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Former à laction, est-ce possible ?
Philippe Perrenoud
Faculté de
psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
2001
1. Quelle est la part des savoirs dans l'ensemble des ressources cognitives qu'un enseignant mobilise pour agir au quotidien ?2. De quelle nature sont les savoirs en jeu dans l'action et d'où viennent-ils ?
4. Que faire d'autre pour préparer à l'action professionnelle ?
" Former à des savoirs daction, est-ce possible ? Comment faire ? " Le thème de la Journée de formateurs organisée en juillet 2001 par lIUFM de Lyon sattaque à un problème majeur : la formation des enseignants peut-elle les préparer à laction professionnelle comme telle ou faut-il se résigner ou se borner volontairement à dispenser des connaissances qui seront au mieux des ressources utiles dans laction ?
La réponse quune institution de formation professionnelle apporte à cette question infléchit sa conception des objectifs et du curriculum et a de fortes implications pour la plupart des dispositifs, notamment ceux qui concernent la référence aux pratiques, le travail sur le terrain et lalternance entre stages et autres lieux et temps de formation.
Je ne poserai pas demblée la question en terme de " savoirs daction ", car elle postule que le sens de ce concept est stabilisé. Or, cest loin dêtre le cas. De deux choses lune :
La notion de savoir daction devient dusage courant en langue française, notamment grâce au livre de Barbier (1996), qui propose des contributions très diverses et partiellement contradictoires sur les rapports entre savoirs théoriques et savoirs daction. Ce livre collectif pose le problème, il ne le résout pas. Il ne démontre pas la pertinence du concept et nen garantit aucune définition stable.
Il importe en revanche dentendre la question : avec quoi agissons-nous, en particulier dans le travail ? Mobilisons-nous autre chose que des savoirs ? Ou, si tout est savoir, quels types de savoirs mobilisons-nous plus particulièrement pour agir ?
On ne peut traiter ces questions sans prendre parti quant au vocabulaire. Quentendons-nous au juste par " savoir " ? Je distinguerai une acception large et une acception stricte :
Il n'est certes pas sans intérêt de regrouper en un seul concept tout ce qui, dans lespèce humaine, se construit au gré dun apprentissage et ne dépend donc pas du patrimoine génétique. Lennui, cest quune fois cette distinction opérée, on se retrouve avec un ensemble très vaste et hétérogène de ressources cognitives toutes apprises, ce qui oblige immédiatement à construire des typologies de savoirs pour faire la part du conscient et de l'inconscient, du général et du local, du partagé et du privé, etc..
Je trouve plus fécond de limiter lextension du concept, en le réservant aux représentations du réel. Je men tiendrai donc à la seconde acception, rejoignant la formule de Gauthier (1997, pp. 245-246) selon lequel un savoir est à la fois une certitude subjective rationnelle, un jugement de vérité et un raisonnement argumentatif prétendant légitimer une proposition plutôt que son contraire.
Dès que quelquun prétend " dire la vérité " et le démontrer, sa prétention peut être plus ou moins ouvertement mise en doute, débattue, contestée. Il existe un " marché des savoirs ", comme " biens symboliques " (Bourdieu, 1979, 1982). Souvent, lénoncé dun savoir suffit à provoquer un énoncé antagoniste, parfois par " pur " souci de la " vérité ", parfois pour des raisons moins désintéressées.
Dans une société, tous les savoirs nont pas les mêmes conséquences pour le maintien de lordre du monde, des rapports sociaux, des hiérarchies, des pouvoirs, des inégalités, des institutions. Savoir qui est délinquant, échoue à lécole ou tombe malade commande des politiques de la prévention, de limmigration, de léducation, de la santé. On trouve léquivalent à léchelle dune organisation, dun groupe informel, dune famille. Là, comme dans un tribunal, un commissariat ou un laboratoire, on saffronte pour établir la vérité.
La concurrence se transforme en affrontement lorsquon ne peut affirmer la validité dun savoir quen niant celle du savoir concurrent, dans des conditions où la coexistence pacifique nest pas possible. La communauté scientifique cherche à civiliser cette guerre des savoirs, à créer des arènes de confrontation des théories. Dans les autres communautés, la confrontation est moins explicite.
Pour le sociologue LE savoir nexiste pas au singulier, ou seulement à la faveur dune domination sans partage ou dun consensus provisoire. À un moment particulier de lhistoire, dans une société donnée ou un espace plus restreint, DES savoirs circulent, saffrontent, se substituent les uns aux autres ou se partagent le territoire. Luniversité en est lexemple le plus démonstratif, mais cela se produit de façon moins visible au sein dune famille, dune organisation, dun mouvement. Notons que le conflit de savoirs nest possible quà partir dun consensus au moins partiel sur la pertinence des questions auxquels il prétend donner une réponse " objective " (Bourdieu, 1967 ; Maulini, 2001)
Il faut donc refuser toute opposition simpliste entre un savoir social qui serait partagé par tous et une connaissance privée radicalement incommunicable. Les savoirs partagés sont rarement partagés par tout le monde. Chacun ne croit pas aujourdhui que la Terre tourne autour du Soleil. Nombre de savoirs sont incompréhensibles ou sans intérêt pour le commun des mortels. Laffrontement à propos de la validité de E = mc2 ne concerne que ceux qui comprennent ce que cela signifie. Si certains savoirs sont reconnus, homologués, considérés comme acquis, ce nest pas parce que chacun les partage. cest en raison du pouvoir symbolique, scientifique, juridique, religieux ou politico-institutionnel qui donne sa force à ces savoirs. Un dissident est dabord quelquun qui prétend savoir autre chose que ses contemporains et court le risque de le dire, contre la doxa.
De plus, tout savoir est toujours le savoir de quelquun. Même sil est conservé dans des bibliothèques ou sur des supports magnétiques, il nexiste pas, en tant que savoir, si nul nest capable de le déchiffrer, de le comprendre et de lendosser. Le savoir des Étrusques nous est étranger.
Il y a certainement à penser le savoir tel quil existe dans lesprit des êtres humains, dune part, et tel quil est consigné ou incorporé dans des textes et dautres supports symboliques, mais aussi dans des rituels, laménagement de lespace, les objets, les outils (Kaufmann, 2001). Parler de savoirs au pôle le plus institutionnalisé et collectif et de connaissances au pôle le plus subjectif attire utilement lattention sur cette polarité, mais empêche de théoriser et de nommer les états intermédiaires. Develay écrit par exemple :
Le terme est parfois distingué de celui de connaissance ou d'information et se confond alors avec celui de science. Le savoir, ce n'est plus dans ce cas ce qui est personnel, mais cest ce qui relève d'une communauté qui a décidé de statuer sur une connaissance pour l'ériger en savoir. Dans ce cas le savoir serait universel, la connaissance singulière (Develay, 1996, p. 41).
Imaginer quon peut identifier clairement " ce qui relève d'une communauté qui a décidé de statuer sur une connaissance pour lériger en savoir " manifeste une grande naïveté sociologique, faisant de la " communauté " une entité unifiée, alors que toute société est le théâtre de " luttes de savoirs ", en particulier pour choisir ceux que le pouvoir politique, économique ou scientifique dominant présentera comme " incontestables ".
Je plaide donc pour une vision plurielle et conflictualiste des savoirs, au sens strict de représentations conscientes et concurrentes du réel. Cette vision a plusieurs implications pour la question des rapports entre les savoirs et laction :
1. Si le savoir est conscient, il faut appeler autrement ce qui relève de linconscient, quil soit freudien ou simplement pratique.2. Si le savoir prétend dire le vrai et parfois le possible, il faut nommer différemment ce qui énonce le souhaitable, même sil est limité ou justifié par ce qui est jugé vrai ou possible.
3. La prétention dun savoir au réalisme et à lobjectivité ne le justifie pas ipso facto, mais ne linvalide pas non plus. Tout dépendra du sort que lui feront les acteurs.
4. Il ny a pas darbitre des savoirs placé au-dessus des êtres humains, la " vérité " est la résultante dune transaction sociale.
Ce dernier point peut choquer les scientifiques. La science prétend en effet être la mesure de tous les autres savoirs, au nom de sa méthode. Les chercheurs " se débrouillent " revendiquent le rôle darbitres ultimes des savoirs humains dans tous les domaines qui relèvent de la méthode expérimentale et du contrôle intersubjectif. À cette légitimation sajoute la maîtrise pratique des processus physiques, puis biologiques et peut-être, demain, psychosociologiques et didactiques : la validité des savoirs scientifiques se mesure en partie à leur efficacité opératoire.
Il reste que, sociologiquement, les scientifiques sont des acteurs comme les autres. Il ne sagit pas de dire que " tous les savoirs se valent ", ni dafficher un relativisme intégral. Mais pas non plus de croire que " la science a toujours raison ". Certains errements du passé peuvent nous en convaincre. Nous manquons de recul pour identifier les errements daujourdhui.
Si le poids de la science prévaut dans la cité et dans l'organisation formelle du travail, il est beaucoup moins évident dans les pratiques de petits groupes ou dindividus. Soit parce que la recherche na encore rien à dire sur un objet ou un processus, et laisse le champ libre aux " savoirs locaux ", soit parce que les acteurs ignorent ce que la recherche prend pour établi ou probable, soit parce quils restent attachés à leurs croyances, même si les scientifiques les qualifient dirrationnelles, par exemple dans le domaine de lastrologie ou des phénomènes " paranormaux ".
Il arrive dailleurs que les chercheurs eux-mêmes se prennent ou soient pris en flagrant délit de pensée magique ou animiste ou restent prisonniers du sens commun, même dans le domaine couvert par leur discipline. Les savoirs les plus " institués " ne simposent donc pas à chaque instant à chacun, quon les ignore, quon y résiste ou quon mobilise des savoirs concurrents dans laction.
Une chose est certaine : dans laction, hic et nunc, seuls les savoirs de lacteur jouent un rôle. Ceux quil possède, quil juge valides et quil est en mesure de mobiliser au bon moment. Que de plus experts estiment que ces savoirs ne sont pas fondés ny change rien. Ce jugement n'interviendra - éventuellement - qu'en aval de laction, dans une arène de jugement.
Sans doute, à la place dun paysan, un biologiste ferait-il autrement, espérant faire mieux. Mais, justement, il nest pas à sa place et, sauf sil est en situation de prescrire pas à pas le travail du paysan, il ne peut guider son action sans lui faire au préalable partager ses savoirs. Les savoirs du biologiste ninfluenceront laction du paysan que si ce dernier les a, au moins en partie, compris, acceptés, assimilés, mémorisés et sil parvient à les mobiliser dans son travail. On peut évidemment tenir le même raisonnement pour le physicien et le cycliste comme pour le didacticien et lenseignant
Pourquoi faut-il y insister ? Parce que nous sommes portés à croire :
Ces deux fictions préparent une double désillusion :
Comment traiter ce problème ? On peut une fois encore se lamenter sur la déperdition des savoirs enseignés ou leur " dénaturation ", voire leur inversion, à quoi bon répéter que les étudiants devraient mieux écouter, travailler, incorporer les apports de la formation initiale. Mieux vaudrait comprendre pourquoi ils ne le font pas.
Cela tient en partie au métier détudiant, qui privilégie la réussite à la formation, Mais peut-être manque-t-on de réalisme sur ce qui rend un savoir théorique mobilisable. Partons plutôt des pratiques professionnelles en vigueur et demandons nous :
1. Quelle est la part des savoirs (au sens strict) dans lensemble des ressources cognitives quun enseignant mobilise pour agir au quotidien ?
2. De quelle nature sont-ils et doù viennent-ils ?
3. Peut-on, en formation initiale, développer des savoirs mobilisables dans laction et exercer cette mobilisation ?
4. Que faire dautre pour préparer à laction professionnelle ?
Reprenons ces quatre questions.
La maîtrise des savoirs à enseigner est évidemment une ressource nécessaire pour chaque professeur. En principe, il sagit là de représentations conscientes, organisées, parfois formalisées. Ce principe sappuie toutefois sur deux postulats discutables :
Au premier degré, il est difficile de maîtriser vraiment toutes les disciplines. Au second degré, le degré de maîtrise théorique et méthodologique varie fortement, même à lissue dun cursus identique et complet de formation universitaire initiale. Les disparités saccusent en cours de carrière, puisque certains vivent sur leurs acquis alors que dautres sinforment constamment de létat le plus récent des savoirs. Sans parler des suppléants et autres vacataires qui, dans certains systèmes, ont à peine une leçon davance sur leurs élèves
Si lon sintéresse non plus à une discipline dans son ensemble, mais à un chapitre ou à des notions particulières, linégalité des degrés de maîtrise est encore plus grande, compte tenu de la diversité des cursus, des investissements, des intérêts. Qui pourrait prétendre que tous les professeurs de littérature ont la même connaissance de luvre de Voltaire ? Que tous les professeurs de physique ont la même aisance en optique ?
Le second postulat est lui aussi simplificateur : lorsque la discipline est véritablement dominée, et peut-être parce quelle lest, sa maîtrise dépasse les savoirs explicites, elle renvoie à ce que Chevallard (1991) nomme dans sa discipline des savoirs " protomathématiques " largement tacites, ceux qui fondent lexistence même de la discipline - ce que Develay appelle la " matrice disciplinaire " - comme ceux qui fondent le système de conventions et de symbolisation. Sans doute faut-il en outre faire la part, dans la maîtrise dune discipline, dune identité, d'une " tournure desprit ", dun rapport au savoir, dun esprit de recherche, dun ensemble de schèmes de raisonnement et de questionnement qui ne sont pas des savoirs au sens strict retenu ici.
La part de ressources cognitives dune autre nature est encore plus forte si lon examine la transposition didactique des savoirs à enseigner. La façon dont un professeur accommode le programme, durant telle année, dans telle ou telle de ses classes, relève en partie dun savoir expert partageable, par exemple :
Que l'existence de tels savoirs experts, plus ou moins largement partagés, ne empêche pas de voir, que la pratique d'un professeur un peu expérimenté fait appel à des routines, construites par essais et erreurs, plus souvent quà des savoirs procéduraux explicites ou explicitables. La plupart des opérations de transposition didactique sont intuitives, faisant fonctionner des schèmes qui permettent dadapter grosso modo les contenus au niveau et au rythme des élèves, aux attentes supposées des collègues ou des parents. De même, les progressions et le découpage du programme sinspirent des manuels et de divers modèles, mais relèvent dans leur détail et leur ajustement dun inconscient pratique plutôt que dune méthode codifiée de transposition.
Lorsquon sintéresse enfin aux dimensions de laction pédagogique qui débordent la transposition, saccroît la part des gestes professionnels qui ne sont ni déduits de savoirs déclaratifs, ni guidés par des savoirs procéduraux. Ainsi en va-t-il de laménagement des tâches, de la gestion de la classe, de la dynamique du groupe, de la relation pédagogique, du maintien de lordre, du maniement de lévaluation comme " éperon ", au sens de Chevallard (1986).
La culture enseignante, qui est aussi celle des formateurs denseignants, valorise les savoirs académiques et la raison, en particulier dans les disciplines scientifiques, mais aussi dans les disciplines plus ouvertement créatives ou expressives. Les professeurs et les formateurs rechignent à admettre quune partie de leur conduite est sous le contrôle dun système de schèmes - ce que Bourdieu (1980) nomme lhabitus - dont certaines composantes échappent à leur conscience ou, sils savent ce quils font, à leur volonté. Un professeur ne se rend pas nécessairement compte, par exemple, de lironie quil met dans ses remarques à propos dun travail faible ou dune question maladroite. Sen rendrait compte quil ne saurait pas ipso facto sen défaire, car son ironie participe dun rapport au monde et aux élèves construit au gré des années, au fil de son expérience professionnelle, mais peut-être aussi en famille.
Autre exemple : un professeur est bien en peine de savoir précisément selon quels critères il répond aux sollicitations des élèves, quelle est dans sa disponibilité et la façon dont il les accueille la part de sa sympathie ou de ses préjugés, de la perception dun besoin ou dune demande daide ou encore de la recherche dune interaction gratifiante. Un professeur na pas conscience non plus de la façon dont il réagit lorsquune question dun élève le déstabilise, soit parce quelle le met intellectuellement en difficulté, soit parce quelle perce à jour ses émotions ou sa vie privée.
Une partie des gestes professionnels sont sous le contrôle de la partie la moins consciente de lhabitus, en particulier en situation durgence, dimprévu (Perrenoud, a, 199 d) ou de forte émotion. Les savoirs, sils interviennent, fonctionnement plutôt dans laprès-coup, comme grille de relecture de lexpérience.
De plus, même lorsque lenseignant opère sur des savoirs à enseigner à laide dautres savoirs - didactiques, psychopédagogique, sociologiques -, son raisonnement, ses inférences, ses décisions relèvent de schèmes de pensée qui ne sont pas eux-mêmes des savoirs. Ces schèmes relèvent. à un pôle, de la " logique naturelle " du sujet, à lautre de fonctionnements affectifs et cognitifs singuliers, ceux par exemple qui poussent régulièrement tel enseignant à préparer deux fois trop de matière ou de matériel, comme ceux qui inclinent tel autre tout aussi régulièrement à avancer trop vite ou à donner des tâches trop difficiles.
La théorie des compétences (Le Boterf, 1994, 1997, 2000) insiste aujourdhui sur lidée quun acteur compétent doit disposer ;
Le concept est assez proche de celui de transfert, mais il part de laction en " remontant " vers les ressources mobilisées et leur origine, ce qui permet didentifier des configurations plus complexes et hétérogènes que lapproche plus classique du transfert (Perrenoud, 2000 a). Cette dernière part en effet dune connaissance acquise et se demande comment elle est réinvestie dans un contexte différent de celui de son acquisition (Tardif, 1996, 1999).
Sans entrer ici dans le détail, soulignons lessentiel : :
Ces deux thèses ont des conséquences majeures pour la formation professionnelle :
a. à ne dispenser que des savoirs, on priverait les futurs praticiens des ressources d'une autre nature ;
b. à ne pas entraîner activement la mobilisation de ces diverses ressources, on labandonnerait au hasard des essais et erreurs de chacun.
Relever ce double défi, est-ce simplement laffaire des stages ? On peut en douter.
Il y a des savoirs parmi les ressources cognitives, nul le ne conteste. Mais comment les conceptualiser ?
On peut les appeler savoirs daction pour souligner quils sont mobilisables dans laction, quils constituent des ressources, des outils pour décider, piloter, gérer, animer, transposer, intervenir, etc. Les qualifier par leur fonction laisser entière la question de leur nature et de leur origine.
Les typologies de savoirs se multiplient et il est difficile dy voir clair. En toute rigueur, il faudrait distinguer la source des savoirs de leur " texture ", au sens large (structure, organisation) et au sens étroit (mise en texte, degré dexplicitation). Toutefois, dans la réalité les choses sont fortement liées.
Schématiquement, je proposerai de distinguer :
1. Des savoirs savants issus de la recherche et assimilés en formation ou par la lecture, mais aussi par des voies moins directes.
2. Des savoirs experts (Joshuah, 1997) qui circulent dans le monde des enseignants et forment lessentiel de ce que Gauthier (1997) appelle leur " base de connaissances ".
3. Des savoirs expérientiels, construits par lobservation et la pratique réflexive. fondées sur lexpérience personnelle, faiblement formalisés, mais puissants parce que liés dès leur genèse à des schèmes daction et des enjeux pragmatiques, par exemple des schèmes de catégorisation des élèves, des situations, des chahuts, des erreurs, des déviances, des rapports au savoir ou au groupe, etc.
On parlera aussi de " savoirs dexpérience " pour désigner ce que jappelle ici " savoirs expérientiels ". Notons que si la référence à lexpérience est évocatrice, elle est un peu fallacieuse, car les savoirs experts, qui appartiennent à la culture professionnelle, sont eux aussi issus dune expérience, plus collective celle-là. Quant aux savoirs savants, ils se fondent sur la méthode " expérimentale " et ne sont pas plus spéculatifs que les autres. Tous ces savoirs sont à leur manière fondés sur une démarche empirique, des observations, des données, aussi bien que sur des hypothèses, des généralisations, des inférences, des interprétations, des modélisations plus ou moins intuitives. Lidée de savoirs expérientiels désigne donc en priorité ceux qui senracinent dans lexpérience personnelle et nont pas à être mis en mots pour être efficaces.
Ces trois catégories ne sont pas étanches. Les savoirs experts, notamment, se nourrissent à la fois de savoirs expérientiels graduellement partagés et de savoirs savants banalisés ou traduits en procédures. Certains savoirs sont donc en transition, certains savoirs expérientiels sont en cours de socialisation, certains savoirs savants en cours de " vulgarisation " ou dopérationnalisation
Le plus grand mystère reste le mode de coexistence de ces savoirs dans lesprit de chaque praticien. Dans le meilleur des cas, ces divers savoirs sont intégrés, ils forment un tout cohérent, produit de métissages et de synthèses, les savoirs experts et les savoirs expérientiels comblant les trous ou les incertitudes provisoires des savoirs savants. Ces derniers permettent en retour de nuancer ou de relativiser les savoirs expérientiels et les savoirs experts, ils facilitent une plus grande décentration, des comparaisons, un désenfermement à légard de savoirs expérientiels liés à une histoire personnelle ou de savoirs professionnels tacitement admis et dont la pertinence et le bien-fondé sont rarement interrogés.
Le métissage peut être favorisée pas des conditions exceptionnelles, par exemple :
Sans sous-estimer lintérêt de ces mécanismes, on conviendra quils nagissent pas à large échelle. Dans le pire des cas, les divers types de savoirs sont juxtaposés, les savoirs savants, dans un coin, matières de concours et dexamens, les savoirs experts dans un autre, gages dappartenance à la profession et ailleurs encore, les savoirs expérientiels, qui guident laction quotidienne.
On peut avancer un triple constat, assez pessimiste :
1. Les enseignants ont une culture limitée en sciences humaines et sociales, et même en didactique de leur discipline.
2. Les savoirs experts sont plus rares et moins sophistiqués que dans les professions techniques et ils sont fortement solidaires de préférences idéologiques qui en limitent le partage.
3. Dans laction, les professeurs mobilisent faiblement le peu quils savent en sciences sociales et humaines et ne sappuient guère plus sur les savoirs experts qui circulent dans la profession.
Cela ne veut pas dire que cette mobilisation est impossible ou que les praticiens mettent un point dhonneur à ne pas les mobiliser. Les savoirs savants, lorsquils existent, paraissent largement " sous-exploités " faute dêtre enseignés et appris de sorte à être mobilisables dans les conditions de laction (Perrenoud, 2001 e).
Peut-être, mais cest plus difficile à démontrer, en va-t-il de même des savoirs experts. On trouve dans certaines revues professionnelles, par exemple les Cahiers Pédagogiques, lÉducateur du mouvement dÉcole moderne ou Diogène, périodique du Groupe français dÉducation nouvelle, des savoirs experts mis en forme, à propos des démarches de projets, des pédagogies constructivistes, coopératives ou différenciées, de lusage des technologies, du dialogue avec les parents. Cette littérature circule toutefois parmi un cercle restreint de militants, membres ou proches des mouvements pédagogiques et sadresse à des militants qui partagent certaines valeurs qui donnent leur sens à leur pédagogie.
Les revues de didactique touchent aussi des enseignants " engagés ", même si cest de façon plus centrée sur une discipline. Pensons par exemple à " Pratiques " en didactique du français ou aux périodiques équivalents en didactique des mathématiques ou de léducation physique.
De toute façon, la plupart des enseignants ne lisent pas grand chose dans le domaine professionnel et lorsquils sinforment ou se forment, concentrent leurs efforts sur lévolution de la discipline enseignée plutôt que sur les savoirs pour enseigner. Le problème de la mobilisation ne se pose que lorsque les savoirs sont acquis, mais à linverse, pourquoi ferait-on leffort de les assimiler si lon pressent quils ne seront pas mobilisables ?
De lanalyse qui précède, on peut déduire au moins deux lignes daction :
1. Développer, dans la formation initiale et continue, la part des sciences sociales et humaines, sans se limiter à la didactique des disciplines, sans oublier lhéritage des " grands pédagogues " et des mouvements pédagogiques, sans renoncer à faire des ponts avec les savoirs experts recensés.
2. Rendre les savoirs savants plus facilement mobilisables, en modifiant leur texture, en acceptant de traduire certains dentre eux en procédures, en les incarnant dans des récits et des études de cas, en exerçant leur mobilisation par une démarche clinique de formation et un exercice intensif de lanalyse des pratiques ou de l'écriture professionnelle (Cifali, 1996).
Faut-il le dire, cette double stratégie se heurte et se heurtera aux résistances de tous ceux qui méprisent la pédagogie ou les sciences sociales et humaines et pensent que, pour enseigner convenablement, il suffit de maîtriser sa discipline et davoir un brin de bon sens et de capacité de communiquer. Cette croyance est répandue parmi les professeurs, mais aussi parmi les étudiants formés dans les sciences dures ou en lettres. Elle népargne pas les formateurs
On se heurtera aussi aux lobbies qui défendent simplement des heures et des emplois disciplinaires, technologiques ou étroitement didactiques dans les instituts de formation des enseignants. Par " étroitement didactiques ", jentends : qui se concentrent sur les contenus et leur transposition, en ignorant les élèves, les dynamiques de groupes, les cultures familiales, ethniques ou de classes sociales qui coexistent dans lécole, les parents, lenvironnement, les relations intersubjectives, le désir dapprendre, le rapport au savoir, le sens de lécole, le traitement des différences, lévaluation, la sélection et tout ce qui fait la réalité psychosociologique dune classe, dun établissement, dun cursus.
Il ny aura rééquilibration des contenus de formation quau prix d'un travail de fond sur la réalité du métier de professeur et de révision dans ce sens des objectifs de la formation à lenseignement.
Le combat est dautant plus inégal que les savoirs savants purs et durs peuvent senseigner à des publics sélectionnés de façon dense et abstraite, alors que les savoirs pour enseigner ne deviennent mobilisables quintégrés à une démarche clinique et à une pratique réflexive qui prennent du temps.
Se pose aussi le problème du rapport entre formation des enseignants et sciences de léducation. Il nest pas simple lorsque les facultés de sciences de léducation forment les enseignants, comme en Amérique du Nord, divers pays du nord de lEurope ou à Genève. Il se complique singulièrement dans les IUFM, encore largement absents du champ de la recherche en éducation, alors quils devraient en être de hauts lieux (Perrenoud, 2001 b) !
Lautre face du problème concerne les savoirs experts. La moindre des choses serait de ne pas les mépriser, ni de les réduire à des recettes. Dailleurs, la médecine a appris à respecter certaines " recettes de bonnes femmes ", reconnaissant progressivement quelles avaient, par des voies très différentes, identifié des principes actifs que la pharmacologie moderne redécouvre à grands frais. Au point que la recherche sempare désormais de toutes les substances qui semblent efficaces pour les analyser, les synthétiser, en comprendre et en intensifier les effets. Peut-être les enjeux commerciaux sont-ils une bonne antidote au snobisme des scientifiques
En éducation, en dehors des travaux de recensement des savoirs experts menés par Gauthier et son équipe de Laval, on tend à les étudier comme " objets de recherche " à la mode plutôt quà les utiliser dans la formation des enseignants. Ou, mais cela revient au même, on décrète que leur transmission est laffaire des stages et des contacts entre stagiaires et enseignants expérimentés.
Seuls les formateurs qui sintéressent à lanalyse de pratiques ou de problèmes professionnels ou à certaines catégories de mémoires professionnels tiennent compte des savoirs experts, qui sont en général des réponses pratiques à des questions pratiques, par exemple :
On voit bien que sur tous ces points, il existe des réponses qui fonctionnent. Elles sont parfois conservatrices et créatrices dinégalités. La formation ne peut donc se contenter de les répertorier et de les transmettre sans examen. Mais elle pourrait les travailler, les relativiser, chercher leurs fondements, les connecter à des savoirs issus de la recherche.
Quant aux savoirs expérientiels, on pourrait sy intéresser comme à des " mines dor ", car les enseignants expérimentés ont souvent compris des processus que la recherche en éducation trouve à ce jour opaques ou na pas eu loccasion de théoriser. Faut-il systématiser les savoirs expérientiels, les constituer en corpus, hâter leur intégration aux savoirs experts, voire sen inspirer comme hypothèses dans des travaux de recherche ? Pourquoi pas. Il y a là au moins une piste à explorer. Chartier (1998) montre que ces savoirs ne sont pas dépourvu de structures ni de discours, quil empruntent même aux savoirs savants certaines notions, même si cest parfois de façon peu orthodoxe, et quils ne sont nullement réductibles à quelques " savoirs pratiques " définitivement intuitifs et ineffables.
Pourtant, lessentiel nest pas là. Il sagit plutôt de former des praticiens réflexifs au sens de Schön (1993), autrement dit des enseignants capables dapprendre méthodiquement et régulièrement de lexpérience, non seulement pour mettre en place quelques routines et éviter quelques errements, mais pour construire des savoirs expérientiels susceptibles dêtres réinvestis dans des situations à certains égards analogues. Jai tenté ailleurs de faire un essai de synthèse à ce sujet (Perrenoud, 2001 f). Tout ce qui favorise le savoir-analyser et lanalyse des pratiques va dans ce sens (Alter, 1994, 1996 ; Blanchard-Laville et Fablet, 1996 ; Perrenoud, 1996 c et d). De même, ce qui se développe actuellement en analyse du travail (Clot, 2000, 2001) et en didactique professionnelle (Baudouin, 2000 ; Pastré, 1999, 2000) offre des pistes fécondes pour la formation des enseignants.
La mise en forme et la transmission des savoirs construits au fil de lexpérience nont pas alors la priorité, sauf si elles aident à leur organisation, par lécriture, le récit ou le partage. Lessentiel demeure le travail délaboration mentale de lexpérience et sa connexion aux savoirs déjà là, quils soient expérientiels, experts ou savants. Il nest pas nécessaire que les savoirs expérientiels résultant dune pratique réflexive prennent la forme canonique dénoncés abstraits. Ils peuvent tout aussi bien avoir lallure dune histoire - le conte ou la parabole véhiculent des savoirs - ou de familles - conceptuelles - de situations, de personnes ou de processus qui aident à penser ce qui arrive, à anticiper, à mettre de lordre dans le réel.
Donc, en résumé, il sagit en formation denseignants de travailler sur les trois catégories de savoirs potentiellement pertinents dans laction, pas nécessairement de la même manière, en se gardant de les hiérarchiser et en tentant de les mettre en relation aussi souvent que possible.
Si la pratique professionnelle demande des compétences, et si on estime quil convient, au moins partiellement, de les construire en formation initiale, trois étapes semblent simposer :
1. identifier et construire les ressources cognitives nécessaires, parmi lesquelles des savoirs ;2. entraîner leur mobilisation en situation, à travers les stages, mais aussi une démarche clinique, des jeux de rôle, des simulations, des mises en situations, des problèmes ouverts, etc. ;
3. inscrire le tout dans une posture réflexive et professionnalisante, qui pousse létudiant à devenir le moteur et le pilote de sa formation.
Facile à dire ? Sans doute. Mais si le problème était posé en ces termes et si lon sinspirait des expériences menées dans divers pays, on pourrait construire un curriculum professionnel très acceptable qui prendrait en compte ces trois étapes. Le problème nest pas tant de savoir que de vouloir
Encore faut-il inscrire le tout dans une vision densemble. On ne peut traiter des savoirs utiles à laction isolément, cela participe dune vision globales des missions et des stratégies de la formation professionnelle.
Jai énuméré et justifié ailleurs (Perrenoud, 1998 c) les qualités quon devrait attendre dun plan de formation au stade de sa conception :
Lalternance est évidemment le point nodal dune formation professionnelle, à de multiples égards, mais en particulier dans le rapport à laction, puisque cest la raison dêtre des dispositifs dalternance.
Faut-il préciser quon ne saurait préparer à laction en juxtaposant une formation théorique en contexte universitaire et une formation " pratique " en stages ? Lenjeu est de rendre possible une articulation théorie-pratique tout au long du cursus, tant sur le terrain quau centre (Perrenoud, 2001 g), doublée dun souci de travailler explicitement et méthodiquement le transfert et la mobilisation des acquis théoriques et méthodologiques (Perrenoud, 2001 c).
La construction de savoirs mobilisables et efficaces dans laction devrait être un analyseur privilégié dun plan de formation et des multiples dispositifs darticulation théorie-pratique quil devrait rendre nécessaires et possibles. Cest au nom des savoirs pour agir, pour reprendre lexpression dArgyris (1995), plus prudente que " savoirs daction ", quil vaut la peine la peine de réaliser les cinq conditions " sociologiquement improbables " dune formation en alternance (Perrenoud, 1998 a) :
1. Un rapport obsessionnel aux compétences professionnelles visées, tant chez les formateurs que chez les étudiants.2. Des plans et des dispositifs de formation originaux, complexes, diversifiés, fragiles et coûteux.
3. Une formation fondée sur des démarches constructivistes, interactives, cliniques, différenciées.
4. Des partenariats exigeants et flexibles entre instituts de formation et établissements scolaires.
5. Des réseaux cohérents regroupant des formateurs de statuts asymétriques et dappartenances institutionnelles distinctes.
Le seul moteur capable daffronter ces obstacles est une conception pointue et exigeante des rapports entre formation et travail.
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