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Piloter les pratiques pédagogiques ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2001
La régulation non autoritaire des pratiquesStratégie prescriptive ou stratégie professionnalisante ?
La notion de " pilotage pédagogique " nest pas sans ambiguïté. On saisit bien quelle soppose à un pilotage purement gestionnaire ou administratif. Mais où commence au juste le pédagogique ? Disons quil sagit dexercer une influence sur les pratiques des enseignants " en classe ".
La formule nest cependant pas très heureuse, puisque les murs de la classe, sans tomber, deviennent poreux. Les enseignants daujourdhui travaillent en cycles, en modules, dans divers dispositifs et groupes denseignement-apprentissage qui ne sont plus à proprement parler des " classes ", avec ce que cela suppose de stabilité et de relative fermeture.
Disons plutôt que le pilotage pédagogique sintéresse aux pratiques des enseignants en tant quelles concernent leurs interactions avec des élèves et ce qui les rend possibles ou les prolonge : conception, planification, préparation, analyse, évaluation, suivi, rencontres avec les parents, coopération professionnelle, etc.
Le pilotage pédagogique porterait donc sur ce que les enseignants font dans le cadre des interactions didactiques, en amont, en aval et en marge. La délimitation se veut modérément restrictive, pour ne pas décomposer ce qui, dans la réalité du travail enseignant, forme un système. Dans tous les cas, on se trouve au cur du métier dinstructeur, déducateur, de professeur. Ces mots névoquent pas exactement la même fonction, mais tous désignent une pratique qui consiste à faire apprendre en aménageant un contrat, des conditions, des dispositifs et des situations didactiques, à la faveur dun rapport pédagogique avec des " apprenants " potentiels et en général dans le cadre dune ou plusieurs communautés éducatives.
Défini de la sorte, le pilotage pédagogique pose immédiatement trois questions :
1. A-t-on le droit dinfléchir les pratiques des enseignants ?
2. Est-ce nécessaire ?
3. Est-ce possible ?
Ces questions ne sont pas simples. Si les enseignants étaient des professionnels indépendants, leurs pratiques seraient censées observer la loi, le code déthique et " létat de lart ", autrement dit une raison pratique et théorique jugée établie, souvent implicite, mais qui se révèlerait par exemple au moment de déterminer en justice si une faute professionnelle a été commise. Le pilotage des pratiques passerait donc, dune part, par lénoncé dobjectifs de formation, ladoption dun code déthique et létablissement dune jurisprudence, dautre part par la référence commune à des savoirs, des savoir-faire, des modes de raisonnement et dintervention, voire des technologies, avec la formation correspondante. Mais en contrepartie de cette relative autonomie, des enseignants indépendants rendraient des comptes à leurs clients et devraient simposer sur un marché concurrentiel.
Si, à linverse, les enseignants étaient des travailleurs salariés non qualifiés, leurs pratiques seraient, dans une très large mesure, prescrites par lorganisation du travail et la définition de leur poste. Leurs gestes professionnel et leur rythme de travail seraient soumis à un contrôle plus ou moins constant par leur hiérarchie et les écarts au travail prescrit seraient susceptibles dêtre sanctionnés.
Les enseignants daujourdhui ne sont ni des professionnels indépendants, ni des salariés non qualifiés. Ils forment une " semi-profession ". Si bien que leur travail fait lobjet de prescriptions qui vont au-delà des objectifs, sans définir dans le détail leurs gestes professionnels.
Les Écoles Normales voulaient normaliser les pratiques et linspection portait jadis sur le strict respect de procédures, à partir de traces (registre, journal de classe, travaux des élèves). On a renoncé à ce degré de prescription et de contrôle, au gré de lévolution des rapports sociaux, du travail enseignant, des programmes, des conceptions pédagogiques et didactiques.
Les systèmes éducatifs nont pas abandonné tout espoir davoir prise sur les pratiques des enseignants, même sils fixent moins clairement les modalités, la nature et létendue de linfluence à exercer. On parle de pilotage davantage que de contrôle. Euphémisme ou réelle évolution ?
Par quels moyens le système éducatif entend-il aujourdhui " piloter " les pratiques des enseignants ? Il espère y parvenir, notamment :
Ces moyens sont loin dêtre entièrement efficaces. Ainsi, le système espère piloter les pratiques pédagogiques en spécifiant les contenus et les objectifs de lenseignement. Il déchante lorsquil comprend quune bonne partie des enseignants ne connaissent pas bien les programmes, les lisent superficiellement au moment où il paraissent, ne les utilisent pas au quotidien. La culture professionnelle, les traditions, les coutumes, les attentes des collègues et des parents, les réactions des élèves pèsent plus que les programmes sur les pratiques effectives.
La formation est un autre outil potentiel de régulation des pratiques. On forme les enseignants dune certaine manière, à ce qui parait la bonne didactique. On sait cependant que la formation continue natteint quune fraction minoritaire des enseignants, sauf si elle est décrétée obligatoire, auquel cas il faut sattendre à des résistances passives, à des absences mentales. Quant à la formation initiale, on surestime son influence et on sous-estime en miroir le poids de la contre-socialisation par le milieu professionnel aussi bien que le caractère incroyablement tenace des croyances personnelles sur léducabilité, lintelligence, la motivation, le savoir, lapprentissage. Elles préexistent à la formation professionnelle et y résistent.
Le contrôle du travail enseignant est tout aussi décevant. Il éradique les pratiques aberrantes, mais reste sans grande influence sur les pratiques médiocres. On sait que lobligation de résultats nest pas tenable. On nest pas encore parvenu à définir une obligation de moyens qui ne sombre pas dans une doxa ou une obligation de compétences qui soit davantage quun vu pie.
Bref, le pilotage des pratiques ne va pas de soi, les enseignants y résistent, activement et passivement, pour de bonnes et de moins bonnes raisons. Il nest pas absurde denvisager que les manuels, dune part, les coutumes, dautre part, soient les sources dinfluence les plus fortes. Or, les manuels sont en partie des produits commerciaux, certes conformes aux programmes, mais dont linspiration pédagogique dépend du choix des auteurs. Quant aux coutumes, elles ne sont pas facilement " gouvernables ".
On comprend donc que le pilotage pédagogique, entendu comme pilotage des pratiques, soit à la fois un sujet de préoccupation et de désespoir des cadres et des formateurs qui sont censés orienter le travail des enseignants, mais constatent, année après année, quils ont peu de prise. Plutôt que de multiplier les variantes de dispositifs faiblement efficaces, mieux vaudrait donc prendre le problème à la racine, La problématique du pilotage partagé en fournit loccasion.
Faut-il sacharner ? Pourquoi devrait-on à tout prix influencer les pratiques ? Parce que les enseignants ne sont pas à leur compte. Ils tiennent leur emploi dun système éducatif qui doit relever un défi très important : permettre à tous les jeunes de construire des connaissances et des compétences à la mesure de la société et de lavenir qui les attendent. Tel est lenjeu du pilotage pédagogique. Ce ne devrait pas être de faire fonctionner la bureaucratie scolaire comme une horloge, ni dorienter les pratiques pour satisfaire le goût du contrôle ou du pouvoir de lencadrement. Le but est de faire de lécole une école efficace, au sens où elle remplit sa mission.
De ce point de vue, lorientation et la régulation des pratiques des enseignants devrait être un souci commun des formateurs et des cadres, notamment, en France, le corps dinspection et les chefs détablissements. Cest dans cet esprit du moins que je vois lintérêt de réfléchir sur un pilotage pédagogique partagé. Sil devait servir une normalisation (politique, bureaucratique ou didactique) des pratiques sans lien avec lefficacité de lenseignement, il conviendrait de le combattre.
De même, si le souci de piloter les pratiques devait passer par une déprofessionnalisation du métier denseignant, je ne pourrais que men distancer. Non pas parce que les enseignants auraient un droit inaliénable à faire ce quils veulent. Ils y renoncent en signant un contrat de travail. La question nest pas idéologique, elle est pragmatique : on ne peut à mon sens espérer améliorer la qualité de lenseignement quen pariant sur une pratique réflexive et une plus forte professionnalisation du métier denseignant. Sa complexité voue à léchec tout pilotage autoritaire, qui se ferait contre les praticiens ou sans eux.
Dans cette perspective, cest au niveau des orientations, des inspirations, des incitations quil faut travailler, plutôt que quune inflation prescriptive.
Souvent, le débat sur le pilotage pédagogique se limite à envisager de renforcer linspection et lencadrement, donc lexercice de lautorité et lévaluation des enseignants. Implicitement, on postule alors que les seuls pilotes sont ceux qui ont un pouvoir institutionnel et que la meilleure façon de piloter est de prendre des décisions.
Même si lon reste dans ce schéma, il est temps de comprendre que nul ne prend de décisions en toute indépendance. Tous ceux qui participent à la construction dune décision, comme tous ceux qui vont devoir la relayer, la justifier, lexpliquer sur le terrain, limitent lautonomie de celui qui a le pouvoir formel de décider. Une décision ouvertement négociée nest rien dautre quune mise en forme de cette interdépendance. Celui qui consulte sengage à tenir compte des avis entendus : sans être tenu de les suivre jusquau bout, il ne peut davantage les ignorer intégralement. Si lon ouvre le jeu de la concertation à des gens qui nont pas formellement de pouvoir de décision, ils se sentent invités à exercer de facto une partie de ce pouvoir. Il est dangereux de les décevoir. En échange, on pourra leur demander dêtre co-responsables ou en tout cas solidaires de la décision, actifs dans sa mise en uvre.
Lautorité négociée nest pas une pratique simple. Elle passe par la recherche dun moyen terme, toujours bricolé et instable, entre lorganisation formelle des pouvoirs et lélargissement de fait des processus de décision. Mais là nest pas le cur du problème. Piloter ne se limite pas à décider, même de façon concertée et négociée. Piloter, cest orienter les pratiques. Certaines décisions institutionnelles y contribuent, et il ny a aucune raison de se priver de ce moyen. Mais lenjeu majeur est dinfluencer la part des pratiques pédagogiques qui échappe dans une large mesure à toute décision, même participative. On le voit bien lorsquune fraction non négligeable des enseignants souscrivent à une réforme et simpliquent dans son adoption : leurs collègues réticents se sentent aussi peu engagés que par une décision autoritaire tombée du sommet. Il convient donc délargir le champ de la réflexion : piloter est une stratégie systémique, qui englobe aussi bien ce qui se gouverne formellement que les influences plus subtiles.
Quiconque na pas un goût immodéré du pouvoir pour le pouvoir serait satisfait de voir les pratiques évoluer dans le sens de ses vux sans avoir rien à imposer le changement. Cette régulation non autoritaire et non répressive se heurte cependant à nombre dobstacles, qui constituent souvent un système. Du coup, si lon ne sattaque pas à tous les obstacles en même temps, rien ne se passe.
Examinons quelques-uns de ces obstacles, comme autant de questions difficiles.
Quest-ce quune pratique pédagogique efficace et équitable ?
Même si chacun sait ou croit savoir ce quest une pratique pédagogique à la fois efficace et équitable, il fait chaque jour lexpérience que dautres (élèves, parents, collègues, cadres) la voient autrement.
La représentation dune pratique acceptable ne fait lunanimité que sur des aspects superficiels - arriver à lheure - ou qui relèvent davantage des murs - ne pas battre les élèves - que dune professionnalité enseignante pointue.
Les désaccords viennent en partie du fait que les finalités de léducation ne sont pas perçues de la même façon, malgré les textes ou plus exactement parce que les textes laissent une large marge dinterprétation, même aux lecteurs de bonne foi. Souvent, dans les démocraties, les textes ne peuvent être adoptés quà condition de rester ambigus, seule façon de créer une alliance majoritaire. Si bien quil y a mille façons honnêtes de comprendre les finalités, les objectifs, les exigences des programmes, et plus encore leur sens.
De plus, ces objectifs sont écrits pour des élèves abstraits. Tout le monde est censés apprendre la même chose. On sait bien que ce ne sera pas le cas, mais le seuil attendu nest pas un objectif institutionnel. Le système se garde bien de savancer sur ce terrain miné. Les établissements, les équipes et les enseignants doivent donc déterminer un niveau dambition qui nest fixé par aucun texte dans latteinte effective des objectifs. Pour les uns, les plus militants, lobjectif doit être atteint pour tous. Pour dautres, il y a une part déchec incompressible, à limpossible nul nest tenu. Il arrive même quun excès de réussite nourrisse un soupçon de laxisme. Lexcellence de certains établissements et de certains enseignants se mesure à la proportion délèves quils laissent sur le carreau. Selon la vision quils adoptent du souhaitable et du possible, les établissements et les professeurs ne liront pas de la même manière les objectifs de formation et se sentiront très inégalement tenus dy amener chaque élève.
Enfin, coexistent et se font concurrence toutes sortes de visions dune pédagogie prometteuse, quil soit question des vertus de lenseignement ex cathedra, du pouvoir et de la place à accorder aux élèves, de la planification, de la différenciation, des sanctions, de lévaluation, des méthodes, etc.
Bref, même si lon convient dans labstrait que lefficacité et léquité sont les critères dune " bonne " pratique pédagogique, leur définition précise ne fait lobjet daucun consensus. Du coup, se réintroduisent par ce biais toutes les différences idéologiques relatives à léducabilité, aux finalités, au fatalisme de léchec et des inégalités, à lélitisme, à la démocratisation, aux savoirs et à la didactique.
Où sarrête la liberté pédagogique ?
Du fait de son histoire, de sa nature, de ses liens avec le politique et le religieux, lenseignement est une pratique dont le degré dautonomie est un point sensible, dans lécole publique mais aussi dans les grands réseaux confessionnels. On observe sur cette question des positions très diverses :
Si, au sein dun système, on donnait une réponse unique à la question de savoir qui décide des pratiques équitables et efficace, une conception cohérente du pilotage pédagogique sensuivrait. Elle serait différente selon quon affirme que larbitre des pratiques recevables est lenseignant pris individuellement, la corporation professionnelle, lautorité scolaire, des experts ou encore une communauté éducative se référant à une raison pédagogique et à des savoirs partagés. Mais on saurait à quoi sen tenir.
En réalité, ces diverses conceptions saffrontent dans chaque système, à tous les niveaux et, pour une part, dans lesprit de chacun. Ce qui ne facilite par la construction dune stratégie cohérente de pilotage, chaque " pilote " raisonnant en fonction de sa propre vision du métier denseignant.
Quels sont les processus dinfluence disponibles ?
Il est facile de dire quil faut orienter les pratiques sans les contraindre. Mais comment faire ?
Est-ce à travers un discours que lon adresserait directement aux enseignants en espérant les persuader ? Doit-il miser sur le charisme de celui qui le tient, sur la culpabilisation, sur une forme dincantation ou dargumentation ? La persuasion passe-t-elle par lidéologie, par la raison, par le savoir, par lautorité " morale " ? Sur quelles valeurs communes peut-on sappuyer ? Et quels savoirs ?
Dune certaine manière cest tout le problème de linfluence sociale qui est posé là, qui nest pas propre à léducation. Comment faire pour que les gens changent et adhèrent à dautres pratiques, alors quils ont en général dexcellentes raisons de continuer à faire ce quils font ?
Bien entendu, la rhétorique a des limites. On raisonnera donc aussi sur des dispositifs, sur la façon de favoriser ladhésion aux orientations en offrant des formations, en mettant en valeur des pratiques innovantes, en soutenant pratiquement et symboliquement ceux qui se mettent en chemin, en affaiblissant ceux qui se mettent " en travers du chemin ".
A quel niveau
faut-il penser la régulation
et lorientation des pratiques ?
À supposer quon sache comment influencer, il reste à dire à quel niveau du système éducatif il est préférable de piloter les pratiques pédagogiques, du niveau national à celui de létablissement, en passant par les niveaux intermédiaires de la discipline, de lacadémie, du bassin, de la circonscription et autres zones.
Le ministère a toujours limpression que sil ne donne pas une très forte impulsion, rien ne changera. Les recteurs pensent sans doute quil serait plus efficace de laisser libre cours à des politiques académiques originales. Les inspecteurs de circonscription et leurs conseillers pédagogiques la voient comme léchelle idéale pour impulser des changements. Les chefs détablissements parient plutôt sur des projets détablissements répondant aux préoccupations de leurs enseignants et aux caractéristiques de leur public. Les inspecteurs responsables dune discipline plaident pour sa plus large autonomie.
Chacun sait en même temps que, même sil parvient à influencer les pratiques dans son académie, sa circonscription, son établissement ou sa discipline, cela naura aucune influence sur lévolution du reste du système. Sil sagit, comme le charbonnier de la fable, dêtre maître chez soi, lautonomie est la priorité. Mais si lon se soucie de lévolution du système éducatif dans son ensemble, qui pourrait se contenter dintroduire la pédagogie différenciée dans UN établissement, sachant que cest une goutte deau égalitariste dans un océan de pratiques faiblement différenciées ?
Doù la recherche dun système de poupées russes qui concilierait le national et le local, en passant par les niveaux intermédiaires, chaque niveau cadrant de façon optimale les orientations du niveau inférieur, en lui laissant la plus grande autonomie compatible avec la cohérence de lensemble. Le rêve est dorienter le changement à large échelle en laissant des politiques académiques et des dynamiques locales lui donner forme. La quête de dispositifs adéquats est à peine amorcée.
La régulation des pratiques, de qui est-ce laffaire ?
Sur le terrain, qui est censé contribuer à la régulation des pratiques dans le sens des orientations nationales ou académiques ? Sûrement les cadres, les inspecteurs, les chefs détablissement. Mais ne faut-il pas compter aussi avec les conseillers pédagogiques, les formateurs, les coordonnateurs et tous ceux qui, sans avoir dautorité formelle, peuvent influencer les pratiques des enseignants ?
De ce point de vue, réfléchir au partage du pilotage pédagogique entre chefs détablissements et inspecteurs seulement serait indéfendable. Dans les systèmes éducatifs contemporains, la noosphère sest fortement élargie à des experts de la formation, de laccompagnement, du soutien, de la coordination, du conseil, du suivi, de lanimation pédagogique. Nayant pas autant de tâches de gestion, ni dautorité formelle, ils entrent en relation avec les enseignants sur dautres bases, dans un rapport moins asymétrique et plus professionnel. Il importe donc de prendre en compte lensemble des forces qui, selon quelles sont mises en synergie ou jouent les unes contre les autres, auront ou non une influence sur les pratiques pédagogiques.
Lun des enjeux majeurs est dimposer un minimum de cohérence à lensemble des intervenants et de limiter les guerres de religions et les querelles de territoires.
Comment favoriser lautorégulation et la pratique réflexive ?
Lautoévaluation et la pratique réflexive dun professionnel sont les premières sources de régulation. Tout le reste, en dernière instance, ne fait que les stimuler. Ni injonctions, ni incitations, ni formations nauront deffets sur un acteur qui ne veut pas se mettre en question, ni changer. Il importe donc de rendre cette forme de professionnalité plus probable, par un travail de fond et de longue haleine sur lidentité, les compétences, les outils, le rapport au métier, au savoir, à la recherche, etc.
Au quotidien, adopter une posture réflexive ne va pas de soi, car chacun a besoin de toute sa tête pour animer la classe, gérer le temps qui passe, contenir lindiscipline des uns ou des autres, réguler le travail. Il est difficile de " se regarder marcher en marchant ", du moins lorsque la marche demande toute la concentration du marcheur. Certains enseignants sont capables dêtre constamment dans les deux registres, mais on peut lexiger dun débutant, ni même lattendre de nimporte quel enseignant après dix ans de carrière.
Nul nest cependant condamné à réfléchir seul. Il peut le faire en équipe, en réseau, au sein de son établissement, dans des groupes de travail au sein de lacadémie, dans une zone ou un réseau déducation prioritaire, ou par le biais dune supervision ou dun dispositif danalyse des pratiques.
On ne peut cependant fonder des espoirs démesurés sur lautorégulation spontanée, quelle soit collective ou individuelle. Il sagit donc de la favoriser par diverses mesures incitatives. Il sagit donc de trouver un équilibre difficile et fragile entre une inscription autoritaire de la pratique réflexive dans le cahier des charges et une incitation si molle quelle ne convainc que les convaincus. Lessentiel passera par des dispositifs novateurs et diversifiés de réflexion plutôt que par une simple mise en valeur de la figure du praticien réflexif.
Comment identifier les points dapplication de la régulation ?
Ce sont les pratiques de demain qui intéressent linstitution, pas celles daujourdhui, ni dhier. Or, les pratiques de demain surgiront demain, de la confrontation du praticien à son environnement de travail. Influencer les pratiques, cest donc agir sur ce qui les engendre, les personnes, leurs relations, lorganisation du travail, les ressources, lenvironnement.
Quand on cherche à influencer les pratiques, on peut recourir à deux stratégies, qui ne sont pas exclusives :
Examinons de plus près ces deux méthodes.
Peut-on modifier les pratiques en changeant lenvironnement ?
En Europe, on parie beaucoup plus sur la modification des personnes que sur la modification de leur environnement, alors quaux États-Unis ou au Canada, la culture autorise à agir sur des " incentives ", autrement dit des paramètres extérieurs qui ne prétendent pas changer les gens directement, mais modifient les conséquences de leurs choix. Si lon abrège de cinq ans, sans perte de revenu, la carrière des enseignants qui ont fait réussir une forte proportion de leurs élèves, il nest pas exclu que progresse la lutte contre léchec. Mais peut-être au prix dun simple bachotage, dune pression morale ou par la simple manipulation des " signes extérieurs de réussite ".
Laménagement des conditions et ressources pose des problèmes éthiques et menace deffets pervers. Mais les avantages financiers ne sont pas les seuls paramètres. En Europe, lenseignant est affecté sans tenir compte de ses compétences. Dans les postes difficiles, il na pas plus de vacances, pas plus de pouvoir, pas plus dautonomie et ne peut pas prendre plus de risques que dans les postes les plus tranquilles. Les ZEP et les REP ont amorcé un timide mouvement vers la prise en compte non pas du " mérite ", mais des risques et des défis liés à certaines situations, en les assortissant dune forme de reconnaissance matérielle ou symboliques. Il nest nullement absurde de chercher à transformer les pratiques en modifiant les données dont tiennent compte les acteurs. En effet, les investissements professionnels, en classe, mais aussi dans létablissement et en formation, sont en partie sous le contrôle dun calcul coûts-bénéfices plus ou moins intuitif.
Aménager lenvironnement ne consiste pas exclusivement à moduler des récompenses institutionnelles ou économiques. Il est à mon avis plus important de faire exister les pratiques dans un espace professionnel, de les reconnaître. Avant dévaluer, linstitution pourrait sattacher à valoriser - cest le sens du dispositif dinnovation-valorisation -, à créer des lieux de parole et de partage des expériences, des réseaux de circulation des récits et des savoirs.
Partout où lon institue des cercles de qualité, des groupes danalyse de problèmes professionnels, des moments déchange ou de travail en commun, lon modifie favorablement lenvironnement professionnel et lon accroît les chances dune reconnaissance sociale du travail enseignant, donc de son sens. Aujourdhui, lexpertise manifestée en classe est invisible, donc peu valorisée. À qui adresse-t-on son travail dans lenseignement ? Le vrai seul public, ce sont les élèves. Mais le regard des pairs compte davantage. Sans lever entièrement la solitude des enseignants, et donc sans limiter leur autonomie, la possibilité de pouvoir adresser son travail à quelquun modifie limage de soi et le rapport au métier.
Cessons donc dopposer mercantilisme et laisser-faire. Largent est un moteur, le pouvoir aussi, mais les professionnels ont également besoin destime, de confiance, de soutien. La protestation vertueuse contre les mécanismes du marché dispense top souvent de se demander si les professionnels trouvent leur compte dans ce métier difficile et ce quon pourrait faire pour quil soit moins solitaire et mieux reconnu.
Même sil appartient à une équipe, le praticien est généralement seul face à " ses " élèves. Lenseignement restera un métier très solitaire dans linteraction avec les apprenants, même si la coopération professionnelle se développe dans le domaine de la conception, de la planification, de la construction de dispositifs ou doutils, de lévaluation des progressions et des acquis. On ne peut donc fonder dimmenses espoirs sur des interdépendances très serrées. Pourquoi néanmoins ne pas réfléchir aux effets dun partage plus explicite de la responsabilité formelle dun ensemble délèves et de la gestion collégiale de leurs parcours ? Passe de " Moi et mes élèves " à " Nous et nos élèves " ne peut que modifier les pratiques de chacun.
Peut-on agir directement sur le praticien lui-même ?
Faire changer un praticien est une entreprise très difficile, car il sagit de modifier les dispositions stables qui lamèneront, en toute autonomie, à réagir ou à agir dune autre façon demain, dans une semaine ou lannée prochaine. Comment ?
Parfois, une simple conversation peut avoir plus deffet quune longue session de formation. La simple prise de conscience de certaines habitudes, de certains fonctionnements peut suffire à amorcer un changement. Mais cest loin dêtre un mécanisme universel.
Sur quoi agit-on ? Comment induire des changement significatifs des pratiques pédagogiques autrement que par voie autoritaire et inefficace ? A quel niveau de la personne sadresse-t-on ? Dans quelle vision de la professionnalité enseignante sinscrit-on ? Le choix nest pas seulement théorique et méthodologique, mais aussi philosophique et éthique.
Quel est le statut de la prescription dans le pilotage des pratiques pédagogiques ? Peut-être est-ce la question nodale.
Si, sappuyant sur les travaux des didacticiens, des sciences, linstitution enjoignait aux enseignants de travailler à partir des représentations préalables des élèves, elle formulerait une règle nouvelle et sefforcerait de la traduire dans les méthodes pédagogiques proposées aux enseignants, dans les manuels scolaires subventionnés ou homologués ou encore dans les critères dinspection des professeurs de sciences. Cette stratégie prescriptive se heurterait bien entendu au scepticisme des enseignants et ne garantirait aucun changement des pratiques.
À linverse, une stratégie professionnalisante consisterait à élever le niveau de formation didactique des professeurs de sciences au point où chacun comprendrait que lélève nest pas une table rase, quil faut construire à partir de ce quil croit ou sait déjà, donc partir de ses représentations et lui donner loccasion de les exprimer sans craindre dêtre désavoué ou ridiculisé.
Les bibliothèques de didactique et de sciences déducation sont remplies de conseils et de prescriptions, plus ou moins élégamment présentées : de la directive plus ou moins impérative, jusquà largumentation subtile qui suggère que si vous ne tenez aucun compte de lorientation proposée, cest que vous navez rien compris à rien.
Les livres ne pilotent pas les pratiques en direct. La question du pilotage pédagogique institutionnel ne se pose que lorsque des thèses issues de ces livres sont adoptées par ladministration scolaire, qui en fait une norme adressée aux enseignants ou du moins une doxa véhiculée par les circulaires et autres déclarations officielles.
À lavenir, la régulation des pratiques passera-t-elle par plus de prescriptions ou est-ce une impasse ? Toutes les organisations sont confrontées aux limites et aux effets pervers du travail prescrit, en particulier dans les métiers qualifiés.
Travail prescrit, travail réel
Quest-ce que le niveau de qualification dun métier, sinon la dose de prescriptions qui définissent le travail ? Dans certains métiers, il existe des centaines, voire des milliers de pages de prescriptions. Elles sont censées résoudre les problèmes à lavance, elles constituent un réservoir de solutions. Tout a été prévu par le bureau des méthodes, ingénieurs et experts ont pensé à tout. On attend de chaque salarié quil sache comprendre et exécuter les prescriptions. La tâche semble simple : identifier la procédure pertinente et lappliquer à la lettre.
En réalité, les prescriptions sont constamment mises en défaut ou insuffisantes. Il survient des cas exceptionnels, des incidents critiques non prévus, des usagers exigent des dérogations à la règle, certains collègues ne font pas leur travail ou empiètent sur celui des autres, les matériaux ne sont pas conformes, les machines tombent en panne, il y a des retards à rattraper à tout prix, il manque certaines ressources ou informations, ce qui oblige à se débrouiller autrement. Bref, un travailleur est sans cesse en train de gérer ce que les ergonomes ont appelé lécart entre le travail prescrit et le travail réel.
Cet écart ne signe pas forcément une déviance dommageable, il ne manifeste pas nécessairement un manque de professionnalisme, dassiduité, de compétence ou de discipline. Les sociologues du travail montrent que si les gens ne trichaient pas avec le prescrit, la production ne sortirait pas à temps ou coûterait nettement plus cher. Pour produire efficacement, il faut prendre des risques, jouer avec les prescriptions. Même le travailleur le moins qualifié doit savoir jouer avec les règles. La grève du zèle chez les policiers ou les douaniers nous montre que si les salariés font tout ce qui est prescrit et rien que ce qui est prescrit, tout est paralysé.
Chez les enseignants, cest pareil, lécart au travail prescrit naît à la fois dun refus de respecter les procédures et dun choix délibéré de sy soustraire pour assurer des résultats. Certains renoncent à une partie du programme qui pénalise les élèves lents sans profit particulier pour les autres. Dautres, pour mieux atteindre les objectifs, renoncent à donner des devoirs à certains élèves ou cessent provisoirement de les évaluer. Dautres trichent avec le prescrit pour des raisons moins défendables : parce quils ne savent ou naiment pas faire certaines choses, parce quils ont perdu du temps en début dannée et doivent mettre les bouchées doubles, parce que certains thèmes les mettent en difficulté face aux élèves, parce que Lécart au prescrit nest jamais simple à interpréter.
Le désir de piloter les pratiques pourrait conduire à ramener à la norme et au respect obsessionnel du prescrit. Seulement, plus on va vers des métiers qualifiés, moins le problème se pose en ces termes, dans la mesure où la part du prescrit est censé diminuer, le professionnel sachant ce quil y à faire et comment le faire. À la limite, on ne prescrit à un professionnel que des objectifs et une posture éthique, parce que multiplier les prescriptions naurait pas de sens : le professionnel est le mieux placé pour analyser une situation et concevoir une stratégie adéquate.
Peut-on en dire autant dun enseignant ?
Faire confiance aux compétences
Nul ne pense que les professionnels vont faire " nimporte quoi " sous prétexte quils ne sont pas enserrés dans un réseau serré de prescriptions. On leur fait confiance sur la base de leurs compétences et de leurs connaissances, on leur prête une forte capacité de résoudre les problèmes, grâce à un jugement professionnel, mariant lintuition et la raison. Et on les tient pour civilement et pénalement responsables de leurs gestes et décisions.
La conscience professionnelle est aussi une forme de garantie, de même que le contrôle par les pairs. Au Québec on discute de la création éventuelle dun " ordre des enseignants ", comme il existe un ordre des médecins en France. Comme lhistoire lassocie aux heures sombres de Vichy, lidée nest pas particulièrement sympathique. Il reste que, sans être forcément très progressiste, un ordre professionnel est une instance de régulation interne à la profession. La faute professionnelle peut priver du droit dexercer, sur décision dun conseil de lordre qui exerce un pouvoir plus ou moins clairement délégué par lÉtat.
Les savoirs universitaires des professionnels constituent un autre type de garantie, de même que tous ceux quils construisent au gré de leur expérience, individuellement ou collectivement. Il ny a pas que des savoirs scientifiques, il y a des savoirs experts et des savoir professionnels.
Le métier denseignant est-il une profession, au sens nord-américain ? Suffirait-il de dire aux enseignants quels sont les objectifs de formation, dinstituer un code déthique et de fixer des contraintes, pour les laisser construire des stratégies pédagogiques ? Ou faut-il multiplier les prescriptions ?
Pour linstant, le métier denseignant est une " semi-profession ", avec certains traits des professions à part entière et dautres qui le rapprochent des métiers dexécution. Cest ainsi que la responsabilité pénale des enseignants est extrêmement faible. Ils ne sont pas plus responsables dun défaut dapprentissage que louvrier qui a mal monté une roue et provoque un accident au sortir de la chaîne. Cest lentreprise qui est responsable, à elle de prendre déventuelles sanctions internes.
Le paradoxe est que les enseignants, sans être véritablement responsables de leurs actions, jouissent en réalité dune assez large liberté, liée à lopacité de leur travail et à la réserve de leurs pairs. Si un enseignant empêche tous les élèves de prendre leur récréation trois jours sur quatre, leur donne des devoirs insensés, à hauteur de quatre heures par jour, pratique une ironie féroce et blessante, ses collègues le désapprouvent, mais aucun ne le dénoncera aussi longtemps que les pratiques récusées restent dans la sphère du pédagogique.
On fait confiance aux enseignants parce que, de toute manière, nul na les moyens daller voir en détail ce quils font. Reste à savoir si cette confiance est basée sur la compétence ou tout simplement sur limpuissance à contrôler le respect des prescriptions.
Compte tenu de ces réalités et des ambitions du système éducatif, il est temps de prendre une option ferme : dans quel sens voulons-nous faire évoluer le métier denseignant ? Vers une autonomie professionnelle accrue et reconnue, avec en contrepartie une plus forte responsabilité ? Ou vers la multiplication de prescriptions et de contrôles ?
Ce débat me parait un enjeu majeur du dialogue entre chefs détablissements et corps dinspection. Une " prolétarisation " moderne guette le métier denseignant dans tous les pays où lexplosion de services experts en didactique, en évaluation, en technologie, permet une production prescriptive de plus en plus riche et pointue. Les outils sont à portée de main, la tentation est forte de multiplier les grilles, les séquences, les schémas. Rien ne dit que tous les pays vont résister à cette tentation et cheminer vers la professionnalisation du métier denseignant.
Il nest pas sûr dailleurs que tout le monde y ait intérêt : la professionnalisation accroît les responsabilités, mais aussi lautonomie des enseignants ; elle peut donc affaiblir le pouvoir que prétendent exercer sur eux tant les cadres que les membres de la noosphère, les uns au nom des textes officiels, les autres des savoirs savants. Ce pouvoir, on la vu, est largement illusoire, mais lillusion suffit à quelques uns et il est pour tous plus facile et habituel de prescrire que de mettre en chemin et de susciter la réflexion. Compte tenu de la prolifération des experts, la tendance dominante pourrait être daugmenter les prescriptions, les contrôles, la régulation et de bureaucratiser un peu plus le système.
Pour lutter contre cette tendance, il faut donner la priorité à lévolution progressive et globale du métier. On fera dautant plus volontiers le deuil dune hypertrophie des prescriptions que lon se rendra compte quon na pas les moyens de les assortir dun véritable contrôle ou quon na pas le courage daffronter les tensions quil susciterait.
Parier sur le développement de savoirs partagés, la construction de compétences professionnelles plus pointues, la pratique réflexive, le travail sur léthique et les finalités, cest aussi se mettre en cohérence avec les paradigmes qui prétendent orienter le développement de léducation scolaire : socioconstructivisme, éducation à la citoyenneté, prise en compte du rapport au savoir, formation de compétences, autonomisation du sujet, etc.
Il faut cependant se rendre compte que la professionnalisation naura deffets quà moyen terme, que rien de décisif ne se fera en un an, voire en cinq. Placer la question du pilotage dans cette perspective à moyen terme conduit à cesser de faire le forcing pour imposer des idées ou des dispositifs isolés - modules, parcours diversifiés, aide méthodologique, projet personnel de lélève - pour donner la priorité à la formation continue des personnels, aux projets détablissements, aux processus dinnovation endogènes, aux dispositions qui facilitent la coopération et la pratique réflexive.
Cest évidemment une stratégie fondée sur un pari et des valeurs. Chacun a le droit de développer une vision du pilotage par laccumulation de prescriptions. Si on va dans ce sens là, toutefois, la moindre des choses serait de le faire sérieusement, de veiller à ce que les prescriptions soient réalistes, non contradictoires, intelligibles, crédibles, soutenues par les différents acteurs. Et de mettre en place un appareil de contrôle efficace.
Développer la professionnalisation ou piloter les pratiques en accroissant la part prescrite du travail enseignant ? La plupart des systèmes tiennent ces deux fers au feu et se gardent de choisir. Si bien que, de décennie en décennie, ils organisent des colloques pour se lamenter sur limpossibilité de piloter véritablement les pratiques pédagogiques
Pour ma part, jai choisi mon camp et je nai donc aucune intention de contribuer à une ingénierie de la prescription et du contrôle. Cela ne signifie pas que, comme chercheur, je suis prêt à défendre nimporte quelle pratique pédagogique. Mais je ne souhaite pas que les pratiques les plus prometteuses soient imposées par un pilotage bureaucratique. Elles ne garderont leur sens et leur efficacité que si elles sont librement choisies, sur la base dun raisonnement professionnel et dune réflexion éthique que nul ne peut décréter. Mais aussi de savoirs partagés.
La professionnalisation et les savoirs
La pratique réflexive ne suffit pas, chacun ne peut réinventer la poudre, il importe donc que tous les acteurs aient accès aux savoirs issus de la recherche en éducation et puisse se les approprier et dialoguer avec eux sans les avoir toujours construits eux mêmes. Aujourdhui, une bonne partie des enseignants de français, à tous les degrés, ne savent même pas que les didacticiens étudient la ponctuation, la conjugaison ou la production de textes, aussi bien du point de vue des opérations en jeu chez lexpert que de leur genèse. Les professeurs de français ont-ils une vague idée des travaux de Fayol sur la ponctuation ? Ce savoir leur serait plus utile que dêtre condamnés à répéter pendant vingt ans " Fais des phrases, ponctue, va à la ligne, mets des points et des virgules ", sans avoir la moindre idée de ce qui empêche les apprenants de comprendre des choses aussi simples
Létat des savoirs en sciences de léducation, didactiques comprises, na pas réponse à tout. Il y a des savoirs controversés, ou encore trop limités pour aider laction. Et il ne suffit pas de mettre les savoirs les plus solides à la disposition des enseignants, même dans des publications accessibles et lisibles. Si les enseignants ne sont pas à la base mieux formés en sciences humaines et sociales, ils les ignoreront durant toute leur carrière ou y chercheront de simples recettes.
Influencer les pratiques par le biais des savoirs, cest informer et former, de toutes les façons possibles : de la plus classique transmission de savoirs constitués jusquà lanalyse de pratiques professionnelles et de situations éducatives complexes, qui reconstruit du savoir sans en avoir lair, en passant par le conseil, la supervision, laccompagnement de projets et toutes les démarches dautoévaluation, de réflexion, de confrontation qui contribuent à faire évoluer les représentations et les savoirs.
Du coup, le pilotage partagé des pratiques na plus pour premier enjeu dobtenir le respect de nouvelles normes, mais de favoriser la construction de savoirs dont découleront " naturellement " de nouvelles façons de penser, donc denseigner et dévaluer. Il sagit donc de réfléchir sur lensemble des influences culturelles qui empêchent les enseignants de pratiquer, dannée en année, à peu près de la même façon.
Évoluer au-delà de linconfort
Le moment décisif, dans le cycle de vie des enseignants, cest latteinte dune vitesse de croisière. Jusque là, chacun évolue pour réduire son angoisse, sa fatigue ou son inconfort. Une part de régulation se fait spontanément quand les débutants souffrent, quand ils ont peur, quand enseigner leur pose problème au quotidien.
Un enseignant débutant évolue donc jusquà ce quil ait trouvé ses marques et une vitesse de croisière. Il peut alors senfermer dans la routine. Il sensuit que linconfort ne saurait être le moteur unique de la pratique réflexive, quelle doit à terme dépendre en priorité de lécart aux objectifs et de lintérêt des élèves.
Que se passe-t-il le jour où un enseignant se dit régulièrement " La journée ne sest pas mal passée ", alors quun tiers de ses élèves nont aucun plaisir à venir à lécole et napprennent pas grand chose ? Sil reste aveugle à ce décalage ou persuadé que léchec est une fatalité, aucun aiguillon ne le poussera à se poser de nouvelles questions. On saisit limportance de construire, en formation initiale, une identité et une posture réflexives qui stimulent le changement au-delà de la recherche dun régime de croisière.
Si cette identité et cette posture sont absentes, ni offres de formation continue, ni dispositifs daccompagnement, ni projets détablissement nauront deffets. Il ne suffit pas de multiplier les ressources et les occasions de formation. On sait bien que ceux dont les élèves en tireraient le plus grand bénéfice ne sinscrivent pas aux formations continues. Le paradoxe est connu : ceux qui devraient changer sont aussi ceux dont les mécanismes de défense sont les plus efficaces. Ils laissent faire ou raillent les boulimiques qui vont sans cesse en formation continue, travaillent dans une équipe, fréquentent un groupe danalyse de pratiques, sont au cur du projet détablissement ou choisissent denseigner dans les zones les plus défavorisées.
Une partie des enseignants sont des forteresses bien défendues. Certaines cachent des pratiques tous à fait équitables et efficaces, forgées par un cheminement solitaire. Que faire lorsque les pratiques dun enseignant enfermé dans sa forteresse sont au contraire indéfendables dans de nombreux registres ? Il est inutile de fonder de grands espoirs sur la répression, mais illusoire aussi de se contenter de multiplier les ressources de formation. Il faudra, dune manière ou dune autre, trouver un cheval de Troie.
Sauf à rester angélique, il faut bien affronter la question de lintervention en face à face ou de lintervention en petits groupes, non pas comme mécanisme de notation ou de répression, mais comme incitation forte et personnalisée à adopter une autre posture professionnelle, celle qui conduira à se former, mais avant cela à se mettre en question, à réfléchir sur ses pratiques, à se rendre sensible à la souffrance ou à léchec dune partie des élèves.
Sagit-il de pilotage pédagogique ? Je distinguerai lintervention elle-même, qui relève dune pratique dencadrement, daccompagnement, voire dévaluation, de la conception dun dispositif capable datteindre les enseignants qui se protègent de la formation et de la mise en question. Si la réflexion sur le pilotage pédagogique sarrête au seuil de tels dispositifs, elle ne traite que la partie la plus facile du problème.
On peut se demander : qui doit intervenir auprès des enseignants qui névoluent pas spontanément ? Est-ce laffaire des chefs détablissement, de linspection ou faut-il inventer de nouveaux rôles, inscrits dans de nouvelles structures ?
On retrouve le conflit possible entre contrôle et régulation. Peut-on être dans les deux postures à la fois ? Cela serait plus économique, mais le paradoxe de lévaluation formative est bien connu : pourquoi dévoilerait-on ses failles à quelquun qui, par ailleurs, doit faire le bilan de vos compétences et peut infléchir votre carrière ? Il faut être fou pour faire entièrement confiance à un inspecteur chargé de vous noter ou à un chef détablissement qui est votre supérieur direct.
Les chefs détablissements et les inspecteurs napparaissent donc pas les mieux placés pour contribuer en face à face à la professionnalisation des enseignants dont les pratiques sont défaillantes. Ils peuvent intervenir en urgence, pour sauvegarder les intérêts des élèves. Pour inciter au changement, il faut passer par une relation plus égalitaire, fondée sur une analyse partagée du travail et des obstacles auxquels il se heurte.
Analyse du travail et feed-back
Comment fais-tu ? Comment raisonnes-tu ? Comment parviens-tu à captiver leur attention ? À gagner leur confiance ? Mais aussi : Pourquoi ne vois-tu pas que cet élève est bloqué ? Pourquoi ne tintéresse pas cet autre qui semble ailleurs ? Pourquoi, si tu as limpression quils sennuient, ne poses-tu pas la question aux intéressés ? Pourquoi ne téléphones-tu pas aux parents pour comprendre pourquoi leur enfant est aussi perturbé ? Pourquoi ne vérifies-tu pas ton hypothèse sur tel mécanisme de ségrégation en parlant ouvertement avec les élèves ? À ton avis, pourquoi sont-ils aussi agités ? Penses-tu que cette épreuve te renseigne sur leurs acquis ? Ne penses-tu pas que cette tâche marginalise les élèves faibles ?
Ces questions ne sont faciles ni à poser, ni à entendre. Ce sont pourtant les seules qui, s'il ny a pas denjeu de notation, peuvent ébranler une pratique. On ne peut mettre les gens en chemin sans savoir comment ils pensent, comment ils posent les problèmes, quel est leur champ de vision, comment ils construisent des hypothèses, réagissent quand cela ne marche pas, régulent les situations problématiques.
Ce questionnement est plus clinique que normatif. Cest celui dun moniteur qui forme un pilote et pour cela tente de saisir son raisonnement, de comprendre pourquoi il est aveugle à certains indices, obsédé par certains risques et indifférents à dautres, trop prompt ou trop lent à réagir à certaines situations.
Il faut une sorte de curiosité, de capacité de sétonner, de formuler des questions sans complaisance, mais sans jugement de valeur sur la personne et dont les réponses peuvent être relativement sincères, parce quelles nauront dautres effets que ceux que lintéressé voudra bien leur donner. On peut faire lhypothèse que cest à ce prix quon peut réamorcer un travail réflexif mis en sommeil à un certain moment du cycle de vie professionnel, sil a jamais commencé.
Lentretien dexplicitation, qui fait fureur en éducation, peut être un outil, même si ce nest pas au départ un outil dintervention, mais de recherche. On peut sinspirer de méthodes développées dans le champ de lanalyse du travail par exemple lautoconfrontation. Ici, ce ne sont pas tant les méthodes particulières qui mintéressent. On en trouve ou on en construit. Au préalable, il faut développer une posture et une relation réflexives et coopératives, basées sur la confiance et le projet de faire avancer la pratique, hors de toute notation ou incidence institutionnelle.
Peut-on infléchir les rôles du chef détablissement ou de linspecteur dans ce sens ? Cela semble difficile. Doù lidée de confier le rôle dinterlocuteurs à de nouvelles personnes-ressources. Certains systèmes ont tenté lexpérience. Des enseignants rendent visite à des collègues, les observent, les interrogent, dialoguent avec eux, leur donnent un feed-back. Cela se fait indépendamment de linspection, qui peut continuer à évaluer. noter, faire progresser la carrière, mais ne prétend pas réguler les pratiques, ou seulement sur les aspects les plus formels. On peut aussi envisager des interventions en équipes mixtes rencontrant des enseignants individuellement ou en groupe.
Ne pas se cacher la tête dans le sable
Il ny a pas de système dintervention entièrement convaincant qui soit en même temps facilement réalisable à large échelle, ne serait-ce quen raison de son coût et, au moins au départ, du manque dintervenants qualifiés pour un tel travail.
Sans prétendre résoudre le problème, je voulais simplement le poser et insister sur le fait que lensemble des dispositifs nationaux, académiques et locaux qui environnent les gens de stimulations, dincitations, de projets ne sont pas à la hauteur du défi, parce quils sadressent aux favorisés, à ceux qui sont déjà en route. Ceux qui maîtrisent tous les codes, ont acquis les bonnes dispositions, font preuve du rapport idoine au savoir, à linstitution et au changement, bénéficient de toutes ces ressources et ne passent à côté daucune occasion de se former.
Tant mieux ! Mais comment atteindre les gens qui, à la limite, se retirent de la conversation dès quon parle de pédagogie ou dès quun désaccord surgit, ou dès quils se sentent un peu mal à laise dès quils ne peuvent justifier tout ce quils font.
Peut-on, dans le système éducatif français, imaginer des dispositifs capables de mettre en mouvement les pratiques pédagogiques qui névoluent pas spontanément ? Cest loin dêtre évident. Les enseignants ont conquis une semi-liberté pédagogique, garantie juridiquement et institutionnellement, défendue par les syndicats. Ce qui veut dire que dès lors quun enseignant ne franchit pas la ligne jaune - absentéisme, atteinte aux murs, violence ou mépris du programme - on lui laisse une très large autonomie dans son travail. Comment faire évoluer des gens qui demeurent inaccessibles aussi longtemps quils nont pas grossièrement violé leurs obligations professionnelles ?
Ce quil faut donc négocier dabord avec les associations denseignants, cest la légitimité et la nécessité de trouver les moyens daller chercher les gens là où ils sont, parfois à des années lumière dune pratique réflexive. Si la réflexion sur le pilotage naffronte pas ce problème, elle passe à côté de lessentiel. On ne peut plus se cacher derrière des dispositifs généraux pendant des décennies, il faudra bien que quelquun approche les enseignants autrement que pour les noter, sintéresse à ce quils font, rompe une forme de solitude protectrice mais aussi conservatrice. Cela ne peut se faire contre la profession et doit donc tenir compte de toutes les craintes dabus de pouvoir, de mise en concurrence, de salaire au mérite, etc. Contrairement à ce quon imagine, la culture de lévaluation qui tient le haut du pavé ne peut que nourrir des fantasmes et bloquer lévolution vers des dispositifs coopératifs. Lobsession des indicateurs et du contrôle des résultats est en train de compromettre la conception et la mise en place de systèmes subtils et coopératifs de suivi des personnes !
Il existe une grande complicité dans les systèmes éducatifs pour éviter ce problème. Une bonne partie des inspecteurs soit ne vont presque plus dans les classes, soit y vont pour des raisons bureaucratiques, non pour aider les professionnels à analyser leur travail et à construire de nouvelles compétences. Il y a fuite devant la confrontation. La notation peut nêtre elle aussi quune fuite, qui arrange tout le monde.
Lanalyse, source de régulation, passe par le dialogue plutôt que par la note. Elle demande un temps dobservation pointue, dentretien, puis le courage de pointer des pratiques discutables, de poser des questions dérangeantes, de suggérer des hypothèses que le praticien na pas envie dentendre, tout cela pour amorcer un processus réflexif qui devrait se poursuivre au-delà de la rencontre.
Aujourdhui, une partie des enseignants passe entre les gouttes, même sils sont formellement " inspectés ". Il arrive quen vingt ou quarante ans, personne nait jamais dit à Monsieur X ou à Madame Y que cela nallait pas, quil est inéquitable ou inefficace de traiter les élèves ou les programmes de la sorte. Ce nest pas simplement une question de courage individuel. Le courage de dire ce qui ne va pas doit être, dans une organisation, soutenu par des dispositifs, par des mandats. Au bout du compte, cependant, un visiteur se trouve confronté à un enseignant et doit choisir entre ne rien dire dutile ou trouver le courage personnel de dire des choses qui peuvent être ressenties comme désagréables, injustes, blessantes.
La question du pilotage pédagogique, de sa légitimité, de ses limites est au cur du débat sur la professionnalisation du métier denseignant.
Il ne serait pas heureux quen réfléchissant sur leurs stratégies de pilotage, les chefs détablissements, les inspecteurs, les formateurs et les experts sapprêtent à se partager le pouvoir pédagogique, sans sinterroger sur la place des enseignants dans le débat ni sur lorientation que prend ou doit prendre leur métier.
Le dilemme est connu : soit avancer en circuit fermé et inventer de nouveaux dispositifs institutionnels, en mettant entre parenthèses les contradictions du système éducatif et les autres acteurs, en sachant quils finiront bien par se rappeler à notre bon souvenir. Soit les intégrer demblée à la réflexion et courir le risque de ployer sous la complexité et létendue des divergences
Il nest pas possible de faire des références aux très nombreuses thématiques touchées ici à propos du pilotage pédagogique. Je me borne donc à indiquer quelques textes dans lesquels les thèses défendues ici sont développées plus substantiellement. Une bonne partie sont disponibles sur Internet :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/
Perrenoud, Ph. (1996) Le métier denseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.
Perrenoud, Ph. (1996) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).
Perrenoud, Ph. (1997) Formation continue et obligation de compétences dans le métier denseignant, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1998) Savoir réfléchir sur sa pratique, objectif central de la formation des enseignants ?, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1998) Évaluer les réformes scolaires, est-ce bien raisonnable ?, in Pelletier, G. (dir.) Lévaluation institutionnelle de léducation, Montréal, Éditions de lAFIDES, pp. 11-47.
Perrenoud, Ph. (1999) Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs, in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de lenseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, pp. 88-103.
Perrenoud, Ph. (1999) Linnovation toujours recommencée ou peut-on apprendre de lexpérience des autres ?, in Ministère de lÉducation nationale, de la recherche et de la technologie, Transfert de linnovation, Paris, pp. 19-27.
Perrenoud, Ph. (1999) Létablissement, principal garant du renouveau pédagogique, Le Point en administration scolaire (Québec), Vol. 2, n° 1, Cahier central " Le point de réflexion ", pp. 1-16.
Perrenoud, Ph. (2000) Lautonomie au travail : déviance déloyale, initiative vertueuse ou nouvelle norme ?, Cahiers Pédagogiques, n° 384, mai, pp.14-19.
Perrenoud, Ph. (2000) Du curriculum aux pratiques : question dadhésion, dénergie ou de compétence ?, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (2001) Mettre la pratique réflexive au centre du projet de formation ?, Cahiers Pédagogiques, janvier, n° 390, pp. 42-45.
Perrenoud, Ph. (2001) Préparer les enseignants au changement, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (2001) Les sciences de léducation proposent-elles des savoirs mobilisables dans laction ?, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (2001) Obligation de compétence et analyse du travail : rendre compte dans le métier denseignant, in Lessard, C. et Meirieu, Ph. (dir.) Lobligation de résultats en éducation, Paris, ESF, à paraître.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_17.html
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http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_17.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |