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Texte d'une intervention dans le cadre des Journées " Éducation & Prospective", Forum de l'innovation pédagogique et éducative, Ollioules, 30-31 mars 2001.

 

 

 

 

Préparer les enseignants au changement

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

Que peut-on faire, en formation initiale ou continue, pour préparer les enseignants à jouer un rôle créatif, critique, actif dans les réformes ? Pour être acteurs du changement dans leur établissement ou au sein d’une équipe ?

On peut les préparer à la réforme en cours ou en gestation. Mais il est souvent trop tard. On peut les préparer au changement comme dimension permanente du système éducatif et du métier d’enseignant. Les contenus et les enjeux des réformes varient, mais ils tournent autour d’un nombre limité de contradictions de l’école, constitutives à sa complexité. Quant aux processus, ils se ressemblent étrangement. Si bien qu’il apparaît plus fécond de travailler sur le rapport au changement et les savoirs d’innovation (Gather Thurler, 1998) que sur un aggiornamento centré sur les contenus spécifique de la réforme en cours.

 

Un rapport déniaisé à l’innovation

Les idées réformistes imprègnent les discours de la noosphère, sans faire véritablement l’objet d’une approche historique et critique. Adhérer à l’idée d’une pédagogie active, coopérative ou différenciée, comme si c’était des idées neuves, séduisantes, immédiatement applicables ménage bien des désillusions. Il serait formateur de faire découvrir aux enseignants en formation initiale que ces rêves ont cinquante, cent ans, ou davantage, que des générations s’y sont " cassé les dents ", que la réalité résiste (Hutmacher, 1993).

Une véritable culture professionnelle est aussi une mémoire des rêves, des peurs, des réussites et des échecs d’une corporation. Mieux informés, les futurs enseignants seraient, pour reprendre l’expression de Daniel Hameline, des militants " déniaisés ", ce qui les garderait de devenir amers. Pour affronter les difficultés de l’innovation, mieux vaut en effet savoir d’avance qu’il n’y aura pas de miracle, qu’on ne pourra, avancer qu’à petits pas dans la lutte contre l’échec scolaire, sans faire l’économie de temps morts, de passages à vide, de fausses pistes ou d’investissements disproportionnés. Réécrire un programme en explicitant les maîtrises visées, c’est bien, mais cela ne suffit pas. De même, différencier les devoirs, introduire une évaluation formative, instituer un conseil de classe ou adopter une pédagogie du projet ne sont que des ingrédients d’un système pédagogique et didactique à la mesure de l’échec scolaire.

Il est utile aussi de comprendre assez vite les limites des initiatives solitaires et la nécessité, mais aussi l’immense difficulté, d’un travail en équipe et de l’inscription dans un projet d’établissement. Toute désillusion solitaire, qui fait tomber de haut, creuse l’écart entre les idées généreuses et les pratiques. Tout enseignant devrait savoir que pousser un enfant à apprendre et à réussir est une forme de violence. Il ne devrait pas tomber des nues face aux résistances des élèves qui ont le plus besoin d’aide, alors qu’on agit " pour leur bien ". Il devrait savoir aussi que l’apprentissage passera par une communication et une relation à établir avec des enfants et des adolescents pas toujours coopératifs et gratifiants. Comme l’enfer, le projet d’instruire est pavé de bonnes intentions ; les vieux démons de l’école sont de bons diables qui ont mal tourné, parce que ceux qui pensaient faire le bien ne se sont pas sentis estimés, aimés, reconnus par ceux-là mêmes qu’ils voulaient aider, ou par leur entourage.

On pourrait multiplier les exemples, montrer que les pratiques innovantes charrient leur lot de déceptions, de conflits, de moments de lassitude, de sentiments d’échec ou d’impuissance, de rancœurs suscitées par l’ingratitude des apprenants ou de l’organisation pour laquelle les professionnels " se défoncent ". Mon propos n’est pas de proposer le détail d’un curriculum, mais de plaider pour la construction, dès la formation initiale, d’un rapport moins naïf à l’innovation et aux résistances qu’elle provoque. Parmi ces dernières, les résistances des institutions, du public, des élèves, des familles, de l’administration, de la classe politique, méritent d’être décrites et comprises, mais il importe tout autant d’analyser les résistances des enseignants. Non seulement celles des " autres ", mais celles qui traversent chacun, parce qu’il est normal d’être ambivalent face à l’ampleur de la tâche et aux risques personnels et collectifs qu’entraîne tout changement.

 

Vivre avec son temps

Il ne suffit pas, pour favoriser le changement de l’école, de pousser les étudiants à adhérer à une idéologie réformiste. Mieux vaudrait les inciter à s’impliquer dans les débats ouverts sur l’école. Il serait déraisonnable, en formation initiale, de préparer les nouveaux enseignants à la réforme en cours : il ne sert à rien de courir après l’événement. En revanche, il serait extrêmement formateur d’amener les étudiants, en formation initiale, à analyser les réformes, en tirant parti d’une position qui leur permet de rester observateur tout en accédant au terrain grâce aux stages.

En interrogeant des jeunes qui veulent devenir enseignants, on découvre le faible intérêt que manifestent nombre d’entre eux à l’égard de la politique de l’éducation et des débats ouverts sur l’école. Ils savent à peine si une réforme est en cours ou se prépare, cela ne les concerne que d’assez loin, leur aventure est personnelle, leur projet s’organise autour des savoirs à maîtriser et de la relation à construire avec un groupe d’élèves, éventuellement dans le cadre d’une équipe pédagogique.

Cette relative indifférence au " système " ou à la " politique " caractérise aussi une partie des enseignants en fonction, de tous âges. On ne saurait s’en étonner, compte tenu des racines individualistes de leur vocation. On peut regretter en revanche que leur formation n’en fasse pas des acteurs du système, conscients des enjeux, au fait des réformes qui agitent l’opinion, capables de les défendre ou de les critiquer en connaissance de cause.

Sans s’engager nécessairement dans les débats de politique de l’éducation, le rôle d’une institution de formation est certainement de donner des outils d’analyse, un recul historique, une perspective comparatiste.

 

Capacités d’action collective et de négociation

Le plus difficile, dans l’innovation, n’est pas de trouver l’inspiration initiale, c’est de durer, de persévérer, de ne pas abandonner le combat. Aucune formation ne peut donner miraculeusement les moyens de surmonter les contradictions permanentes de la forme scolaire ou celles du temps présent. Elle peut, en revanche, nantir les futurs enseignants d’un certain nombre de savoirs et de savoir-faire qui les aideront à ne pas investir une énergie démesurée dans des problèmes secondaires.

C’est ainsi qu’une partie essentielle de l’énergie des enseignants innovateurs se consume dans d’épuisantes régulations des rapports entre adultes. Savoir coopérer avec des gens différents - collègues, parents, autres professionnels -, savoir fonctionner en réseau ou en équipe, savoir contribuer à un projet d’établissement, c’est savoir créer et entretenir les conditions nécessaires d’une innovation. Faute de savoir gérer les conflits, expliciter les non dits, organiser une confrontation équitable des points de vue, prendre des décisions à la fois efficaces et démocratiques, une équipe pédagogique peut très bien mobiliser l’essentiel de ses forces pour " survivre ", alors que le fonctionnement collectif devrait n’être qu’un tremplin pour créer des dispositifs didactiques plus efficaces.

Une formation dans ce sens passerait par un minimum de culture psychosociologique - autour du pouvoir, de la communication, de la vie dans les organisations -, mais plus encore par l’apprentissage pratique de la coopération, de la négociation, de la gestion de conflits (Gather Thurler, 200 a, b et c ; Perrenoud, 1999 a).

 

Savoir-analyser et pratique réflexive

La ressource la plus précieuse, en fin de compte, est la capacité d’analyser les situations d’enseignement-apprentissage, mais aussi les situations de travail entre adultes. Le savoir-analyser (Altet, 1996), produit d’un entraînement à une pratique réflexive, mais aussi d’une posture épistémologique, est une compétence dont le caractère transversal n’est pas établi : certains enseignants qui analysent très finement ce qui se passe dans leur classe paraissent très démunis face aux processus à l’œuvre dans les organisations ; inversement, certains leaders habiles sont d’assez médiocres observateurs et analystes des situations pédagogiques. Il n’est pas possible de transposer simplement d’un registre à un autre, la formation devrait donc entraîner à la pratique réflexive et à la constitution du savoir-analyser dans les principaux domaines couverts par la pratique professionnelle.

Les compétences requises pour enseigner ou pour innover ne sont pas les mêmes, mais les conditions de leur genèse sont assez proches, en termes de dispositifs de formation : écriture clinique, études de cas, alternance et articulation théorie-pratique (Altet, 1994 ; Perrenoud, 1994), formation à des compétences au-delà des savoirs (Paquay et al., 1996), acquisition d’une culture vivante en sciences humaines, travail sur soi et sur son rapport à autrui, au pouvoir, aux autres, au savoir, au changement…

 

Accepter la complexité

La meilleure façon de préparer les enseignants à l’innovation est peut-être, tout simplement, de les préparer le mieux possible à l’idée qu’ils vont exercer un métier complexe, être confrontés à des situations singulières, dont même un professionnel expérimenté n’a pas immédiatement la clé et qui obligent à vivre avec les contradictions du système et les siennes propres. En ce sens, la préparation au changement n’est pas une " couche supplémentaire " de socialisation professionnelle. Elle est contraire au cœur de la formation des enseignants, si l’on conçoit leur métier comme une pratique réflexive mobilisant de fortes capacités d’observation, de conception, de régulation, d’expérimentation. Agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude, se mettre constamment en jeu, vivre avec des contradictions, créer sa pratique sans réinventer la poudre : si l’on accepte ces dimensions (Perrenoud, 1996 a), changer deviendra la moindre des choses…

 

Savoirs et compétences d’innovation

" Savoir évoluer ", seul et avec d’autre, est une compétence aussi importante que des compétences didactiques ou de gestion de classe. Les " savoirs sur l’innovation ", ses obstacles, ses conditions, les stratégies perdantes ou gagnantes, les divers niveaux et leviers systémiques, les mécanismes de défense, les enjeux, etc., devraient faire partie du bagage des nouveaux enseignants. Soulignons que ce n’est pas une connaissance étrangère à la didactique et aux savoirs nécessaires pour faire apprendre. J’ai avancé l’idée (Perrenoud, 1996 c) qu’innover, c’est identifier et dépasser des objectifs-obstacles. Pour qui connaît les travaux sur les situations-problèmes (Astolfi et al., 1997), l’analogie saute aux yeux et les outils théoriques sont les mêmes : constructivisme, travail sur les erreurs, dimensions stratégiques, métacognition. Tout simplement parce que changer, c’est apprendre, et inversement.

Les savoirs ne suffisent pas, qu’ils soient théoriques ou procéduraux. Ce qu’on appelle parfois des savoirs d’action désigne en réalité des compétences, fondées sur des savoirs théoriques et méthodologiques, mais qui ne s’y réduit pas, parce que l’acteur a appris à les mobiliser face à des situations complexes.

Développer des " compétences d’innovation ", c’est nécessairement organiser une forme d’entraînement, donc engager les futurs enseignants dans des démarches de projet, de négociation, d’auto-organisation.

C’est dire qu’il ne suffit pas d’ajouter un " cours sur l’innovation " pour assurer la préparation au changement !

Références

Alter, N. (1990) La gestion du désordre en entreprise, Paris, L’Harmattan.

Alter, N. (2000) L’innovation ordinaire, Paris, PUF.

Altet, M. (1994) La formation professionnelle des enseignants, Paris, PUF.

Altet, M. (1996) Les compétences de l’enseignant-professionel : entre savoirs, schèmes d’action et adaptation, le savoir-analyser, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? Bruxelles, De Boeck, p. 27-40.

Amblard, H. et al. (1996), Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Le Seuil.

Argyris, C. (1995) Savoir pour agir, Paris, Interéditions.

Astolfi, J.-P., Darot, É, Ginsburger-Vogel, Y. et Toussaint, J. (1997) Mots-clés de la didactique des sciences. Repères, définitions, bibliographies, Bruxelles, De Boeck.

Bonami, M. et Garant, M. (dir.) (1996), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck.

Friedberg, E. (1993) Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil.

Gather Thurler, M. (1998) Savoirs d’action, savoirs d’innovation des chefs d’établissement, in Pelletier, G. (dir) Former les dirigeants de l’éducation. L’apprentissage par l’action, Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-129.

Gather Thurler, M. (2000 a) L’innovation négociée : une porte étroite, Revue française de pédagogie, n°130, janvier-mars, pp. 29-43.

Gather Thurler, M. (2000 b) Au-delà de l’innovation et de l’évaluation : instaurer un processus de pilotage négocié, in Demailly, L. (dir.) Évaluer les polititiques éducatives. Sens, enjeux, pratiques, Bruxelles, De Boeck, pp. 181-195.

Gather Thurler, M. (2000 c) Innover au cœur de l’établissement scolaire, Paris, ESF.

Hargreaves, A. (dir.) (1997) Beyond Educational Reform. Bringing Teachers Back In, Buckingam, Open University Press.

Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l’échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.

Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1996) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? Bruxelles, de Boeck.

Perrenoud, Ph. (1994) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996 b) L’analyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ? in Actes de l’Université d’été " L’analyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, Ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, pp. 17-34.

Perrenoud, Ph. (1996 c) Innover en identifiant et en dépassant des objectifs-obstacles, Lettre d’Équipes & Projets (Paris), n° 10, pp. 30-31.

Perrenoud, Ph. (1999 a) Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs, in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de l’enseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, pp. 88-103.

Perrenoud, Ph. (1999 b) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.

 

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