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" Le pilotage pédagogique, exercice partagé ? ", Montpellier, 22-27 août 2000. |
Du pilotage partagé au pilotage négocié
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2001
Pour mémoireUn vrai problème : la cohérence du pilotage
Le pilotage, le changement et l'équilibre
Y a-t-il un pilote dans l'avion ?
Le pilotage négocié ne va pas sans conflits
Les risques de l'élargissement du partage
Les bonnes raisons de l'ouverture
Quand on pilote tout seul, on ne pilote rien
Donner du pouvoir sur les options majeures
L'efficacité d'une réforme se mesure au niveau de son ultime destinataire
Le problème du pilotage partagé nest pas strictement français. En revanche, la façon de le poser - partage entre inspecteurs et chefs détablissements - est étroitement liée à la structure administrative de lÉducation Nationale en France. Il y a un seul pilote au niveau national, le Ministère, un seul - le recteur - au niveau de lAcadémie. Puis, lautorité se fractionne en deux corps : chef détablissements et inspecteurs. Les uns et les autres peuvent exercer une influence sur lévolution des pratiques pédagogiques dans le sens des textes nationaux et de la politique académique.
Tirent-ils à la même corde ou se tirent-ils dans les jambes ? Cest une façon de poser la question. Partager le pilotage pédagogique entre inspecteurs et chefs détablissement paraît une idée de bon sens. Quelle ne fasse pas oublier quon semble singénier maintenant à coordonner ce que lon a cru bon de dissocier.
Tous les pays nont pas crée ou maintenu un corps dinspection au sein du système éducatif. Ceux qui lont fait ont parfois limité la fonction des inspecteurs à son intention dorigine : aller voir sur le terrain si les textes sont appliqués, noter ou évaluer les enseignants, rendre compte de ce quils observent.
Le problème du pilotage partagé ne se pose quen raison dune histoire particulière qui a confié aux inspecteurs un rôle plus large, la même histoire rechignant jusquà une période récente à attribuer des responsabilités pédagogiques aux chefs détablissements, alors quils sont au quotidien sur le terrain.
Lenfermement dans une culture administrative nationale conduit assez souvent à dépenser une folle énergie à résoudre des problèmes créés par la structure elle-même, en se gardant bien de la mettre en question. On pourrait analyser de la sorte les contradictions des IUFM et les limites de la décentralisation. La question du pilotage partagé est de la même famille : on sy confronte, mais en évitant soigneusement le débat central : a-t-on besoin dun pilotage pédagogique en double commande ?
Aucun des deux corps qui se partagent le pouvoir sous légide du recteur nest prêt à se faire hara-kiri. Demander la suppression de lautre ou la limitation de ses fonctions serait un casus belli. On saisit en outre :
Poser la question de la pertinence de ces deux missions ou du déplacement de leur frontière est donc un peu suicidaire : pourquoi se mettre à dos les inspecteurs sans que les chefs détablissements vous sachent gré dun cadeau qui leur paraît largement empoisonné ? Mieux vaut envisager le partage concerté du pilotage, solution désormais politiquement correcte. Dailleurs, la division instituée des tâches est si fortement inscrite dans la culture administrative française que lon a du mal à imaginer que le système éducatif puisse fonctionner autrement.
On ne fera donc rien ici du fait :
La réflexion sur le pilotage est donc bridée par la décision de nenvisager aucune alternative radicale au système en place, même si certains inspecteurs généraux se risquent parfois à lenvisager
Un vrai problème : la cohérence du pilotage
Le débat sur le pilotage partagé pointe certainement un vrai problème : la nécessité dun pilotage cohérent, donc concerté dès lors quil est confié à plusieurs corps indépendants les uns des autres. Mais senferme-t-il pas demblée dans une impasse ?
1. Peu dentreprises se risquent à mettre en concurrence deux lignes hiérarchiques censées au bout du compte piloter les mêmes pratiques. Lorsquelles le font, cest dune certaine façon délibérément, pour stimuler une forme de conflit, en se disant que de la confrontation va peut être naître une dynamique intéressante. Il est peu dexemples où deux groupes de cadres se partagent harmonieusement le pouvoir ; la guerre des polices semble un scénario plus réaliste que la grande famille.
2. Le fond du problème pourrait être escamoté : existe-t-il un quelconque moyen de piloter les pratiques pédagogiques ? Se centrer sur le partage, nest-ce pas une façon de différer le constats dimpuissance. Certes, lincohérence du pilotage naccroît pas son efficacité. La séparation des lignes hiérarchiques arrange pas mal de gens dans le système, à commencer par les enseignants eux mêmes. Les jouer les uns contre les autres est une façon de neutraliser les pouvoirs. Il serait naïf de croire, cependant, quun pilotage pédagogique partagé donnerait à lui seul une plus forte prise sur les pratiques des enseignants.
3. Enfin, comment croire quun pilotage partagé entre inspecteurs et chefs détablissements tiendrait lieu de partage équitable du pouvoir entre les divers acteurs du système éducatif ? Un partage qui exclut la majorité des acteurs du système ne résout pas la question de la démocratie interne.
Sans refuser denvisager les vertus dun partage entre deux corps de cadres, peut-être serait-il plus fécond de poser le problème à plus large échelle et de le lier aux stratégies de changement.
Le pilotage, le changement et léquilibre
Lon parle désormais de pilotage dès quune entreprise un peu complexe se dessine. Tout le monde na que ce mot à la bouche, si bien quil en vient à désigner le caractère rationnel de toute action : on pilote sa vie, sa carrière, sa formation, son mariage, son épargne, sa santé, etc.
Restons dans le monde des organisations. On y parle volontiers de pilotage pour teinter de modernisme et de " cybernétique " les notions de direction, dadministration, de commandement, de leadership ou de gestion. Ces usages ne sont-ils pas abusifs ?
Une première question concerne le rapport au changement. On pilote si lon va quelque part. Le pilote, dans son sens étymologique, est quelquun qui trace le chemin. Lorsque lencadrement ne fait que maintenir un état stable, agit-il en pilote ?
Je suis tenté de dire que ce nest pas le vrai problème. En des temps troublés et sagissant des affaires humaines, maintenir un état déquilibre demande autant dénergie, dintelligence et de décisions que de faire avancer le bateau. Parfois, dailleurs, linnovation na dautre fonction que de garantir léquilibre (Nouvelot, 1988). Cest pourquoi on peut conceptuellement élargir le pilotage en visant aussi bien le maintien dinvariants que la transformation des organisations et des pratiques. On agit sur les mêmes leviers, les mécanismes, les forces en présence et les contraintes sont les mêmes.
En pratique, de toute manière, le pilotage est fortement connecté à la problématique du changement. Les organisations nont pas le choix : comment ne rien changer lorsque le monde change ? Lévolution de la culture, la compétition, la transformation des technologies, les fluctuations ou les mutations de la demande sociale et des aspirations de leurs membres imposent un changement qualitatif et des restructurations fréquentes à toutes les organisations, lécole ny échappe pas. Quant à la croissance, il y a bien longtemps que les dirigeants de tous genres ont compris quelle est le meilleur moyen de ne pas régresser et disparaître, même dans le monde non marchand de ladministration publique.
Ajoutons que piloter le changement, cest toujours, en même temps, maintenir une identité, une intégrité du système et de ses visées, ce qui permet la continuité aussi bien du fonctionnement que du projet qui sous-tend toute action collective. Piloter revient alors, dans tous les cas de figure, à garder un cap.
Labus me semble ailleurs : sans que lappellation soit protégée, la notion de pilotage perd son sens si elle se dilue dans laction quotidienne. Le pilotage devrait désigner essentiellement la dimension stratégique des fonctions dirigeantes, lensemble des décisions dont dépendent la survie et le développement de lorganisation.
Cest donc une forme de leadership, au sens anglo-saxon, dinfluence sur le cours des choses, sans préjuger du statut et du nombre de ceux qui pilotent, ni des procédures de décision,
Y a-t-il un pilote dans lavion ?
Le film catastrophe prend tournure lorsquon découvre quil ny a plus de pilote dans lavion. Dans la vie, cela arrive, il y a des crises de succession. Certaines organisations sont, quelques temps, des bateaux ivres. Mais on se pose plus souvent dautres questions : le pilote sait-il où il va ? Sait-il véritablement piloter ? En a-t-il les moyens ?
Ces questions pourraient suggérer quon oserait placer au poste de pilotage des gens soit incapables, soit dépourvus doutils, soit encore démuni dobjectifs. Sans exclure ces fâcheuses éventualités, limitons-nous ici à une question dun autre ordre : y a-t-il UN pilote dans lavion ou, pour prendre une autre métaphore, lattelage est-il tiré à hue et à dia par plusieurs cochers dont chacun défend sa propre vision des objectifs, des obstacles et des stratégies ?
Toute évocation de la cohabitation entre deux leaders politiques également légitimes, mais aux idées opposées, serait pertinente ici. Ce qui suggère soit que ceux qui ont construit la Constitution avaient perdu tout bon sens, soit que le pilotage en double commande peut éviter les accidents autant que les provoquer. Les démocraties, comme les entreprises soucieuses déviter les aventures, mettent en place des contre-pouvoirs, parfois en fractionnant délibérément le pilotage, parfois en assurant un contrôle de la direction par dautres organes.
Le pouvoir est lobjet daffrontements incessants dans les organisations, même dans les états totalitaires ou les entreprises autoritaires. Il y a donc toujours, en réalité, PLUSIEURS pilotes dans lavion, parfois beaucoup trop. Seul maître à bord, chacun irait ailleurs, plus vite ou plus lentement, et surtout autrement.
Dans les grandes organisations, les décisions de pilotage sont presque toujours laboutissement dun compromis explicite ou feutré entre des personnages incarnant formellement lautorité, leurs éminences grises, leurs cabinets et les lobbies quil est impossible dignorer. Il sensuit que, sociologiquement, le pilotage est toujours négocié. Mais il lest entre les initiés, dans le cercle restreint du pouvoir, qui se déchire sur de nombreuses questions mais saccorde sur un point : ne pas élargir inutilement le cercle des initiés, ne pas y laisser entrer ceux qui ne respecteraient pas les règles élémentaires de tout conflit ou, pire encore, se référeraient à quelque idéal lointain et radical.
Les jeux de pouvoir qui se jouent entre initiés les amènent certes à saffronter sur la façon de faire évoluer lorganisation, mais pas au mépris des intérêts acquis, des carrières, des places, des territoires, des zones dinfluence et du modus vivendi installé en matière de partage du pouvoir et des fruits de la croissance. Le pilotage est un club très fermé, les usagers et même les salariés y occupent au mieux des strapontins, façon de les neutraliser plus que de les associer véritablement aux décisions.
Y a-t-il quelque bon sens à prétendre que le pilotage négocié devrait, en éducation, sélargir à toutes les catégories dacteurs et devenir transparent, sinscrivant dans des instances formelles plutôt que dans des compromis confidentiels ? Cest en tout cas faire preuve didéalisme.
Le justifient deux considérations bien différentes, mais convergentes :
1. Le système éducatif appartient aux usagers et à ceux qui le font fonctionner, on ne peut plus défendre aujourdhui une éducation nationale pensée par quelques uns, imposée au plus grand nombre et réalisée au jour le jour par des enseignants plus proches de prolétaires instruits que de réels professionnels.
2. Le système éducatif devient ingouvernable et tend vers limplosion si on ne mobilise par ses usagers et des acteurs autrement que dans le sens de la résistance passive et de la force dinertie, chacun protégeant ses acquis ou ses chances.
Raison éthique et raison stratégique se conjuguent pour plaider en faveur dun pilotage négocié qui ne soit pas limité à lélite du pouvoir, ni même à ceux qui occupent des fonctions dencadrement dans le système éducatif. Cest vrai en particulier des réformes scolaires.
Jai développé quelques idées à ce sujet dans deux textes récents, intitulé lun : " Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs " (1999), lautre " Réformer lécole sans la briser : de la décision autoritaire au pilotage négocié " (2000). Je mappuierai également sur deux articles de Monica Gather Thurler : " Linnovation négociée : une porte étroite " (2000) et " Au-delà de linnovation et de lévaluation : instaurer un processus de pilotage négocié " (2000). Ces articles se fondent sur une expérience forte de construction négociée dune réforme suivie dune reprise en main autoritaire qui montre, comme une leçon de choses, que les meilleures idées pédagogiques deviennent absurdes lorsquelles sont imposées sans négociation.
Le pilotage négocié ne va pas sans conflits
La négociation peut prendre la forme du marchandage, mais aussi du choc des idées, de lopposition des personnes ou des groupes. Le partage du pilotage est une transaction sociale dont lissue nest jamais connue davance. Il faut se mettre autour dune table, confronter les analyses et les propositions, trouver des compromis. Cest un travail incertain, coûteux, conflictuel. Il est à lévidence plus simple de décider seul. On ne se contraint à la négociation que parce quon a le vif sentiment de ne pouvoir faire autrement. La vertu démocratique ne suffit pas.
Lindividualisme des enseignants leur enseigne quil est plus facile de se retrouver tout seul maître à bord que de se confronter avec des collègues. Les cadres scolaires sont, au départ, tout aussi individualistes que les enseignants, puisquils sortent de leurs rangs. Dans dautres secteurs, les managers sont demblée formés au travail déquipe et dune certaine manière nimaginent pas de pouvoir piloter tout seul. Mais, dans le système éducatif, puisque lon " pilote sa classe " tout seul pourquoi ne piloterait-on pas son établissement, sa circonscription, sa discipline ou son académie tout seul ? Cet individualisme ne prédispose pas à percevoir demblée la négociation comme une tâche professionnelle, parfois ingrate, stressante, décevante, mais incontournable. Elle apparaît toujours comme une contrainte supplémentaire, un pensum, un deuil et une nostalgie de lautonomie perdue.
Sil y a pilotage partagé, quel que soit le nombre dacteurs en présence, il ne faut pas limaginer comme une harmonie préétablie, mais comme une harmonie construite, souvent laborieusement, jamais à coup sûr, sur la base daccords fragiles et qui, de toute façon, devront être remis assez souvent sur le métier.
Lidée de partage évoque une scène biblique. Celle de négociation indique plus clairement que saffrontent des gens dont les positions, les histoires, les vues et les intérêts diffèrent et sont parfois antagoniques. La négociation est une confrontation dont les protagonistes sont rarement, à lorigine, sur la même longueur donde.
Un pilotage conflictuel nest pas en soi un mauvais pilotage, il devient mauvais quand le conflit lemporte sur le bien public, quand il dégénère. Si la culture professionnelle des acteurs ne les prépare pas à la confrontation, ils seront tentés plus vite que dautres de se replier sous leur tente et de conduire des stratégies solitaires. La formation des enseignants ne les prépare pas à négocier et la culture professionnelle tend plutôt à nier ou à diaboliser le conflit et le pouvoir. Il serait temps dapprendre que lunion est un combat !
Les risques de lélargissement du partage
Partager avec beaucoup de monde ne va pas de soi. Quand le partage est confiné aux fonctionnaires de haut niveau, qui ont des statuts et des missions, on se situe dans une négociation à la fois professionnelle, feutrée et rendue prévisible par des règles non écrites et le souci de chacun de ne pas pousser son avantage au maximum, sachant quil y aura dautres rounds et quil ne faut pas exclure de nouvelles alliances.
Quand on élargit ce cercle en y incluant les enseignants, les parents, les formateurs, les élèves, les collectivités locales, alors le désordre menace, laffrontement devient ouvertement idéologique. Les partenaires ont des statuts différents, des expériences différentes de la négociation ; certains ne font pas dans la dentelle ou se comportent comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Il y a des dérapages et des violences verbales, des impatiences, une indifférence aux conséquences à long terme.
De plus, il y a des gens qui ont une " base " et sexpriment en son nom, dautres qui nen ont pas. Il y a des gens qui connaissent exactement leurs intérêts et qui viennent les défendre dans un rapport extrêmement tactique à la négociation, alors que dautres découvrent les enjeux au gré de la discussion et ne savent pas toujours où sont leurs intérêts, encore moins les défendre habilement. Tous les partenaires ne sont pas dune extrême fiabilité, certains claquent la porte à la moindre contrariété, dautres sont remplacés par des représentants du même groupe qui défendent des thèses opposées ou bouleversent les alliances établies
Lélargissement du partage peut faire peur, car il complique la négociation, ralentit les choses, avive les conflits. Dans les loisirs, on dit volontiers que " plus lon est de fous, plus lon rit ". Dans le monde du travail, on naffiche pas la même bonne humeur. Il est pesant de concilier de multiples logiques dactions, découter tout le monde, de devoir bâtir des compromis encore plus complexes et éphémères.
La tentation de louverture se heurte à la crainte que le pilotage soit de moins en moins assuré parce quil est partagé avec des acteurs plus nombreux, moins prévisibles, moins " raisonnables " et moins contrôlables den haut. Si chefs détablissement et inspecteurs ne sentendent pas, ils ont un supérieur commun qui peut les ramener à la raison. Dès le moment où la société civile entre en jeu, ce garant disparaît. Personne na dordre à donner aux syndicats denseignants et aux associations de parents, alors que les groupements de cadres, lorsquils existent et interviennent, restent " gouvernables " au nom de leur appartenance à lautorité formelle. Des acteurs incontrôlables, " irresponsables " peuvent bloquer les négociations ou faire éclater en un instant un compromis patiemment " tricoté ". Lélargissement du cercle de la négociation ou du partage du pouvoir de piloter ne va pas de soi, même pour ceux qui en acceptent le principe, mais se soucient de la cohérence des politiques et des décisions de pilotage !
Les bonnes raisons de louverture
Pour ouvrir le cercle de la négociation il faut donc avoir de bonnes raisons, le souci démocratique nest peut être pas suffisant.
Dune certaine manière, cela pose le problème de lÉtat dans les sociétés où il est le maître duvre de léducation publique. Il existe dans ces sociétés, un contrôle démocratique du gouvernement par le parlement, par les élections, par la loi. La Constitution désigne le lieu légitime de la négociation : le forum démocratique, au parlement mais aussi dans lopinion publique, par médias interposés. Du coup, cela peut dispenser des aléas de toute autre négociation : le Ministre est en place, il est légitime aussi longtemps que le gouvernement et le parlement le soutiennent. La démocratie sest exprimée, pourquoi négocier au-delà de la démocratie ?
Non seulement cela coûte, cela complique le pilotage, mais en plus est-ce vraiment nécessaire et légitime, puisque les citoyens se sont exprimés dans lurne ? Pourquoi entrer en outre dans le jeu dune nouvelle négociation avec les usagers, les parents et les élèves ? Et pourquoi faudrait-il, en fin de compte, négocier avec les enseignants ? Si leur cahier des charges et la politique du ministère ne leur plaisent pas, rien ne les empêche daller travailler ailleurs, dans un autre métier ou dans le secteur privé.
En bonne logique constitutionnelle, un ministère peut refuser de négocier sa politique en prétendant quelle est déjà lexpression dune volonté démocratique et que toute concession aux usagers ou aux salariés ne peut quentrer en conflit avec le bien public Reste à savoir si cette attitude pure et dure est réaliste dans une société où usagers et salariés ont au moins, les exemples ne manquent pas, le pouvoir dédulcorer, de bloquer, voire de faire définitivement échouer les politiques de léducation quils ne comprennent ou nacceptent pas.
Nous vivons dans une démocratie de transaction, il ny a dans aucun domaine de la vie sociale - santé, aménagement du territoire, fiscalité, sécurité sociale, transports -, de décisions qui " tiennent " si les groupes de pression regroupant les principaux intéressés sy opposent. Ces groupes sont actifs dans les parlements et les médias, mais lorsque la démocratie formelle a tranché, ils continuent le combat.
Aujourdhui, léducation saligne sur cette règle générale qui fait de la négociation une histoire sans fin et oblige les politiques et la haute administration à poursuivre la transaction même lorsque la loi est votée. Or, négocier lapplication de la loi nest pas très sain en démocratie, mieux vaut, si lon doit négocier de toute façon, construire la loi avec tous ceux qui peuvent la vider de son sens sils sont exclus de sa genèse.
Il faut donc trouver des mécanismes assez subtils qui tiennent compte de la demande des usagers, des parents et des professionnels, sans aller contre les orientations parlementaires. Il importe par exemple, avant de faire les lois et de figer les réformes, de négocier, dintégrer le maximum de points de vue, dentendre toutes les voix. Cest autant doppositions qui, prises en compte au moment de la conception, ne saboteront pas la mise en uvre.
Quand on pilote tout seul, on ne pilote rien
Un pilotage non partagé ou négocié dans le cercle restreint du pouvoir aboutit à des décisions qui sont prises sur le papier mais qui nont pas deffets dans la réalité, sauf sur des choses secondaires.
Si lon veut piloter le changement de lécole et si piloter le changement de lécole aujourdhui cest piloter les pratiques pédagogiques et les pratiques dévaluation dans les classes, il ne suffit pas de rédiger des textes, qui resteront lettre morte ou changeront les structures sans quelles soient habitées par des usagers ou des professionnels qui en comprennent lesprit.
Si lon veut faire en sorte que les comportements des enseignants, des élèves, des personnels en général soient différents, produisent moins dinégalités et déchecs scolaires, développent plus de compétences, alors il faut consentir un pilotage négocié des grandes orientations, pour mobiliser toutes les forces dont dépend la réalisation de cet ambitieux programme.
Lécole est faite pour former ceux qui ne trouvent pas dans leur famille les moyens de construire les compétences et les savoirs nécessaires à la " vie moderne ". Cest à dire ceux qui viennent plutôt des classes populaires et moyennes, ceux qui trouvent moins daide et de ressources que les autres en dehors de lécole. Rendre le système éducatif plus efficace et plus équitable est la seule vraie raison dinnover. Cest le défi qui devrait fédérer toutes les forces démocratiques, par delà les différences de statuts, de métiers, de tendances. Rendre lécole plus efficace, ce nest pas honteux, à condition de ne pas recourir à la compétition effrénée, au chantage affectif, à des pédagogies du bourrage de crane ou à la terreur.
Or, pour rendre lécole efficace, il ne suffit pas de faire tourner la machine bureaucratique, de mettre un enseignant dans chaque classe et de se contenter dun respect formel des programmes et des grilles horaires. Lécole ne produit pas de léchec parce quelle serait anarchique, désorganisée. Elle fonctionne de façon relativement ordonnée et cest ce fonctionnement régulier qui nest pas efficace et quil faut dont faire évoluer.
Cest la première raison de ne pas piloter tout seul, tant au niveau du ministre, du recteur ou du chef détablissement ou de linspection. Quand on pilote tout seul, on pilote du vide. On " pond " des textes, des programmes, des directives, mais on ne change pas vraiment la réalité des interactions didactiques. Ne serait ce que pour cette raison, il faut envisager un élargissement du pilotage, aussi complexe et coûteux soit-il.
Cela ne va pas sans ambivalences ni sans deuils. Une fois quil tient la barre, le pilote na pas envie de la lâcher. Négocier contrarie son goût du pouvoir et le prive du plaisir dêtre seul maître à bord. On nassumera ce coût que si lon veut vraiment que lécole change. Est-ce le vu le plus cher de tous les pilotes institutionnels ? Cest peu probable. Piloter tout seul est alors la meilleure façon de ne pas changer le système éducatif.
Les dirigeants qui veulent sincèrement le changement sont plus énigmatiques, lorsquils ne sen donnent pas les moyens, nont pas le courage et la manière dassocier les autres acteurs au pilotage et aux grandes orientations. Parfois par envie de garder toutes les cartes en main, parfois pour ne pas être pris entre les attentes contradictoires de leurs propres supérieurs et celles de leurs collaborateurs, parfois parce quils confondent lorganigramme et la réalité des rapports de pouvoir
Donner du pouvoir sur les options majeures
Il faut convaincre les gens, il faut les mobiliser, il faut quils sapproprient le changement et cest pour cela quil faut leur donner davantage de pouvoir, cest tout aussi simple que cela. Or, donner du pouvoir, cest forcément faire participer à des décisions importantes. Le pilotage des réformes scolaires est le seul pouvoir vraiment intéressant. Cest sur les options majeures quil faut partager le pouvoir et non sur des modalités de mise en uvre, même sil y a toujours des groupes qui défendent tel jour de congé, telle heure conquise par une discipline, tel statut privilégié, tel avantage acquis.
Cela suppose un travail considérable de clarification des options, donnant à tous les intéressés des informations et des moyens de travail. Il importe notamment que le calendrier des décisions permette aux acteurs de se concerter et de construire une représentation précise de ce quil y a à perdre et à gagner dans un projet de réforme.
La question de lautonomie des personnes, mais aussi des établissements, intervient à ce stade. Il y a une sorte demboîtement de poupées russes, chacune correspondant à un niveau de pilotage. Tout ce que lon ne pilote pas au centre est piloté ailleurs, au niveau dune académie, dun bassin, dun établissement, dune équipe pédagogique.
Lillusion jacobine pourrait inviter à tout négocier au sommet, à fixer le compromis et à limposer par la voie descendante. Ce modèle ne fonctionne pas, car les acteurs ne se sentent pas liés par des décisions parachutées dans la méconnaissance des contraintes et des problèmes régionaux ou locaux, même si elles ont été négociées entre le ministère et les leaders nationaux.
Plutôt que de tout régenter, le Bulletin Officiel pourrait ne contenir que de grandes orientations, en laissant aux académies le soin de définir des orientations un peu plus précises, puis aux circonscriptions, enfin aux établissements et aux équipes, les usagers étant représentés à ces divers niveaux.
Cet espèce demboîtement est aussi une façon de concevoir le partage du pilotage. Chacun pourrait sappliquer à ne pas décider à son niveau ce qui peut lêtre de façon plus judicieuse, plus économique et plus diversifiée au niveau inférieur. On ne parle pas alors de partage, mais plutôt de décentralisation ou de déconcentration. La problématique est la même : construire des décisions qui tiennent.
Lefficacité
dune réforme se mesure
au niveau de son ultime destinataire
Les travaux de recherche comme lexpérience des acteurs enseignent que les réformes scolaires sont presque toutes très loin davoir tenus leurs promesses, même si lon sauve toujours les apparences en changeant de réforme au bon moment et en rejetant la faute sur un gouvernement antérieur ou des circonstances défavorables.
Il serait temps de se préoccuper du fait que lefficacité dune réforme se mesure au niveau des derniers destinataires, cest à dire les professeurs, les parents et les élèves. On oublie trop ces derniers. Même si les professeurs y ont adhéré, ce qui est déjà une hypothèse forte, les réformes les mieux pensées peuvent être sabotées par les élèves et les parents délèves, qui sont globalement assez conservateurs. Le professeur nest pas le seul acteur déterminant, car il doit lui aussi composer avec des usagers qui se sentent dautant moins tenus dadhérer aux innovations que leurs représentants ny ont pas été associés.
Il reste que lefficacité dune réforme qui touche aux pratiques pédagogiques se mesure au niveau de la classe. La qualité de léducation est un vain mot si elle ne sincarne pas, en fin de compte, dans les actes pédagogiques quotidiens et dans les apprentissages.
Or, si lon veut agir à ce niveau, il faut se faire à lidée quil est très difficile dinfluencer les pratiques de façon bureaucratique ou autoritaire. Ce que font les gens dépend de ce quils croient et veulent profondément. Il faut donc consacrer beaucoup plus dénergie à convaincre, à associer, à mobiliser.
Du ministre à la classe, il y a une série dengrenages, de courroies de transmission qui favorisent les déperditions de sens, de cohérence, de clarté et de conviction.
Si les gens se sentent traités comme les rouages sans âme dune grande machine, le sens du changement se perdra en route. Car ces rouages sont intelligents et stratèges, ils peuvent dire " Cause toujours, je ferai bien ce que je veux, je saurai bien tricher avec cette réforme que je nai pas comprise ou à laquelle je nadhère pas. Je vais attendre le prochain ministre, tenir bon jusquà ce que le discours de la réforme se perde dans les sables ".
Si les acteurs ou leurs représentants ne sont pas associés aux grandes orientations, ils ne se sentiront nullement comptables de leur mise en uvre, quil sagisse du projet de létablissement, des options académique ou de la politique du ministère. On ne peut mobiliser uniquement par de la propagande, en multipliant les explications, en alternant menace et séduction, en peaufinant les arguments, ni même en faisant des promesses à diverses catégories. Ce qui mobilise les gens, dans toutes les organisations, cest soit la perspective de gains identifiables dans le sens de leurs intérêts (par nécessairement matériels), soit la participation au processus de décision.
Le pilotage négocié offre une façon de sapproprier la raison dêtre des réformes, den percevoir les tenants et aboutissants à léchelle du système, de se décentrer de son intérêt particulier parce quon participe à la définition du bien public. Cest une façon de partager le pouvoir de sorte que les gens se sentent acteurs et responsables de la réforme, du projet détablissement. Lappropriation veut dire que la réforme nest plus celle du ministre, mais celle de tous ceux qui y croient parce quils lont construite à leur niveau, avec dautres personnes. Dans les pays anglo-savons, on parle beaucoup dempowerment. Le mot na pas dexact équivalent en français, mais lidée est assez simple : prendre du pouvoir, cest aussi prendre des responsabilités, se mobiliser pour faire réussir une entreprise qui vous tient à cur.
Participer à la construction dune réforme ne peut, à large échelle, se faire quà travers des associations, des syndicats, des corporations, des structures représentatives. Cette participation est donc en partie symbolique, mais pas plus que tout processus démocratique. Chacun pense que lorsque ses représentants prennent part à la négociation, ils font valoir des visions du monde et des intérêts dans lesquels il peut se retrouver.
La négociation doit être suffisamment lente, ouverte, honnête pour que les gens naient pas le sentiment, comme ils le disent souvent, dêtre venus, et de sêtre exprimés sans avoir été écoutés. Ou davoir été écoutés sans être véritablement entendus, pris au sérieux.
Or, la parodie de négociation ne trompe personne durablement. Il y a pire quune bureaucratie idiote, qui ne consulte pas : cest une bureaucratie hypocrite, qui affiche toutes les apparences de la négociation et finalement reprend le pouvoir à la dernière seconde, pour faire ce quelle voulait faire à lorigine. Quand on sengage dans la négociation, il faut tenir parole. Si la négociation exige quon modifie le projet, il faut entrer en matière. Le pilotage négocié est un vrai marchandage, une transaction où chacun accepte de se déplacer pour bâtir un compromis. Si un des partenaires refuse tout mouvement, la négociation nest quun leurre. Non seulement, elle ne mobilisera pas les acteurs dans le sens du projet, mais on les rendra apathiques ou on les mobilisera contre une administration ou dautres partenaires qui tentent de les rouler dans la farine.
Lexercice est très difficile, on peut négocier, trouver un compromis avec des associations et puis se rendre compte quelles nengagent pas tous leurs adhérents, et moins encore les usagers ou les professionnels de la même de la catégorie qui ne sont pas syndiqués ou organisés. Que faire dans ce cas ? Le dilemme est connu : soit disqualifier les représentants syndicaux ou associatifs et consulter dautres gens ; soit conclure un accord avec les représentants dune faible fraction des parents ou des enseignants, sans aucune garantie que le compromis ne soit pas refusé par les autres
Il faut trouver différents mécanismes qui, sans disqualifier les associations, permettent à la majorité silencieuse de différentes catégories dacteurs de participer au pilotage, au moins à travers des sondages, des enquêtes, des évaluations, la mise en circulation de scénarios, des consultations de diverses formes. Les acteurs réunis autour dune table pour négocier devraient se soucier des absents, se construire une image globale de lopinion et prendre en compte tous les courants, même les plus muets, même ceux qui nont pas de représentation institutionnelle, même les coordinations ou les mouvements radicaux qui ne veulent pas entrer dans le jeu de la négociation. Cest une simple question defficacité.
Une bonne partie des systèmes de concertation susent parce que leur légitimité samenuise au fil des années, parce des forces nouvelles émergent et ne se sentent pas représentées. Ou parce que leurs représentants deviennent une élite du pouvoir au sein de laquelle une forme de complicité sétablit et à laquelle on ne fait plus confiance pour défendre le point de vue de leurs bases. La représentation de certaines catégories par des permanents inamovibles crée lillusion de la transaction, sans assurer la mobilisation de ceux qui se sentent ignorées par les instances de négociation autant que par un pouvoir autoritaire. Moins un représentant est près de sa base, plus il est prévisible dans ses positions, plus la négociation se routinise. Il faut donc quelque vertu pour faire entrer dans le jeu des acteurs nouveaux, qui auront le mauvais goût de renégocier des compromis établis.
Dans ladministration, on ne remet pas volontiers en cause les décisions. On les respecte en apparence, ce qui nempêche pas les accommodements dans leur application de la règle. On se garde de la renégocier, on évite de poser la question de savoir si les règles sont toujours valables et jusquoù on peut jouer avec. On apprend dans les bureaucraties quon peut vider les textes de leurs sens, à condition de ne pas les combattre ouvertement. Or, lorsquon ouvre la négociation, surgissent des acteurs plus naïfs ou plus honnêtes, qui ne craignent pas de reposer les problèmes de fond plutôt que de " sarranger ". Le pilotage négocié est usant, car il conduit à remettre sans cesse des principes sur le métier, alors que lart administratif consiste à jouer avec les règles.
Un pilotage efficace est nécessairement systémique et à longue portée. Les réformes qui tournent autour de la démocratisation des études touchent larticulation primaire- collège ou collège-lycée, concernent toutes les disciplines et plus dun corps professionnel. Cela concerne les programmes, lévaluation, mais aussi la vie scolaire.
Un pilotage doit être à la fois cohérent et étalé sur de longues périodes, et en même temps il doit englober suffisamment de variables et de paramètres pour avoir du sens. Or, les temporalités politiques ne sont pas celles du changement des pratiques pédagogiques. Attendre cinq à dix ans pour voir les premiers effets dune réforme, cest très long pour les politiques. Pourtant, toute volonté daller plus vite nest guère réaliste :
Il est absurde de prétendre quen trois ans on peut saisir les effets dune réforme dune certaine ampleur. Cest à peine le temps quil faut pour voir comment elle est reçue, si la formation se fait et comment la réguler.
Pour piloter des changements profonds du système éducatif, il faudrait des calendriers longs et donc des instances de pilotage moins dépendantes que les ministres des échéances électorales. Lalternance politique a certainement des vertus démocratiques, mais dans la sphère des politiques de léducation, elle peut changer le pilote principal ou ses orientations au moment où elles commençaient à prendre tournure.
Leurs échéances invitent les politiques à précipiter les décisions, multiplier les effets dannonce et les déclarations, qui nont dautre sens que de montrer quils " font ce que quils avaient promis ". Il est normal quen démocratie les politiciens doivent justifier leur action passée et leur programme à venir chaque fois quils se représentent aux suffrages. Cela oblige à simplifier terriblement les problèmes, à aller beaucoup plus vite que de raison.
Pour avoir du sens, un pilotage négocié devrait, jusquà un certain point, échapper aux temporalités courtes du politique. Un ministre ne devrait pas avoir à rougir de prendre une réforme en marche et de la soutenir plutôt que den inventer une nouvelle juste pour se mettre en valeur. Il se placerait dans la continuité dune politique qui le dépasse, admettant quaucune politique ne fait ses preuves en quatre ans. Mais cest attendre beaucoup de vertus dun personnel politique dont la survie dépend de succès à courts termes.
Pour faire contrepoids à cette logique, il importe donc de constituer un conseil national de léducation et des structures stables et durables qui défendent, au besoin contre le ministère en place, la continuité des changements éducatifs qui ont besoin de dix, voire de quinze ou vingt ans de travail tenace pour aboutir.
Si lon veut réformer le système éducatif, lon a pas le choix, il faut négocier. Ce nest pas une question philosophique, cest une question stratégique. Quand les changements que lon veut réaliser dépendent de la mobilisation des usagers et des professionnels, il faut payer ce prix, que lon aime ou que lon naime pas.
" Qui maîtrise lécole ? " Cette question, qui reste dactualité (Perrenoud et Montandon, 1988), na pas la même réponse selon les époques. La question du pilotage partagé ou négocié montre que nous ne pouvons tenir les réponses du passé pour éternelles.
En Europe, depuis 100 à 150 ans, selon les pays, lécole est obligatoire. Elle a à lorigine, dans une large mesure, été conçue comme un instrument pour discipliner les masses populaires, pour les instruire, mais aussi pour les conformer pour, dune certaine manière, mettre les gens au service de lÉtat. Le bien public passait par lassujettissement des masses à un projet dinstruire défini et limité par les classes dominantes, décrétant la scolarité obligatoire et obligeant les enfants du peuple à se former à un certain âge, dune certaine manière, sur certains contenus et à un certain niveau, alors que les enfants de la bourgeoisie fréquentaient des filières dexcellence dès leur plus jeune âge.
Lécole nétait donc nullement une réponse à laspiration de masses populaires qui auraient voulu sinstruire, mais une forme de socialisation imposée den haut par les classes dirigeantes. De cette violence scolaire, nul nétait alors honteux, cétait pour le bien des sociétés industrielles et des nations en train de se construire. Lécole du XIXème siècle ne prétendait pas répondre aux aspirations des usagers et ne postulait pas une demande sociale de léducation, puisquil fallait au contraire la créer. Linstruction sest construite contre les familles populaires, on a dû leur " enlever " leurs enfants, les soustraire au travail, mobiliser les gendarmes, verbaliser, exercer une pression extraordinaire. Sur une partie de la planète, la scolarisation reste une violence.
Ce schéma nest pas mort, mais il agonise. Il faut aujourdhui le questionner en raison même de son triomphe. Dans les sociétés développées, la pompe est désormais amorcée, les parents ont presque tous fait des études, ils veulent que leurs enfants aillent et réussissent à lécole. Presque plus personne ne conteste le principe dune instruction du plus grand nombre.
Dès lors, appartient-il toujours à lÉtat de décider dans le détail de léducation de tous ? Dans ces temps de privatisation lié au néo-libéralisme, il importe certes daffirmer que lécole nest pas un simple service, quelle est " une institution de la République ", comme le rappelle le rapport Meirieu sur la réforme du lycée. Autrement dit que le système éducatif fait partie du noyau dur de lappareil dÉtat, au même titre que larmée, la police, la justice, des missions quon ne peut privatiser comme les télécommunications ou gérer en se bornant à donner aux usagers ce quils veulent. Entre devenir un supermarché et rester une institution contraignante, peut-être y a-t-il une voie médiane pour le " service public ".
Lexpression elle-même est ambiguë, dans les pays francophones : par moment, le service public " rend service ", dans dautres contextes, il impose aux citoyens des choses quils navaient pas demandées, comme la conscription ou linstruction. Si, dans une démocratie moderne, on renonçait - progressivement - à faire le bonheur des gens malgré eux, alors le pilotage négocié du système éducatif deviendrait aussi une façon de concilier le bien public et les attentes légitimes et diverses des usagers.
Sans doute, demander aux parents, voire aux élèves : " Quelle école voulez-vous ? " revient à ouvrir la boîte de Pandore. Des réponses plurielles et contradictoires se manifesteront, perspective qui suscite beaucoup de fantasmes et beaucoup de craintes à propos de légalité, de la citoyenneté, de lunité de la République, du droit de chacun à être instruit.
Comment conserver une éducation nationale à une époque où lÉtat nest plus propriétaire des individus comme il létait il y a cent ans encore ? La raison dÉtat peut-elle dire de combien de langues étrangères chacun doit avoir une maîtrise élémentaire, ou sil faut faire de la philosophie ou de lalgèbre ? Il devient difficile, au nom du bien public et de légalité devant la loi, de justifier tous les choix que le système éducatif prétend imposer à tous.
Aujourdhui, les parents, dûment scolarisés, ne voient pas pourquoi on impose à leurs enfants des programmes aussi pléthoriques. Une partie dentre eux rêvent de sadresser à lécole comme ils sadressent à la médecine ou même à la justice : " Jai un projet pour mes enfants. Aidez-moi à le réaliser, mais je veux en garder la maîtrise. Ne me dites pas ce qui est bon pour mes enfants, enseignez-leur ce que jestime bon à ma place, parce que je nen ai ni le temps, ni la compétence pédagogique ".
Une partie des consommateurs décole refusent quon leur force la main, et adoptent donc, devant un système bureaucratique, des stratégies individualistes qui pervertissent la plupart des politiques. Le pilotage négocié a aussi pour vocation de mettre fin de façon concertée à ces dérives individualistes, sans revenir à lépoque révolue dune administration toute-puissante.
Désormais, la négociation porte aussi sur les finalités de léducation scolaire et son degré de pluralisme. Les Églises ont trouvé le moyen de faire financer lécole privée par les fonds publics, mais cela ne répond pas à la diversité des projets éducatifs des familles.
Si bien quon se heurte souvent sur les stratégies de changement et le contenu spécifique des réformes alors quen réalité la vraie opposition porte sur la vision de lécole. Quel être humain, pour quelle société, veut-on former pendant les dix, quinze ans, vingt ans de sa vie quil passe à lécole ? Les finalités de lécole sont constamment au cur des enjeux, alors que nos sociétés sont plus que jamais dans le brouillard lorsquil sagit de dire qui a le droit de décider de léducation des autres et au nom de quoi.
Le pilotage négocié ou partagé nest donc pas seulement une tactique de mobilisation des acteurs et de désarmement des oppositions au changement, cest peut-être une façon de construire autrement les politiques de léducation, en tenant compte de lavis et de la vie des gens.
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