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mars 2001, pp. 29-34. Déjà paru dans l'Éducateur, n° 12, 17 octobre 1997, pp. 8-11). |
Réfléchir ou agir ensemble ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2001
Travailler ensemble ? La formule est séduisante, elle évoque louverture, la confiance, la coopération, léchange, le partage, autant de valeurs positives, quon peut opposer au méchant individualisme, associé, lui, au repli sur soi, à la méfiance, au protectionnisme, voire à légoïsme.
Pourquoi faire du travail en équipe une question de vertu ? Ce nest quune modalité dorganisation, qui se justifie parce quelle offre des avantages, dans trois registres au moins :
Encore faut-il que les enseignants en soient convaincus et que les avantages soient suffisants pour équilibrer, à leurs yeux, le coût, bien réel, de la coopération. Pour des praticiens entrés dans un métier individualiste, apprendre à travailler ensemble est une mutation souvent difficile et le résultat, en tout cas dans un premier temps, paraît moins gratifiant que ce que chacun aurait réalisé en restant " seul maître à bord ". Lorsque les enseignants qui se montrent sceptiques à légard du travail en équipe disent quils sont plus efficaces tout seuls, ils ont en partie raison : pour agir individuellement, pas besoin de chercher un accord, de justifier ses propositions, découter celles des autres ; pas besoin de " palabres ", de compromis et de délais avant de passer à laction. Le passage dune pratique assez solitaire à un travail en équipe porte rarement des fruits à court terme. Dans limmédiat, le tout est en général moins efficace que la somme des parties, car lapprentissage de la coopération ralentit la décision et laction et fait, dans un premier temps, regretter le temps où chacun nen faisait quà sa tête. Quant aux bénéfices en termes didentité et de formation, on ne les mesure que plusieurs années plus tard.
Pour peu que les débuts soient un peu durs, en raison de conflits entre personnes ou de prises de pouvoir intempestives de lun des équipiers, toutes les conditions sont réunies pour quune équipe nouvelle éclate au bout de quelques mois, chacun se retirant sous sa tente en déclarant " quon ne ly prendrait plus ". À lendroit du travail en équipe, on peut reprendre la formule ironique de Daniel Hameline à propos des pédagogies nouvelles : on en revient dautant plus facilement quon ny est, en réalité, jamais allé ! Nombre déquipes pédagogiques se défont dans les commencements, avant davoir atteint une vitesse de croisière, laissant à chacun un goût amer et le renforçant dans ses doutes. Ou, ce qui nest pas forcément mieux, elles sauvent les apparences en continuant à fonctionner comme une coquille vide : chacun retire ses billes, mais discrètement, de sorte que, de loin, on croit voir une équipe qui continue à fonctionner
Pour éviter de succomber à ces maladies infantiles, mieux vaut être prévenu : une équipe avertie en vaut deux (Gather Thurler, 1996 b). Il ne suffit pas danticiper les embûches, de les reconnaître, de savoir quon peut les dépasser. Il faut encore, dans les moments de crise, savoir clairement ce quon attend du travail en équipe. Écartons la pseudo-équipe, qui nest quun arrangement pour se partager des ressources, sans véritable confrontation des idées, ni échanges sur les pratiques. Deux figures dun véritable travail déquipe méritent dêtre évoquées, selon quon veut en priorité réfléchir ou agir ensemble.
Ce nest pas incompatible, dira-t-on. Comment pourrait-on agir ensemble sans réfléchir dabord ? Lactivisme de certaines équipes pédagogiques amène à nuancer cette évidence. Toute action concertée passe certes par un minimum de réflexion commune. Celle-ci peut cependant se limiter à une stricte coordination " pratico-pratique ", par exemple pour organiser des ateliers décloisonnés. On peut agir ensemble sans prendre jamais le temps de réfléchir à autre chose que la prochaine étape à franchir, sans trop sinterroger sur les idées et les manières de faire de chacun Admettons cependant que, dans lidéal, laction collective implique une réflexion commune. Le contraire nest pas vrai, si bien quon peut distinguer deux stades de la coopération professionnelle, le premier faisant courir moins de risques et préparant éventuellement un passage progressif au second :
Ces deux types déquipes pédagogiques posent des problèmes différents, que jai examinés ailleurs (Perrenoud, 1996 a). Reprenons quelques poins essentiels.
Réfléchir ensemble
Réfléchir ensemble, on le fait nécessairement, de temps en temps, pour coexister, même dans lécole regroupant les plus farouches individualistes. Mais je ne pense pas ici à la préparation de la fête de fin dannée, ni à lorganisation des classes, ni même à un projet détablissement. Il est question de réfléchir ensemble aux pratiques pédagogiques. On voit immédiatement que cela semblera très risqué à ceux qui nosent pas dire ce quils font, et sans intérêt à ceux qui nattendent rien dun échange avec leurs collègues, sinon des services pratiques ou un soutien moral dans les passes difficiles. Nul nest exempt de la peur du jugement dautrui, et nul nest automatiquement convaincu que le regard et la parole dautres professionnels pourraient lui apporter quelque chose. Mais, alors que ces deux obstacles - qui peuvent aller de pair - écartent définitivement certains praticiens de la réflexion collective, ils narrêtent pas ceux qui ont le courage de se jeter à leau.
Lorsquon se borne à réfléchir ensemble, chacun conserve son autonomie daction et la responsabilité de ses propres élèves. Sans doute, une franche discussion sur un élève ou un problème pédagogique - discipline, devoirs, évaluation - modifie-t-elle le point de vue de chacun, mais il peut, unilatéralement et sans avoir à se justifier, mettre des limites à cette influence, puisque aucun contrat ne lui enjoint de se plier aux options dune majorité. Léquipe fonctionne alors, pour chacun, comme un écosystème, un environnement qui interroge, stimule, infléchit la pensée et en partie laction de chacun, dans lexacte mesure où il y consent.
Malgré cette garantie, nombre denseignants se demandent si le jeu en vaut la chandelle. Une réflexion en équipe ne va-t-elle pas ralentir chacun, insinuer le doute dans son esprit, induire des remords, voire des culpabilités pour ce qui est fait, affaiblir des certitudes, ébranler sa confiance en soi, éroder ses projets ? Ces " dangers " ne sont pas toujours de purs fantasmes. Dans un métier où tant de choses sont intuitives, basées sur des croyances ou une expérience personnelles plutôt que sur des savoirs rationnels et partagés, chacun est fragile et le sait (Perrenoud, 1994). Dans un métier caractérisé par lurgence et lincertitude, la concertation est une contrainte, elle " complique la vie ". Même si lon suspend le jugement et la critique, parler de sa pratique expose à létonnement, au questionnement, à la comparaison. On se rend compte que tout ce quon tient pour évident ne lest pas pour les autres, quils font, pensent et réagissent autrement. Le risque dêtre déstabilisé nest pas nul.
Cela ne concerne pas quelques enseignants frileux. Si chacun ne se sentait pas en danger, il ne serait pas aussi difficile déchanger sur les pratiques, même dans les équipes pédagogiques. Dans certaines, on parle des programmes, des élèves, des parents, du système, de lévaluation, des horaires, des réformes, bref de tout, sauf de ce que chacun fait dans sa classe. Dans dautres, on raconte ce quon fait - ou ce quon pense faire - très prudemment, en exposant soit des réussites présentables, soit des échecs devant des cas tellement désespérés que, face à ses pairs, le praticien en sort finalement grandi, parce quon admire à la fois sa persévérance, sa lucidité, son humilité. Il y a mille manières de se protéger ! Elles sont compréhensibles. Si lon se débrouille, durant des années, pour entourer les pratiques dune grande opacité, cest que chacun y trouve son compte : ne pas questionner pour ne pas être questionné, ne pas sétonner pour ne pas susciter létonnement, ne pas exprimer de désaccord pour ne pas risquer dêtre, à son tour, mis en question. Comme le rappelle Argyris (1995), dans les organisations humaines, les routines défensives évitent de mettre dans lembarras. Robert Gloton, lun des fondateurs du Groupe français déducation nouvelle, parle dans ses souvenirs (1979) dune école où quiconque parlait de pédagogie dans la salle des maîtres était mis à lamende. Une équipe pédagogique ne peut recourir à des mécanismes aussi simplistes, puisque sa raison dêtre est de parler de pédagogie. Le tour de force consiste à y parvenir sans que chacun sexpose vraiment, parce quon reste dans les généralités ou lactivisme. Parler de ce quil faudrait faire ou de ce que lon va faire dispense de dire ce que lon fait déjà
On peut ironiser sur cette valse-hésitation. Il est plus équitable de reconnaître quelle vaut mieux que labsence de tout échange. Il est normal davoir peur, la culture des enseignants nest pas tendre, cest un milieu où lon cherche volontiers la faille ou lécart à la norme affichée, plutôt que les raisons profondes qua chacun de faire ce quil fait. Parler de sa pratique et entendre les autres parler de la leur, cela sapprend, il ne suffit pas de se lancer à leau. Cela passe également par des règles du jeu, un climat de confiance, une éthique, une immense discrétion, linterdiction absolue de se servir de ce quon entend dans un autre contexte et une forte réciprocité dans la prise de risques. Lanalyse de pratiques, comme démarche de formation (Perrenoud, 1996 c et d), propose des méthodes dont une équipe pédagogique pourrait sinspirer.
Tous les garde-fous du monde ne suffiront pas, cependant, si deux conditions ne sont pas remplies :
1. Que chacun ait lintime conviction dapprendre davantage de lanalyse que du jugement, du doute et du questionnement que de la réponse catégorique et normative, ou encore du désordre et de la diversité que de la pensée unique.
2. Que tous abandonnent conjointement la comédie de la maîtrise et acceptent que, dans un métier de lhumain plus encore que dans tout autre, chacun fait de son mieux, sans garantie permanente de réussite, que léchec ne manifeste pas nécessairement une incompétence, mais la résistance du réel à laction éducative.
À ces conditions, un travail déquipe a tout son sens, même si chacun garde ses élèves et son autonomie. Lenjeu nest pas alors de conjuguer les forces de chacun pour permettre une action collective. Léquipe fonctionne comme une ressource pour ses membres. Elle est parfois un " lieu où renaître ", selon la belle expression de Bruno Bettelheim (1975), où retrouver confiance en soi, enthousiasme, énergie. Elle offre un cadre qui aide à mieux percevoir ce quon fait, grâce au regard et aux questions des autres, ou simplement en les écoutant et en cherchant à comprendre pourquoi chacun ne rit pas, ne se met pas en colère ou ne déprime pas pour les mêmes raisons, pourquoi tous ne sont pas sensibles aux mêmes élèves, aux mêmes erreurs, aux mêmes ambiances, aux mêmes tensions, aux mêmes objectifs.
Le travail en équipe est alors utilisé par chacun, à sa façon, pour accroître sa propre maîtrise de son métier. Ce nest nullement illégitime, à condition que ce contrat soit explicite et que tous jouent le jeu, de sorte que chacun y trouve son compte et ait donc intérêt à rester dans le circuit.
Agir ensemble
Léquipe nest plus alors un simple écosystème pour chacun de ses membres, elle devient un système daction, un acteur collectif. Chaque enseignant aliène alors une part de son autonomie. Même si cest en connaissance de cause, au gré dun contrat librement négocié entre égaux, il lui arrive de sen mordre les doigts, notamment lorsquil se sent pris entre une loyauté à légard du groupe et lenvie de nen faire quà sa tête.
On ne paie ce prix fort que si la contrepartie est suffisante. Pour lutter contre lennui ou la solitude, il nest pas nécessaire daliéner sa liberté daction. On peut simpliquer dans des groupes ou des activités moins exigeantes quune équipe pédagogique où il est question dagir ensemble.
Agir ensemble na de véritable intérêt que si cela permet de réaliser ce que chacun ne peut faire séparément, ou du moins dy parvenir plus sûrement, plus vite, en dépensant moins dénergie. " Pourquoi continuer à faire séparément ce quon peut faire ensemble ? ", ai-je entendu récemment. La formule est amusante, mais fallacieuse : il faut en priorité faire ensemble ce quon ne peut pas faire séparément. Laction collective a partie liée avec lorganisation du travail, elle permet de saffranchir dune division des tâches qui enferme chacun dans sa classe et sa discipline. Cest pourquoi ce type déquipe se construit autour de dispositifs de décloisonnement et, dans lenseignement secondaire, de projets interdisciplinaires.
Sil paraît nécessaire, aujourdhui, que la majorité des enseignants apprennent à réfléchir et agir ensemble, cest parce que ces formes de travail, qui ont été longtemps des exceptions, choix librement consenti denseignants militants et innovateurs, deviennent peu à peu des formes banales dorganisation du travail, notamment avec lintroduction de cycles dapprentissage ou de modules de formation confiés à des équipes, dans lesprit dune pédagogie différenciée et dune individualisation des parcours de formation (Perrenoud, 1997). Dans de telles structures, on na plus le choix. Lidée même quon puisse " être seul maître à bord " perd son sens, lorganisation du système ne reconnaît, progressivement, que des équipes, dont la tâche est de gérer des dispositifs complexes, qui accueillent, pour plusieurs années, un groupe délèves de configuration variable et deffectif équivalent à celui de plusieurs classes.
Cette évolution contient un danger majeur : faire comme si, du seul fait de la mise en place de cycles dapprentissage, les enseignants voulaient et savaient agir ensemble. Ces structures, qui appellent une action collective, peuvent certes accélérer lévolution des enseignants qui évoluaient déjà dans ce sens, à leur rythme. On peut aussi envisager le pire : que ces structures deviennent des décors, qui masquent le retour aux cloisonnements, que chacun se retrouve dans son degré, sa discipline, sa classe, en simulant un travail déquipe.
Les structures nouvelles rendent le travail déquipe nécessaire, sans le rendre ipso facto possible, encore moins facile. Leur avenir se jouera donc en partie sur la volonté et la capacité des systèmes éducatifs daccompagner cette transformation, de préparer demblée les nouveaux enseignants à travailler en équipe et dy aider les enseignants en place. Pour cela, il convient sans doute de leur proposer des savoir-faire : animation, délégation de tâche, organisation de la mémoire collective, gestion de projet, régulation de conflits, renouvellement et socialisation des membres. Les enseignants manquent aussi doutils danalyse : une équipe est un lieu de pouvoir, de décision, de confrontation, parfois de tensions, dans lécole comme dans le travail social, les soins infirmiers ou les métiers plus techniques (Perrenoud, 1996 b). Pour " tirer son épingle du jeu " sans " se retirer du jeu ", chacun a besoin dune formation plus substantielle sur ce qui se joue dans un groupe dadultes. Or, on peut apprivoiser la dynamique dune équipe comme celle dun groupe-classe, mais il ny a pas de transposition directe, pour une raison simple : une équipe regroupe des égaux, si bien quil ny a pas darbitre " naturel " (comme lenseignant face à ses élèves), ni de bouc émissaire tout désigné (comme lautorité scolaire). Il faut donc apprendre à vivre sereinement les différences et les conflits entre adultes, à négocier, à chercher des compromis, dans un métier dont la culture professionnelle (Gather Thurler, 1994) ny prépare pas de toute éternité et où chacun est confronté à une telle complexité relationnelle (Cifali, 1994) quil ne rêve pas dy ajouter.
Il serait aussi absurde de dire que cest facile que despérer y échapper
Références
Argyris, C. (1995) Savoir pour agir, Paris, InterÉditions.
Bettelheim, B. (1975) Un lieu où renaître. La somme de trente ans dexpérience à lécole orthogénique de Chicago, Paris, R. Laffont.
Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1996 a) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, De Boeck, pp. 145-168.
Gather Thurler, M. (1996 b) Entre dissidence et discordance : lorsquune équipe avertie en vaut deux, Lettre dÉquipes et Projets, n° 10, janvier, pp. 14-21.
Gloton, R. (1979) Au pays des enfants masqués, Paris, Casterman.
Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, cest partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1996 b) Pouvoir et travail en équipe, in Travailler ensemble, soigner ensemble. Actes du symposium, Lausanne, Centre hospitalier universitaire vaudois, Direction des soins infirmiers, pp. 19-39.
Perrenoud, Ph. (1996 c) Lanalyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ?, in Actes de lUniversité dété " Lanalyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, Ministère de lÉducation nationale, de lenseignement supérieur et de la recherche, pp. 17-34.
Perrenoud, Ph. (1996 d) Peut-on changer par lanalyse de ses pratiques ?, Cahiers pédagogiques, n° 346, Septembre, pp. 14-16.
Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à laction, Paris, ESF.
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