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2001, n° 4. pp. 25-28. |
Évaluation formative et évaluation certificative : postures contradictoires ou complémentaires ?
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2001
De lère du soupçon à une évaluation authentique
Quil y ait contradiction entre évaluation formative et évaluation certificative semble devenu un lieu commun de la pensée pédagogique. Lidée nest évidemment pas dénuée de sens :
Cette contradiction conduit fréquemment à rêver dune dissociation des rôles : dune part un enseignant-formateur, dont le seul souci serait de préparer les élèves à lévaluation certificative ; de lautre, un examinateur, qui naurait dautre préoccupation que de " tester " des candidats, sans être responsable de leur formation. En sport, lentraîneur de lathlète le prépare aux épreuves de sélection, de même que le professeur de musique prépare ses élèves à laudition. La certification ou la sélection sont faites par dautres acteurs, qui, eux, ninterviennent aucunement dans la formation,
Cette apparente solution rencontre plusieurs obstacles dans le monde de léducation scolaire :
1. Compte tenu des populations en jeu, il faudrait une armée dexaminateurs indépendants pour faire le travail ; comme elle nexiste pas, on ne peut que demander à des professeurs de certifier des apprenants qui nont pas été leurs élèves, sur le modèle de la maturité suisse ou du baccalauréat français.
2. Toute dissociation de la certification et du processus de formation conduit à pérenniser ou ressusciter les examens, oraux et écrits, dont on sait les limites dès quon ne certifie pas une performance simple, mais un fonctionnement cognitif complexe.
3. La compétition entre établissements et le souci de leur propre réputation conduit souvent les professeurs à anticiper la certification et à se montrer plus dur que lexamen final, multipliant les examens " à blanc " et les mises en garde ; tout se passe comme si le fait de navoir pas à assumer la certification ne libérait pas les enseignants de la posture correspondante, au contraire, et les invitait à incarner lexamen avant lexamen (Merle, 1996), ce qui réduit le formatif à une simulation du certificatif, funeste appauvrissement.
Peut-être serait-il plus fécond de prendre le problème autrement.
Pourquoi ressentons-nous une contradiction entre formatif et certificatif ? Parce que nous sommes encore habités par un modèle archaïque dévaluation certificative, obsédés par léquité formelle davantage que par la pertinence du jugement. Mieux vaut dans lesprit des élèves, de leurs parents, des étudiants, voire des professeurs, un QCM qui ne mesure rien dessentiel, mais paraît plus " objectif " que le jugement dun professionnel compétent et expérimenté, quon estime demblée " subjectif ".
On peut comprendre cette obsession, qui est renforcée par la force de la compétition et de la sélection. Mais si lon veut la justice, regardons comment fonctionne la justice humaine : elle confie à un juge dinstruction et à une cour le soin de former un jugement sur la base de toutes les pièces disponibles. Il ny a rien dautomatique dans cela, rien quon puisse confier entièrement à un ordinateur. Il y a des règles de procédure, mais sil faut des juges, cest justement pour exercer la faculté humaine la moins codifiable : juger en conscience, en tenant compte de tous les éléments disponibles, sans transgresser les règles, mais en faisant ce quelle ne peuvent pas faire à elles seules : élaborer une synthèse, repérer les éléments pertinents, les intégrer, les pondérer. Peut-être lintelligence artificielle parviendra-t-elle un jour à sapprocher de cette faculté. Pour linstant, elle reste humaine.
A ce titre, elle nest pas infaillible. Il existe des risques derreur et des jugements arbitraires ou partiaux. Pour empêcher les excès, la justice met donc en place des débats contradictoires avant le jugement, puis des voies et des instances de recours une fois un premier jugement rendu. Il peut donc être révisé, sil y a lieu.
Dans son détail, on ne peut transposer ce modèle à lécole. On pourrait conserver son esprit : confier le jugement à quelquun dassez compétent et honnête pour quon puisse lui faire confiance. Lévaluation scolaire est malade du soupçon.
Ce soupçon empêche de voir que celui qui fait de lobservation formative est le mieux à même de certifier les connaissances et les compétences finales de lapprenant. Il a eu en effet tout loisir de construire une représentation précise et analytique des ressources quil a accumulées aussi bien que de sa capacité de les mobiliser en situation, puisquil la vu maintes fois en train de réfléchir et dagir, aux prises avec des tâches diversifiées, dans les conditions les plus habituelles du travail manuel ou intellectuel.
Wiggins (1989) définit de la sorte les traits principaux dune évaluation authentique :
Cette conception, pertinente pour les connaissances, devient incontournable pour les compétences. Elle offre peut-être le meilleur moyen de réconcilier observation formative et évaluation certificative.
Il ny a pas de QCM pour les compétences, ni dexamen sur table. Il ny a pas non plus dépreuves standardisées. On sécarte là radicalement du modèle de la performance sportive ou éventuellement artistique. Une compétence nest pas la simple aptitude à réaliser un geste difficile mais défini davance. Il sagit de choisir, de construire, dadapter. voire de créer le geste approprié. Et souvent, cest plus quun geste, mais une véritable stratégie daction, faite dopérations mentales et de gestes plus visibles, mais qui ne sont compréhensibles quon fonction du raisonnement professionnel qui les sous-tend.
Une compétence se manifeste dans laction (Le Boterf, 1994 ; Perrenoud, 1996, 1997, 1999), comme mise en uvre de ressources cognitives diverses (savoirs, savoir-faire, schèmes de pensée, information, normes, valeurs, attitudes) pour prendre une décision, résoudre un problème, conduire une action dans une situation complexe. Cette situation nest pas nécessairement exceptionnelle ou extrêmement difficile. Simplement, elle appelle un jugement, ne serait-ce que pour décider si les règles standards sont applicables ou exigent une dérogation ou une adaptation au cas particulier.
La part du jugement saccroît avec le niveau de qualification associé à un métier et va de pair avec une plus grande part dautonomie et de responsabilité des professionnels. Toutefois, même les formations professionnelles les moins qualifiées demandent un jugement, car le travail réel nest jamais et ne peut pas être la simple exécution du travail prescrit. Les circonstances, les matériaux, le temps qui reste, la pression et la coopération des autres acteurs, la qualité des outils ou des informations disponibles exigent en permanence, dans les jobs les plus simples en apparence, le recours à une intelligence au travail (Jobert, 2000) qui consiste au minimum à faire le joint entre le prescrit et les situations daction, et au maximum à inventer une stratégie ad hoc, lorsque aucune règle pertinente nest disponible.
La problématique des compétences nest donc pas propre à la formation de professionnels de haut niveau, médecins, ingénieurs, cadres, etc. Elle est au cur de toute formation professionnelle, en école ou en emploi. Dans tous les cas, il sagit de se débrouiller avec les conditions réelles du travail pour réaliser un résultat acceptable, voire optimal. Dans tous les cas, la compétence exige deux conditions :
La question de lévaluation des compétences est très épineuse (Depover et Noël, 1998). Elle restera insoluble si lon veut la calquer sur le modèle de lexamen de connaissances. Alors que si lon interroge un maître dapprentissage, un maître de stage, un formateur qui a lexpérience du métier, un chef de clinique ou son équivalent dans dautres métiers, évaluer les compétences dun apprenti, dun stagiaire, dun étudiant ou dun débutant ne paraît pas si " sorcier ". Il suffit :
1. de le voir à luvre dans des circonstances diverses et représentatives des situations professionnelles ;
2. de pouvoir linterroger, non pas pour vérifier ses connaissances, mais pour comprendre pourquoi il fait de quil fait (ou ne fait rien), reconstituer ses représentations et ses raisonnements.
Lobstacle essentiel est daccéder à ces données, non de les interpréter pour former un jugement. Une heure dobservation ne suffit pas, il faut en général du temps. Du temps qui nest pas constamment utile : dans aucun métier, la compétence nest sollicitée en permanence, il faut donc attendre que se présentent spontanément des situations professionnelles qui obligent le sujet évalué à manifester pleinement ses compétences.
On peut bien sûr provoquer plus ou moins artificiellement des situations, comme autant dépreuves. Pour quelles sapprochent de la réalité du travail, il faut y mettre le prix, notamment dans les métiers où on ne peut construire des simulateurs, comme on le fait pour les pilotes, les militaires ou dautres métiers comparables.
Sans renoncer à cette voie, qui deviendra accessible à dautres métiers au gré des progrès technologiques (simulation, réalité virtuelle, systèmes experts), ne serait-il pas plus simple, plutôt que dinventer des situations de travail fictives mais réalistes, de transporter lévaluateur dans la vie au travail ?
Cela exige une disponibilité sans commune mesure avec celle dun examinateur, en particulier lorsque les évaluations certificatives sont synchrones et portent sur des populations nombreuses. Cela paraît donc impossible. Sauf
Sauf si lon confie cette tâche aux formateurs qui, par définition, accompagnent les apprentis ou les étudiants sur une longue période, les observent à la tâche, travaillent avec eux, dialoguent au quotidien avec eux.
Observation formative et évaluation certificative pourraient alors devenir deux phases du même travail, fondées sur les mêmes données, mais utilisées dans des postures et à des fins différentes :
Sil fait son travail en toute conscience, sil pratique une observation formative soutenue, sil est lui même compétent pour former, observer et évaluer, le formateur est en principe le mieux placé pour assumer aussi lévaluation certificative.
Si lon refuse cette option de bon sens, cest :
Bien entendu, il ne faut pas refuser le débat. Un formateur peut en effet être tenté de surévaluer ou de sous-évaluer plus ou moins inconsciemment ses apprentis ou étudiants au moment dun bilan certificatif :
1. Il les sous-évalue lorsquil se venge dune cohabitation conflictuelle ou décevante, veut favoriser un concurrent ou sanctionner larrogance dun élève.
2. Il les surévalue lorsquil se sent jugé ou joue son estime de soi travers leurs compétences, ou se sent solidaire de ses étudiants au point de devenir leur avocat inconditionnel.
3. Il les sous-estime ou les surestime, selon les cas, lorsque son interprétation des attentes est déformée par ses propres normes ou son expérience limitée à un sous-ensemble faiblement représentatifs dune génération.
Faut-il, parce quil peut y avoir de tels dérapages, recourir à des " certificateurs " qui nont joué aucun rôle dans la formation ? Dans un " petit monde ", celui des spécialistes dun métier, la dissociation totale est improbable, il y a des réseaux, des clans et même si lon névalue pas ses propres élèves, lon a des rapports avec les évalués ou leurs formateurs. Quant aux normes dexcellence et aux exigences, rien nassure quelles sont plus homogènes dans un corps dexaminateurs indépendants que dans le corps des formateurs.
Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu ? Cela impliquerait au moins trois actions ;
1. Fixer des règles permettant la cohabitation explicite du formatif et du certificatif assumés par les mêmes personnes, les formateurs.
2. Former davantage à ce double, rôle, instrumenter mieux pour lanalyse du travail et des compétences au travail, mais aussi faire prendre conscience des biais et des dilemmes éthiques de lévaluation.
3. Mettre en place des procédures de méta évaluation et de recours pour prévenir ou corriger les dérapages inévitables.
Plus les évaluateurs seront professionnels de lévaluation, donc compétents et intègres, moins il sera nécessaire de dissocier formatif et certificatif. Question dexpertise et de confiance !
Le véritable conflit nest pas entre formatif et certificatif, mais entre logique de formation et logique dexclusion ou de sélection (Perrenoud, 1998). Mais ce nest pas un problème méthodologique.
Depover, C. et Noël, B. (dir.) (1998) Lévaluation des compétences et des processus cognitifs : modèles, pratiques et contexte, Bruxelles, De Boeck.
Hivon, R. (dir.) (1993) Lévaluation des apprentissages, Sherbrooke (Québec), Editions du CRP.
Jobert, G. (2000) Lintelligence au travail, in Carré, P. et Caspar, P. (dir.) Traité des sciences et des méthodes de lanalyse du travail, Paris, Dunod.
Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions dorganisation.
Merle, P. (1996) Lévaluation des élèves. Enquête sur le jugement professoral, Paris, PUF.
Perrenoud, Ph. (1996) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).
Perrenoud, Ph. (1997) Construire des compétences dès lécole, Paris, ESF (3e éd. 2000).
Perrenoud, Ph. (1998) Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.
Perrenoud, Ph. (1999) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (2000) Dune métaphore lautre : transférer ou mobiliser ses connaissances ?, in Dolz, J. et Ollagnier, E. (dir.) Lénigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, pp. 45-60.
Wiggins, G. (1989) À true test : Toward more authentic and equitable assessment, Phi Delta Kappa, 70, pp. 703-714.
Wiggins, G. (1989) Teaching to the (authentic) test, Educational Leadership, 46, n° 7, pp. 41-47.
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