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Préparer les enseignants au changement
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2001
Que peut-on faire, en formation initiale ou continue, pour préparer les enseignants à jouer un rôle créatif, critique, actif dans les réformes ? Pour être acteurs du changement dans leur établissement ou au sein dune équipe ?
On peut les préparer à la réforme en cours ou en gestation. Mais il est souvent trop tard. On peut les préparer au changement comme dimension permanente du système éducatif et du métier denseignant. Les contenus et les enjeux des réformes varient, mais ils tournent autour dun nombre limité de contradictions de lécole, constitutives à sa complexité. Quant aux processus, ils se ressemblent étrangement. Si bien quil apparaît plus fécond de travailler sur le rapport au changement et les savoirs dinnovation (Gather Thurler, 1998) que sur un aggiornamento centré sur les contenus spécifique de la réforme en cours.
Les idées réformistes imprègnent les discours de la noosphère, sans faire véritablement lobjet dune approche historique et critique. Adhérer à lidée dune pédagogie active, coopérative ou différenciée, comme si cétait des idées neuves, séduisantes, immédiatement applicables ménage bien des désillusions. Il serait formateur de faire découvrir aux enseignants en formation initiale que ces rêves ont cinquante, cent ans, ou davantage, que des générations sy sont " cassé les dents ", que la réalité résiste (Hutmacher, 1993).
Une véritable culture professionnelle est aussi une mémoire des rêves, des peurs, des réussites et des échecs dune corporation. Mieux informés, les futurs enseignants seraient, pour reprendre lexpression de Daniel Hameline, des militants " déniaisés ", ce qui les garderait de devenir amers. Pour affronter les difficultés de linnovation, mieux vaut en effet savoir davance quil ny aura pas de miracle, quon ne pourra, avancer quà petits pas dans la lutte contre léchec scolaire, sans faire léconomie de temps morts, de passages à vide, de fausses pistes ou dinvestissements disproportionnés. Réécrire un programme en explicitant les maîtrises visées, cest bien, mais cela ne suffit pas. De même, différencier les devoirs, introduire une évaluation formative, instituer un conseil de classe ou adopter une pédagogie du projet ne sont que des ingrédients dun système pédagogique et didactique à la mesure de léchec scolaire.
Il est utile aussi de comprendre assez vite les limites des initiatives solitaires et la nécessité, mais aussi limmense difficulté, dun travail en équipe et de linscription dans un projet détablissement. Toute désillusion solitaire, qui fait tomber de haut, creuse lécart entre les idées généreuses et les pratiques. Tout enseignant devrait savoir que pousser un enfant à apprendre et à réussir est une forme de violence. Il ne devrait pas tomber des nues face aux résistances des élèves qui ont le plus besoin daide, alors quon agit " pour leur bien ". Il devrait savoir aussi que lapprentissage passera par une communication et une relation à établir avec des enfants et des adolescents pas toujours coopératifs et gratifiants. Comme lenfer, le projet dinstruire est pavé de bonnes intentions ; les vieux démons de lécole sont de bons diables qui ont mal tourné, parce que ceux qui pensaient faire le bien ne se sont pas sentis estimés, aimés, reconnus par ceux-là mêmes quils voulaient aider, ou par leur entourage.
On pourrait multiplier les exemples, montrer que les pratiques innovantes charrient leur lot de déceptions, de conflits, de moments de lassitude, de sentiments déchec ou dimpuissance, de rancurs suscitées par lingratitude des apprenants ou de lorganisation pour laquelle les professionnels " se défoncent ". Mon propos nest pas de proposer le détail dun curriculum, mais de plaider pour la construction, dès la formation initiale, dun rapport moins naïf à linnovation et aux résistances quelle provoque. Parmi ces dernières, les résistances des institutions, du public, des élèves, des familles, de ladministration, de la classe politique, méritent dêtre décrites et comprises, mais il importe tout autant danalyser les résistances des enseignants. Non seulement celles des " autres ", mais celles qui traversent chacun, parce quil est normal dêtre ambivalent face à lampleur de la tâche et aux risques personnels et collectifs quentraîne tout changement.
Il ne suffit pas, pour favoriser le changement de lécole, de pousser les étudiants à adhérer à une idéologie réformiste. Mieux vaudrait les inciter à simpliquer dans les débats ouverts sur lécole. Il serait déraisonnable, en formation initiale, de préparer les nouveaux enseignants à la réforme en cours : il ne sert à rien de courir après lévénement. En revanche, il serait extrêmement formateur damener les étudiants, en formation initiale, à analyser les réformes, en tirant parti dune position qui leur permet de rester observateur tout en accédant au terrain grâce aux stages.
En interrogeant des jeunes qui veulent devenir enseignants, on découvre le faible intérêt que manifestent nombre dentre eux à légard de la politique de léducation et des débats ouverts sur lécole. Ils savent à peine si une réforme est en cours ou se prépare, cela ne les concerne que dassez loin, leur aventure est personnelle, leur projet sorganise autour des savoirs à maîtriser et de la relation à construire avec un groupe délèves, éventuellement dans le cadre dune équipe pédagogique.
Cette relative indifférence au " système " ou à la " politique " caractérise aussi une partie des enseignants en fonction, de tous âges. On ne saurait sen étonner, compte tenu des racines individualistes de leur vocation. On peut regretter en revanche que leur formation nen fasse pas des acteurs du système, conscients des enjeux, au fait des réformes qui agitent lopinion, capables de les défendre ou de les critiquer en connaissance de cause.
Sans sengager nécessairement dans les débats de politique de léducation, le rôle dune institution de formation est certainement de donner des outils danalyse, un recul historique, une perspective comparatiste.
Le plus difficile, dans linnovation, nest pas de trouver linspiration initiale, cest de durer, de persévérer, de ne pas abandonner le combat. Aucune formation ne peut donner miraculeusement les moyens de surmonter les contradictions permanentes de la forme scolaire ou celles du temps présent. Elle peut, en revanche, nantir les futurs enseignants dun certain nombre de savoirs et de savoir-faire qui les aideront à ne pas investir une énergie démesurée dans des problèmes secondaires.
Cest ainsi quune partie essentielle de lénergie des enseignants innovateurs se consume dans dépuisantes régulations des rapports entre adultes. Savoir coopérer avec des gens différents - collègues, parents, autres professionnels -, savoir fonctionner en réseau ou en équipe, savoir contribuer à un projet détablissement, cest savoir créer et entretenir les conditions nécessaires dune innovation. Faute de savoir gérer les conflits, expliciter les non dits, organiser une confrontation équitable des points de vue, prendre des décisions à la fois efficaces et démocratiques, une équipe pédagogique peut très bien mobiliser lessentiel de ses forces pour " survivre ", alors que le fonctionnement collectif devrait nêtre quun tremplin pour créer des dispositifs didactiques plus efficaces.
Une formation dans ce sens passerait par un minimum de culture psychosociologique - autour du pouvoir, de la communication, de la vie dans les organisations -, mais plus encore par lapprentissage pratique de la coopération, de la négociation, de la gestion de conflits (Gather Thurler, 200 a, b et c ; Perrenoud, 1999 a).
La ressource la plus précieuse, en fin de compte, est la capacité danalyser les situations denseignement-apprentissage, mais aussi les situations de travail entre adultes. Le savoir-analyser (Altet, 1996), produit dun entraînement à une pratique réflexive, mais aussi dune posture épistémologique, est une compétence dont le caractère transversal nest pas établi : certains enseignants qui analysent très finement ce qui se passe dans leur classe paraissent très démunis face aux processus à luvre dans les organisations ; inversement, certains leaders habiles sont dassez médiocres observateurs et analystes des situations pédagogiques. Il nest pas possible de transposer simplement dun registre à un autre, la formation devrait donc entraîner à la pratique réflexive et à la constitution du savoir-analyser dans les principaux domaines couverts par la pratique professionnelle.
Les compétences requises pour enseigner ou pour innover ne sont pas les mêmes, mais les conditions de leur genèse sont assez proches, en termes de dispositifs de formation : écriture clinique, études de cas, alternance et articulation théorie-pratique (Altet, 1994 ; Perrenoud, 1994), formation à des compétences au-delà des savoirs (Paquay et al., 1996), acquisition dune culture vivante en sciences humaines, travail sur soi et sur son rapport à autrui, au pouvoir, aux autres, au savoir, au changement
La meilleure façon de préparer les enseignants à linnovation est peut-être, tout simplement, de les préparer le mieux possible à lidée quils vont exercer un métier complexe, être confrontés à des situations singulières, dont même un professionnel expérimenté na pas immédiatement la clé et qui obligent à vivre avec les contradictions du système et les siennes propres. En ce sens, la préparation au changement nest pas une " couche supplémentaire " de socialisation professionnelle. Elle est contraire au cur de la formation des enseignants, si lon conçoit leur métier comme une pratique réflexive mobilisant de fortes capacités dobservation, de conception, de régulation, dexpérimentation. Agir dans lurgence, décider dans lincertitude, se mettre constamment en jeu, vivre avec des contradictions, créer sa pratique sans réinventer la poudre : si lon accepte ces dimensions (Perrenoud, 1996 a), changer deviendra la moindre des choses
" Savoir évoluer ", seul et avec dautre, est une compétence aussi importante que des compétences didactiques ou de gestion de classe. Les " savoirs sur linnovation ", ses obstacles, ses conditions, les stratégies perdantes ou gagnantes, les divers niveaux et leviers systémiques, les mécanismes de défense, les enjeux, etc., devraient faire partie du bagage des nouveaux enseignants. Soulignons que ce nest pas une connaissance étrangère à la didactique et aux savoirs nécessaires pour faire apprendre. Jai avancé lidée (Perrenoud, 1996 c) quinnover, cest identifier et dépasser des objectifs-obstacles. Pour qui connaît les travaux sur les situations-problèmes (Astolfi et al., 1997), lanalogie saute aux yeux et les outils théoriques sont les mêmes : constructivisme, travail sur les erreurs, dimensions stratégiques, métacognition. Tout simplement parce que changer, cest apprendre, et inversement.
Les savoirs ne suffisent pas, quils soient théoriques ou procéduraux. Ce quon appelle parfois des savoirs daction désigne en réalité des compétences, fondées sur des savoirs théoriques et méthodologiques, mais qui ne sy réduit pas, parce que lacteur a appris à les mobiliser face à des situations complexes.
Développer des " compétences dinnovation ", cest nécessairement organiser une forme dentraînement, donc engager les futurs enseignants dans des démarches de projet, de négociation, dauto-organisation.
Cest dire quil ne suffit pas dajouter un " cours sur linnovation " pour assurer la préparation au changement !
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