oreille musicale ou la maîtrise d’un instrument.

L’enseignement inefficace des langues étrangères n’a aucune excuse comparable : il est implanté depuis longtemps, occupe une place importante, participe de la sélection, s’appuie dès le secondaire sur des professeurs formés en allemand à l’université. Si les langues étrangères ne sont pas maîtrisées, ce n’est pas faute d’être enseignées, c’est qu’elles ne sont pas acquises en proportion du temps important qui leur est consacré dans l’enseignement de base.

Manque de motivation, barrières culturelles ou didactiques inefficaces ? La critique de l’enseignement scolaire des langues étrangères n’est pas nouvelle et suscite périodiquement des révisions méthodologiques déchirantes. Depuis quelques années, les approches communicatives tiennent le haut du pavé. Si elles ne démontrent pas une plus grande efficacité, on assistera sans doute à un retour à des approches plus centrées sur l’apprentissage méthodique de la grammaire, de la conjugaison et du vocabulaire, sans qu’on ait mieux compris les sources de l’échec.

Et si la forme scolaire d’enseignement était un cadre définitivement inadéquat pour apprendre les langues étrangères ? On donne volontiers l’exemple des enfants plongés dans un milieu bilingue et qui apprennent deux langues " naturellement ", pratiquement en jouant. Ou celui des gens transplantés dans un autre pays et qui apprennent la langue par immersion. Or, justement, ces exemples montrent que l’apprentissage d’une langue ne se fait pas essentiellement à travers un enseignement formel. Il paraît s’opérer d’autant plus " spontanément " que trois conditions sont réunies :

Freinet plaidait déjà pour un apprentissage " naturel " de la lecture. C’est ce que l’école tente désespérément de reconstituer, pour la langue principale comme pour les autres. Elle n’y parvient guère, parce qu’à l’école, rien n’est donné : ni le besoin, ni l’immersion, ni l’investissement intensif. À l’école obligatoire, chacun est invité à apprendre " pour son bien " des choses dont il ne voit pas la nécessité, dont il n’a pas besoin pour résoudre de vrais problèmes, du moins dans l’immédiat. De plus, on étale cet apprentissage sur des années, à petites doses, par la grâce de la grille horaire et du zapping permanent entre les disciplines à raison de tranches de 45-60 minutes.

L’école nouvelle, les méthodes actives, les pédagogies du projet, le travail par situations-problèmes, les formations en alternance tentent depuis un siècle et plus de s’approcher d’un apprentissage plus fonctionnel. Le succès est mitigé.

Pourquoi s’acharner, notamment pour les langues étrangères ? Si le rapport entre l’investissement et le rendement est très médiocre dans la forme scolaire d’enseignement-apprentissage des langues étrangères, tirons-en les conséquences, cessons de faire " plus du même " et prenons le problème par un autre bout.

Le développement de stages intensifs en immersion est une alternative, qui s’est développée sous l’empire de la nécessité. Les cadres ou les techniciens envoyés à l’étranger par leur entreprise, comme les gens qui émigrent pour des raisons économiques ou politiques, ne peuvent se permettre de se préparer durant des mois sur des bancs d’école. Que font-ils, lorsqu’ils ont absolument besoin d’apprendre une langue qu’ils ignorent ? Ils consacrent quelques heures à acquérir les bases phonétiques, grammaticales et lexicales d’une langue étrangère, puis ils se perfectionnent en la pratiquant de façon intensive pendant quelques semaines.

On dit parfois, de façon ironique et cruelle que si nous apprenions à marcher à l’école, nous serions tous fortement handicapés. Pourquoi ne pas laisser à l’école ce pour quoi elle est irremplaçable, en trouvant d’autres voies pour les apprentissages qui tiennent davantage de l’entraînement intensif et fonctionnel que de la transmission de savoirs ?

Étendre l’enseignement scolaire des langues étrangères est une fuite en avant dans une direction qui ne donne pas des résultats convaincants même pour la première langue étrangère. Aucune entreprise ne généraliserait une méthode de production qui n’a pas fait ses preuves. Pourquoi le système éducatif se permet-il une telle fuite en avant, alors qu’on sait parfaitement que l’enseignement précoce d’une seule langue étrangère à l’école primaire ne donne pas satisfaction, pas plus que l’enseignement de diverses langues au secondaire. À l’heure du multimédia, des voyages, des échanges, de l’informatique et d’Internet, sommes-nous condamnés à nous enfermer dans la forme scolaire d’apprentissage des langues ?


4. Est-ce faisable ?

L’un des défenseurs du bilinguisme affirmait dans Le Temps (21.8.98, p. 36) : " Il faut oser d’abord, on discute ensuite ". Cette audace n’est pas de mise pour les équipements collectifs majeurs, pas plus que pour les transformations irréversibles des institutions, des législations, des paysages ou des programmes scolaires. Aucune politique de l’éducation ne se fonde sur d’absolues certitudes. Encore faut-il que les risques soient estimés et débattus au plus près et qu’on s’interroge sérieusement sur la faisabilité et les chances d’une réforme avant d’engager le processus.

Ajouter quelques heures de langues étrangères à la grille horaire hebdomadaire, en réduisant la part d’autres disciplines serait sans doute faisable sans bouleverser le système éducatif, à condition de trouver les moyens de former les enseignants primaires, généralistes, à enseigner deux langues qu’ils ne maîtrisent pas tous. On peut douter que ce soit efficace. Et l’on ne connaît pas à ce jour les incidences d’un tel aménagement des programmes sur l’atteinte des autres objectifs d’apprentissage, ni sur les inégalités devant l’école et les risques d’échec scolaire.

Si l’on voulait prioritairement assurer la maîtrise effective, par tous, d’au moins trois langues, la seule solution serait vraisemblablement de créer des conditions durables d’immersion, en enseignant certaines disciplines - histoire, sciences, etc. - dans une langue étrangère, qui deviendrait une langue de travail, chaque jour, pour de nombreuses heures, avec des enjeux de communication fonctionnelle réels et forts. Comme l’indiquent les tenants de cette formule, on ferait alors " d’une pierre deux coups ", en permettrant aux élèves d’apprendre les langues étrangères sans prétériter leurs acquis dans les autres disciplines.

Hypothèse séduisante, mais dont la réalisation est hors de portée. Prenons deux idées qui courent : les échanges de professeurs ou le bilinguisme des enseignants autochtones. Nul ne s’opposera à la multiplication des échanges ou à l’élargissement des compétences linguistiques des enseignants. La question est de savoir si on peut fonder une politique à large échelle sur de telles hypothèses.

Dès lors qu’il faudrait dispenser des enseignements disciplinaires dans diverses langues grâce à de tels échanges, on serait astreint à des équilibres, à des planifications, à des mouvements de personnel sans commune mesure avec les échanges volontaires actuels, qui n’interfèrent pratiquement pas avec le fonctionnement du système scolaire. Les problèmes démographiques, juridiques, financiers (revenus, caisses de retraites), pédagogiques et politiques rendent l’entreprise irréaliste.

Quant au bilinguisme généralisé des enseignants autochtones, il n’est guère plus sage d’y songer, sauf dans les communautés réellement bilingues. Même alors, on observe que tous les adultes ne sont pas véritablement bilingues, y compris parmi les enseignants. Il y a toujours une langue familière, familiale, amicale, communautaire, " chaude ", celle dans laquelle on s’exprime spontanément, et une langue instrumentale, administrative, politique, sociétale, " froide ", qu’on maîtrise quand il le faut mais qu’on abandonne dès que la situation se détend et qu’on se retrouve dans un cadre plus informel. Cela se produit aussi à l’école. Au Luxembourg par exemple ou dans la Vallée d’Aoste, les enseignants comprennent et parlent le français, mais entre eux, ils parlent luxembourgeois ou italien. Dans une communauté monolingue, il est très peu probable que tous les instituteurs et les professeurs deviennent bilingues pour des raisons purement professionnelles.


5. À quoi renoncerait-on ?

Sauf s’il est possible de ne renoncer à rien en enseignant certaines disciplines dans une langue étrangère, l’introduction précoce d’une seconde langue étrangère se fera inévitablement au détriment d’autres acquis. Dira-t-on clairement lesquels ? C’est peu probable. Lorsqu’on a introduit l’allemand à l’école primaire, à quoi a-t-on ouvertement renoncé ? Aucune discipline ne peut être éliminée, ni sa dotation fortement réduite sans susciter des conflits et d’autres dilemmes. À l’intérieur de chacune, surtout à l’école primaire, on peut certes renoncer à faire figurer certaines notions dans les plans d’études. Cela gagnerait-t-il du temps ? Non, pour deux raisons :

Les renoncements sauvages s’opéreront par le simple fait qu’à l’impossible nul n’est tenu. Ils varieront d’une classe à une autre, mais globalement, ils se feront à l’évidence au détriment des élèves qui ont besoin de temps pour construire les connaissances et les compétences actuellement visées et déjà n’y parviennent pas. Charger les programmes, c’est densifier et accélérer le rythme, donc larguer encore plus vite ceux qui ont déjà du mal à suivre et risquer de laisser sur le bord du chemin ceux qui, aujourd’hui, suivent de justesse.

Le jeu en vaut-il la chandelle ? Pour l’affirmer, la moindre des choses serait de faire une simulation réaliste de ce qui se passerait si on chargeait encore les programmes, en sachant que, tels qu’ils sont, ils sont déjà trop chargés, ils ne permettent pas le développement de compétences, ils ne préparent pas au transfert de connaissances (Meirieu et al, 1996 ; Perrenoud, 1998), ils favorisent déjà l’accumulation de savoirs décontextualisés et difficiles à mobiliser hors de l’école.

Il y a d’autres renoncements en jeu. Ils portent non sur les apprentissages des élèves, mais sur les dynamiques de changement des pratiques pédagogiques dans les systèmes éducatifs : usage des technologies de la formation, lutte contre l’échec et les inégalités, introduction des cycles d’apprentissage, évaluation plus formative, pédagogie plus active et plus différenciée, éducation plus convaincante à la citoyenneté, au pluralisme, à l’égalité des sexes, recherche d’un dialogue plus constructif entre les familles et l’école, travail sur les compétences et le transfert. L’école ne manque pas de défis et de chantiers, qui souffrent tous d’un manque de moyens et de continuité. Ouvrir le grand chantier des langues aurait un coût indirect, mais très élevé : donner un coup d’arrêt à de nombreuses autres innovations, tout aussi dignes d’intérêt et, pour certaines, plus centrées sur les élèves les moins favorisés.


6. Pour une vision plus systémique

La guerre est une chose trop sérieuse pour qu’on la confie aux militaires. Il en va de même de l’école. Tous les spécialistes des disciplines proposent d’en faire plus, parce que le savoir ou le savoir-faire qu’ils défendent leur paraît indispensable et central.

Le débat actuel amorcé ou relancé par le rapport Lüdi s’inscrit dans la longue suite de tentatives d’élargir la part d’une discipline ou d’un groupe de disciplines dans le curriculum, en limitant la part les autres, puisque le temps scolaire n’est pas extensible.

À l’heure où tous les systèmes éducatifs revisitent leurs programmes et les réorientent vers des apprentissages essentiels pour tous, il est légitime de débattre de la place des langues, mais indéfendable de leur donner la part du lion sans vue d’ensemble, sans approche systémique, en cédant à une fuite en avant qui séduira surtout les médias, la classe politique et les parents de classe moyenne.

S’agissant de changements qui peuvent avoir autant d’effets pervers, les décisions précipitées ne gagnent pas de temps, elles en font perdre dans la résolution des problèmes de l’école ! Encore faut-il qu’une partie des gens d’école le disent.

Face à la doxa dominante, dire que la marche vers le plurilinguisme se discute, c’est prendre le risque d’apparaître frileux, adversaire du changement, bref de tourner le dos à la modernité. Ou pire encore, de vouloir priver de l’anglais ceux qui ne peuvent l’apprendre qu’à l’école, donc de refuser la démocratisation de l’accès aux langues.

Que faire lorsque des thèses opposées prétendent se réclamer des mêmes valeurs ? Se demander à qui profite les thèses modernistes qui ont le vent en poupe et se méfier de ceux qui promettent des solutions simplistes à des problèmes complexes.


Références

Baudelot, C. et Establet, R. (1989) Le niveau monte. Réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, Paris, Seuil.

Bentolila. A. (1996) De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon.

Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (1998) Quelles langues apprendre en Suisse pendant la scolarité obligatoire ?, Berne, CDIP.

Gohier, Ch. et Laurin, S. (dir.) (2000) La formation fondamentale en l’an 2000. Quelle culture, quelles compétences, quels contenus ?, Montréal, Éditions Logiques.

Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l’échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.

Meirieu, Ph., Develay, M., Durand, C. et Mariani, Y. (dir.) (1996) Le concept de transfert de connaissance en formation initiale et continue, Lyon, CRDP.

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