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De la pratique réflexive
au travail sur lhabitus
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2001
Sous la pratique lhabitusLa prise de conscience et ses moteurs
La pratique réflexive postule implicitement que laction fait lobjet dune représentation. Lacteur est supposé savoir ce quil fait, il peut donc sinterroger sur les mobiles, les modalités et les effets de son action.
Que devient la réflexion lorsque son son objet se dérobe, lorsque sa propre action échappe à lacteur ? Non parce quil serait sous hypnose ou dans un état second. Non parce quil naurait aucune idée de ce quil fait. Mais parce quil ne sait pas exactement comment il le fait et na pas, au quotidien, de pressantes raisons den prendre conscience.
Par son histoire, le paradigme réflexif sancre à lorigine dans les métiers techniques ou scientifiques. Or, lorsquun ingénieur fait des calculs, lorsquun architecte trace des plans, lorsquun médecin planifie un traitement, le caractère éminemment rationnel des procédures masque le caractère partiellement inconscient de lactivité. La dimension réflexive ny rend pas nécessairement sensible, puisquelle porte dabord sur les écarts délibérés à la procédure, fondés sur lexpérience et une forme dintuition (Petitmengin, 2001). En réalité si lon tente danalyser, par exemple avec lapproche de Vermersch, ce que lon entend par " sixième sens ", know how, insignt, vista, Gestalt et autres façons de nommer une pensée qui ne suit pas les règles de lart, on retrouve probablement le préréfléchi et linconscient pratique.
Il se peut que linsistance sur la composante réflexive, associée à la lucidité et à la pensée consciente, ait empêché Schön et ses émules de reconnaître ouvertement que toute action complexe, même si elle est, en apparence, essentiellement logique ou technique, nest possible quau prix de fonctionnements inconscients. Dans les métiers de lhumain, les professionnels se défendent moins contre cette idée, mais peut-être pour une mauvaise raison : la dimension intersubjective évoque les mécanismes de défense et de refoulement, donc linconscient freudien. Or, cest dinconscient pratique quil sagit, celui que traquent depuis quelques années les travaux sur laction préréfléchie basés sur lentretien dexplicitation (Vermersch, 1994 ; Vermersch et Maurel, 1997) et les travaux dergonomie, de psychologie et de sociologie du travail visant une analyse fine de lactivité (Clot, 1995, 1999 ; Montmollin, 1996 ; Jobert, 1998, 2000 ; Terssac, 1992 ; 1996). On rejoint inévitablement la théorie piagétienne de linconscient pratique et des schèmes (Piaget, 1973, 1974 ; Vergnaud, 1990, 1994, 1995) et son pendant sociologique, la théorie de lhabitus, associée à luvre de Bourdieu (1972, 1980), rediscutée récemment par Lahire (1998, 1999) et Kaufmann (2001), ou encore prolongée par des philosophes (Bouveresse, 1996 ; Taylor, 1996).
On entrevoit aussi une jonction avec les travaux sur le transfert et les compétences, qui mettent laccent sur des processus de mobilisation de ressources cognitives qui demeurent largement inconscient, sinon dans leur existence, du moins dans leur fonctionnement. Cette " alchimie étrange ", dont parle (Le Boterf, 1994), nest rien dautre que le fonctionnement de lhabitus qui, confronté à une situation, prend en charge une série dopérations mentales qui vont assurer lidentification des ressources pertinentes, leur transposition éventuelle, leur mobilisation orchestrée pour produire une action adéquate. Lalchimie est étrange parce que la " grammaire génératrice des pratiques " nest pas une grammaire formalisée (Perrenoud, 2000 a).
La conjugaison de ces divers courants permettra de poser et peut-être de commencer à résoudre la question qui nous occupe ici : comment articuler le paradigme réflexif et la reconnaissance dun inconscient pratique ? Le problème se pose dun point de vue théorique (Perrenoud, 1976, 1987, 1994 a, 1996 a, 1999) aussi bien que dans le cadre de la formation des enseignants (Faingold, 1993, 1996 ; Perrenoud, 1994 a, 1996 b).
Peut-on réfléchir sur son habitus ? Au prix de quel travail de prise de conscience ? Et où cette réflexion mène-t-elle ? Donne-t-elle prise sur ses schèmes ou se borne-t-elle à nourrir des étonnements, des hontes, des malaises ?
Lillusion de limprovisation et de la lucidité
Toute réflexion sur sa propre action ou celle dautrui contient en germe une réflexion sur lhabitus qui la sous-tend, sans que le concept et encore moins le mot ne soient en général utilisés. Chacun sait quil met en jeu des dispositions stables quil nommera son caractère, ses valeurs, ses attitudes, sa personnalité, son identité. De là à accepter que ce qui sous-tend son action lui échappe en partie, il y a un pas que nul ne franchit volontiers.
Notre culture individualiste favorise ce que Bourdieu a nommé " lillusion de limprovisation ". Chacun imagine quil " invente " ses actes, sans percevoir la trame assez constante de ses décisions conscientes et plus encore de ses réactions dans lurgence ou la routine. Il est difficile de mesurer le caractère répétitif de ses propres actions et réactions, et plus difficile encore de percevoir les effets négatifs dune façon réitérée dignorer, deffrayer ou de ridiculiser tel élève, de formuler des consignes, dempêcher les apprenants de réfléchir par eux-mêmes en devançant leurs questions, etc.
Chacun résiste à lidée quil est mû par son habitus sans en avoir conscience et plus encore sans parvenir à identifier les schèmes en jeu. Notre désir de maîtrise nous pousse à surestimer la part du conscient et du rationnel dans nos mobiles et nos actes. Nous pouvons certes admettre quil est parfois plus efficace ou expéditif dagir sans trop réfléchir, de laisser jouer des " automatismes ". Mais nous aimerions croire que cest un renoncement délibéré, que nous pourrions reprendre le contrôle à condition de le vouloir.
Or, il nen est rien. La prise de conscience se heurte assez vite à lopacité de laction elle-même et plus encore des schèmes qui la sous-tendent. Elle exige un travail de lesprit, elle ne devient possible quà condition de prendre du temps, dadopter une méthode et des médiations appropriées (vidéo, écriture ou entretien dexplicitation, par exemple). Cette tentative peut échouer, car elle se heurte parfois à de puissants mécanismes de dénégation et de défense.
Il nest jamais simple de mettre en question, dans la réflexion sur laction, la part de soi même que lon connaît et que lon assume. Il est encore plus difficile et inconfortable détendre la réflexion à la partie préréfléchie ou inconsciente de notre action. Nul nignore que ce quil fait est, en dernière instance, lexpression de ce quil est. Nul nest entièrement aveugle à lintérêt quil aurait à avoir accès à la grammaire génératrice de ses pratiques les moins réfléchies. Toutefois, même le praticien le plus lucide préfère interroger ses savoirs, son idéologie, ses intentions plutôt que ses schèmes inconscients.
Notre vie est faite de répétitions partielles. Les situations ne varient pas au point de nous obliger, chaque jour, à inventer de nouvelles réponses. Laction est souvent une reprise, avec des variations mineures, dune conduite déjà adoptée dans une situation similaire. La répétition, même si elle est moins exaltante que linvention permanente de la vie, est au cur du travail et de toute pratique, même si les micro variations appellent de micro ajustements des schèmes. Si une posture et une pratique réflexives ont pour sens de réguler laction, il ny a donc aucune raison quelles sarrêtent au seuil de la partie la moins consciente de lhabitus. Reste à savoir si une prise de conscience doublée dune réflexion peut donner prise sur cette partie de soi-même.
Apprendre de lexpérience
Lêtre humain est capable à la fois dimproviser devant des situations inédites et dapprendre de lexpérience pour agir plus efficacement lorsque des situations analogues se présenteront. Cet apprentissage résulte, sous sa forme la plus banale, dune forme dentraînement : la réaction sera dautant plus rapide, plus assurée, plus efficace que lacteur évite mieux les erreurs et hésitations des premières fois. Cet entraînement peut être involontaire, se limiter à un ajustement progressif, par essais et erreurs ; il peut, à lautre extrême, passer par un travail réflexif délibéré et intensif, consenti pour que, la prochaine fois, le praticien soit mieux " préparé ", parce quil se sera, dans lintervalle, exercé par anticipation, à la manière dont un pilote de rallye ou un skieur parcourent mentalement la route ou la piste avant le départ. " Travailler le geste " revient alors à affiner, différencier ou mieux coordonner les schèmes perceptifs et moteurs dont le geste est la mise en uvre.
Lorsquon sintéresse à une pratique où " dire, cest faire ", où la portée des gestes est avant tout symbolique, il paraît vain daccroître à linfini la perfection des gestes, au sens strict du mot. Leur efficacité dépend du sens quautrui leur donne. Certes, la netteté, lassurance, la précision, lélégance des gestes de lenseignant ne sont, pas plus que sa voix, sa posture ou ses vêtements, étrangers à sa présence en classe, et à la façon dont se noue la relation pédagogique. Mais les " gesticulations " du pédagogue népuisent pas sa pratique.
Peut-on étendre le raisonnement à des actions quon ne saurait réduire à des mouvements biens maîtrisés et coordonnés ? Si la notion de geste professionnel, centrale dans certaines approches de la formation des enseignants, nest pas une métaphore irrecevable, cest justement du fait de lunité de ce qui sous-tend laction humaine : des schèmes qui ne changent pas radicalement de nature, de mode de genèse et de mode de conservation selon quil sagit dune action visible ou dune conduite plus complexe, symbolique et en partie inaccessible à lobservation directe.
Par ailleurs, plus on séloigne de situations stéréotypées, plus la répétition obsessionnelle du geste, quil soit physique ou symbolique, devient dérisoire. La pratique pédagogique est une intervention singulière, dans une situation complexe qui ne se reproduit jamais de façon strictement identique. Sans doute retrouve-t-on des points communs, mais jamais assez pour quil soit pertinent de perfectionner des automatismes, sauf à propos de petites choses, par exemple lutilisation du tableau noir ou du rétroprojecteur. Dans le domaine de laction symbolique, lenseignant doit sadapter à des situations partiellement inédites, même sil y a toujours des analogies et donc une possibilité de réinvestir ou de transposer des éléments de réponse déjà construits.
Le paradoxe est sans doute que, pour ajuster laction à ce que la situation a de singulier, il importe de prendre conscience de ce quelle a de banal. Cest en effet cette familiarité qui mobilise des schèmes construits et dissuade lacteur de se poser des questions et de délibérer.
On pourrait dire que la pratique réflexive, non contente de se heurter à lopacité de notre habitus, est appauvrie par la rapidité et lefficacité avec lesquelles nous gérons les situations quotidiennes.
Apprendre de lexpérience consiste certes à se servir de moments dexception pour comprendre qui lon est et ce que lon vaut. Mais cest tout autant se décentrer par rapport aux schèmes, au prêt-à-penser, au prêt-à-réagir qui nous dispense en temps ordinaire de trop se poser de questions avant dagir.
Cette économie dénergie et de doute est appréciable, mais elle peut figer le praticien dans une expérience qui ne lui apprend rien, faute dêtre élaborée, interrogée, mise en mots. Il ny a pas de pratique réflexive complète sans dialogue avec son inconscient pratique, donc sans prise de conscience !
Passer dune réflexion sur laction à un travail sur la partie la moins consciente de son propre habitus ne va nullement de soi. Un praticien réflexif peut senfermer dans une vision très rationaliste de laction. Ou, sil a une culture psychanalytique, sen tenir à un inconscient freudien et considérer quil nest à luvre que dans des situations à fortes composantes relationnelles et émotionnelles. Même sil accepte dêtre fait de mille routines qui, sans être refoulées, fonctionnent en partie à son insu, il ne lui est pas facile den prendre conscience.
Il nest donc pas sans intérêt dexplorer les rapports entre la réflexion sur laction et le travail sur lhabitus.
La réflexion dans laction (Schön, 1994, 1996) peut contribuer à infléchir le processus en cours. La réflexion sur laction se déroule plutôt dans laprès-coup, immédiat ou plus tardif. Elle revient par la pensée sur une action accomplie. Que peut-elle en faire ?
Laction est par essence fugitive, elle naît, se développe, séteint, comme on dit dune action en justice. Il nen reste que des traces, les unes dans la mémoire de lacteur, les autres dans son environnement, y compris lesprit de ses partenaires ou adversaires du moment. Peu importe que tout se joue en une fraction de seconde ou en plusieurs semaines : une fois achevée, laction appartient au passé, on ne peut que la reconstituer, à la lumière des témoignages quapportent les personnes, les écrits et les traces matérielles, à la manière dont un juge dinstruction se transporte sur les lieux du crime, dont un historien ou un journaliste reconstruisent des conduites à partir de témoignages et dindices.
Il y toujours décalage entre laction et sa représentation a posteriori, partiale et fragmentaire, produit dune reconstruction qui, elle, nest jamais définitive. Une nouvelle expérience, un nouvel essai, un nouveau savoir, un nouveau contexte peuvent éclairer rétroactivement une action passée, changer son sens, la placer dans une autre perspective. Sa représentation peut senrichir en fonction dun travail délibéré dinvestigation, danalyse, de reconstruction, ou de façon plus inconsciente, au gré de processus de rationalisation et de schématisation caractéristiques de notre mémoire. La représentation de laction sappauvrit au gré de loubli ou du refoulement, qui effacent ou estompent les traces et les souvenirs. De plus, une action située se fond souvent dans une famille dactions semblables et perd ses caractéristiques singulières.
Si la mémoire de laction peut évoluer, sa " réalité objective " est au contraire à jamais figée. Cest pourquoi nul ne peut, au sens strict, retravailler une action, à la manière dont un sculpteur, un peintre, un musicien ou un auteur " reprennent " une uvre en gestation, jusquà ce quils en soient las ou satisfaits. Ce quon fera demain est une action nouvelle.
Ce qui sous-tend laction
Travailler sur sa pratique, cest donc en réalité travailler sur une famille dactions comparables et sur ce qui les sous-tend et en assure une certaine invariance, cest, comme le danseur, lathlète, le comédien ou lamant, se préparer à faire mieux ou autrement " la prochaine fois ". Cest à la fois se souvenir et tenter danticiper, cest réfléchir à laction à venir en fonction de laction achevée.
Un artisan, un artiste, un sportif disent quils travaillent chacun de leurs gestes, aussi bien que leur coordination. Ce travail sur la perfection du geste, mille fois recommencé, pourrait donner à croire quon " sculpte " directement laction. En réalité, on travaille :
Parmi ces dispositions relativement stables, on sen tiendra ici à la dernière catégorie, en utilisant la notion dhabitus pour désigner lensemble des schèmes dont dispose un individu à un moment déterminé de sa vie.
Bourdieu (1972, 1980), après Aristote et Saint Thomas (Héran, 1987 ; Rist, 1984), définit lhabitus comme la " grammaire génératrice " des pratiques dun acteur, autrement dit comme un " système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, dappréciations et dactions, et rend possible laccomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme " (Bourdieu, 1972 pp. 178-179).
Vergnaud (1990, p. 136) appelle schème " lorganisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée ". Ce qui est très proche de la classique définition piagétienne : " Nous appellerons schèmes daction ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable dune situation à la suivante, autrement dit ce quil y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action " (Piaget, 1973, pp. 23-24).
La notion dhabitus souligne lintégration des schèmes en un système, en une " grammaire génératrice " de nos pensées et de nos actes. Lhabitus étant un ensemble de dispositions intériorisées, on ne saisit que ses manifestations, à travers des actes et des façons dêtre au monde. Lexistence des schèmes ne peut être quinduite par un observateur, à partir de la relative stabilité des conduites dun sujet dans des situations analogues. Ainsi, en constatant à maintes reprises quun enseignant hésite à sanctionner les élèves déviants et diffère toute répression aussi longtemps que possible, lobservateur en conclut quil existe une structure stable (schème ou configuration de schèmes et dattitudes), qui autorise à prévoir assez correctement la conduite du sujet dans une situation de même type.
Soulignons quun schème lui-même nest pas une connaissance, au sens dune représentation du réel. Vergnaud le considère comme une " connaissance-en-acte ", affirmant ainsi, paradoxalement, que ce nest pas une connaissance, au sens ordinaire du mot. Cest la structure cachée de laction, son invariant, dont le mode de conservation est assez mystérieux, une forme de mémoire différente de la mémoire dévocation, une " mémoire du corps ", en fait un ensemble de traces dans le système nerveux central et le cerveau, qui fonctionne sans que le sujet ait à " sen souvenir ". Ce qui explique que nombre de nos schèmes de pensée et daction échappent à notre conscience.
Linconscient pratique
Lhabitus relève pour une part dun inconscient que Piaget (1964) a qualifié de pratique. Selon Vermersch :
Un des points importants à souligner est que cette approche, en termes de prise de conscience, définit un inconscient particulier qui na pas besoin, pour être conçu, de lhypothèse du refoulement propre à la démarche freudienne. Cet inconscient ou, de manière plus descriptive, ce non-conscient se définit par le fait quil correspond à des connaissances préréfléchies, cest-à-dire des connaissances que le sujet possède déjà sous une forme non conceptualisée, non symbolisée, donc antérieure à la transformation qui caractérise la prise de conscience.En ce sens, la théorie de la prise de conscience de Piaget est en même temps une théorie du non-conscient cognitif normal.
Ce qui est fondamental cest que lon a ainsi défini une catégorie de non-conscient qui est conscientisable. Cest-à-dire dont on sait pouvoir, moyennant une conduite particulière qui constitue un véritable travail cognitif (mais pas une cure), amener à la conscience (Vermersch, 1994, pp. 76-77).
Y a-t-il deux inconscients ? Lun serait accessible à la prise de conscience au prix dun travail patient, mais qui ne menace pas le sujet. Lautre, celui qui occupe la psychanalyse, serait daccès beaucoup plus difficile, parce que le sujet, qui pourtant souffre et choisit volontairement la cure, mobilise en même temps toute son énergie pour ne pas savoir.
Il nous semble plus fécond de soutenir que lhabitus est unique, mais que la prise de conscience de tel ou tel schème ou ensemble de schèmes suppose un travail de lesprit qui diffère selon la nature de laction, dune part, les enjeux de la prise de conscience, dautre part. On peut imaginer :
Entre ces extrêmes, on situera lensemble des schèmes dont la prise de conscience, sans ébranler les fondements de lidentité et de la personnalité, pourrait faire vaciller un instant limage de soi, blesser lamour-propre ou altérer le confort moral du sujet. Lorsquil prend conscience dun schème daction qui lui permet dexclure ou dhumilier régulièrement autrui sans en assumer la responsabilité, lacteur concerné ne se sent pas très fier de soi. Même un schème apparemment innocent, qui sous-tend par exemple une erreur répétitive destimation ou danticipation, peut susciter un moment dembarras lorsquil devient conscient.
Peut-être faudrait-il distinguer la résistance à la prise de conscience dun simple schème de pensée ou daction, de la résistance à la prise de conscience du système de pensée ou daction dont ce schème est solidaire, et surtout de léconomie psychique et des mobiles dont il témoigne, et des expériences inacceptables ou douloureuses auxquelles renvoie sa genèse, que ce soit dans la petite enfance (approches psychanalytiques classiques) ou dans les conditions de vie actuelles (approches systémiques de lécole de Palo Alto par exemple). Prendre en compte le système dont participe un schème serait sans doute pertinent même dans des domaines où les enjeux " psychodynamiques " sont moins vifs. Il est sûr par exemple que certains schèmes producteurs derreurs font système et défient donc une intervention didactique ponctuelle. Cest leur cohérence qui assure leur stabilité et lenvie de la préserver qui fonde la résistance à la prise de conscience.
Autre complexité : la même action relève le plus souvent à la fois de la conscience et de linconscient, quil soit purement cognitif ou non :
Il ny a donc pas un champ où la pratique réflexive renverrait purement et simplement à des informations, des représentations, des savoirs et des techniques explicites, et un autre où prévaudrait le non conscient. Le mélange est permanent. Les opérations mentales portent sur des états de conscience, mais elles les produisent et les font évoluer, dans une large mesure, par la mise en jeu de schèmes inconscients. Aucune action matérielle ne se déroule sans faire appel à des régulations fines qui relèvent de linconscient pratique.
Cest dire quune pratique réflexive qui sétendrait à lhabitus affronte une complexité effrayante.
Le sujet naccède pas directement aux schèmes eux-mêmes, il sen construit une représentation, qui passe par un travail de prise de conscience.
La question fondamentale est de savoir si la prise de conscience reste un épiphénomène ou si, à certaines conditions, elle permet au sujet davoir prise sur son propre habitus. On pourrait appeler schéma la résultante du travail de prise de conscience dun schème (Perrenoud, 1976). Bien entendu, le concept de schéma nadmet aucune définition stable. Certains auteurs parlent indifféremment de schème et de schéma. Dautres parlent dun schéma daction comme dun plan, dun scénario, dun script inconscient (Raynal et Rieunier, 1997). Détourner, pour désigner des processus qui peuvent rester inconscients, des vocables de la vie quotidienne (plan, scénario, schéma ou script) qui évoquent une planification consciente de laction, me paraît une source majeure de confusion (les notions dhabitus ou de schème évitent ce travers). Il me semble plus clair de conserver à ces concepts leur sens commun, lié à lintentionnalité de laction. Dans cet esprit, je définirai un schéma comme une représentation simplifiée du réel, ici dune action ou dune suite dactions. Lorsquun schéma daction sélabore par prise de conscience de la structure invariante dune action, donc du schème qui la sous-tend, il ne supprime pas ipso facto le schème, qui peut continuer à fonctionner à létat pratique, et il ne sy substitue pas nécessairement dans le contrôle de laction.
Or, une élaboration réflexive et métacognitive na de sens que si elle donne à lacteur une certaine maîtrise de son inconscient pratique. À quoi bon savoir comment on fonctionne si lon ne parvient pas à changer ? Lespoir davoir prise sur son inconscient pratique est le principal moteur de la prise de conscience. Si cet espoir est déçu, lacteur na aucune raison de persister.
Cest pourquoi il importe didentifier les conditions de la prise de conscience et ses chances de donner une certaine maîtrise du changement. Il apparaît que la prise de conscience est inégalement probable selon :
Les procédures incorporées résistent moins que les schèmes construits au gré de lexpérience.
Les procédures incorporées
Certains schèmes se développent au gré de la mise en pratique régulière dune procédure ou plus généralement de ladoption dune " habitude sociale " (Kaufmann, 2001). Une procédure ou une coutume peuvent guider une action précise et adéquate, mais elle ne deviendra efficace, rapide et sûre quà lissue dun entraînement qui, en quelque sorte, transforme la connaissance procédurale en schème. Lincorporation et la routinisation dune procédure dispensent progressivement dy faire référence. La règle ne revient en mémoire que pour faire face à un incident critique, qui met le schème en échec, à une divergence de vues ou à un simple étonnement, par exemple lorsquun tiers sexclame " Ah, tu ty prends de cette façon. Pas moi ! " De la même manière, lorsquun schème est né de la routinisation progressive dune procédure, le travail réflexif peut en déclencher son rappel.
Ce rappel semble faciliter la prise de conscience, mais il peut aussi empêcher une perception lucide du schème. En effet, même sil est à lorigine issu dune procédure, un schème " vit sa vie ", au gré de lexpérience. Il se différencie, senrichit, se complexifie ou au contraire sétiole, se dégrade, sabâtardit en fonction des exigences de laction. Il séloigne de la procédure initiale, sans que cet éloignement soit conscient. Le schème actuel nest donc pas véritablement saisi par la reconstitution de la procédure initiale.
Les schèmes construits au gré de lexpérience
Dautres schèmes se construisent au gré de lexpérience, sans jamais avoir été la traduction dune procédure explicite. Alors, à proprement parler, le sujet ne sait pas comment il fait.
Il peut vivre avec ce " mystère " parce que, dans une large mesure, ces schèmes se greffent sur une action consciente et rationnelle dont ils assurent la réussite à linsu de lacteur :
Dire quun opérateur de conduite de centrale nucléaire ou quun informaticien met en uvre des actions " non conscientes, non conceptualisées " paraît relever de labsurde. Mais cette objection confondrait les savoirs théoriques fondant laction, les savoirs procéduraux systématisés et formalisés qui, eux, sont nécessairement conceptualisés (ou en tous les cas lont été au moment de leur acquisition), avec ce que Malglaive (1990) appelle les savoirs dusage qui se sont construits à partir de laction, dans laction et qui ne sont pas ou peu formalisés.Autrement dit, dans toute action, même la plus abstraite, la plus déjà conceptualisée du fait des connaissances et des objectifs dont elle suppose la maîtrise, il y a une part de connaissances, de pensée privée, qui nest pas formalisée et conscientisée (Vermersch, 1994, pp. 72-75).
Le degré dexpertise dépend de cette part peu formalisée, qui est variable dun acteur à lautre, alors que tout le monde a accès aux mêmes procédures. Il ne suffit donc pas de réaffirmer ou de réexpliquer les règles, puisque le problème se situe en deçà ou au-delà des règles. Ce qui rejoint la conception de la compétence développée en ergonomie, comme maîtrise de lécart entre le travail prescrit et ce quil faut réellement faire pour assurer la performance (Jobert, 1998, 2000).
Nous avons distingué ailleurs (Perrenoud, 1996 b) diverses modalités selon lesquelles des schèmes largement ou totalement inconscients se mêlent à laction rationnelle et/ou y suppléent :
Il serait donc fallacieux de se représenter lacteur ordinaire comme la coexistence du Dr Jekyll et de Mr Hide. Linconscient pratique nest pas une face cachée de notre existence, il se niche dans une large mesure dans les replis de nos actions conscientes. Sauf dans un état second, nous savons toujours " à peu près " ce que nous faisons et pourquoi. Comme Dieu, à ce quon dit, linconscient pratique est dans les détails. Lorsquune enseignante exige que chaque élève lui dise au revoir en lui serrant la main et en la regardant droit dans les yeux, elle sait quelle le fait et pense savoir pourquoi. Ce quelle ignore, cest comment elle transforme insidieusement ce rituel en inquisition ou en domination et quelle satisfaction elle y trouve pour simposer et imposer chaque jour ce que beaucoup tiendraient pour un pensum.
Léchec comme moteur de la prise de conscience
Ne pas savoir comment il fait exactement ne dérange pas le praticien aussi longtemps quil atteint son but :
En psychologie de la cognition cest probablement Piaget, à la suite de Claparède, qui a étudié, de la manière la plus systématique, le décalage qui pouvait exister entre la réussite pratique et la compréhension de ce qui faisait la réussite de cette action, plus tardive génétiquement. Ce décalage montre bien quil y a possibilité de réussite sans la conceptualisation (Vermersch, 1994, p. 76).
Vermersch nous rappelle encore, sappuyant sur Piaget, que :
La prise de conscience ne se déclenche guère que sous la pression des échecs et obstacles rencontrés par le sujet quand il cherche à atteindre des buts qui le motivent. La cause de la conduite de prise de conscience est essentiellement extrinsèque au sujet, si dans sa confrontation à lenvironnement il ne rencontrait pas dobstacles quil puisse dépasser, la machine cognitive serait en panne (ibid., pp. 84-85) !
De léchec total de laction à sa réussite approximative, la prise de conscience est suscitée par un désir de plus grande maîtrise. Le sauteur à la perche proche du record du monde, lorsquil cherche désespérément à gagner un centimètre, nest guère différent de celui qui tente de réussir une performance élémentaire. Tous deux ont les mêmes raisons de prendre conscience de leur façon de sauter : mieux faire !
Le travail sur lhabitus est donc, presque toujours, un travail suscité par lécart entre ce que lacteur fait et ce quil voudrait faire, quil se sente en échec absolu ou simplement en retrait par rapport à ses ambitions.
Lorsque lobjectif est évident, valorisé, impossible à abandonner, et lorsque léchec est patent et nest pas imputable à la fatalité ou à autrui, le processus de prise de conscience se met en marche. Il nest hélas pas toujours facile de mesurer la performance dans un " métier impossible ", et encore moins de trouver la juste distance entre autosatisfaction béate et autodénigrement destructeur. De plus, un enseignant enchaîne un nombre impressionnant de petites décisions. Plutôt quau sauteur à la perche obsédé par une performance unique, il doit faire face à une multitudes de petits et de grands défis, sans savoir toujours ce que produit son action, soit parce quelle na deffets quà moyen terme, soit parce que lévaluation est empêchée par le flux des événements.
Lenseignant nest donc pas dans la situation de lathlète qui paie le prix de la prise de conscience parce que sa progression et ses médailles en dépendent. Dans un métier de lhumain, chacun soccupe de plusieurs usagers et poursuit plusieurs objectifs, sans avoir des critères sûrs pour savoir sils sont atteints. Lorsquils ne le sont pas, le praticien peut sabriter derrière mille excuses : le manque de temps, de moyens, de soutien de la hiérarchie, de coopération des collègues ou des usagers. Aussi sérieux soit-il, un enseignant peut vivre dans un certain flou et na pas toujours lénergie et la force voulue pour " se regarder marcher " (Fernagu Oudet, 1999).
Les résistances à la prise de conscience
Seuls les philosophes valorisent inconditionnellement la lucidité. Les êtres humains ordinaires marient la volonté de savoir et celle de ne pas savoir.
La prise de conscience présente des risques. Le plus simple touche à une forme de désorganisation de laction. Ce qui était simple en " pilotage automatique " peut devenir plus difficile lorsquil faut le faire en toute conscience. Un collègue intéressé par lexplicitation raconte par exemple quil a été un jour, dans un restaurant, fasciné par une serveuse capable de se souvenir sans prendre de notes dune multitude de commandes et dapporter à chaque convive exactement ce quil avait choisi. " Comment faites-vous ? ", lui a-t-il demandé. " Mais je ne sais pas ", a-t-elle répondu. Quelques minutes plus tard, prenant les commandes dune autre table, elle avait perdu sa maestria Lhistoire ne dit pas si elle la retrouva le lendemain ou si elle fut définitivement troublée par une question en apparence innocente. On peut en conclure quil nest pas nécessaire de toucher à lenfance et à Freud pour déstabiliser un praticien, voire le mettre en crise.
Le risque inhérent à la prise de conscience dun schème isolé ou dun pan de lhabitus nest pas lié seulement au travail dexplicitation, à la charge cognitive qui laccompagne et à la perte dune forme dinnocence cognitive. Le risque touche aussi à limpact des découvertes sur soi que peut susciter tout exercice de lucidité. Il est normal de vivre une ambivalences. Le " Connais-toi toi-même " nest pas laspiration de chacun.
Rien nassure donc que lécart entre la réussite visée et laction effective soit un moteur suffisant de la prise de conscience. Cest vrai notamment dans un métier, qui nest pas, comme le sport ou certains arts, axé uniquement sur le dépassement de soi et la performance. Dans un métier, il faut durer, pouvoir, bon an mal an, continuer à travailler et à se regarder dans la glace.
Le coût de la prise de conscience saccroît dans les métiers de lhumain, puisque ce nest pas seulement de maladresse, de rapidité, de vista ou de coordination des mouvements quil sagit, mais de pouvoir, de cruauté, de tolérance, de patience, de souci de soi et de lautre, de rapport au savoir et de bien dautres choses dont la prise de conscience ne laissera personne indemne, même si cela ne relève pas de la psychanalyse. Cette dernière thérapie nest dailleurs choisie en général que pour répondre à une souffrance. Le seul désir dêtre plus performant ne suffit pas.
Cest pourquoi il importe quune posture réflexive prenne le relais lorsque la résistance du réel ne suffit pas à provoquer la prise de conscience et à équilibrer le coût et les risques. Cette posture suppose sans doute une forte envie de remplir sa " mission " et un niveau élevé dexigence envers soi-même, donc la volonté de comprendre et de dépasser ce qui empêche de réussir, même lorsque nul ne peut rien vous reprocher.
La notion de conscience professionnelle prend ici un sens nouveau : elle passe aussi par un effort soutenu de prise de conscience de la façon dont on affronte les obstacles, aussi longtemps quil en reste et quon pense pouvoir mieux faire en comprenant mieux comment on sy prend et en transformant en conséquence ses pratiques.
Mais la prise de conscience et le travail sur lhabitus supposent sans doute aussi un rapport particulier à la vie, le goût du jeu ou du risque, une forme didentité et de quête de soi
Pourquoi assume-t-on le travail et les risques, si minces soient-ils, de toute prise de conscience ? Par jeu, par curiosité, par narcissisme, par exigence de lucidité ? Parfois. Mais surtout pour avoir prise sur son habitus, le discipliner, le renforcer, le transformer, par exemple pour devenir moins impulsif, moins angoissé, moins agressif, moins maladroit, moins méfiant, moins égocentrique, plus décentré, plus imaginatif, plus audacieux, plus réfléchi, etc.
Si lon ne peut rien changer à sa façon dêtre et de faire, pourquoi se donner la peine de réfléchir ? Pourquoi mettre à nu des mécanismes inconscients, quon doit dès lors assumer, si cette lucidité débouche sur limpuissance ?
Le désir de changer naît de la déception, du mécontentement de ce que lon fait. Ce quune personne veut faire évoluer, cest dabord sa pratique, comprise ici comme la répétition dactes semblables dans des circonstances analogues. Lorsque la répétition persiste en dépit de ses bonnes résolutions et de sa tentative de se maîtriser, se dominer, se discipliner, elle finit par se dire quelle est mue par un schème ou plusieurs schèmes de pensée et daction qui échappent plus quelle ne le voudrait à sa conscience et à sa volonté.
Cest alors, mais alors seulement quun travail sur lhabitus devient pertinent, quon le nomme façon dêtre, habitude, routine, automatisme, conduite névrotique, carcan, caractère, personnalité, voire " réflexe ".
Les enjeux du changement sont multiples, de la réussite de laction la plus technique au rapport au monde. Il arrive que lon passe insensiblement de lune à lautre.
De la routinisation dune procédure...
Le sens dun travail sur lhabitus napparaît pas de prime abord lorsque laction se prétend rationnelle, saffirme comme la mise en uvre de savoirs et de principes explicites. Dans ce cas, la régulation rationnelle peut sembler nexiger aucune prise de conscience des schèmes du praticien, mais plutôt un réexamen critique de la théorie ou de la méthode, autrement dit des connaissances déclaratives ou procédurales qui sont censées fonder son action. Lacteur se rallie à une nouvelle procédure, plus prometteuse, qui lui a parfois été proposée comme telle, ou quil déduit dans dautres cas de nouvelles connaissances théoriques.
Il restera à lincorporer, à la transformer en un schème efficace. Il lui faudra en même temps désactiver les schèmes en place pour traiter le même type de situations, ce qui peut être laborieux. Une personne ne modifie pas dun jour à lautre sa façon de lacer ses chaussures, de se moucher ou de marcher, quand bien même elle adhère à ce changement, le souhaite rationnellement et ny oppose aucune résistance inconsciente. Alors quon peut substituer un programme à un autre dans la mémoire dun ordinateur, il en va autrement dans lesprit humain : leffacement des routines anciennes prend du temps ; les schèmes ne disparaissent pas de notre " mémoire inconsciente ", ils sont plutôt désavoués, censurés, inhibés. Cest pourquoi ils peuvent resurgir en situation durgence ou de stress et entrer en conflit avec les apprentissages plus récents.
Confronté à un apprentissage pratique, chacun redécouvre que dans chaque action de routine intervient une part dinconscient pratique, qui assure rapidité et efficacité et procure un sentiment de maîtrise, qui sera provisoirement perdu, le temps dincorporer de nouvelles procédures.
De plus, même un changement de procédure technique, sans enjeux relationnels, affectifs, idéologiques apparents, suppose certains deuils importants, le renoncement à des routines qui ont fini par former une part didentité, qui contribuent à donner du sens à notre existence et ont parfois développé une dépendance.
On rencontre ici un paradoxe : linconscient pratique dont il sagit ici est le plus anodin, le plus éloigné de linconscient qui intéresse la psychanalyse, de lordre du cognitif et du sensori-moteur. Mais, justement parce quil cherche à optimiser une procédure rationnelle, lacteur résistera à lidée que cest aussi dinconscient quil sagit. Peut-être est-ce désormais admis par les sportifs de haut niveau et par leurs entraîneurs, alors que dautres praticiens souhaitent croire que la raison et le drill volontaire contrôlent leurs moindres gestes.
à la quête identitaire
Si la transformation des gestes les plus techniques met en jeu lhabitus, cest évidemment encore plus vrai des pratiques dans les métiers de lhumain, où les jeux avec laltérité, le pouvoir, la séduction, lincertitude, la dépendance placent sans cesse le professionnel aux limites de ce que la raison seule permet de comprendre et de réaliser.
La transformation de lhabitus est encore plus évidente lorsquil ne sagit pas de traduire de nouveaux savoirs en action, mais de faire évoluer son image de soi, sa confiance en soi, son rapport au monde et aux autres, tout ce qui se traduit subjectivement par un manque, des angoisses, un malaise, un mécontentement, un manque destime pour ce quon est, des doutes sur son identité ou le sens du travail, voire de la vie.
Dans ce cas, le désir de changement ne vise pas forcément, du moins au départ, une action identifiée. Il peut être alimenté par un rapport malheureux au monde, des expériences dont on sort blessé, frustré, honteux ou troublé. Ce nest quà lissue dune première analyse que la personne devinera que sa façon dêtre au monde est un ensemble de schèmes daction et de réaction, qui conduisent régulièrement, par exemple à fuir ses responsabilités, à chercher un bouc émissaire, à voir du danger partout, à se montrer agressif ou suspicieux, etc.
Ici encore, le travail sur lhabitus, quelle que soit la façon dont on le nomme, nest pas le premier projet. On imagine volontiers, dans un premier temps, que tous les problèmes découlent dun manque ou dun défaut global, manque de patience ou de tolérance, allergie à linjustice, goût de tout contrôler ou amour de lordre. Il faudra un travail pour imaginer que lon parle alors de schèmes daction en référence à des situations dun certain type et non de traits de caractère, de qualités ou de vices caractérisant la personne dans tous les contextes.
Travailler sur soi
Dans tous les cas, travailler sur lécart entre ce quon fait et ce quon voudrait faire, cest au bout du compte travailler sur soi, que ce soit pour accroître sa performance ou pour transformer un rapport malheureux ou maladroit au monde et aux autres.
Travailler sur soi peut sentendre dans le sens psychanalytique, ce qui inviterait à aller chercher dans lenfance et linconscient des choses profondément et activement refoulées. Ce modèle est à lévidence pertinent pour certains aspects des métiers de lhumain. Il lest dailleurs déjà, par exemple, pour le sportif de haut niveau qui sentraîne intensément. Dans le succès en compétition, le narcissisme, lagressivité, limaginaire, les angoisses ou le goût du risque importent autant que la forme. Travailler sur soi peut aussi sentendre en un sens moins " freudien ", pour désigner une activité de prise de conscience et de transformation de lhabitus qui, sans être anodine, ne mobilise pas nécessairement daussi forts mécanismes de défense que lanalyse freudienne de linconscient.
Souvent, on commence ce travail pour accroître sa maîtrise des situations quon rencontre ou ses performances dans un registre bien défini : aller plus vite, plus haut, plus loin, avec moins dhésitations, de détours ou derreurs. Le souci dune action efficace peut progressivement céder la place à la quête de sens et de certitudes : mieux vivre avec soi-même, lutter contre ses doutes, ses angoisses, ses moments de déprime. Dans tous les cas, il sagit de se développer, au sens le plus large, autrement dit daffermir son identité, de concevoir et de mener à bien des projets, daccroître sa capacité daffronter la complexité du monde et de surmonter les obstacles à nos projets.
Cette intention est rarement dénuée dambivalence, car pour mieux maîtriser sa pratique, affermir son identité, élargir ses connaissances, accroître ses compétences, il en coûte ! Du temps, de largent, des efforts, des renoncements à dautres activités, de la patience, de linsécurité, de léchec, des humiliations, parfois des tensions avec lentourage. Ce coût intellectuel, émotionnel, relationnel nest consenti que si les satisfactions espérées sont suffisantes, dans lordre de lestime de soi ou dans dautres registres.
Cest cependant le changement lui-même qui coûte le plus, même si on le souhaite : travailler sur soi conduit parfois à devenir un autre. La danse ou le sport de compétition changent les praticiens à travers la discipline de fer et les souffrances quils simposent. Dans les métiers de lhumain, le changement de soi est dune autre nature, il nest pas le fruit dun exercice intensif, mais la résultante dun retour réflexif sur ses façons de faire, assorti de la volonté obstinée de les infléchir. Plutôt que sur son poids ou sa musculature, il est question dagir sur son agressivité, son rapport au savoir, sa manière de parler ou de bouger en classe, ses préjugés, ses attirances et ses rejets, ses compétences et ses attitudes. De telles transformations des pratiques peuvent passer par un changement identitaire.
Les jeunes prodiges des sports ou des arts, soumis à un entraînement rigoureux, le vivent parfois comme une forme de violence, qui nie leur identité, leur besoin dautonomie, leur envie de farniente. Même adultes, les sportifs et les artistes ont besoin dun coach, qui incarne une sorte de Surmoi. Ils peuvent haïr celui qui dit " Recommence, essaie encore, donne-toi plus de mal ".
Dans un métier de lhumain, il est difficile de déléguer ce rôle de Surmoi à autrui. Les superviseurs et les formateurs dadultes peuvent fonctionner comme des entraîneurs, mais ils refuseront dexercer une violence symbolique comparable à celle quon autorise dans dautres domaines. Le praticien qui travaille sur soi, même aidé, doit être à la fois victime et bourreau ; en tant que victime, la personne veut demeurer égale à elle-même, parfois confite dans sa médiocrité, toute honte bue ; en tant que bourreau, elle " se force " à devenir quelquun dautre.
Dans certains métiers, la réussite passe par une transformation volontariste de lapparence physique ou du corps : shabiller, se maquiller, faire des exercices quotidiens, se priver de manger pour jouer son rôle. Lambivalence du sujet est visible, car la privation, le travail, la douleur sont tangibles, quand bien même on les subit pour une bonne cause Lambivalence nest pas moins grande dans les métiers de lhumain : il est tout aussi douloureux et ascétique de transformer des schèmes de pensée et daction bien installés, débranler des représentations naïves, mais confortables, de mettre en crise des savoirs quon pensait assurés, par exemple dans le domaine de léducabilité.
Travail visible, travail invisible
La compétence dun expert consiste à bien faire même lorsque les conditions de la pratique ne sont pas optimales. Le sprinter apprend à courir contre le vent, le soliste à jouer sur un piano désaccordé, le paysan ou le navigateur à faire face aux aléas de la météo. Lenseignant apprend, de même, à faire la classe dans les bruits de la ville, par 30° C à lombre ou le vendredi en fin de journée
Lexpert tente sil le peut doptimiser les conditions de travail et de se préparer à laction elle-même, qui reste difficile même dans des conditions favorables, qui ne sont dailleurs jamais garanties ni durables. Ainsi, au jour le jour, un enseignant choisit des activités et les prépare pour optimiser son action, en tenant compte de lhistoire et de ce quil sait de ses élèves et de leurs familles, de lécole, des espaces de travail, des attentes des collègues, des ressources disponibles.
En dépit de ces préparatifs, lanalyse rétrospective dune action indique assez souvent que, si les choses se sont mal passées, cest en raison dune préparation insuffisante : manque dinformations, danticipation, de contacts préalables, de vérification du matériel. Cela ne traduit pas nécessairement un manque de conscience professionnelle ou de compétence. Lenseignement est un métier qui défie une préparation parfaite.
Les pilotes de Formule 1, comme les vedettes du show-business ou les chirurgiens savent bien que dans le feu de laction, leurs chances seront compromises par une préparation défaillante. Ils investissent donc fortement en amont, entourés par des équipes de conseillers et de spécialistes. Dans une classe, les enjeux paraissent moins importants et les décisions et activités sont si nombreuses et rapprochées quon ne peut préparer chacune comme un événement exceptionnel. Les enseignants ne disposent pas dautant de ressources matérielles et humaines que les professionnels de la compétition et quelques autres. Heureux sont les professeurs qui bénéficient du concours dun préparateur dexpériences ou de travaux de laboratoire dans les disciplines scientifiques. Les autres sont réduits à leurs propres moyens. Toutefois, la préparation de la classe représente en principe une petite ou une grande moitié de leur temps de travail. Quen font-ils ?
Ce travail de préparation ne se fait pas dans le feu de laction, mais en amont. Relève-t-il pour autant de laction purement rationnelle ? Il y a plusieurs raisons den douter :
On aurait tort, par conséquent, de limiter lanalyse des pratiques et le travail sur lhabitus à ce qui se passe en classe. La pratique, cest aussi le travail en coulisses, solitaire ou en équipe, dans la salle de classe, la salle des professeurs, le centre de documentation ou chez soi, voire au café ou dans le bus.
Cest un travail mal connu, difficile à déchiffrer et décomposer. On connaît un peu mieux le versant " correction des copies ", parce quil relève de lévaluation. Dautres corrections, plus triviales, échappent au regard docimologique : celles des cahiers et autres productions non notées. À cela sajoute la préparation des cours ou des activités, qui relève dune " ergonomie didactique " encore peu développée. Sans oublier tout ce qui participe des pensées éparses, de la relecture des événements, des rêves et des peurs, de la réflexion sur laction et ses conditions.
Un professeur peut pratiquer son métier même les mains vides et les yeux dans le vague. Il se pose certaines questions sur ses élèves ou le sens de son travail, il se prépare à certains conflits, il anticipe certaines réactions, il essaie dexpliquer ce qui est arrivé. Dans toutes ces opérations mentales, de la pensée la plus réfléchie à la rêverie, son habitus est à luvre, dans ses composantes conscientes et inconscientes.
Ce qui se joue hors de la classe influence ce qui sy passe et fait partie de la pratique. Il ny a donc aucune raison dexclure ce continent obscur de lanalyse. On tend pourtant à privilégier les moments les plus interactifs et, parmi les temps de préparation, si on en parle, les tâches les plus objectivables. Les travaux sur lexplicitation proposent des outils pour analyser aussi linaction apparente, les temps de latence, qui ne sont pas vides de pensées et démotions, même si, en apparence, lenseignant nest pas " en action ".
Lorchestration des habitus
Les comédiens disent volontiers quils jouent mieux lorsque leurs partenaires ont du talent et les " tirent " vers le meilleur deux-mêmes. Les enseignants pourraient en dire autant, mais ils nont guère le choix des élèves, ni de leurs parents, ni dailleurs celui de leur hiérarchie ou de leurs collègues. Ils doivent, comme on dit, " faire avec ", du moins dans limmédiat.
À moyen terme, de même quun musicien virtuose sefforce ne pas sengager dans un médiocre orchestre, un enseignant expérimenté tente de contrôler en partie son environnement professionnel, par exemple en choisissant un établissement ou une filière, en sintégrant à une équipe ou en faisant des choix tactiques qui préservent son autonomie.
Le choix de ses partenaires relève de lhabitus, tant conscient quinconscient, comme laménagement des conditions de travail. Il y a toutefois une différence de taille : les partenaires dun enseignant sont également des sujets et des acteurs, qui fonctionnent comme lui, anticipent, réfléchissent, apprennent de lexpérience, mais sont aussi englués dans des routines et dans une construction singulière, limitée et parfois rigide de la réalité.
Dans la mesure où laction est inter-action, co-opération, le système daction entre en crise si lun des acteurs évolue de façon unilatérale. En effet, il ne répond plus aux attentes de ses partenaires et inversement. Dans les situations les plus banales, au niveau le plus technique, il suffit dune régulation explicite pour que lajustement se fasse. Lorsque les changements sont plus profonds, il est difficile de comprendre pourquoi lorchestration des habitus se dégrade, faute de disposer dun tel concept. Il y a malaise, sentiment de discordance, dinefficacité, de flou, mais la régulation nest pas évidente. Supposons par exemple quun enseignant suive un long stage Gordon (1979) et sentraîne intensivement à lécoute active et au " Message-Je ", au point dinfléchir son habitus dans ce sens. Lorsquil revient dans sa classe, son équipe, son établissement, sa famille ou son cercle damis, il a changé et réagit différemment en cas de conflit, de doute, dangoisse, de fatigue. Sil en est suffisamment conscient, il peut expliquer ce changement et le faire comprendre, voire y gagner ses partenaires. Sil ne se rend pas compte de son évolution, sil estime être le même ou ne veut pas comprendre quon ne le comprend pas, les groupes concernés peuvent dysfonctionner ou même entrer en crise.
La prise en compte de lorchestration des habitus peut conduire à des stratégies de formation ou de changement visant des groupes. Un paradigme voisin est à la base des thérapies de groupes ou de familles (Watzlawick, 1978 a et b ; Watzlawick et Weakland, 1981 ; Watzlawick, Helmick Beavin et Jackson, 1972 ; Watzlawick, Weakland et Fish, 1975).
Lorsque ce nest pas possible, si lon ne veut pas que le changement soit bloqué ou limité par la rigidité des attentes et des modèles dinteraction établis, il importe que lacteur qui change prenne en charge sa différence et gère une période de transition, ouvertement, en sexpliquant, en donnant des clés, ou en faisant preuve de patience et en renonçant à mettre en uvre immédiatement et intégralement ses nouvelles connaissances ou convictions.
Une pratique réflexive, que ce soit en solitaire, en équipe ou dans le cadre dun groupe danalyse des pratiques, devrait aider chacun à prendre conscience de la difficulté de changer tout seul. Pour un enseignant, il se peut que les élèves et leurs parents exercent une influence stabilisatrice, voire conservatrice, plus forte que ses collègues ou sa hiérarchie. Doù limportance dune formation et dun recours à la métacommunication. Lorchestration des habitus oblige celui qui change non seulement à un travail sur soi, ce qui nest pas facile, mais à une renégociation des contrats et coutumes qui régissent ses relations à autrui. Les thérapeutes qui traitent des individus prennent en charge cette dimension. Ils savent que leur patient est pris entre une invitation à changer issue de la thérapie et une interdiction de changer issue du milieu de vie. La contradiction est encore plus forte si le patient est un " patient désigné ", auquel on fait porter le poids du dysfonctionnement dun groupe. En analyse de pratiques et plus globalement en formation dadultes, la prise en compte de lécosystème des formés et de lorchestre dont ils font partie est encore balbutiante, faute, pour une part, dêtre suffisamment théorisée.
De lanalyse de sens commun à un travail maîtrisé
Si toute pratique réflexive touche inévitablement aux dispositions stables qui sous-tendent laction, elle peut les faire exister en creux, implicitement, ou porter explicitement sur lhabitus.
Dans la plupart des cas, faute dune conceptualisation forte et partagée de ce qui sous-tend la pratique dune personne, on se borne à en traiter au niveau du sens commun, en parlant pêle-mêle de traits de personnalité, dattitudes, de normes, de valeurs, dobsessions, de pulsions, de fantasmes, etc. Avec trois conséquences :
On peut en déduire quelques conditions pour que le travail réflexif sur lhabitus dépasse le sens commun :
À ce jour, les analyses sauvages ne manquent pas, puisquil est difficile danalyser des pratiques sans se référer, au moins implicitement, à lhabitus, quelle que soit la façon dont on le nomme. Il reste à développer des démarches plus rigoureuses.
Analyse de pratiques et travail sur lhabitus
Dans un groupe danalyse des pratiques, on ne cesse de sapprocher de lhabitus, mais cette approche reste souvent implicite, pour des raisons à la fois déontologiques, théoriques et méthodologiques :
Un groupe danalyse des pratiques nest donc pas le lieu par excellence dun travail sur lhabitus, même sil " prépare le terrain ". On saisit là lun des liens féconds entre les échanges sur les pratiques et la réflexion solitaire. Entendre des questions quon ne sest jamais posées, des hypothèses qui brisent certains tabous peut amorcer une réflexion qui ne se serait pas déclenchée spontanément.
Sans mésestimer le rôle incitatif des groupes danalyse des pratiques, il importe de mesurer que ce ne sont pas des dispositifs conçus pour travailler sur lhabitus des participants. Le travail en équipe est un cadre encore moins adéquat pour cet exercice à hauts risques.
Le contrat de supervision sy prête mieux, mais ce nest pas une formule courante en éducation. Si cette dimension de la pratique réflexive ne doit pas rester une aventure solitaire et exceptionnelle, il nest pas inutile de réfléchir à des dispositifs qui lui seraient dédiés.
Peut-être, faut-il, en amont, mettre laccent sur la reconnaissance dun inconscient pratique dans la sphère professionnelle et sur lintérêt délargir la pratique réflexive dans ce sens.
Vers lanalyse du travail
Les dispositifs permettant de travailler linconscient pratique peuvent prendre appui, en les détournant quelque peu, des travaux sur la vidéoformation mais surtout sur lexplicitation et leurs liens avec la phénoménologie, qui renvoie elle-même à des jonctions possibles entre l'ethnométhodologie (Coulon, 1993 ; Fornel, Ogien et Quéré, 2001) et la théorie de lhabitus.
On pourrait aussi sinspirer de méthodes danalyse de lactivité en ergonomie et psychosociologie du travail, par exemple la méthode du sosie (Oddone, 1981) ou la méthode dautoconfrontation (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2001).
Avant de chercher des méthodes précises, peut-être la voie la plus féconde serait-elle de développer une théorie du travail en général et du travail enseignant en particulier, dans ses dimensions conscientes et inconscientes.
Les approches ergonomiques du travail enseignant sont encore assez rares et dispersées. Durand (1996) sinspire directement de lergonomie cognitive. Lapproche sociologique de Tardif et Lessard (1999) se centre sur les tâches plus que sur ce qui les sous-tend. Jai tenté une approche en termes dhabitus et de compétences (Perrenoud, 1996 c et e).
On peut évidemment sinspirer, en tentant de les transposer à lenseignement, de travaux dergonomie (Leplat, 1997 ; Montmollin, 1996 ; Theureau, 2000), de psychologie du travail (Clot, 1995 ; Guillevic, 1991) ou de sociologie du travail (Terssac, 1992, 1996 ; Jobert, 2000). Ou encore des travaux sur les savoirs daction (Barbier, 1996) et lapprentissage par lanalyse du travail (Barbier et al., 1996 ; Clot, 2000, 2001 ; Samurçay et Pastré, 1995 ; Werthe, 1997).
Si nous disposons aujourdhui de modèles provisoires pour conceptualiser linconscient pratique, nous manquons doutils pour décrire cette partie de lhabitus et plus encore pour accompagner la prise de conscience et la transformation. De ce point de vue, lélargissement de la pratique réflexive aux dimensions inconscientes de laction reste à penser et à réaliser. Lenvisager permet cependant de dépasser certaines limites des travaux de Schön et Argyris.
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