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" Évaluation
informative " : une expression
malheureuse, source de toutes les confusions
Faculté de
psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
2001
Trois étapes pour chaque fonctionCe n'est pas en informant les parents qu'on régule les apprentissages des élèves !
Linformation des parents : synthèse périodique et entretiens
En nous inspirant de Jean Cardinet (1983), nous avons vu dans un précédent article (Perrenoud, 2001) que lintroduction de cycles dapprentissage pluriannuels a des implications pour les trois fonctions de base de lévaluation :
Jentends débattre ici dune question esquissée à la fin de cet article : y a-t-il lieu, comme le font divers systèmes scolaires, de distinguer une quatrième fonction de lévaluation des élèves, dite informative ?
Je tenterai de montrer que lidée dévaluation informative peut induire une grave confusion, en laissant entendre quil faut, pour renseigner les parents sur la progression de leur enfant, procéder à une quatrième forme d'évaluation.
Il faut certainement donner régulièrement des informations aux parents à propos des diverses formes d'évaluation dont leur enfant est l'objet à l'école et de ce qui en résulte. Cela ne crée pas pour autant une " évaluation informative ". Cette dernière notion brouille les cartes, dans un domaine déjà complexe et qui déchaîne les passions.
Les parents ont besoin d'être informés pour jouer leur rôle. Ce besoin s'accroît lorsquà lhorizon se profilent une sélection ou une orientation dont lévaluation paraît la clé. La confiance des parents faiblit en même temps que la distance qui sépare leur enfant déchéances jugées décisives. Cest dautant plus fort que se profile ou se concrétise un conflit entre les intérêts de la famille - qui aspire à lorientation la plus favorable - et les exigences que le système éducatif peut opposer à cette aspiration. Mais même en labsence déchéances rapprochées, les parents anticipent de plusieurs années le moment de la sélection, en perçoivent les enjeux, désirent que leur enfant réussisse, se font du souci et veulent donc suivre et soutenir sa progression.
On ne peut à la fois leur demander de jouer le jeu de léducation scolaire - donner à leurs enfants lenvie dapprendre, soutenir leur travail scolaire, le contrôler lorsquil se fait à la maison - et les inviter à se désintéresser de leurs progrès et des pronostics de réussite ou dorientation qui en découlent. En attendre un grand détachement est encore plus irréaliste si le système éducatif pratique une sélection précoce, sévère, faiblement négociée et relativement irréversible. Les systèmes éducatifs qui se plaignent de la pression quexercent les parents sur la pédagogie et lévaluation au quotidien feraient bien de la considérer comme une simple adaptation, proportionnée à la force de la sélection en vigueur au cours du cursus primaire et surtout au moment du passage au secondaire.
On observe cependant que même dans les systèmes les moins sélectifs, les parents pensent avoir besoin dune information régulière pour assumer leurs responsabilités. Il serait donc déraisonnable de leur demander dattendre le bilan de fin de cycle pour être informé des progrès de leur enfant. Cest plus vrai encore si les cycles d'apprentissage durent trois ou quatre ans. Les parents ont droit à une information plus soutenue.
Aucun système en voie dintroduire des cycles ne songe dailleurs à les en priver. Linformation des parents est cruciale. Leurs attentes, leurs angoisses et leurs stratégies peuvent pervertir le système dévaluation formative le mieux pensé, ruiner les efforts dorientation, dramatiser la certification finale et la faire peser par anticipation sur toute la scolarité. Il importe donc de travailler de façon intensive avec les parents lorsquon met en place des cycles dapprentissage pluriannuels.
Le piège serait dhonorer cette demande légitime en faisant du bulletin scolaire destiné aux parents lalpha et loméga de lévaluation dans les cycles, une entreprise tellement prioritaire quelle détournerait de lévaluation formative.
Pour informer les parents, il devrait suffire que les enseignants fassent un effort périodique de synthèse et de traduction des éléments quils doivent de toute façon réunir pour piloter les apprentissages.
La vraie question est donc de savoir comment rendre accessible aux élèves et aux parents, sous des formes et à des intervalles appropriées, une partie des résultats dune évaluation faite dabord par les professionnels pour réguler un processus dapprentissage, fonder une décision dorientation ou en fin de cursus dresser un bilan certificatif.
Cette préoccupation devrait amener le système éducatif et les enseignants, pour chacune des trois fonctions de base, à procéder par étapes :
Pour chacune des trois fonctions de lévaluation selon Cardinet, on peut donc distinguer trois états de lévaluation :
1. Ce dont les professionnels ont besoin pour réguler les apprentissages et piloter les parcours de formation.
2. Ce quil faut en dire aux élèves, en tenant compte de ce quils peuvent comprendre et de ce qui les mobilise.
3. Ce quil faut en dire à des destinataires extérieurs aux interactions didactiques.
Ces états sont successifs, on peut donc les concevoir aussi comme des étapes. Le tableau suivant croise les trois fonctions et les trois états/étapes.
État / étape
Fonction |
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Formative |
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Travail métacognitif. Portefeuille de productions et de travaux pour mesurer le chemin parcouru. |
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Certificative |
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Pronostique |
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Je reviendrai dans un autre article sur limplication et la mobilisation des élèves par lévaluation (2e étape). Les cycles pluriannuels modifient en effet considérablement les moyens de pression et de mobilisation dont disposent les enseignants pour faire travailler les élèves. Limitons-nous ici à distinguer ce que les enseignants doivent savoir et ce qu'ils doivent dire aux parents.
Dans tous les cas, la transparence doit donc être forte, sans que les parents aient à quémander de linformation. Mais la question ne se pose pas dans les mêmes termes selon la fonction de l'évaluation :
Je me limiterai dans ce qui suit à l'évaluation formative, sachant qu'elle n'est jamais exempte de craintes ou d'espoirs de certifications ou d'orientations futures.
La question est de savoir comment informer les parents à des intervalles assez rapprochés pour qu'ils puissent " suivre " la progression de leur enfant, sans que cette information :
Pourquoi y insister ? Parce que les systèmes scolaires investissent souvent des efforts démesurés dans une évaluation informative considérée comme fonction autonome et dans son instrument, le " bulletin dévaluation " (nommé encore carnet, livret ou dossier), un document destiné aux parents et marginalement aux élèves. La conception et la généralisation de ce bulletin devient la préoccupation centrale, alors quil ne garantit en tant que tel aucune régulation des apprentissages et des parcours durant le cycle (ni dailleurs un bilan digne de ce nom en fin de cycle, ni de bonnes décisions dorientation ou de sélection).
Bref, on met la charrue devant les bufs. Plutôt que de développer dabord des instruments dévaluation formative, certificative et pronostique adaptés aux cycles pluriannuels, pour inventer ensuite seulement des formes de communication dune partie des informations et interprétations qui en résultent aux parents, on fait exactement linverse.
Bien entendu, lorsque les cycles sont institués ou sur le point de lêtre, lurgence psychologique et politique est de rassurer et dinformer les parents. Donc, on met toutes les forces dans le bulletin comme " vitrine ". On peut le comprendre, mais idéalement, il aurait été souhaitable danticiper, de développer tranquillement des instruments formatifs adéquats, pour pouvoir dans un second temps soccuper de " traduire " leurs résultats à lintention des parents et dautres destinataires. Hélas, il en va souvent différemment dans les calendriers des réformes scolaires, quil sagisse de nouveaux programmes ou dintroduction de cycles pluriannuels.
Lorsque le système éducatif est pris par lurgence, sa tentation est forte dimaginer quil peut " faire dune pierre deux coups " et de décider quon utilisera, à linterne, le bulletin scolaire comme outil formatif ou certificatif. Ce faisant, on court un risque majeur : limiter linvestissement institutionnel au développement dun bulletin scolaire, donc au minimum dinformations simples requises pour tenir les parents au courant des progrès de leur enfant. Du coup, on fera léconomie dun investissement institutionnel équivalent dans le développement doutils de régulation, alors que ce dernier se heurte à des obstacles théoriques et méthodologiques sans commune mesure avec ceux quil faut surmonter pour fabriquer un bulletin scolaire acceptable.
" Moderniser les carnets scolaires, est-ce faire un pas vers lévaluation formative ? ", ai-je demandé il y a près de dix ans, déjà effrayé par la confusion entre réforme du bulletin et évaluation formative (Perrenoud, 1991). Pour rester nuancé, disons que la fabrication dun bulletin informatif nest quun petit pas, qui ne pousse vers lévaluation formative que dans une phase " préhistorique " où le système de notation dispense les enseignants de décrire les acquis et les façons dapprendre de leurs élèves. De ce point de vue, un bulletin descriptif, tel que les Québécois lont développé il y a plus de vingt ans (Bélair, 1984), oblige les enseignants à documenter des réalités quils ne cernaient pas " spontanément ", autrement dit à répondre sérieusement à des questions quils ne se seraient peut-être pas posées ou auxquelles ils auraient répondu très intuitivement sans cette obligation.
Un bulletin descriptif est en ce sens un détour intéressant pour forcer la description, fondement dune évaluation critériée. Laspect " descriptif " importe plus que le bulletin. Lennui, cest quun bulletin descriptif à la hauteur des défis pédagogiques des cycles, ne correspondra pas à ce que la plupart des parents veulent savoir. Dans la perspective dune professionnalisation du métier denseignant, il me semble plus clair :
Il est temps de dépasser la confusion entre la fonction de régulation des apprentissages et les vertus dun bon bulletin scolaire destiné aux parents. Cette confusion empêche en effet durablement de développer de vrais outils formatifs. Les systèmes éducatifs se contentent trop souvent de refaire ce quils savent faire : des bulletins. Ce qui les dispense parfois dapprendre à faire ce quils ne savent pas faire : créer des outils de régulation des processus dapprentissage et des parcours de formation en fonction dobjectifs pluriannuels.
Mieux vaudrait conserver au bulletin scolaire sa vocation doutil de transparence, dinformation, de mobilisation. Sa seule raison dêtre est dapporter une réponse claire à la question qui préoccupe la plupart des parents : " Est-ce que ça va ? Faut-il sinquiéter ou les apprentissages suivent-ils leur cours ? ". Plus encore que pour les élèves (Chevallard, 1996), lévaluation fonctionne pour les parents non comme une mesure, mais comme un message, un indicateur de tendance, un tableau de bord rassurant ou inquiétant. Ni plus, ni moins !
Si lon prenait au sérieux leurs véritables attentes, du moins celles du plus grand nombre, lon déboucherait dune part sur un bulletin scolaire simple, synthétique et distribué au plus 2-3 fois par an, dautre part sur des pratiques complémentaires de dialogue, plus fluides et orales, au gré des besoins. Que lon cesse enfin de croire que le bulletin contribue de façon décisive à la régulation des apprentissages et des parcours. Quand bien même linformation et limplication des parents y participent, elles nen sont pas des pièces centrales.
La confusion entre évaluation formative et information peut découler dune interprétation maximaliste des attentes des parents. Une partie de ces derniers, experts et/ou angoissés, souhaiteraient suivre le détail des apprentissages comme ils demanderaient à tenir leur enfant par la main dans la salle dopération. À défaut de pouvoir sinstaller dans la classe, ils rêvent dun " bulletin de santé " quasi quotidien. Ils ne veulent pas de paroles rassurantes, ils veulent savoir " exactement " ce qui arrive ou " peut arriver " à leur enfant. Cest pourquoi les grilles critériées ne leur font pas peur, bien au contraire. Dans quelques années, ils rêveront que chaque enseignant affiche en permanence sur sa propre page Web (si possible à midi et à 17 heures !) les derniers progrès de leur enfant, une sorte dindice de la valeur scolaire de leur progéniture. Pour savoir, pour se rassurer et surtout pour intervenir à temps, parfois auprès de lenfant, parfois auprès de lenseignant.
Pour ces parents, la scolarité de leur enfant ressemble à un " chemin de croix ", à un double titre :
Ces parents, minoritaires, sont très difficiles à satisfaire, car ils nacceptent pas den savoir moins que lenseignant, ils refusent en fait de lui faire confiance. Ils ne lui demandent pas seulement un jugement, mais des matériaux bruts pour refaire tout le raisonnement, à la manière dune patient qui dirait à son médecin : donnez-moi les analyses, les radios, tout ce que vous avez, je veux contrôler votre diagnostic. Cest le déni de toute compétence spécialisée, ce qui ne peut quirriter lenseignant, inquiéter lenfant et frustrer la mère ou le père avide de " tout savoir ".
Il y a sans doute, dans cette façon de " ne pas lâcher lenfant et lenseignant dune semelle ", une volonté de bien faire, de langoisse, parfois de la souffrance. Les professionnels peuvent être formés pour comprendre ces attentes et ne pas les prendre comme des attaques contre leur professionnalité. Ils ne peuvent en revanche y répondre. Dans le cadre de la division du travail, on ne peut à la fois déléguer et naccorder aucune confiance à celui qui fait le travail. Lenseignant est alors fondé à dire : " Si vous voulez être à ma place, prenez-là, éduquez vous-même votre enfant (seule linstruction est obligatoire !) ou engagez un précepteur docile qui soit à vos ordres ".
Revendiquer la régulation des apprentissages comme une action professionnelle experte ne signifie pas, bien entendu, quil faille renoncer à éclairer les parents sur la façon dont les enseignants sy prennent pour conduire une observation formative. Il importe au contraire de faire comprendre lesprit, la méthode et la fonction de certains outils formatifs, même et surtout sils restent à usage principal des enseignants et des apprenants. Ne pas consentir ce travail, cest susciter une méfiance inutile. Que lécole nait rien à cacher est la moindre des choses. Chaque patient a le droit daccéder à son dossier médical. Par analogie, on ne saurait justifier lexistence dun dossier scolaire inaccessible aux principaux intéressés. Cela nimpose pas la communication spontanée de toutes les informations.
Il importe aussi de faire connaître les intentions et les outils de l'observation formative pour que les parents ne l'assimilent pas aux formes dévaluation qui leur sont familières, lexamen, lépreuve, linterrogation orale. Cest ainsi quil importe dexpliquer aux parents que lobservation formative utilise toutes les informations pertinentes, quelle se situe dans une logique de résolution de problème, quelle prend donc des formes et une ampleur différentes selon les difficultés des élèves. Cest ce que jai appelé lapproche pragmatique de lévaluation formative (Perrenoud, 1998). Lidée générale qui guide lévaluation formative est accessible à chacun (Perrenoud, 1992), elle fait partie de la représentation commune dune action rationnelle.
Le dialogue permanent ne peut que favoriser le respect des compétences spécifiques des enseignants. Chaque père ou chaque mère d'élève sait fort bien quun expert, dans nimporte quel domaine, a besoin dinformations pour agir à bon escient, sans qu'il soit utile, ni même possible, de lui demander de les mettre en forme constamment à destination de tiers. Le désir de certains parents d'être informés " de tout " est un signe de méfiance, qui répond souvent à la fermeture de l'école.
Les parents les plus instruits sont les plus exigeants, sans doute parce qu'ils estiment a priori quils sont assez qualifiés pour tout connaître et tout comprendre. Ils confondent leur maîtrise des savoirs à enseigner avec les compétences requises pour poser un diagnostic en termes dobstacles à lapprentissage. Si on engage le dialogue, ces parents ont aussi les moyens de comprendre que réguler des apprentissages n'est pas leur métier. Encore faut-il qu'ils aient l'impression que c'est celui des enseignants J'y reviendrai.
Entre une évaluation formative transmise aux parents en continu et un épisodique et vague " Faites-nous confiance, on sen occupe ", quelle est le juste compromis ? Comment concevoir une information destinée aux parents qui soit la synthèse de ce que sait lenseignant, ni trop abondante et omniprésente, ni trop maigre et espacée ?
Il ny a aucune raison de faire de l'observation formative à dates fixes, ni de synchroniser ou de standardiser les prises de données. A la limite, chaque fois quil observe un élève au travail, lenseignant enrichit la représentation quil sen fait, parfois en se fiant à sa mémoire, parfois en prenant quelques notes. Il observe plus souvent ou intensément les élèves en difficulté, ceux qui résistent aux apprentissages ou ceux dont la façon de raisonner ou de communiquer représente une énigme. Lobservation formative est au service dune conduite de résolution de problème, elle est proportionnée aux besoins.
Un enseignant qui fait son travail dans un esprit formatif accumule beaucoup dindices, dobservations, dhypothèses à propos de ses élèves, notamment ceux qui rencontrent des difficultés dapprentissage. Que doit-il dire aux parents ? Il serait absurde et épuisant de vouloir informer les parents en continu de ce qui arrive à leur enfant et de ce quen pense lenseignant. Lobservation formative alimente la mémoire de travail de lenseignant. On ne saurait lui demander de la formaliser et de la rendre en permanence accessible à des tiers. Pour plusieurs raisons :
Lobservation formative participe donc d'un raisonnement professionnel. À ce titre, c'est d'abord une affaire entre lenseignant et lélève. Cest une dimension du rapport pédagogique, dont les formes et lintensité varient en fonction des difficultés et des besoins.
Lenseignant ne peut en donner aux parents qu'un aperçu, une version synthétique, à des intervalles raisonnables et en faisant en sorte de la rendre accessible à des profanes. Cest le problème du médecin invité à " reformuler " son diagnostic en termes compréhensibles par le patient.
Bien entendu, une telle synthèse sera facilitée si lenseignant a accumulé de nombreuses observations et na nul besoin de recueillir des données nouvelles au moment de remplir le bulletin.
Cette mémoire ne devrait en aucun cas être confondue avec la collection des travaux de lélève, ce quon appelle un " portfolio " à Genève. Cette collection a son sens, mais ne dit rien, en tant que telle, de ce quil faut en penser, notamment pour juger des acquis provisoires et des façons dapprendre. Lessentiel se passe dans lesprit de lenseignant et nul expert extérieur, ne disposant que du portefeuille de travaux, ne pourrait rédiger le bulletin à sa place. Que lenseignant se serve du portfolio comme aide-mémoire, cest son affaire. Il ne devrait ni se limiter à ce genre de traces, ni avoir à construire sa synthèse principalement sur la base du portfolio. Il doit au contraire se servir de tous les éléments pertinents - observations, conversations, incidents critiques -, dont certains ne laissent aucune trace écrite, sinon dans ses propres notes.
On peut exiger quun juge dinstruction ne fonde ses conclusions que sur des pièces figurant au dossier. Il ny a aucune raison de limiter pareillement le jugement formatif dun enseignant. Lévaluation scolaire senferme trop souvent dans une logique " judiciaire " dadministration de la preuve, alors que linformation aux parents consiste, en cours de cycle, à les tenir au courant de la progression de leur enfant, ni plus ni moins.
Lenseignant peut se fier à sa mémoire ou ouvrir un cahier, un classeur, un fichier, cela lui appartient et il na pas à en rendre compte, ni à se plier à une mémoire normalisée. Il lui appartient de sorganiser pour faire périodiquement la synthèse des acquis de chaque élève, mais aussi de ses difficultés, de son cheminement, des obstacles rencontrés et des stratégies essayées et envisagées.
Il ne serait pas défendable de limiter à un bilan des acquis, même constamment mis à jour, lobservation formative faite par lenseignant à des fin de régulation des processus dapprentissage et des parcours de formation. Elle devrait au contraire sétendre à tous les éléments pertinents, y compris les conditions de travail, le rapport au savoir, lintégration de lélève au groupe, ses attitudes en classe, son cheminement, son entourage, le poids dévénements extérieurs à lécole, etc.
Faut-il - autre question - sen tenir dans le bulletin à un bilan provisoire de connaissances et de compétences ? Pas nécessairement. Il serait souvent plus intéressant et utile dapporter des éléments de repérage dune trajectoire, dune manière dapprendre, dun rapport aux obstacles cognitifs. En revanche, il nest pas opportun que de tels éléments soient spécifiés chaque fois et pour chaque élève, selon une grille standardisée. Cest pourquoi le bulletin doit permettre des commentaires libres, rédigés seulement lorsquils ont du sens et sur des thèmes pertinents pour lélève concerné. Il est préférable que ces commentaires soient annexés au bulletin préimprimé et aient donc un statut plus éphémère. Lorsquils doivent être inscrits dans un emplacement prévu à cet effet, il se produit un double effet pervers : cest une case quon ne peut décemment laisser vide, même lorsquil ny a pas grand chose à signaler ; et qui devient trop exiguë lorsquil y a quelque chose dimportant à dire.
Dans une école qui considérerait les enseignants comme des professionnels à part entière, linstitution renoncerait sans doute à imprimer un bulletin standard, en laissant chaque établissement ou chaque équipe pédagogique responsable d'un cycle concevoir sa propre formule et la négocier avec les parents concernés. Non pas en toute liberté, mais en honorant un " cahier des charges " imposé par l'institution et indiquant la périodicité du bulletin, le moment de distribution, les informations incontournables, les règles éthiques à respecter. En période dexploration, on laisse parfois une telle autonomie aux établissements et ils en font bon usage. Mais lorsque lensemble du système change, on retombe sur les vieux schémas : un bulletin standard, le même dans toutes les écoles. Gage dégalité et de rationalité pour les uns, signe de méfiance et dune volonté de contrôle pour les autres
À quelle périodicité faut-il informer les parents par un bulletin ? Même si ce bulletin nexige aucune information nouvelle, la synthèse et la rédaction prennent du temps. Un tel bulletin nest pas utile plus de deux ou trois fois dans lannée scolaire. Sil se produit une évolution inattendue entre les dates planifiées de tombée du bulletin, elle devrait faire lobjet dune correspondance ou dune conversation ad hoc entre lenseignant et les parents. Ceux qui réclament un bulletin par mois, voire par quinzaine, y renoncent en général sils ont lassurance quon les préviendra sil se passe dans lintervalle quelque chose de significatif.
La dissociation proposée entre observation formative et information des parents suppose que les enseignants soient véritablement des experts en régulation des apprentissages. Ou du moins aient l'intention de le devenir. C'est l'un des enjeux des cycles pluriannuels.
Dans nombre de classes, le bulletin destiné aux parents n'est pas aujourd'hui une synthèse, il reflète presque exhaustivement le peu que lenseignant sait des acquis et des façons dapprendre de chaque élève. On ne peut hélas écarter lidée que la nécessité de remplir ce bulletin oblige une partie des enseignants à se poser des questions auxquelles ils ne sont pas spontanément portés à chercher de réponses.
Progressivement, au gré du développement de réelles et substantielles observations formatives, lenseignant en saura nettement plus que ce quil convient de consigner dans le bulletin. Il aura alors les moyens dune vraie synthèse, avec la part de sélection et de mise en évidence de lessentiel quelle comporte. Aussi longtemps qu'une partie des parents en savent autant que les enseignants, la division du travail éducatif est vaine.
Là est sans doute lenjeu pour les professionnels : en savoir véritablement plus que les parents. Non pas en français, en mathématique, en histoire ou en sciences : il y aura toujours dans ces domaines des parents plus instruits que les enseignants primaires. Il sagit den savoir plus sur les processus dapprentissage et ce qui les ralentit ou les bloque.
Aussi longtemps quun enseignant ne sait rien dire de précis à ce sujet, se contentant daffirmer que lenfant " a de la peine ", " ne décroche pas ", " ne comprend pas ", " travaille trop lentement " ou " nest pas assez attentif ", les parents qui ont fait des études longues ont beau jeu de tourner sa professionnalité en dérision. Heureusement, une partie des enseignants sont dores et déjà capables de diagnostics plus précis et complets, fondés sur des savoirs psychologiques, pédagogiques et didactiques qui dépassent le sens commun. Mais lécole ferait bien de reconnaître que les enseignants nont aujourdhui pas une immense avance sur les parents les plus instruits, faute de compétences assez pointues.
Pourquoi leur en voudrait-on ? En passant du paradigme de lenseignement - donner des leçons - à celui de lapprentissage - créer des situations dapprentissage fécondes pour chacun, donc différenciées -, les systèmes éducatifs ont mis la barre très haut et promis des choses quils ont du mal à tenir immédiatement. Linvitation à faire de lévaluation formative est inscrite dans les cahiers des charges des enseignants depuis peu et de façon encore vague. La formation initiale ne prépare pas vraiment à un haut niveau de technicité dans ce domaine. Et dans létat de lart et de la recherche, on ne dispose pas dinstruments très sûrs et sophistiqués utilisables à large échelle. On peut le regretter, mais telle est la réalité actuelle de la professionnalité enseignante.
Ce qui serait grave, cest de le nier, de faire comme si lécole savait déjà pratiquer une évaluation formative sophistiquée, source de régulations fines des apprentissages et des parcours de formation. Au mieux, elle apprend à le faire. Il nest pas nécessaire dattendre que toutes les compétences requises soient développées pour faire fonctionner des cycles dapprentissage, à condition dadmettre que, dans un premier temps, ils ne seront guère plus efficaces que lorganisation par degrés annuels quils remplacent et quils ne donneront leur vraie mesure que progressivement, au gré dune résolution patiente et obstinée des problèmes ouverts, notamment autour de lévaluation formative et de la pédagogie différenciée. Il faut en effet y être confronté en vraie grandeur pour progresser.
Le plus inquiétant serait que ces problèmes ne soient pas travaillés parce quils sont niés ou supposés résolus. Généraliser des cycles dapprentissage en formant essentiellement les enseignants à lusage dun nouveau bulletin et à la compréhension des objectifs de fin de cycle escamoterait lenjeu essentiel : le développement doutils de régulation des apprentissages et de pilotage des parcours de formation sur deux, trois ou quatre ans. Pourtant, la tentation est forte de se " raccrocher " à ce bulletin " informatif " pour entretenir lillusion que lévaluation formative est déjà dans les classes.
La dissociation entre information des parents et régulation des apprentissages se heurte à maints obstacles, en termes de clarification des concepts, de dialogue et de confiance, de compétences des enseignants.
Le problème le plus grave est sans doute quune partie des parents ne prennent pas linformation qui leur est destinée comme une synthèse périodique dune observation formative continue, mais comme la formulation anticipée du bilan de fin de cycle, voir de fin de cursus primaire, avec toutes les craintes qui sattachent à lorientation au début du secondaire.
Cest pourquoi il importe que linstitution repousse formellement le certificatif à la fin de la scolarité obligatoire et sapplique à ne pas assimiler les bilans intermédiaires, serait-ce de fin de cycle, à une certification, même " interne " ou " informelle ".
Cela nempêchera pas les parents inquiets de lire lavenir de leurs enfants dans les bulletins comme dans le marc de café Cest pourquoi les systèmes éducatifs ont intérêt à faire un effort permanent dexplication tant du sens et des méthodes dobservation formative que des indications qu'on leur propose périodiquement au gré du bulletin ou d'entretiens.
Bélair, L. (1984) Le bulletin descriptif : une expérience concluante, in Québec Français, Vol. 44, pp. 44 - 47.
Cardinet, J. (1983) Des instruments dévaluation pour chaque fonction, Neuchâtel, Institut romand de recherches et de documentation pédagogiques.
Chevallard, Y. (1986) Vers une analyse didactique des faits dévaluation, dans De Ketele J.-M. (dir.) Lévaluation : approche descriptive ou prescriptive ?, Bruxelles, De Boeck, p. 31-59.
Groupe de pilotage de la rénovation (1998) L'évaluation dans les cycles et le passage au C.O., Genève, Enseignement primaire.
Perrenoud, Ph. (1991) Moderniser les carnets scolaires, est-ce faire un pas vers lévaluation formative ?, Faculté de psychologie et des sciences de léducation, Genève.
Perrenoud, Ph. (1992) Évaluation formative : mais non, ce nest pas du chinois, même les parents en font, Journal de lenseignement primaire, n° 38, pp. 18-20.
Perrenoud, Ph. (1998) Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.
Perrenoud, Ph. (2001) Les trois fonctions de lévaluation dans une scolarité organisée en cycles, Éducateur, 9 février, pp. 19-25.
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