Source et copyright à la fin du texte
Texte d’une intervention au Colloque sur la formation universitaire en sciences de l’éducation, Université de Lisbonne, 20-21 octobre 2000.

 

 

 

 

 

Vendre son âme au diable pour accéder à la vérité : le dilemme des sciences de l’éducation

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

Sommaire

De la coexistence à la coopération sur des problématiques communes : le vrai défi des sciences de l’éducation

La référence à l’action et aux systèmes d’action, moteur de l’articulation entre disciplines

À la recherche des découpages institutionnels les plus féconds en sciences de l’éducation

Et la pédagogie ?

Références


Le pluriel des sciences de l'éducation (Hameline, 1998) indique bien qu'au minimum coexistent dans une unité académique de sciences de l'éducation plusieurs sciences humaines et sociales. Idéalement, toutes sont réunies : psychanalyse, psychologie cognitive, psychologie sociale, anthropologie, sociologie, linguistique, histoire, économie, démographie, géographie, politologie. Chacune de ces sciences a " quelque chose " à dire sur l'éducation, les systèmes, les pratiques, les processus éducatifs, les cultures, les valeurs, les savoirs qui les sous-tendent. La question débattue ici porte sur le mode de coexistence, de coopération, d'interpénétration de ces sciences, sous l'angle de leur rapport aux pratiques sociales et sous celui de leur organisation interne au sein de l’université.

Avant d'entrer en matière, une clarification du langage s'impose. On peut considérer une faculté de sciences de l’éducation comme pluridisciplinaire. Hélas, le mot est doublement polysémique :

 

La polysémie de la notion de discipline

On peut donner à la notion de " discipline " un sens large, en nommant de la sorte n’importe quelle pratique instituée, codifiée, " disciplinée ". En ce sens, un métier, un art, un sport, un jeu, un artisanat sont des disciplines. Chacune délimite un cercle de praticiens reconnus, partageant des valeurs, des règles, des savoirs, des manières de faire. La culture de la discipline codifie notamment les formes et les normes d’excellence qui lui sont propres et les critères de reconnaissance et d’appartenance.

Les sciences, dans cette acception large, sont certainement des disciplines, mais l’inverse n’est pas vrai : toutes les disciplines ne sont pas des sciences. On ne peut même pas l’affirmer de toutes les " disciplines universitaires ", puisque toutes les facultés ne se réclament pas des sciences.

Une " discipline scientifique " se réfère à un champ de savoirs et à des pratiques d’enseignement et de recherche organisées selon les principes de la méthode expérimentale (au sens large) et du débat critique comme fondements de la connaissance. L'idée de discipline scientifique suppose une forme de clôture sociologique, une identité revendiquée, une existence et une reconnaissance institutionnelles, des réseaux spécifiques de communication et de controverse (sociétés scientifiques, revues, congrès).

Même alors, la notion de discipline recouvre non seulement des sciences dans leur entier, mais :

Dans ce sens large, toute faculté universitaire est pluridisciplinaire, même si elle n’abrite qu’une seule science. Dans une faculté de chimie, on fera coexister et parfois coopérer, chimie physique, chimie organique, biochimie, etc.

Les sciences de l’éducation, comme leur pluriel l’indique, sont pluridisciplinaires en un sens plus restreint : les disciplines qui s’y côtoient sont des sciences à part entière, qui existent ailleurs dans l’université.

 

Du voisinage à la coopération

Que plusieurs sciences cohabitent dans la même faculté n'implique pas une forte coopération ou de réels échanges entre elles. Une faculté " classique " de sciences sociales et humaines fait " voisiner " sociologie, psychologie, linguistique, psychologie sociale, économie, démographie, politologie, anthropologie, histoire et géographie.

Même lorsqu’elles sont réunies dans une même faculté, chacune de ces sciences a son propre objet et se développe de façon largement autonome. À chacune correspond un département académique, qui gère son propre cursus de maîtrise et de 3e cycle, pour former l’un des économistes, l’autre des sociologues, etc. Tout au plus y a-t-il un tronc commun au premier cycle, quelques emprunts mutuels au deuxième cycle et quelques unités de formation commune, par exemple en méthodologie et statistique. L’indépendance des disciplines est illustrée par le fait que certaines d’entre elles sont, selon les universités, rattachées à des facultés différentes. On sait que selon les universités, l’histoire, la linguistique et la géographie peuvent être rattachées aux lettres, l’anthropologie aux sciences, l’économie aux études commerciales, la politologie au droit, la psychologie à la médecine…

Certains considèrent une faculté de sciences de l’éducation comme une faculté de sciences sociales et humaines qui ne s’intéresserait qu’aux processus et aux systèmes de formation. Dans ce cas, la coexistence n’y est pas plus difficile. On pourrait sur ce modèle regrouper les sciences de la santé, les sciences de l'espace, les sciences du travail, les sciences de l'information, les sciences cognitives.

La question est alors de savoir ce qui justifie le regroupement de plusieurs sciences humaines et sociales du simple fait qu’elles se centrent sur le même champ social, éducation, santé, travail ou urbanisme. À quoi sert-il par exemple de faire coexister psychologues, sociologues et historiens de l'éducation sous un même toit s’ils ne coopèrent pas davantage que s'ils appartenaient à des facultés différentes ?

La question épistémologique ne se pose réellement que si l'on assigne aux sciences de l’éducation des ambitions allant au-delà d'une coexistence pacifique.


De la coexistence à la coopération sur des problématiques
communes : le vrai défi des sciences de l’éducation

Il est rare que les membres d'un parti ou d'une entreprise aient exactement les mêmes représentations des objectifs de leur organisation, à la fois en raison de désaccords non résolus et à la faveur de la marge d'interprétation que conserve chacun. De même, si l’on demande aux membres d’une faculté de droit, de médecine, de lettres ou de sciences ce qui les réunit, on obtient des réponses différentes.

Il y a cependant des raisons de penser que les réponses seront encore plus diverses, voire contradictoires, si l’on pose la même question aux enseignants-chercheurs appartenant à d’une faculté de sciences de l’éducation. Pourquoi ? Du fait de la jeunesse et de la labilité des sciences humaines ? Je ne le crois pas. La raison essentielle est que la question " Qu’est-ce que les sciences de l’éducation ? " n’admet aucune réponse simple et consensuelle, non par manque de réflexion ou de bonne volonté, mais parce que la coopération entre sciences voisines est sociologiquement fragile et épistémologiquement floue.

Les êtres humains peuvent vivre avec un consensus limité sur ce qui les réunit, en particulier dans l’université. En sciences de l'éducation comme partout, chacun vaque à ses occupations sans avoir chaque jour à se soucier de définir précisément le statut et la vocation de sa discipline. Lorsqu'il le fait, c’est souvent dans le cadre de ses propres recherches ou enseignements, avec une certaine méconnaissance, voire une certaine indifférence, à l’égard de ce que professent les autres enseignants-chercheurs. L'université est ainsi faite que sur des questions fondamentales, nombre d'enseignants-chercheurs préfèrent avoir raison tout seuls, en évitant les confrontations. Seuls les étudiants ont une vue réaliste de la tour de Babel épistémologique que constituent les sciences de l’éducation.

Une fois les institutions créées, souvent au fil d’une histoire en plusieurs épisodes, il est rare qu’on leur demande de justifier leur existence. À la question de la légitimité d’une faculté de sciences de l'éducation, il n’est plus guère besoin de répondre lorsqu’elle existe depuis plusieurs décennies. La question peut avoir davantage de pertinence là où il s’agit de créer ou de développer les sciences de l’éducation, qui sont loin d’exister dans toutes les universités et restent dans beaucoup embryonnaires.

Même en dehors d’enjeux existentiels, il n’est pas inutile de reconstruire périodiquement une réponse. Le plus facile est sans doute de justifier la coexistence de plusieurs sciences par leur commune contribution à des programmes de formation. Dans ce cas, la coopération entre sciences sociales et humaines concernées se limite à assumer des parties complémentaires de programmes d’études, ce qui autorise à considérer qu’elles pourraient légitimement rester séparées du point de vue de la recherche.

On peut aussi invoquer l’opportunité d’un rapprochement entre sciences sociales et psychologie, qui ne va pas de soi dans les universités. Historiquement, psychologie de l’éducation et pédagogie universitaire ont été les premières à occuper le terrain, elles n’ont été que très progressivement et très incomplètement rejointes par des sciences sociales. Mais du point de vue d’une légitimité actuelle, il n’y a aucune raison de donner à la psychologie un statut privilégié. En revanche, la tradition académique coupe souvent la psychologie des sciences sociales. Son rapprochement avec la biologie et les neurosciences tend même à détacher la psychologie des sciences humaines.

Les sciences de l’éducation ne bénéficient pas d’un statut très enviable dans l’université. Les enseignants-chercheurs appartenant aux départements disciplinaires " fondamentaux " pensent volontiers que ne se retrouvent en sciences de l’éducation que les chercheurs de " seconde zone " dans leur discipline, incapables d’obtenir un poste ailleurs, ou des professeurs titulaires d'un doctorat en sciences de l'éducation, dont aucune unité disciplinaire ne voudrait. De façon à peine moins désobligeante, on entend dire que se regroupent dans la même " maison " des enseignants-chercheurs qui s’attachent à leur objet - l’éducation - davantage qu’à leur science d'origine, pour des raisons plus idéologiques que scientifiques.

Mon propos n’est pas de juger les structures existantes et les mobiles des acteurs en place, sans doute composites et parfois confus. Il serait sans doute judicieux de distinguer les raisons parfois accidentelles qui amènent un historien ou un psychologue à occuper un poste en sciences de l'éducation et les épistémologies que ces enseignants-chercheurs construisent ensuite au fil de leur expérience des publics spécifiques de ces facultés et de la coopération avec des enseignants-chercheurs issus d'autres horizons disciplinaires.

Aucune institution ne se bâtit en une fois et dans une totale cohérence. C'est un produit de l'histoire, parfois du hasard, de coups de force, de décisions liées à des conjonctures. Cela n'interdit pas de réfléchir à ce qui serait la vocation idéale d’une faculté de sciences de l’éducation. Là où il n'en existe pas, pourquoi faudrait-il en créer ?

J’avancerai l’idée qu’une telle faculté ne se justifie pleinement que si les disciplines y sont fortement articulées. Si chacune travaille dans son coin, comme elle le ferait dans sa faculté d’origine, on passe à côté de l’essentiel.

Cette thèse ne fait pas l’unanimité. Parmi ceux qui la partagent, s’affrontent en outre des visions différentes de la dimension inter- ou transdisciplinaire des sciences de l’éducation. Il est impossible d’inventorier ici tous les débats et toutes les positions en jeu. Je me limiterai à la question du rapport aux pratiques sociales d’éducation et de formation.

Quels que soient le contexte et l’histoire, une question se pose aujourd’hui : faut-il que les facultés de sciences de l’éducation s’impliquent dans la formation des professionnels de l’éducation et dans l’accompagnement des innovations ? Si oui, comment et jusqu’à quel point ? Est-ce au centre de leur identité ou une simple façon d’élargir leurs publics ?

Certaines facultés de sciences de l’éducation ont été constituées à partir de préoccupations de recherche, voire en opposition à toute demande de contribution à la résolution de problèmes éducatifs. La formation des enseignants ou le soutien des innovations sont alors le dernier souci des enseignants-chercheurs. Cela pourrait par exemple expliquer la faible implication des unités de sciences de l’éducation dans la formation des enseignants en France, qui est l’affaire des IUFM, et dans l’accompagnement des innovations, qui relève de l’INRP ou de services rattachés aux ministères. La question se pose différemment dans les pays comme le Québec ou d’autres régions d’Amérique du Nord où les facultés de sciences de l’éducation (ou d’éducation) ont été créées à partir des Écoles normales. Mais le débat est d’actualité partout, alimenté notamment pas la migration des formations d’enseignants vers l’enseignement supérieur.

Une faculté de sciences de l’éducation peut choisir de s’impliquer dans la formation des personnels ou l'accompagnement des innovations pour des raisons purement tactiques : cela amène des ressources et atteste en même temps d’une bonne volonté dans le registre des services rendus à la cité. Si ce n’est qu’un calcul, est-ce un bon calcul ? Certainement pas si ceux qui le font pensent que la formation des professionnels ou l'implication dans les réformes les détournent de la recherche fondamentale ou de la formation de chercheurs. Du coup, ils honorent de façon minimaliste leurs engagements à l’égard du monde de la pratique. Ce qui conduit à des effets pervers connus :

Il s'ensuit une " fuite " des enseignants-chercheurs vers l’encadrement de doctorats, les cursus post grade et les subventions de recherche. Cette fuite tient en partie aux conditions générales de régulation des carrières dans les universités. Dans la plupart des facultés disciplinaires, la quintessence de la science fondamentale et de la reconnaissance par les pairs paraît également se situer au niveau d’études le plus avancé, là où la recherche féconde véritablement l’enseignement et se trouve stimulée en retour. Les enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation dont l’institution ne s'intéresse aux pratiques que par calcul tendront à les " tenir à distance ", laissant aux débutants, aux militants et à des enseignants de moindre statut académique le soin de se " salir les mains " en formant des professionnels ou en soutenant des innovations.

Ce schéma schizophrénique est-il universel ? Dans les facultés de science et de médecine, on ne craint pas de forts partenariats avec l’industrie ou les structures hospitalières. En droit, on ne se coupe pas des pratiques. Et ce faisant, on n’a pas l’impression de déchoir et de tourner le dos à la connaissance fondamentale.

La pureté théorique semble plutôt l’obsession des sciences sociales et humaines, où l’on semble croire que la coupure avec le monde de l'action est garante de progrès de la connaissance fondamentale. Cette fuite vers une recherche déconnectée des préoccupations des acteurs est-elle véritablement la clé du développement de savoirs théoriques fondamentaux ?

Je ne le crois pas. Je ne nie pas que la prise en compte des pratiques puisse faire courir certains risques et j'admet qu’il est plus simple et confortable de dissocier recherche fondamentale et prestations de service, la main droite ignorant ce que fait la gauche. Je vais tenter de démontrer que ce choix apparemment rigoureux amène les sciences de l’éducation à tourner le dos à leur vocation - faire mieux que coexister - et à se couper d’une forme majeure d’inspiration théorique.

D’où le dilemme qui donne son titre à ma réflexion : faut-il vendre son âme au diable pour accéder à la vérité ? S’il faut " se compromettre " avec la formation des enseignants et l’innovation en éducation, ce ne devrait pas être pour quelques dollars de plus, mais pour stimuler le développement des connaissances fondamentales !

J’ai plaidé il y a longtemps déjà (Perrenoud, 1988 a et b) pour la recherche-action comme stratégie de recherche fondamentale. Dans la même veine, je vais tenter de montrer que c’est aussi en formant des praticiens que les sciences de l’éducation feront leur travail théorique.


La référence à l’action et aux systèmes d’action,
moteur de l’articulation entre disciplines

Le travail inter- ou transdisciplinaire ne se décrète pas. Ce n’est pas une " vertu épistémologique ", mais la seule réponse adéquate à des questions de recherche qui obligent à franchir les frontières disciplinaires. Or, de telles questions s’ancrent pour une large part dans la prise en compte de l’éducation comme système d’action, que ce soit à l’échelle de la classe, de l’établissement ou d’une société régionale ou nationale.

Même les recherches fondamentales les mieux ancrées dans une discipline appellent un minimum de collaboration interdisciplinaire. Les sociologues ne peuvent expliquer l’échec scolaire sans une théorie de l’habitus et du rapport au savoir qui renvoie nécessairement à une théorie du sujet, donc à une psychologie et à une psychanalyse. A l’inverse, les psychologues qui s’intéressent à la " cognition située " doivent devenir au minimum " psychologues sociaux " et même jeter des ponts vers d’autres sciences sociales pour comprendre les contextes et les situations.

Une faculté de psychologie et de sciences de l’éducation pourrait se justifier du seul fait qu’elle rend de telles collaborations plus faciles, donc plus probables. Mais on peut y parvenir plus simplement, par exemple en élargissant une équipe de recherche à un représentant d’une tierce discipline.

Pour aller au-delà des collaborations bilatérales entre disciplines connexes, pour que la coopération de l’ensemble des sciences humaines et sociales soit nécessaire à la compréhension et à l’explication des phénomènes éducatifs, il ne suffit pas d’en faire un programme fort et volontariste. Il faut se donner des objets de savoir dont nulle discipline ne peut, à elle seule, prétendre faire le tour,

Si l’on se demande s’il existe de tels objets, on trouve une réponse assez simple : ce sont les pratiques sociales d’éducation et de formation, et les systèmes d’action collective qui les rendent possibles. Cela recouvre aussi, bien entendu les pratiques des apprenants, élèves, étudiants et autres sujets " se formant ". C’est pourquoi il est plus clair de parler de systèmes d’action (ou d’interaction) ou de l’activité collective au sens de Vygotski.

Les systèmes d’action sont des " faits humains et sociaux totaux ". Ils structurent la confrontation - coopérative ou conflictuelle - d’acteurs, individuels et collectifs, donc de leurs cultures respectives, à travers la langue et d’autres systèmes symboliques, à la faveur de relations interpersonnelles et intergroupales situées dans des cadres organisationnels, institutionnels et juridiques, et qui s'inscrivent dans un ensemble de contraintes économiques, démographiques et géographiques.

Il s’ensuit que psychanalyse, psychologie cognitive, psychologie sociale, anthropologie, sociologie, linguistique, économie, démographie, histoire, géographie sont nécessaires pour rendre intelligibles ces systèmes d’action. On rejoint ce qu’Ardoino (1980) a nommé le caractère " multiréférentiel " des objets éducatifs.

Bien entendu, aucun objet complexe ne peut être traité constamment dans toute sa complexité et avec toutes les références disciplinaires potentiellement pertinentes. Les problématiques portant sur des phénomènes complexes se fractionnent en composantes plus limitées. Par exemple, le désir d’expliquer l’échec scolaire - conçu ici comme l’échec de l’intention d’instruire, donc la dimension performative du système d’action pédagogique - peut amener à s’intéresser au sens des apprentissages scolaires, au rapport au savoir, au désir d’apprendre, à la violence symbolique aussi bien qu’au traitement des erreurs, au contrat didactique, à l’évaluation, ou encore aux conditions d’accès à la scolarité, à la santé ou à l’alimentation des élèves. Chacune de ses problématiques peut se détacher de la problématique globale. Il est légitime alors qu’elle " convoque " certaines sciences humaines et sociales plutôt que d'autres. Cela n’a pas d’importance dès lors que toutes participent ensemble d’un projet plus global d’intelligibilité du champ éducatif et des systèmes d’action qui y sont à l’œuvre.

On peut souscrire à ce projet au niveau des principes et néanmoins " retomber " dans des découpages disciplinaires classiques en raison de l’organisation institutionnelle des sciences de l’éducation aussi bien que des schèmes de pensée disciplinaire et non systémique des uns et des autres. La " vertu " et la " pulsion " interdisciplinaires ne sont pas absentes du monde universitaire, mais elles ne suffisent pas. Ce ne sont pas des forces majeures dans cette " anarchie organisée " qu’est l’université. Il est en effet plus reposant de s’inscrire dans les structures disciplinaires héritées de la tradition académique. Pour s’en écarter, il faut être interpellé, non seulement par sa conscience, mais par des acteurs.

Lesquels ? Parfois certains collègues, mais à l’université, chacun vit dans son monde et se garde de jouer au Surmoi épistémologique. Les étudiants peuvent interpeller les enseignants-chercheurs qui les forment. En sciences de l’éducation, les futurs chercheurs sont peu nombreux. On ne peut véritablement les former qu’au 3e cycle, compte tenu de la diversité des apports théoriques et méthodologiques à intégrer, au carrefour de plusieurs sciences humaines. Lorsqu’ils optent pour un 3e cycle, les étudiants deviennent capables d’interroger les savoirs et les objets de savoir, de s’étonner des cloisonnements disciplinaires en sciences de l’éducation. Encore faut-il que la quête d’une carrière ne les incite pas à " montrer patte blanche " en se coulant dans la pensée du professeur dont dépend leur avenir académique…

Les étudiants qui n’ont aucun projet professionnel ou académique spécifique sont moins dépendants, mais aussi moins exigeants. Le diplôme les intéresse davantage que la formation et ils n’ont aucun " fil rouge " pour intégrer et questionner les divers apports qu’ils reçoivent.

Il a va autrement des professionnels en exercice et des futurs professionnels de l’éducation. Sous certaines conditions, ce sont les publics les plus propres à favoriser une réelle articulation entre disciplines. Parce qu’ils sont ou seront des acteurs, confrontés à la complexité de l’acte éducatif en vraie grandeur, parce qu’ils doivent ou devront maîtriser pratiquement une partie des processus d’enseignement et d’apprentissage.

Bien entendu, ce public n’est stimulant que si l’on s’y confronte régulièrement, non pas ex cathedra, mais dans une rencontre interactive autour de cas concrets, au gré de laquelle les (futurs) professionnels peuvent formuler leurs doutes et leurs problèmes, l’enseignant-chercheur amenant non des réponses, mais des outils, d’autres questions, une reformulation ou un recadrage du problème, une démarche réflexive plus critique ou méthodique.

Cela peut se faire dans le cadre d’un séminaire d’analyse des pratiques, mais ce n’est ni le seul ni le meilleur dispositif, en raison des précautions éthiques liées à la forte implication des personnes aussi bien qu’à l’absence de thématique suivie, puisque tout dépend de ce que les participants apportent, semaine après semaine.

Les rencontres autour de cas concrets et problématiques ne se produisent que si elles sont, d’une manière ou d’une autre, organisées, inscrites dans le plan de formation et la grille. horaire. Cela devrait aller de soi dans un véritable dispositif de formation en alternance où les stages alimentent de façon dense et régulière l’expérience des étudiants. Même alors, les rencontres sont plus fortes si le plan de formation participe d’une forte volonté d’articulation théorie-pratique et d’une démarche clinique de formation (Altet, 1994 ; Paquay et al., 1996 ; Perrenoud, 1994 a, 1996 ; 1998 a). Sinon, même en formation d’enseignants, l’échange sur les pratiques prendra les allures d’un îlot atypique dans un océan de cours et de stages classiques.

Il importe aussi que la formation vise à produire des praticiens réflexifs (Schön, 1994, 1996) plutôt que des adeptes d’une doxa ou de simples techniciens appliquant des principes scientifiques. Un praticien réflexif n’est pas un habile dialecticien par ailleurs incapable d’enseigner. Il sait à la fois réfléchir avant d'agir, penser dans l'action lorsqu'il n'est plus temps de tergiverser, analyser ce qu’il a fait dans l'après-coup et prendre conscience du système d’action collective dans lequel il est pris aussi bien que de sa propre culture et ce qui le détermine (Perrenoud, 1998 b). Les praticiens réflexifs sont également des professionnels capables d’innover, de coopérer, d’organiser leur travail, mais aussi d’expliciter leurs choix et de rendre compte de l’usage qu’ils font de leur autonomie.

Ces dernières orientations ont été développés ailleurs (Perrenoud, 1999 a). Il m’importe plutôt ici de souligner que, lorsqu’on va dans ce sens, comme c’est le cas à Genève, la formation devient, à certains moments et à travers une partie des situations, un lieu de construction de la théorie et, plus souvent encore, un analyseur critique de l’état des savoirs, un outil d’identification des manques et des controverses qui caractérisent un champ de savoir.

Le formateur universitaire, confronté à la complexité du réel, n’est pas censé avoir réponse à tout, encore moins être désireux et capable de donner de judicieux conseils aux praticiens, en les aidant à maîtriser toute situation complexe rencontrée dans leur pratique. Entre le gourou faiseur de miracles et l’auditeur attentif, il y a place pour une posture intermédiaire. Un enseignant-chercheur qui travaille avec des professionnels sur des cas concrets se pose la question suivante : en quoi la culture théorique dont je suis l’expert présumé peut-elle, sinon contribuer directement à résoudre le problème, du moins aider à le poser de façon plus précise et pointue, à l’approcher de façon moins naïve, plus critique, systémique, décentrée, rigoureuse, inventive.

Prenons quelques exemples :

1. Une classe est dominée par un clan de garçons, tous membres de la même équipe de football. Ils imposent leurs valeurs et leurs lois à tous et mettent en crise la sérénité et l’autorité de l’enseignant. Son indignation et son sentiment d’impuissance le mettent dans une noire colère, qu’il a du mal à maîtriser et qui de toute façon reste sans effets.

2. Un enseignant de soutien est confronté à un élève souriant, aimable, mais qui ne manifeste aucun désir d’apprendre. Ses parents disent " S’il est heureux comme ça… Nous, nous sommes à peine allés à l’école. Cela ne nous a pas empêchés d’avoir notre propre restaurant et de rouler en BMW ".

3. Un directeur d’établissement, alerté par des parents, soupçonne un de ses professeurs de gestes " déplacés " envers certains de ses élèves, mais personne ne se plaint formellement, faute de faits clairement établis. L’enseignant concerné est jugé sympathique par la plupart de ses collègues, qui sont prêts à prendre sa défense. Les parents, furieux de voir que rien ne bouge, menacent de s’adresser à la presse et au ministre.

4. Un inspecteur accuse d’incompétence un enseignant qui est l’objet de plaintes relatives à ses absences et aux incohérences de son attitude. Il est jugé inefficace et inadéquat, parfois trop sévère, parfois laxiste. C’est une personne dépressive, son couple va mal et il n’a pas 45 ans.

5. Une équipe pédagogique dynamique, mais intransigeante, dénonce violemment les méthodes et les attitudes de collègues plus traditionalistes, leur reprochant de donner des punitions et des devoirs en n’en plus finir, de pratiquer une évaluation féroce, de garder les enfants au-delà des heures, de faire régner la terreur. L’établissement est divisé, les parents se rangent dans le camp des traditionalistes ou dans celui des novateurs, c’est presque la guerre civile.

Bien sûr, tout cela n’arrive pas tous les jours dans chaque établissement. Le vrai défi, pour la théorie et les théoriciens, reste, face à ce genre de situations problématiques, de proposer un regard plus pointu et puissant que celui qu’offrent le sens commun ou la culture professionnelle. Si, dans un groupe d’analyse de pratiques, par exemple, on se borne à redécouvrir, cas après cas, que le problème est " complexe ", les participants auront rapidement l’impression de perdre leur temps. Certes, il n’est jamais inutile de s’approprier une méthode rigoureuse de description et d’explicitation des faits, puis de construction d’hypothèses, mais cette connaissance procédurale ne fait qu’optimiser le bon sens. Pour aller plus loin, il importe de passer dans un registre de questionnement ou d’interprétation suggéré par la théorie.

Or, cela ne va pas de soi. Ainsi, il n’est pas facile de répondre aux questions suivantes :

Tous les formateurs qui interviennent en établissement, pour accompagner des équipes ou animer des groupes d’analyse de pratiques, sont confrontés à de telles questions et à de fortes attentes des professionnels. En formation initiale, la division du travail et la forme universitaire d’enseignement protègent mieux les formateurs de la confrontation à des questions qui les mettent aux limites de leurs compétences. Ou alors, la règle du jeu leur permet de les renvoyer à d’autres experts : " Posez donc cette question à mon collègue professeur de didactique des sciences ".

Ceux qui entrent dans les situations complexes qu’apportent les praticiens doivent s’aventurer aux confins de leur propre spécialisation académique. Mais surtout, même dans leur domaine d’expertise, ils mesurent chaque jour les limites et la fragilité des acquis théoriques et pourraient sortir de chaque rencontre avec un programme de recherche pour plusieurs années.

J’avance la thèse suivante : conduites par un chercheur, ces démarches de formation qu’on dira " cliniques " infléchissent profondément, à moyen terme, ses problématiques de recherche, la construction de ses objets et de ses hypothèses théoriques. C’est ainsi que le développement de recherches sur l’organisation du travail des enseignants peut naître de la confrontation régulière d’un enseignant-chercheur avec des praticiens acquis au travail d’équipe et à la création de cycles d’apprentissage pluriannuels, mais qui butent constamment sur la complexité et l’absence d’outils conceptuels pour aller au-delà des formules stéréotypées d’organisation du travail (Perrenoud, 2000). Lorsqu’Imbert (1994) développe la théorie des enfants-bolides, il n’apporte pas une hypothèse enracinée dans la théorie pour la mettre à l’épreuve, il la construit avec son groupe de travail composé de praticiens, elle émerge d’un travail d’élucidation des conduites énigmatiques de certains élèves (Imbert, 1992). De même, la notion de métier d’élève ne surgit pas de la volonté d’étendre à l’école l’idée de métier d’enfant, mais de la nécessité de comprendre les résistances et les ruses d’une partie des élèves qui, loin de s’opposer au travail demandé, le font, mais de façon superficielle et en en étant peu investis, voire mentalement absents. La " théorie " du métier d’élève se développe comme un outil aidant à rendre intelligible à la fois le non sens du travail scolaire et son acceptation souvent passive et résignée (Perrenoud, 1994 b).

Entendons-nous bien ; je ne parle pas ici d’une demande d’aide à la décision émanant unilatéralement de praticiens et qui mobiliserait de façon spécifique des outils théoriques des chercheurs dans le cadre d’une forme d’expertise ou de recherche appliquée. Il s’agit de créer des outils théoriques à la fois pour comprendre ce qui se passe et avoir une chance de le maîtriser en pratique.

La confrontation avec les praticiens sur leur terrain - celui des problèmes à résoudre, des souffrances à vivre, des contradictions à assumer - contribue en outre fortement à rendre le travail théorique inter, voire transdisciplinaire. Aucune des situations rapportées n’est intelligible à partir d’une seule discipline. Il faut en mobiliser et en articuler plusieurs pour comprendre ce qui se passe et envisager des stratégies.

Cette mobilisation de l’état des savoirs dans plusieurs disciplines n’est pas en elle-même un développement théorique, mais elle favorise des synergies entre regards disciplinaires ou au moins des approches croisées. Si l’on examine sous cet angle les cinq situations évoquées, on constate qu’elles sollicitent par exemple des théories interdisciplinaires :

Dans aucun de ces domaines, les interlocuteurs ne partent de zéro. Même s’ils ne repèrent aucune recherche de " sciences de l’éducation " sur ces thèmes, ils trouveront des éléments d’intelligibilité dans les travaux théoriques en psychologie et sciences sociales et dans d’autres champs de la pratique, déviance, soins infirmiers, famille, etc.

Cette ouverture et ces transferts ne font que confirmer le caractère potentiellement et idéalement interdisciplinaire et ouvert des sciences de l’éducation : rien n’interdit d’aller chercher et de transposer des éléments de théorie développés à propos d’autres secteurs de la vie psychique et sociale ou de façon essentiellement générale, en particulier sur les thèmes où les travaux spécifiques de sciences de l’éducation sont encore rares. C’est une source de renouvellement.

C’est ainsi que l’intérêt qui se développe pour le travail enseignant puise très naturellement une partie de ses idées en ergonomie, en psychologie et en sociologie du travail. Sans doute est-ce la marche normale de développement d’un champ qui conjugue plusieurs sciences : ne pas chercher à les intégrer a priori et de façon formelle, mais les mobiliser de façon de plus en plus large pour enrichir le regard théorique sur des problèmes spécifiques.

C’est une des raisons pour lesquelles les problèmes issus du terrain peuvent être perçus et valorisés comme de puissants moteurs de développement et d’articulation des savoirs théoriques les plus fondamentaux. Non pas en raison d’une pression pragmatique, mais parce qu’ils invitent au métissage des ressources disciplinaires et obligent à les mettre en synergie plutôt qu’en juxtaposition ou en compétition.

Ces problèmes issus du terrain n’ont cette " vertu " qu’à la condition d’être retravaillés. Dans une recherche-action, ils peuvent l’être au gré même d’une coopération organisée et voulue entre chercheurs et praticiens. Dans d’autres contrats, l’analyse s’esquisse dans des situations de formation qui ne se prêtent pas à un approfondissement suffisant, parce qu’il n’est pas inscrit dans le contrat didactique. Le travail se prolonge alors dans d’autres espaces et d’autre temps, où les enseignants-chercheurs se retrouvent seuls ou avec quelques-uns des praticiens, ceux par exemple qui collaborent à un laboratoire de recherche.

Il importe de ne pas condamner cette tension entre l’envie d’approfondir un problème unique, mais prometteur, et la règle du jeu qui, en analyse de pratiques par exemple, incline plutôt à partir chaque fois d’une autre situation. Un enseignant-chercheur animant de tels séminaires peut vivre chacun comme le début d’une quête théorique qui, la plupart du temps, n’aura aucune suite, tout simplement faute de temps. Dans une telle démarche, on lève de nombreux lièvres, mais personne n’a le loisir de les courir tous. Il vaut vivre avec cette déperdition, parfois cette frustration. Transformer un séminaire d’analyse de pratique en séminaire de recherche pour creuser un problème délimité est une tentation permanente, mais cela constituerait une rupture du contrat de formation.

De ce point de vue, une démarche de recherche-formation ou l’accompagnement durable de professionnels s’attaquant à un défi spécifique dans leur établissement peut alimenter la réflexion théorique de façon moins dispersée, en se rapprochant de la recherche-action comme entreprise conjointe dans laquelle chacun consent à produire à la fois du savoir et des changements. Cela peut se faire à l’échelle de quelques personnes, d’une équipe, d’un établissement, voire d’une composante plus large du système éducatif.

On répète souvent que dans l’enseignement supérieur, c’est la recherche qui nourrit l’enseignement. C’est vrai, mais on sous-estime le mouvement inverse, en particulier dans les facultés de sciences de l’éducation, du moins lorsque les enseignants se laissent " provoquer " par les professionnels et leurs problèmes.

Il reste à expliciter progressivement par quels processus mentaux et épistémiques la confrontation aux problèmes posés par les praticiens et leur analyse alimentent jour après jour, le cheminement théorique d’un enseignant-chercheur engagé dans une démarche clinique de formation.


À la recherche des découpages institutionnels
les plus féconds en sciences de l’éducation

Les enseignants-chercheurs actifs en sciences de l’éducation ne sont pas des électrons libres. Ils appartiennent à des unités (équipes de recherche ou d’enseignement, laboratoires, départements) dont ils tirent une partie de leur identité et au sein desquelles ils participent d’un champ théorique et de programmes de recherche. Un enseignant-chercheur appartenant à une unité de " psychologie sociale de l’éducation " ne posera pas les même problèmes théoriques et ne fera pas les mêmes recherches que s’il était dans un département intitulé " Formation des enseignantes du préscolaire " ou encore " Dimensions inconscientes de l’action professionnelle ".

Discutons donc des critères de " départementalisation " et de découpage des sciences de l’éducation en unités académiques spécialisées. Il est facile de comprendre que la conception dominante de la division du travail peut favoriser ou au contraire entraver le travail interdisciplinaire et la coopération entre sciences. En effet, si l’on reconstitue des département disciplinaires classiques à l’intérieur des sciences de l’éducation - département de psychologie de l’éducation, d’histoire de l’éducation, de sociologie de l’éducation, etc. - ils tendront rapidement à fonctionner comme des entités fermées, qui pourraient aussi bien se trouver dans des universités ou des facultés différentes. Dès lors, seul le nombre trop limité des étudiants empêchera de délivrer une maîtrise de psychologie de l’éducation, une autre d’histoire de l’éducation, une autre de sociologie de l’éducation, etc. On reconstituera, pour la recherche comme pour l’enseignement, les séparations qui prévalent entre sciences sociales et humaines dans l’ensemble de l’université.

De tels découpages sont évidemment les plus stables et les plus familiers, puisque les sciences " contributives " préexistent aux unités de sciences de l'éducation et vivent leur vie dans les facultés ou départements disciplinaires aussi bien que dans les associations, manifestations et revues scientifiques. Lorsqu’une grande unité de sciences de l'éducation accepte cet héritage et le prend pour base de sa structuration interne, elle fait l'économie de tout découpage original et donc aussi des conflits qu'il suscite. Mais du coup, elle tourne le dos à ce qui constitue à mes yeux la principale raison d’être des sciences de l’éducation : dépasser le stade d'une simple " maison de l’éducation " où chaque science vit sa vie à son propre étage, reconfigurer au contraire le tout pour créer de vraies synergies.

Dans de très petites facultés ou unités de sciences de l’éducation, avec deux ou trois professeurs, souvent très polyvalents, il serait surréaliste de vouloir créer des départements internes. Dans les grandes facultés, comportant des dizaines d’enseignants chercheurs, il devient nécessaire de définir des unités de travail plus petites et spécialisées. Il faut bien, alors, inventer un découpage des sciences de l’éducation en champs complexes et inédits, dont chacun exige la conjonction de plusieurs sciences humaines et sociales pour accomplir sa tâche de recherche aussi bien que de formation.

Cette invention est en partie réalisée dans les grandes facultés, mais souvent de façon très pragmatique, au gré des schismes, des occasions, des initiatives, des opportunités qui ont jalonné son histoire. Sans renier cette genèse, sans vouloir développer une rationalité unique et prescriptive, il n’est pas inutile d’approfondir la réflexion sur la division du travail d’enseignement et de recherche, qui amène à questionner la façon dont se construisent et s’instituent des objets ou des champs de savoir à l’intérieur d’une faculté ou d’une large unité de sciences de l’éducation.

La plupart ont renoncé, si elles les ont jamais institués, à des découpages exclusivement disciplinaires. Il existe souvent un département des " fondements ", regroupant - paradoxalement - les psychologues, les économistes, les sociologues ou les historiens les plus fortement identifiés à leur discipline d’origine. Si la taille de l’unité permet la coexistence de plusieurs enseignants-chercheurs issus de la même discipline, ils parviennent parfois à constituer un département ou une unité spécialisée : histoire de l’éducation, sociologie de l’éducation, etc. Il arrive même qu’un seul spécialiste constitue à lui seul une unité… en espérant bien entendu la développer. Le découpage en fonction des sciences sociales et humaines " contributives " est rarement totalement absent. Et, là où il n’existe pas, la tentation de le reconstituer peut renaître n’importe quand, au gré de conflits internes ou du renouvellement des professeurs. Toutefois, de tels découpages sont rarement, de nos jours, les clés majeures de structuration interne des facultés de sciences de l’éducation.

Elles adoptent aussi et souvent de façon prioritaire des découpages qui ne se calquent pas sur la liste des sciences humaines et sociales, mais sur des domaines composites.

Les découpages les plus courants répliquent ceux qui ont cours dans le système éducatif. Autrement dit, le champ scientifique se structure en miroir, empruntant au champ social des découpages qui n’ont pas été construits dans une logique de recherche, mais de fonctionnement professionnel et institutionnel :

L’histoire des unités et facultés de sciences de l’éducation est loin de combiner ces critères de façon rigoureuse et exhaustive. On peut ainsi voir coexister des départements hétérogènes, par exemple : " Didactiques des disciplines ", " Éducation des adultes ", " Préscolaire ", " Mesure et évaluation " et " Pédagogie, éthique et philosophie de l’éducation ". Un tel découpage combine des emprunts aux distinctions qui ont cours entre disciplines scolaires, entre métiers, entre âges, entre problèmes, sans esprit de système.

Quelles que soient leurs origines, ces découpages posent une double question :

1. Sont-ils dépendants du champ social au point d’enfermer la recherche et la théorie dans les logiques d’action et d’organisation des acteurs ?

2. Sont-ils des lieux de rencontre et d’articulation entre sciences humaines et sociales ou seulement des " domaines d’expertise " sui generis, mélanges de savoirs issus du terrain et de quelques savoirs universitaires ?

Je vais tenter d’approfondir ces deux questions.

Des objets de savoir préconstruits

Si les départements universitaires se calquent sur des découpages en vigueur dans le système éducatif, comment pourraient-ils questionner et expliquer ces découpages eux-mêmes, qui sont le produit d’une histoire, d’une culture, de rapports de force, de contraintes et d’idées propres à une société et à un système éducatif particuliers ?

Il appartient alors aux approches strictement disciplinaires de problématiser les découpages :

Une partie de ces apports disciplinaires peuvent évidemment provenir de l’intérieur des unités concernées : didactique, préscolaire, éducation spéciale ou administration scolaire. Peut-être n’est-ce pas suffisant.

Le problème de la dépendance à l’égard du champ social est évidemment à son comble lorsqu’il s’agit de théoriser le découpage dont ce champ est issu. Mais on retrouve le même problème à l’intérieur de chaque champ, lorsqu’il s’agit de nommer et classer les phénomènes.

On retrouve alors, sous un aspect spécifique, le dilemme de toutes les sciences sociales et humaines, y compris dans des approches strictement disciplinaires : que faire de la " science " des acteurs ? La traiter comme de la magie noire, sans aucune validité, ou la reconnaître comme un savoir partiellement fondé, à utiliser de façon critique ?

Les acteurs conceptualisent les processus mentaux, économiques, culturels, sociaux et développent des " théories " que les chercheurs diront " naïves ", " spontanées " ou " subjectives ", pour bien les distinguer de leur propres théories savantes ou scientifiques. Cela ne veut pas dire que les représentations des acteurs sont absurdes ou sans fondements. Elles contiennent forcément une part de vérité, puisqu’elles permettent une maîtrise pratique du monde social. Elles comportent aussi une part d’idéologie, dans la mesure où elles ont des fonctions symboliques, dans le registre de l’identité, de la justification, de l’exclusion. On ne peut donc ni les disqualifier entièrement, ni les prendre pour " argent comptant ".

Vieux débat, toujours d’actualité. Il est plus difficile encore dans un champ académique qui emprunte ses frontières et ses objets à un champ social, dans la mesure où l’enjeu n’est pas seulement épistémique, mais touche aux partenariats en vigueur avec le " terrain ". Ainsi, une didactique universitaire qui serait en totale rupture avec la façon dont les enseignants concernés - par exemple de biologie ou de géographie - pensent leur discipline serait rejetée, l’accès des chercheurs au terrain serait compromis, et leur savoir n’aurait sur les pratiques qu’une influence très faible. En contrepartie, plus elle adopte les découpages et les objets qui ont cours dans le champ social, moins l’université peut les penser en toute indépendance…

La dépendance à l’égard du champ social ne se limite pas à l’influence du " déjà nommé " et du " déjà pensé " sur la construction des objets de savoir et des problématiques théoriques. Elle passe par un ensemble d’échanges avec les acteurs, parmi lesquels :

Cette dépendance à l’égard des acteurs concerne au premier chef les programmes de formation, en particulier lorsqu’ils prétendent préparer à un métier ou à un domaine de la pratique. Comment la didactique des mathématiques ou l’éducation spéciale pourraient-elles s’affranchir, pour l’une, du lobby des professeurs de mathématique, des mathématiciens et des auteurs de programmes, pour l’autre, des institutions spécialisées et de leurs professionnels ?

Peut-être est-ce une bonne raison de ne pas superposer les programmes de formation et les départements académiques, du moins au premier et second cycle. Dans les facultés disciplinaires, les unités académiques gèrent à la fois un champ de recherche et les cursus de premier et surtout de second cycle correspondant. Ce sont les géographes qui forment les géographes, les économistes les économistes, etc.

En sciences de l’éducation, chaque programme d’étude fait potentiellement appel à plusieurs disciplines et à plusieurs champs de savoir. On peut donc plus facilement dissocier la responsabilité des programmes et celle des départements académiques. Cela complique certes la gestion des programmes, puisque les responsables de filières doivent négocier avec divers départements et parfois mendier des apports prioritaires pour l’enseignement mais secondaires dans une perspective de recherche. Cette complication peut néanmoins sauvegarder une certaine indépendance des départements académiques à l’égard de la " demande sociale ".

Mais le plus intéressant paraît de construire des départements académiques affranchis des découpages en vigueur sur le terrain, qui seraient constitués selon des lignes de fractures théoriques plus que pratiques, sans pour autant retomber sur les frontières disciplinaires classiques.

Articulation ou fusion de savoirs disciplinaires ?

Quel est le statut des savoirs dans un département où coexistent plusieurs sciences contributives ? On peut envisager deux cas de figures extrêmes : séparation stricte ou fusion totale.

Il y a séparation stricte si, dans un département d’administration scolaire par exemple, les économistes et les sociologues travaillent de façon cloisonnée, sur des objets distincts. Il y a de même séparation si, dans un département de didactique du français, psychologues et historiens n’ont rien à se dire. Si l’on impose des départements pluridisciplinaires à des psychologues, sociologues, historiens, linguistes fortement identifiés à leur discipline d’origine, ils n’auront de cesse de recréer de petites unités mono disciplinaires au sein d’un plus vaste département en apparence interdisciplinaire.

À l’extrême opposé, qui n’est guère plus fécond : il n’y a plus d’identités disciplinaires distinctes, elles se confondent autour d’un objet d’expertise commun, une matière scolaire, un métier, une pratique spécifique (comme l’évaluation), un cycle d’études, un problème social. Cette tendance se renforce lorsque les premières générations d’enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation, d’origines disciplinaires diverses (psychologues, historiens, etc.) sont remplacés au fil des ans par des enseignants qui ont une maîtrise ou un doctorat en sciences de l’éducation, et sont donc d’une certaine manière " apatrides " ou " cosmopolites " du point de vue des sciences contributives. Ils ne sont pas d’abord sociologues ou économistes, fût-ce " de l’éducation ", ils sont " educational scientists ", " chercheurs en éducation " ou dans certains cas " pédagogues universitaires ". Ils sont au bénéfice d’une formation pluridisciplinaire et ont une minimum de culture de base dans les diverses sciences contributives.

Certains, au gré de leur parcours académique, peuvent " devenir " plutôt historiens, linguistes ou psychologues. Seront-ils jamais reconnus comme des pairs par leurs collègues spécialisés ? On peut en douter, mais à l’intérieur des sciences de l’éducation, ils seront alors porteurs de l’identité disciplinaire qu’ils auront en quelque sorte " adoptée ".

Tous les chercheurs formés aux sciences de l’éducation ne feront pas un tel retour aux sources disciplinaires. Certains conserveront et revendiqueront la polyvalence et le caractère pluridisciplinaire de leur formation de base et de leurs titres. Il se peut donc que, dans certains départements de sciences de l’éducation, on trouve progressivement une majorité d’enseignants-chercheurs qui ne peuvent ni ne veulent se targuer d’une origine disciplinaire. Cela ne veut pas dire qu’ils ne se référeront plus à l’histoire, à la psychologie, à la sociologie, mais qu’ils les utiliseront comme des ressources incorporées, chacun ayant des " notions " dans ces diverses disciplines. Cette évolution est à double tranchant, car ce qu’on gagne dans le registre de l’intégration au sein de la même personne, on le perd peut-être dans le registre du ressourcement et de la participation pointue à l’évolution des disciplines. C’est pourquoi on peut suggérer que le renouvellement des postes en sciences de l’éducation tende vers un équilibre entre ces deux mécanismes : puiser pour une part dans le vivier interne, pour une autre dans les cursus disciplinaires.

Sinon, on irait vers une science de l’éducation au singulier, science des faits éducatifs autosuffisante, discipline de plein droit, égale de l’économie ou de la linguistique. Certains ont même proposé de parler d’éducologie, mais ce néologisme n’a pas fait fortune. Une quête de respectabilité pourrait soutenir ce processus, car l’identité disciplinaire apparaît mieux assise et plus lisible qu’une position de confluence de plusieurs sciences. Il est tentant, dans l’université, d’aspirer à devenir UNE discipline, car c’est le mode d’existence le plus connu et reconnu. Les carrefours interdisciplinaires sont des " nébuleuses ", suspectes de regrouper des chercheurs " touche-à-tout " et donc moins pointus, plus " appliqués " dans le double sens de l’expression ; plus éloignés des savoirs fondamentaux et moins créatifs. Il y a un prix Nobel de physique, pas d’ingénierie ou de sciences de la terre. S’il existe en médecine, c’est en raison de l’immense prestige et du pouvoir des facultés de médecine, qui compensent en quelque sorte leur vocation professionnelle et le métissage des sciences et des disciplines en leur sein.

Même s’il est institutionnellement et tactiquement habile, tout mouvement vers une discipline unique, rompant avec le pluriel des sciences de l’éducation, serait désastreux d’un point de vue épistémologique, L’exemple de l’économie montre ce qu’il en coûte d’autonomiser une discipline, de la placer " à côté " de la psychologie, de l’histoire, de la sociologie, alors qu’elle leur emprunte pratiquement tous ses concepts, plus ou moins ouvertement. Cela force à réinventer une " économie sociale " ou une " psychologie économique ". L’économie est un champ social et il aurait sans doute été plus juste d’en faire, avec le travail et la consommation, l’objet d’une approche conjuguant d’emblée plusieurs sciences plutôt que d’une science unique condamnée à des emprunts. Qu’y a-t-il de strictement économique dans l’économie, sinon des modèles formels du marché, qui n’ont de validité que dans des circonstances historiques très limitées ?

Pour quiconque reste attaché au pluriel des sciences de l’éducation, il est souhaitable :

1. que dans les départements de sciences de l’éducation, surtout s’ils sont pluridisciplinaires, les références disciplinaires restent vives et soient incarnées par des historiens, des psychologues, des linguistes, etc. qui se reconnaissent et sont reconnus comme tels.

2. que le renouvellement des enseignants-chercheurs reste en partie exogène et participe d'un juste équilibre entre " autoreproduction " et " importation " de spécialistes formés en dehors des sciences de l’éducation.

Si ces deux conditions devaient être de moins en moins satisfaites, chaque unité de sciences de l’éducation deviendrait un " melting pot " dans lequel les sciences de référence se confondraient plutôt que de s’articuler, à la limite à leur insu.

Entre la séparation et la fusion, existe-t-il une voir médiane ? Je le crois, mais l’équilibre sera d’autant plus durable qu’on sait qu’il est fondamentalement instable et doit donc être délibérément entretenu, par des stratégies de recrutement, mais aussi d’enseignement, de recherche, de publication qui organisent la confrontation. Il ne s’agit donc nullement de cantonner chacun dans sa discipline d’origine, mais de ne pas se contenter de compléter une psychologie scientifique par une sociologie de sens commun ou inversement.

Il y a toujours un risque, pour un enseignant-chercheur d’origine disciplinaire, à " s’aventurer " hors du champ qu’il maîtrise le mieux. Sans ce risque, il n’y aura ni articulation, ni construction commune, mais pure et simple juxtaposition.

Ce risque devrait cependant être contrôlé, sans quoi le discours des sciences de l’éducation devient une " soupe " dont nul n’identifie les ingrédients, chacun parlant de tout à partir d’une vulgate aux origines confuses.

Cette évolution ne pourrait que nourrir la confusion entre sciences et idéologie aussi bien qu’entre construction de la réalité sociale par les acteurs et construction d’une théorie par les chercheurs. Ce qui rend possible les synergies - une commune référence aux pratiques et aux systèmes d’action - peut aussi rapprocher insidieusement du sens commun.

 

Construire des objets théoriques au carrefour de plusieurs sciences

Est-ce possible ? Sans doute. Facile ? Sûrement pas. Fécond ? On peut l’espérer.

Il s’agit de regrouper des forces issues de plusieurs horizons disciplinaires pour théoriser une catégorie de phénomènes dont aucune discipline ne peut faire le tour à elle seule.

Une première stratégie est sans doute de regrouper des domaines analogues dont la distinction est " empruntée " aux découpages en vigueur dans le champ éducatif. Comme exemple, on évoquera un " département de didactique des disciplines ", éventuellement un département regroupant une partie seulement des didactiques disciplinaires. En quoi un tel département est-il fécond ? Il l’est dans le registre stratégique : de tels regroupements ont permis le développement des didactiques, qui font front commun au sein des facultés de sciences de l’éducation, par exemple pour obtenir des ressources, assurer une forte présence dans certains programmes de formation ou créer des structures de recherche d’une certaine ampleur.

Au-delà des avantages tactiques, sans conduire à reconstituer une " didactique générale " indifférente aux contenus disciplinaires, cela favorise au moins l’émergence d’une didactique comparée et un travail sur les concepts nomades (contrat, transposition, dévolution par exemple). Un tel département permet aussi d’intégrer des apports épistémologiques, historiques et sociologiques qui ne sont pas centrés sur une seule discipline mais l’émergence de l’éventail des disciplines scolaires et sur leurs rapports complexes dans les curricula scolaires.

Seconde stratégie : construire un champ conceptuel et une problématique théorique autour d’un " concept-pivot " assez riche, voire polysémique, pour alimenter la recherche, le débat, la confrontation entre plusieurs regards disciplinaires et plusieurs sciences humaines et sociales.

Par exemple : métacognition, contrat éducatif, transposition didactique, socialisation, éducabilité, capital humain, traitement des différences, sens et rapport aux savoirs, régulation des apprentissages, division du travail éducatif, organisation pédagogique, professionnalisation du travail enseignant, déviances scolaires, projets en éducation, violences, politiques de l’éducation, culture scolaire, apprentissage, mémoire et cognition située, analyse du travail, etc.

Il ne s’agit ni de dresser la liste des concepts de base, ni de formuler des titres alléchants pour un congrès insolite, mais de retenir quelques thèmes qui, dans une faculté donnée, pour cinq à huit ans, pourraient être des critères féconds de division du travail scientifique et du découpage en départements.

Soulignons quelques aspects :

1. Aucun découpage ne devrait être éternel. Sans aller jusqu’à une organisation par projets, il n’y a aucune raison de s’enfermer durant 25 ans dans un découpage qui n’a de sens qu’à un moment particulier de l’histoire des systèmes de formation et des sciences de l’éducation. La fécondité même de tels découpages se mesure à l’émergence de nouveaux concepts et de nouveaux liens.

2. Il n’y a aucune raison de standardiser de tels découpages. Chaque faculté, à son rythme, compte tenu de l’histoire, des forces et des ressources en présence, de la configuration des disciplines contributives dans son université, de l’état des savoirs, des occasions liées à l’évolution et aux enjeux spécifiques du système éducatif, devrait chercher et trouver le découpage le plus fécond pour elle hic et nunc. Ce qui n’exclut pas des influences et des emprunts.

Ces thèses s’efforcent de transposer à l’échelle d’une faculté une logique de laboratoire : flexibilité raisonnée, mobilité en cours de carrière, capacité de renégocier périodiquement les structures et la division du travail. Les laboratoires de recherche qui pérennisent une division du travail et des problématiques ne peuvent que s’endormir. Pourquoi en irait-il autrement de l’ensemble des sciences de l’éducation ?

Troisième stratégie : organiser la réflexion autour de couples antagonistes, pointant sur des contradictions durables des systèmes de formation et de l’action éducative, mais qui ne relèvent d’aucune discipline en particulier, par exemple :

Chacun de ces thèmes mériterait de longs développements, mais ce ne sont ici que des exemples pour illustrer une démarche de regroupement.

Quatrième stratégie : rapprocher deux concepts appartenant à des traditions intellectuelles jusqu’alors disjointes (même s’il y a toujours des précurseurs). Par exemple :

Cinquième stratégie : s’approprier des problèmes sociaux, identifiés dans le champ éducatif, mais en les problématisant, en expliquant leur genèse et les rapports de force et de sens qui les rendent possibles et les alimentent. On citera par exemple : échec scolaire, exclusion, violence, décentralisation, participation, ségrégation, conflits interculturels. Cette stratégie est plus risquée puisqu’elle emprunte ses découpages au sens commun et à la pensée des acteurs. En contrepartie, elle oblige à la confrontation entre disciplines.

Sixième stratégie : identifier des processus d’un niveau élevé d’abstraction, par exemple complexité, changement, régulation, démocratisation, sécularisation, ruptures, conflits, construction, cognition, décision, négociation.

Ces diverses stratégies, qui ne sont ici qu’esquissées, n’ont d’autre but que de suggérer que les possibilités ne manquent pas d’inventer au sein des sciences de l’éducation une division du travail qui refuserait à la fois les classiques frontières inspirées de la classification des sciences contributives et les découpages entièrement calqués sur la construction dominante de la réalité dans le monde social.

 

De nouvelles disciplines ?

L’évolution des institutions résulte de jeux d’acteurs dont nul n’a le contrôle. Il serait donc illusoire de penser qu’une vision cohérente et systématique pourrait gouverner entièrement les processus en cours. Est-ce une raison de raisonner de façon purement pragmatique, voire opportuniste ? Je ne le pense pas. Une rationalité limitée vaut mieux qu’un développement dépendant soit des divisions classiques entre sciences humaines et sociales, soit des découpages qui ont cours dans le champ social.

Faut-il considérer les champs qui émergent non comme de nouvelles sciences mais comme de nouvelles " disciplines " ? C’est ce qu’inviterait à penser la notion de " disciplinarisation " des sciences de l’éducation, telle que la défendent Hofstetter et Schneuwly (1998).

L’idée n’a rien d’absurde si l’on définit une discipline comme un domaine organisé de recherche et de savoir. La notion de disciplinarisation ne me semble pas incompatible avec la conjugaison dans chaque discipline définie de toutes les sciences humaines et sociales, Le pluriel des sciences de l’éducation n’est donc pas menacé. Le débat porte plutôt sur la façon d’organiser leur rencontre autour de plusieurs objets de savoir, dont chacun deviendrait le cœur d’une discipline.

Ma réticence porte sur le degré d’institutionnalisation des frontières qui s’ensuivrait La force d’une discipline, d’un point de vue sociologique, est sa clôture, sa culture, ses structures de publication et d’évaluation, sa capacité de fonctionner comme un groupe de pression. C’est aussi sa faiblesse épistémologique : une fois instituée, une discipline n’a de cesse de grandir et de se reproduire. A-t-on jamais vu une discipline se saborder ? Supposons qu’un raisonnement épistémologique rigoureux démontre que l’économie ou la linguistique ne sont pas des sciences au même titre que la psychologie ou la sociologie, mais des carrefours de telles sciences. Cela n’aura strictement aucune incidence sur les territoires disciplinaires, car ce sont des bastions organisés de sorte à pérenniser leur existence, au besoin au mépris de la cohérence épistémologique, ou plus exactement en redéfinissant cette cohérence de façon opportuniste.

Faut-il, au sein des sciences de l’éducation, stabiliser des découpages qui deviendraient de nouvelles " disciplines ", aussi stables qu’incontournables ? L’histoire de la recherche autour de l’évaluation, partie de la docimologie et de la psychométrie et qui s’ancre aujourd’hui dans des concepts de régulation, de communication ou de métacognition montre bien que cette évolution n’a été possible que parce que ce champ n’était pas entièrement structuré comme une discipline. Même s’il existe des réseaux, des congrès, des revues, très peu de chercheurs ne développent leurs travaux que sur l’évaluation, C’est une appartenance parmi d’autres. L’évolution des didactiques des disciplines d’enseignement vers d’une part une didactique comparée, d’autre part une anthropologie du didactique, montre de la même manière que figer les didactiques en disciplines instituée n’aurait pas été le meilleur choix.

Je plaiderai pour des regroupements moins durables, donc des recompositions progressives, partant du principe que les découpages de champs et d’objets au sein des sciences de l’éducation vieillissent et ne doivent pas être coulés dans le bronze, mais au contraire remaniés au gré des décennies. Or, on ne peut inventer une discipline à part entière pour dix ans et l’abandonner pour recomposer le paysage. Parler de " disciplinarisation ", c’est favoriser une forme d’institutionnalisation, avec ses aspects sécurisants et positifs, mais aussi sa rigidité et ses mécanismes d’autoprotection et d’autoreproduction. Je préfère donc que les sciences de l’éducation - au pluriel - se donnent des structurations plus éphémères.

Certes, cela suppose une flexibilité inconfortable et un gouvernement à la fois fort et démocratique des unités de sciences de l’éducation. La force des disciplines est de décentraliser radicalement le développement de l’université. Mais ce développement ne m’apparaît pas une fin en soi et les logiques de croissance institutionnelle peuvent fort bien ralentir le développement des savoirs, en particulier lorsqu’il passe par des redéfinitions des objets et des problèmes.

Le vrai défi est donc de penser des ensembles cohérents et efficaces durant quelques années sans les figer en disciplines !

 


Et la pédagogie ?

En parlant de la pratique, ai-je parlé de pédagogie ? Sans doute, si ce mot désigne l’action éducative au quotidien, sur le terrain. Mais le sens du vocable est double. Dans certains contextes, la pédagogie est présentée comme une façon de nommer une pratique sociale très commune. En ce sens, tous les éducateurs comme tous les enseignants sont des pédagogues. S’ils sont des " pédagogues réflexifs ", au sens de Schön (1994, 1996), ils interrogeront sans doute les sciences de l’éducation et contribueront à dynamiser la recherche. Dans cette acception, le présent article plaide pour une prise en compte de la praxis pédagogique (individuelle et collective) comme objet et moteur privilégié des sciences de l’éducation.

Mais les pédagogues, ce sont aussi des auteurs, des penseurs, des essayistes, des philosophes, des idéologues, qui tiennent un discours sur la pratique. Dans le meilleur des cas - il s’agit des " grands pédagogues " - ils ancrent leur discours dans leur pratique, à l’image de Pestalozzi, Ferrière, Freinet, Neil, etc. En dépit de la dispersion et de la faible organisation des auteurs-pédagogues, on peut considérer cette pédagogie comme une discipline.

Ce n’est pas une discipline " scientifique ", car elle traite des finalités, de l’éthique, de l’éducabilité, de la responsabilité ou de la sincérité de l’éducateur non pas comme des faits à étudier, mais comme des valeurs à affirmer ou à débattre. Sans renoncer à s’appuyer sur les faits et la raison, le discours pédagogique fait état de convictions que le pédagogue-auteur ou le pédagogue-professeur tire de son expérience et de sa philosophie de l’existence plutôt que d’une démarche de recherche empirique.

Cette pédagogie, nécessaire et légitime dans un champ de pratique imprégné de valeurs, quel rapport entretient-elle avec les sciences de l’éducation ? Elle n’est pas, comme le dit Meirieu (1995 a) " soluble dans les sciences de l’éducation ", car elle a un autre projet, plus engagé. La " pédagogie discursive " peut cependant nourrir une forme constructive d’interpellation des sciences de l’éducation. Elle peut aussi s’en servir et y contribuer en retour. Les frontières sont d’ailleurs loin d’être tout à fait nettes : aucun enseignant-chercheur, même parmi les plus purs et durs, ne peut éviter d’entrer de temps à autre dans le registre pédagogique. Et aucun pédagogue d’aujourd’hui ne peut rester crédible s’il ne tient pas compte des acquis des sciences humaines.

Il me semble indispensable, cependant, de ne pas assimiler la référence des sciences de l’éducation aux pratiques à un dialogue entre chercheurs et pédagogues. La question des valeurs, de l’éducabilité, du sujet, du droit d’instruire et d’autres dilemmes éthiques et philosophiques peuvent certes stimuler la science, mais elle peut l’être tout autant, et peut-être dans des formes moins académiques et convenues, par des praticiens " de base ", ceux qui sont confrontés à des crises ou à des obstacles forts concrets : indiscipline, absentéisme, manque de sens, faible envie de travailler ou d’apprendre, loyautés entre pairs ou avec les familles, hétérogénéité et mutation des publics scolaires.

Autant que la pratique réflexive de l’enseignant ordinaire, mais autrement, la pédagogie peut à la fois stimuler le développement des sciences de l’éducation et l’enfermer dans des découpages et des objets de savoir préconstruits. Il s’agit, là encore, pour les enseignants-chercheurs, de ne pas ignorer cet apport, sans pour autant adhérer sans examen critique à l’identification des problèmes et des objets.

Je ne veux pas oppose, mais distinguer la pédagogie comme discours d’auteurs et la pratique réflexive de praticiens sur le terrain (Perrenoud, 1999 b). Il arrive que ces deux postures se rejoignent et cohabitent à certains moments de la vie de certains pédagogues-praticiens. Ce n’est pas une raison de confondre les registres de pensée, les réseaux de communication et les questions posées aux sciences de l’éducation.

La pédagogie, qu’elle soit reconnue comme discipline universitaire ou qu’elle se développe dans d’autres cadres, plus " alternatifs ", ne peut parler au nom des praticiens et dialoguer à leur place avec les sciences sociales et humaines. De ce point de vue, intégrer des enseignements de pédagogie aux cursus de sciences de l’éducation et en faire une discipline académique - ce qui est fort opportun - ne dispense pas les enseignants-chercheurs de se confronter aux praticiens et à leur problèmes.

 


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