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2000, n° 35, pp. 9-22 (paru en 2001). |
Mobiliser ses
acquis : où et quand
cela sapprend-il en formation initiale ?
De qui est-ce laffaire ?
Faculté de
psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
2001
1. Le transfert et la mobilisation des acquis sont au cur des compétences3. La mobilisation se travaille au gré d'un entraînement réflexif
4. Qui l'organise l'entraînement à la mobilisation en formation initiale ? De qui est-ce l'affaire ?
Il ne suffit pas dêtre savant pour agir efficacement. Entre les écoles professionnelles et les organisations qui emploient les diplômés, voire accueillent et mettent au travail des stagiaires, un dialogue rituel sengage :
Si la conversation se poursuit sur le mode coopératif, on conviendra " quils savent tout de même plein de choses " et même quils savent " faire des choses ". Mais trop lentement, avec trop dhésitations ou trop de perfectionnisme, avec une assurance arrogante ou une angoisse paralysante et communicative.
On peut conclure le dialogue de façon équitable, mais résignée, en reconnaissant limpossibilité de tout apprendre en formation initiale et la valeur indispensable de lexpérience.
On peut le conclure en accusant les milieux professionnels : " La formation pratique, cest de votre ressort ; ils ont passé des mois en stages ; sils ne se débrouillent pas bien, cest que vous navez pas fait ce quil fallait ; vous les avez mis au travail, sans leur expliquer grand chose, sans vraie supervision ni formation, soucieux de les faire produire immédiatement ".
Ou encore le conclure en mettant en causes les écoles : " La formation scolaire est beaucoup trop théorique, ils apprennent trop de notions inutiles et ne maîtrisent pas des choses bien plus élémentaires mais essentielles dans la pratique ".
Le sort des formations en alternance est sans doute de voir les parties se renvoyer la balle et chercher un bouc émissaire. Pour ne pas ajouter à la confusion, mieux vaudrait sarrêter un moment sur cet apparent mystère : les débutants ont appris et pourtant cela ne saute pas aux yeux.
Veillons dabord à de pas dramatiser : pour montrer quils ont encore " tout à apprendre " - donc quils ne savent pas grand chose - il suffit dappliquer aux débutants les standards qui définissent lexpertise. Peut-être ny a-t-il pas de mystère et sommes-nous en présence dune limite de la formation initiale.
On pourrait cependant, avant de se résigner, se demander si lon pourrait mieux faire à condition de poser le problème de façon plus précise. Pour aller dans ce sens, le premier pas consiste à reconnaître que la faculté de mobiliser ce quon a appris nest pas donnée ipso facto, quelle doit se construire, se travailler, se développer à travers des activités et des dispositifs de formation spécifiques, au travail et hors du travail.
Bien entendu, les stages, lenseignement clinique, le laboratoire, les projets, les simulations, certains mémoires professionnels prétendent prendre en charge cette dimension de la formation et le font dans une certaine mesure. Mais sur des bases conceptuelles parfois sommaires, dont certaines se résument à ce slogan " On apprend la pratique par la pratique ".
Cest à la fois vrai et faux. Vrai parce que, sans pratique, on sen tiendra à des savoirs scolaires. Et faux parce que la pratique nest formatrice quà certaines conditions, parce que lexpérience ne produit pas magiquement des apprentissages rapides et denses, parce que tout dépend de la posture de lacteur et des médiations quon lui offre.
Pour approfondir cette problématique, je soutiendrai trois thèses :
1. Le transfert et la mobilisation des acquis sont au cur des compétences.
2. La mobilisation nest pas donnée par dessus le marché, sauf à un niveau très élevé dérudition et dexpertise.
3. Elle se travaille, mais ne senseigne pas. Elle procède plutôt dun entraînement réflexif.
De ces trois thèses, qui seront développées dans les trois premières parties, découle une question : qui doit organiser cet entraînement en formation initiale ? De qui est-ce laffaire ? Du terrain, des stages ? Sans doute. Mais encore ? Ce sera lobjet de la quatrième partie.
Pour conclure, je reviendrai sur le concept de formation pratique et ses limites à la lumière des développements précédents.
Lorsquun concept est en vogue et devient un " attracteur étrange " (Le Boterf, 1994), on doit se méfier. Nest-ce pas un nouveau langage qui, déplaçant la position des problèmes, fait oublier quon ne les a pas résolus ? Il ne suffit certes pas de parler de bilan, de référentiel, darbres de compétences, ou encore dévaluation ou de " gestion " des compétences pour y voir clair et réorganiser intelligemment la formation et le travail.
Pourtant, la notion de compétence est au cur de lintelligence au travail (Jobert, 2000), de ce processus complexe par lequel on résout convenablement des problèmes sans avoir toutes les connaissances, tous les outils, toutes les informations, toutes les certitudes nécessaires.
Même dans les activités faiblement qualifiées, il ne suffit pas de suivre un modèle ou une règle. La vie est faite dexceptions, de variations, dincidents critiques que le " manuel " na pas prévu, qui exigent un raisonnement professionnel pour fonder une décision qui ne simpose pas à la lumière de quelques préceptes univoques. Nimporte quel fonctionnaire doit savoir assouplir ou durcir la règle selon la personne quil a en face de lui. Nimporte quel travailleur manuel doit savoir " faire avec " des outils, des horaires, des conditions de travail, des matériaux et un environnement partiellement incompatibles avec les normes de sécurité et lorganisation prescrite du travail.
Lergonomie de langue française a théorisé lécart inévitable entre le travail prescrit et le travail réel et montré que la compétence consiste précisément a rester efficace alors même que les conditions, les échéances, les moyens, les forces et les modalités du travail réel ne sont pas et ne peuvent pas être celles de la prescription.
Cela explique une partie de lécart entre ce quon apprend en école et ce quon doit savoir faire dans le travail. Plus lécole senferme dans la sphère du prescrit, moins elle prépare au " grand écart ", plus le stagiaire ou le débutant seront déconcertés par la réalité du monde du travail. Ce sera dautant plus probable que les formateurs s'identifient aux auteurs des prescriptions plus qu'à leurs destinataires.
Dans les métiers où une large fraction des formateurs sont des professionnels, cette explication est moins vraie, même si nombre de formateurs issus de la profession tendent à idéaliser le monde du travail et à chercher une nouvelle identité du côté de la théorie et de la formalisation des procédures (par exemple dans les démarches " qualité " et les méthodologies).
Il y a donc dautres processus en jeu. De fait, il ne suffit pas de prendre conscience de lécart et de laccepter comme inévitable pour le franchir. La compétence au travail nest pas seulement une reconnaissance de la part de la pratique irréductible aux procédures et aux théories. Cest la capacité concrète dagir en dépit de cet écart, donc de le combler au quotidien, provisoirement, en sachant que, demain, le défi se représentera et exigera peut-être une approche nouvelle.
Il y a des obstacles affectifs et relationnels. Si, par angoisse et souci de bien faire, on sinterdit de sortir de la prescription, on ne sautorisera pas à être compétent. Il en ira de même si lenvironnement professionnel, qu'il soit hiérarchique ou non, est prêt à stigmatiser le moindre écart à la norme. Le dilemme se joue alors entre lefficacité et le conformisme aux normes. Cest celui de tous les professionnels et nul ne la définitivement résolu. Hélas, imposer aux débutants une rigueur quon ne simpose plus fait partie des " petits pouvoirs " qui sexercent dans le monde du travail, font souffrir les " bleus " et procurent quelque jouissance honteuse aux anciens.
Le problème essentiel reste cognitif : pour faire face à la complexité, à la singularité, à linstabilité des situations de travail et à leur écart à la norme prescrite, il faut non seulement sautoriser à penser, mais avoir les moyens intellectuels de le faire. Alors, le temps de paralysie devant limprévu est abrégé et débouche sur un temps dessais et derreurs puis, si la réalité résiste à cet activisme, un temps plus réfléchi didentification et de résolution de problèmes, éventuellement en recourant à des aides extérieures (Perrenoud, 1999 c).
Même pour demander de laide, il faut sengager dans la résolution du problèmes, sans quoi on sattirera vite une réputation de praticien angoissé et dépendant qui ne peut faire son travail sans être assisté et tout attendre de ses collègues. Le travail cognitif du professionnel autonome consiste donc dabord à mobiliser ses ressources intérieures :
Mon propos nest pas ici danalyser finement ces processus mentaux (Perrenoud, 2000), mais de rappeler quils sont au cur de la compétence comme mobilisation de ressources cognitives, selon la conception quen propose Le Boterf (1994). Ces ressources sont hétérogènes et multiples, et leur mise en synergie ne peut suivre elle-même une procédure. On pourrait dire que chaque acte professionnel un peu complexe est une " invention originale " (même modeste), qui met en relation une situation et un ensemble de ressources grâce à des schèmes de perception, de raisonnement, danticipation, de jugement et daction qui utilisent la logique naturelle mais aussi lintuition et procèdent pas analogie et pensée holistique autant que par lanalyse et la déduction.
Ces schèmes peuvent être en partie décrits et formalisés. Cest ce que tentent les auteurs de systèmes experts dans le domaine de lintelligence artificielle : ils interrogent et observent les experts humains au travail, pour reconstituer leurs bases de connaissances (de tous genres) et leur modes de raisonnement.
Il serait donc absurde dabandonner ces schèmes au domaine de lineffable. Si lon peut jusquà un certain point les formaliser de sorte à programmer un ordinateur, on peut certainement faire le même effort en formation. Sans toutefois tomber dans lillusion quà multiplier les savoirs procéduraux, on abolira lécart entre le travail réel et le travail prescrit, entre la connaissance et laction.
Cela ne veut pas dire quil ny a pas lieu de former à la mobilisation. Au contraire, cest un enjeu majeur, à condition de sorienter vers un " entraînement réflexif " plutôt que vers un enseignement.
Avant de développer ce point, un détour simpose pour traiter dune question cruciale : le transfert et la mobilisation des acquis ne sont-ils pas le fruit naturel de lintelligence, du bon sens et de lexpérience ? Pourquoi faudrait-il sen préoccuper activement ?
La maîtrise " totale " dun savoir inclut probablement la capacité de sen servir à bon escient, donc de le contextualiser, de le compléter, de le nuancer, de le relativiser en fonction de la situation. Dans cette perspective, certains didacticiens proposent de renoncer à la notion de compétence et plaident pour une conception plus ambitieuse des savoirs théoriques et méthodologiques, plus compatible avec laction.
Cette position suppose le problème résolu : la maîtrise totale dun savoir serait alors indissociable dun exercice prolongé de mise en uvre. Cest en ce sens quun physicien qui a passé vingt ans dans un laboratoire " possède " la physique bien autrement quun diplômé fraîchement émoulu de la faculté. Cette conception du savoir est certainement satisfaisante et cohérente si on lapplique aux chercheurs. Même alors, elle fait preuve dun certain idéalisme quant au travail réel de la recherche (Latour, 1996).
Si lon considère que la pratique - une longue pratique - participe de la construction du savoir, il faudrait ne juger la maîtrise de ce dernier quà lissue de plusieurs années, voire dune vie entière dexpérience. Cette conception, satisfaisante dun point de vue anthropologique et philosophique, entre en contradiction, hélas, avec la réalité de la vie au travail. Même si la carrière professionnelle est un long apprentissage, on attend du débutant des performances et une productivité immédiates ou presque. Or, justement, il sort dune école où la construction des savoirs théoriques et méthodologiques est trop courte et le temps consacré à la pratique insuffisant ou mal utilisé.
La question est donc : que faire avec des débutants qui nont pas et n'auront pas avant longtemps une maîtrise pratique des savoirs théoriques et encore moins cette appropriation, cette incorporation qui résulte dune longue expérience ?
Un autre problème se pose : dans les situations de travail, sauf si ce sont justement des " situations décole ", canoniques, les savoirs pertinents sont multiples, hétérogènes et dinégale fiabilité. Il sagit donc, chaque fois, de réunir et de mettre en synergie des ressources qui, bien que complémentaires dans telle ou telle situation, ont en général été enseignées, exercées et évaluées séparément.
Tardif (1996) a montré à quel point les programmes professionnels restaient dominés par des logiques disciplinaires, liées à la spécialisation des formateurs. Un programme de formation professionnelle ne donne pas en général aux compétences le " droit de gérance " sur les connaissances que recommande Gillet (1987). Il se présente plutôt comme un empilement de contenus théoriques et méthodologiques tous jugés indispensables, confiés à des formateurs pointus et spécialisés jaloux de leur heures. Chacun organise son curriculum comme le déroulement le plus cohérent et complet possible dun " texte du savoir " (Chevallard, 1991), ce qui léloigne de la référence aux pratiques professionnelles. Le formateur spécialisé se sent, assez naturellement, plus responsable de la maîtrise formelle des connaissances que de leur usage dans le travail. Il fait pour cela confiance, parfois " aveuglément", aux stages, ateliers pratiques et autres unités dintégration. Or, ces dernières sont souvent les parent pauvres des plans de formation.
Même lorsquon leur réserve une fraction honorable des heures, il reste à trouver des méthodes qui portent sur lintégration des savoirs, leur mise en synergie et leur mise en pratique, ce qui pose à la formation des problèmes didactiques très complexes, bien plus difficiles que la planification d'un cours et d'exercices dappropriation.
La mobilisation se travaille, mais ne senseigne pas. Cela ne signifie pas que cest une histoire sans paroles ! Il importe au contraire de donner, par le discours, un statut explicite et problématique au transfert et à la mobilisation des acquis ; cest nécessaire dabord pour convaincre les étudiants que cela ne se fera pas automatiquement, quils doivent y travailler. Au delà de la persuasion, il importe de donner à voir les processus mentaux des professionnels, de construire une représentation de lexpertise comme travail de lesprit, plutôt que comme simple forme dexcellence. On peut admirer lexpertise sans renoncer à en analyser le fonctionnement. Lapport théorique devrait donner quelques bases dergonomie et de psychologie sociocognitives et forger un modèle théorique minimum de lintelligence au travail, sans faire pour autant de cette prise de conscience lobjet dun cours propédeutique. Mieux vaudrait parier sur un apport théorique structuré, intervenant à certains moments des stages ou de la démarche clinique, à propos de situations de travail (Barbier, 1996). On peut aussi suggérer des entretiens avec des praticiens (invitations ou enquêtes sur le terrain), pour quils expliquent aux étudiants " comment ils font ", non en pratique, mais dans la tête.
Ce soubassement théorique et des représentations moins naïves des processus de mobilisation des acquis permettront à lactivité réflexive et métacognitive de ne pas se limiter au sens commun et à lintuition, de mettre des mots sur ce que lon pressent par introspection ou observation dun praticien au travail, sans arriver à le formuler et à le conceptualiser. Ce qui tourne autour du coup dil, de la vista, de lanticipation, de la prémonition, de lintuition fulgurante, de la certitude indémontrable, du doute sans raison apparente, de la pensée divergente, du recadrage, du paradoxe devrait faire lobjet dune élucidation.
Létudiant devrait aussi avoir loccasion de sinterroger sur son propre fonctionnement, de découvrir quil ne fonctionne pas comme une machine, que ses savoirs ne sont pas rangés dans des tiroirs étanches mais structurés en réseaux, et que nul mécanisme imparable ne garantit lidentification et la mobilisation rapide des savoirs pertinents dans une situation donnée. Cest lune des énigmes de laction située, notamment quand elle est fondée sur des connaissances précises et spécifiques : comment lacteur sait-il quelles sont les idées, les informations, les modèles, les procédures à mobiliser hic et nunc ? Aucune situation - sauf dans un exercice scolaire fortement étayé - ne se présente spontanément comme une liste de mots clés renvoyant à des disciplines, des théories, des concepts, des méthodes. Toute méthodologie de lanalyse des situations et du diagnostic tente de rationaliser ce processus, en proposant des arbres logiques, une check-list, des référentiels de symptômes ou de caractéristiques pointant sur une forme ou une autre de pathologie, de panne, de manque, dobstacle. Tous ces outils évitent de se confronter sans méthode à la question de la correspondance entre une situation et les savoirs à mobiliser, mais nul ne peut faire léconomie de la solitude et de lincertitude lorsquil est confronté à une situation singulière, souvent dans lurgence (Perrenoud, 1996).
Il conviendrait aussi de thématiser la question de lhétérogénéité des ressources à mobiliser, de leur incertaine complémentarité, des trous béants quelles laissent subsister et de leurs contradictions visibles (lorsqu'il y a débat) et invisibles (lorsque les chercheurs s'ignorent mutuellement). Il est rare quune situation complexe soit entièrement " couverte " par les savoirs existants. Rare aussi que ces savoirs soient tous fiables. Rare enfin quils ne se contredisent nullement les uns les autres. Le praticien doit donc " faire avec " un ensemble de ressources quil doit délimiter, évaluer, trier, hiérarchiser et compléter. Il généralise ou particularise, assemble ou dissocie chaque fois quun trou noir, un flou ou une contradiction empêchent lapplication pure et simple de la théorie ou de la méthode.
Les professeurs ont souvent de lentraînement une vision assez simplificatrice. Toute se passe comme si lenseignement était le royaume du verbe et lentraînement celui de la répétition inlassable de gestes élémentaires.
Or, on sait aujourdhui que ces deux images sont fausses :
Si lon ne peut réduire lentraînement à une pratique obsessionnelle, il reste à lui accorder du temps. Lanalyse nest pas une leçon, elle fonde une anticipation avant laction, une régulation dans laprès-coup, donc elle a besoin de laction, dune action en vraie grandeur, non pas dun simple " exercice scolaire ".
Il importe à la fois de reconnaître la dimension réflexive de lentraînement et de ne pas la tirer unilatéralement vers une modélisation de laction et laccumulation de nouveaux savoirs théoriques ou procéduraux de plus en plus complets et pointus. Lentraînement façonne dabord les schèmes mentaux qui mobilisent les ressources existantes, disponibles, dans un état donné des savoirs. Ils se développent par la pratique. Non une pratique aveugle, un simple tâtonnement pas essais et erreurs ; plutôt une pratique réflexive, celle dun professionnel qui, dans laprès-coup, analyse son action, lobjective, la décompose, " se repasse le film au ralenti ". Mais une pratique tout de même, avec son épaisseur et son caractère irréductible à la " pensée de laction ".
Lentraînement suppose donc un terrain daction, de vrais enjeux, un statut dacteur. Comment les créer avant la pleine autonomie et la pleine responsabilité dun professionnel diplômé ? Comment apprendre, en le faisant, à faire ce quon ne sait pas faire ?
Les stages sont, par excellence, des lieux et des temps censés prendre en charge lentraînement. Pourquoi donc se casser la tête ? On sera dautant plus tranquille quon prévoit des stages variés et quon leur consacre une bonne partie du temps de formation initiale, plus de la moitié dans certaines filières.
Eh bien non, cela n'est qu'une condition nécessaire. Parce que le stage nest pas ipso facto le cadre dun entraînement réflexif, parce quun dispositif dalternance ne consiste pas à jeter létudiant à leau en lui disant " Nage ! ".
Bien entendu, on veut espérer que nulle formation professionnelle ne défend de nos jours une conception aussi rudimentaire des stages, Mais lintention ne suffit pas. Il faut une réponse précise à la question du va-et-vient entre théorie et pratique.
Le concept de " formation pratique " est de ce point de vue une aberration. Quon parle au minimum de la " composante pratique de la formation " ! Même alors, on nourrit limage simpliste dune juxtaposition de deux bagages, lun théorique, qui sert à passer des examens et prouver quon a le droit dexercer, lautre pratique, qui sert à se débrouiller au travail. Ce qui justifie dune part un enseignement faisant faiblement référence au terrain, dautre part une socialisation professionnelle " sur le tas " dont le premier principe serait " Oublie tout ce que tu as appris à lécole. Ici, cest la vraie vie ! "
Les formations professionnelles supérieures tentent, depuis longtemps, de lutter contre cette séparation, de deux manières :
La formation par lanalyse du travail, au travail ou en marge, est en plein essor. Elle cherche encore ses orientations (Clot, 2000). On ne dispose donc pas à ce jours de modèles éprouvés et incontestés.
On en sait assez, cependant, pour cesser dinvestir des espoirs démesurés dans la seule existence des stages. Il faut les constituer en dispositifs pointus de formation et les compléter par des dispositifs moins incorporés au monde du travail, qui ont à la fois la qualité et le défaut dêtre moins dépendants des contraintes de la " production ". Avec des dispositifs intermédiaires, comme lenseignement clinique en soins infirmiers ou certaines formes de coaching intensif, dans divers métiers.
On se heurte rapidement à des contraintes pratiques et à des conflits de priorités. Les professionnels en exercice ne sont pas dabord des formateurs et lorsquils acceptent de lêtre, ils peuvent choisir de se mettre en quelque sorte " à leur compte ", voire de lutter contre les manques ou les biais supposés de la formation théorique.
Pour quun réel partenariat sinstaure, il doit être négocié entre les écoles et leurs formateurs, dune part, les associations professionnelles et les employeurs, dautre part. Mais cela n'aura guère d'effets si les personnes ne se sentent pas liées par ces accords ; elles feront alors, sur le terrain, ce que bon leur semble, quil sagisse de létudiant stagiaire, des professionnels ou même des superviseurs de stages délégués par les écoles.
Cest pourquoi il importe dorganiser un débat constant sur la question de savoir qui fait quoi, qui peut ou doit faire quoi dans la formation initiale. En reconnaissant aux formateurs de terrain :
Il serait naïf de croire quon peut mettre tout le monde daccord et garantir une cohérence forte et permanente dun système complexe de formation. Rien nest acquis une fois pour toutes. Les gens changent, la mémoire flanche, les idées évoluent de part et dautre.
La question de savoir qui organise lentraînement à la mobilisation en formation initiale, de qui cest ou devrait être laffaire ne peut donc trouver une réponse définitive et consensuelle. Cette question est plutôt un terrain de rencontre et de travail commun entre diverses catégories de formateurs.
Cette affirmation célèbre de Kurt Lewin, un des fondateurs de la psychologie sociale, vaut aussi pour la formation et notamment pour lentraînement à la mobilisation et au transfert.
Ce qui empêche la rénovation des plans de formation, dans ce registre, cest dabord labsence didées à la fois partagées et pointues sur les processus dapprentissage en jeu. Plutôt que de se hâter de réformer les dispositifs, on ferait bien de clarifier leurs fondements. La réflexion sur le " trajet de la formation " (Ferry, 1983) reste d'actualité.
Aussi longtemps quon verra le stage comme un " bain de pratique " ou la théorie comme une doxa ou une abstraction sans prise sur le réel, aussi longtemps quon imaginera quil existe une " formation pratique " et une " formation théorique " qui vivent leurs vies propres, on naura aucune raison suffisante daffronter la complexité bien réelle des dispositifs dalternance et darticulation théorie-pratique (Perrenoud, 1996 b, 1998, 1999 a et b).
La problématique du transfert et de la mobilisation des acquis rejoint, on la vu, la théorie des compétences et les démarches danalyse du travail et des pratiques. On ne progressera quen mettant en synergie des courants prometteurs mais souvent distincts, autour de lexpérience, des savoirs daction, de la métacognition, de l'explicitation, de la formation dadultes. Bien entendu, il faudra adopter ou modifier des dispositifs avant davoir résolu tous les problèmes théoriques, mais aujourdhui, dans la formation de formateurs et de responsables de formation, construire des armes conceptuelles devrait être une entreprise sans fin, qui ne sarrête pas après chaque réforme pour renaître laborieusement six ou huit ans plus tard
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