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La formation des enseignants au 21e siècle
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2001
Finalités de lécole et finalités de la formation des professeurs
Le 21e siècle commence à peine et, pour linstant, ressemble furieusement au 20e. À court terme, les orientations souhaitables de la formation des enseignants ne seront pas radicalement différentes de celles que lon pouvait proposer il y a cinq ans.
Quant à savoir quels enseignants on devra former en 2100, ou même en 2050, il faudrait être devin pour le dire. Il se peut que lécole ait disparu, quon parle de lenseignement comme lun de ses métiers du passé, touchants à force dêtre désuets. " Un enseignant essayait de former 25 élèves, ou 40 à la fois, ou davantage ", dira-t-on aux cybervisiteurs dun cybermusée de léducation. Ils verront avec émotion un film des années 1980 reconstruit en 3-D et montrant un enseignant en train de donner une leçon devant un tableau noir. Ils riront devant les images de lan 2000, lépoque où les ordinateurs avaient besoin dun écran et dun clavier, trente ans avant quon implante une puce dans le cerveau de chaque nouveau-né et 70 ans avant quune mutation génétique contrôlée mette tous les esprits de la Galaxie en réseau.
On peut envisager quen 2001, il ny ait plus décole parce que lhumanité aura enfin réussi à détruire la planète ou parce quelle sera sous le contrôle dextraterrestres qui disposent de moyens plus sophistiqués de conformer les esprits et les actes.
On peut de façon moins dramatique imaginer que les êtres humains auront, par le génie génétique ou linformatique, su saffranchir de lapprentissage laborieux que nous connaissons aujourdhui, les neurosciences ayant permis de maîtriser la mémoire de façon plus directe et moins aléatoire.
On peut aussi imaginer que lon retrouvera, dans des salles de classes un peu mieux équipées quaujourdhui, des pratiques fondamentalement basées sur la parole et les échanges entre un enseignant et un groupe délèves, même sil sagit dune classe virtuelle dont les élèves sont physiquement dispersés aux quatre coins de la planète, chacun parlant sa langue tout en comprenant toutes les autres par la grâce dune puce de traduction simultanée Peut-être les interprètes disparaîtront-ils avant les enseignants, à moins que ne soit linverse. À moins que rien ne change
Arrêtons-nous là pour la science-fiction. Les romanciers des années 1950 navait pas prévu les technologies électroniques et les biotechnologies de lan 2000, ni même Internet. Notre capacité danticipation est bridée par ce que nous connaissons, que nous extrapolons timidement, alors que lavenir nous réserve à coup sûr des surprises défiant notre imagination.
Il est plus utile et raisonnable de se saisir du 21e siècle, qui commence, pour (re)penser les orientations souhaitables de la formation des enseignants à court terme, disons à lhorizon 2010. Noublions pas que ces enseignants seront diplômés vers 2015 et formeront des élèves qui auront vingt ans en 2030-2035. Il est déjà très difficile de prévoir de quoi la planète sera faite à ce moment.
On ne peut former des enseignants sans faire de choix idéologiques. Selon le modèle de société et dêtre humain que lon défend, on nassignera pas les mêmes finalités à lécole, donc on ne définira pas de la même façon le rôle des enseignants.
On peut éventuellement former des chimistes, des comptables ou des informaticiens en faisant abstraction des finalités des entreprises qui les emploieront. On peut se dire, un peu cyniquement, quun bon chimiste reste un bon chimiste, quil fabrique des médicaments ou de la drogue. Quun bon comptable saura indifféremment blanchir de largent sale ou accroître les ressources dune organisation humanitaire. Quun bon informaticien pourra servir aussi efficacement la mafia ou la justice.
On ne peut dissocier aussi facilement les finalités du système éducatif et les compétences requises des enseignants. On ne privilégie pas la même figure du professeur selon quon souhaite une école qui développe lautonomie ou le conformisme, louverture sur le monde ou le nationalisme, la tolérance ou le mépris des autres cultures, le goût du risque intellectuel ou la quête de certitudes, lesprit de recherche ou le dogmatisme, le sens de la coopération ou celui de la compétition, la solidarité ou lindividualisme.
Edgar Morin propose sept savoirs fondamentaux que lécole aurait la mission denseigner :
On se doute que les enseignants capables denseigner ces savoirs doivent non seulement adhérer aux valeurs et à la philosophie sous-jacentes, mais encore disposer du rapport au savoir, de la culture, de la pédagogie et de la didactique sans lesquels ce beau programme resterait lettre morte.
Quand on fait ce genre de propositions dans le cadre dun mandat de lUNESCO, on ne peut évidemment quinviter les États à sen inspirer, tout en sachant quils en feront ce quils voudront
Il y a hélas un fossé entre lidéal de Morin - que je partage - et létat de notre planète, et notamment des rapports de force qui configurent les systèmes éducatifs, tant à léchelle du monde que dans chaque pays. Cest pourquoi, même si on souligne le lien entre la politique et les finalités de léducation, dune part, le rôle et les compétences des enseignants, dautre part, il nest pas utile dallonger la liste des caractéristiques dune école idéale dans un no mans land où la liberté dexpression na dégale que labsence de pouvoir.
Ce qui se dessinera sur le terrain relève du combat politique et des moyens économiques. Même si nous allons vers une société planétaire dominée par quelques grandes puissances, les finalités de léducation restent une affaire nationale. La pensée, les idées peuvent traverser les frontières, mais ce sont les Brésiliens qui définiront les finalités de lécole au Brésil et formeront les enseignants en conséquence. La question est de savoir sils le feront de manière démocratique et pour le développement de la démocratie ou si léducation restera, comme dans la plupart des pays, un instrument de reproduction des inégalités et de conformation des masses à la pensée dominante.
Il ny a malheureusement guère de raisons dêtre très optimiste. Cela nempêche pas de réfléchir sur la formation idéale des enseignants pour une école idéale, mais nayons pas la naïveté de croire que des idées peuvent à elles seules bouleverser les rapports de force.
Rappelons quelques unes des contradictions majeures qui vont structurer notre avenir :
Lespoir des dominer ces contradictions ou du moins de ne pas trop en souffrir ramène aux sept savoirs de Morin. Jen déduis (Perrenoud, 2001 c) une figure de lenseignant idéal dans le double registre de la citoyenneté et de la construction de compétences. Pour développer une citoyenneté adaptée au monde contemporain, je défends donc lidée dun enseignant qui soit à la fois :
Dans le registre de la construction de savoirs et de compétences, je plaide pour un enseignant qui soit :
Je compléterais cette liste par deux idées qui ne renvoient pas à des compétences, mais à des postures fondamentales : pratique réflexive et implication critique.
Je ne vais pas revenir en détail sur ces points, qui ont fait lobjet dautres textes (Perrenoud, 1999 b, 2001 a). Je voulais cependant les mentionner, car réfléchir sur les compétences et la formation des enseignants dun point de vue purement technique est impossible.
La conception de lécole et du rôle des enseignants ne fait pas lunanimité. Il sensuit que les affrontements sur la formation des professeurs peuvent masquer des divergences bien plus fondamentales. On ne peut hélas défendre lhypothèse que tous les États veulent former des enseignants réflexifs et critiques, des intellectuels et des artisans, des professionnels et des humanistes.
Les thèses que je vais développer sur les principes de base dune formation des enseignants ne sont pas idéologiquement neutres. Pour deux raisons :
Je nai donc rien à dire à ceux qui veulent des enseignants élitistes ou des exécutants dociles.
Jai défendu lidée (Perrenoud, 1998 a) que la qualité dune formation se joue dabord dans sa conception. Il est dans tous les cas préférable que les professeurs arrivent à lheure et quil ne pleuve pas dans les salles de cours, mais une organisation et des infrastructures irréprochables ne compensent jamais un plan et des dispositifs de formation mal conçus.
Javais alors proposé neuf critères auxquels devraient à mon sens répondre une formation professionnelle de haut niveau.
Cette liste me semble toujours dactualité. Je vais donc men servir, en laffinant un peu pour me centrer plus spécifiquement sur la formation des enseignants et en ajoutant un dixième critère :
Une
transposition didactique fondée sur
lanalyse des pratiques et de leurs
transformations
Lorsquun juriste forme des travailleurs sociaux, lorsquun médecin forme des ergothérapeutes, lorsquun informaticien forme des policiers, ils ne prétendent pas connaître de lintérieur le métier auquel se destinent leurs étudiants. Parfois, ils prennent la peine de sinformer, daller sur le terrain, " pour voir ". On pourrait souhaiter que les psychologues, les linguistes, les sociologues qui interviennent dans la formation des enseignants en fassent autant. Ce nest pas toujours le cas, car ces spécialistes pensent savoir ce qui se passe dans une classe " à force den entendre parler ", parce quils enseignent eux-mêmes à luniversité ou encore parce que leurs savoirs théoriques leur permettent, croient-ils, de se représenter les processus dapprentissage ou dinteraction.
Lorsque les formateurs sont eux-mêmes danciens professeurs décole, de collège ou de lycées, ils imaginent volontiers, en toute bonne conscience, " connaître le métier de lintérieur ", pour lavoir exercé il y a quelques années ou parce quils font régulièrement des visites de classes pour évaluer des stagiaires.
Il sensuit que la formation des enseignants est sans doute - à ce niveau dexpertise - lune des moins nourries dobservations empiriques méthodiques sur les pratiques, sur le travail réel des enseignants, au quotidien, dans sa diversité et sa mouvance daujourdhui.
Cela se complique du fait que nombre de cursus de formation initiale se fondent sur une vision prescriptive du métier davantage que sur une analyse précise de sa réalité. Bien entendu, rien noblige à conformer à tous égards la formation initiale à la réalité actuelle dun métier. La formation na aucune raison dêtre entièrement du côté de la reproduction, elle doit anticiper les transformations. Cest justement pour faire évoluer les pratiques quil importe de décrire les conditions et les contraintes du travail réel des enseignants. Cest la base de toute stratégie dinnovation.
Les réformes scolaires échouent, les programmes nouveaux ne sont pas appliqués, on affiche mais on napplique pas de belles idées comme les méthodes actives, le constructivisme, lévaluation formative ou la pédagogie différenciée. Pourquoi ? Précisément parce quon ne mesure pas assez, en éducation, lécart astronomique entre ce qui est prescrit et ce quil est possible de faire dans les conditions effectives du travail enseignant.
Idéalement, lorsquon élabore un plan de formation initiale, il faudrait prendre le temps dune véritable enquête sur les pratiques. Lexpérience montre que le calendrier politique serré des réformes oblige à court-circuiter cette étape, à supposer quon lait prévue. Il semble donc indispensable de créer dans chaque système éducatif un observatoire permanent des pratiques et des métiers de lenseignement, dont la mission ne serait pas de penser la formation des professeurs, mais de donner une image réaliste et à jour des problèmes quils résolvent au quotidien, des dilemmes quils affrontent, des décisions quils prennent, des gestes professionnels quils posent.
Ce décalage entre la réalité du métier et ce qui est pris en compte dans la formation est à la source de nombreuses désillusions. Ainsi, on se plaint dans de nombreux systèmes éducatifs de labsentéisme, de lincivilité, voire de la violence des élèves, de leur refus de travailler, de leur résistance passive ou active à la culture scolaire. Dans quels programmes de formation initiale trouve-t-on une prise en compte de ces problèmes à la mesure de leur ampleur ?
On sait aussi que lhétérogénéité des publics scolaires et la difficulté de les instruire saccentuent, du fait des mouvements migratoires, des transformations des familles et des modes de production, de lurbanisation non maîtrisée, des crises économiques. Les plans et les contenus de formation préparent-ils à ces réalités ?
Autre exemple : jai proposé un inventaire des non-dits du métier denseignant, parmi lesquels la peur, la séduction, le pouvoir, le conflit, le bricolage, la solitude, lennui, la routine (Perrenoud, 1995, 1996 a, 2001 k). Ces thèmes sont faiblement traités en formation initiale.
On laisse encore les étudiants qui veulent devenir enseignants dans lillusion quil sagit de maîtriser des savoirs pour les transmettre à des enfants avides de sinstruire. La résistance, lambivalence, les stratégies de fuite et les ruses des élèves déconcertent les enseignants débutants, de même que laffrontement permanent avec certaines classes ou la désorganisation chronique de certains établissements.
Même dans le champ des savoirs scolaires, on peut estimer que la formation développe une image tronquée de la réalité, en faisant souvent limpasse sur les conditions psychosociologiques dinstauration et de maintien dun rapport au savoir et dun contrat didactique permettant denseigner et détudier. De même pour ce qui concerne les séquences didactiques proposées et les activités réelles qui se déroulent en classe.
Il est donc urgent de se donner les bases dune transposition didactique à partir des pratiques effectives dun grand nombre denseignants, respectant la diversité de conditions dexercice du métier. Sans sy enfermer, on pourra alors trouver la juste distance entre ce qui se fait au quotidien et les contenus et objectifs de la formation initiale.
Un référentiel de compétences identifiant les savoirs et capacités requises
On ne forme pas directement à des pratiques, il sagit donc, à partir du travail réel, didentifier les connaissances et des compétences requises pour faire apprendre dans de telles conditions.
Prenons quelques exemples :
La reconnaissance dune compétence passe non seulement par lidentification de situations à maîtriser, de problèmes à résoudre, de décisions à prendre, mais encore par lexplicitation des savoirs, des capacités, des schèmes de pensée et des orientations éthiques nécessaires. Actuellement, on définit en effet une compétence comme laptitude à faire face efficacement à une famille de situations analogues, en mobilisant à bon escient et de façon à la fois rapide, pertinente et créative, de multiples ressources cognitives : savoirs, capacités, microcompétences, informations, valeurs, attitudes, schèmes de perception, dévaluation et de raisonnement.
Toutes ces ressources ne viennent pas de la formation initiale, ni même de la formation continue. Certaines se construisent au fil de la pratique, par laccumulation de " savoirs dexpérience " ou la formation de nouveaux schèmes daction, enrichissant ou infléchissant ce quon appellera avec Bourdieu un habitus. Il appartient cependant à la formation initiale de développer les ressources de base aussi bien que dentraîner à leur mobilisation (Perrenoud, 2001 b).
Faute danalyse des compétences et des ressources quelles exigent, certaines formations initiales denseignants ne prennent en charge quun faible partie des ressources requises, se limitant à la maîtrise des savoirs à enseigner et à quelques principes pédagogiques et didactiques généraux. Il est temps didentifier lensemble des compétences et des ressources à luvre dans les pratiques professionnelles et de choisir de façon stratégique celles quil importe de commencer à construire en formation initiale de praticiens réflexifs.
Mon propos nest pas de reprendre ici un inventaire élaboré ailleurs (Perrenoud, 1999 a, 2000 b, 2001 d et e). Tout référentiel est discutable, contextualisé, arbitraire et, sil est institutionnel, produit de transactions qui affaiblissent sa cohérence interne. Limportant est que chaque institution de formation initiale fasse ce travail.
Un plan de formation organisé autour des compétences
Il ne suffit pas détablir un magnifique référentiel pour que la formation développe des compétences. Tardif (1996) souligne la difficulté des programmes de formation professionnelle à se structurer autour des compétences, en particulier lorsque les apports disciplinaires sont pointus et nombreux, comme cest le cas dans lenseignement supérieur.
Les programmes de formation professionnelle initiale sont en principe élaborés à partir des objectifs finaux. En pratique, il en va autrement : lessentiel est de placer " quelque part " les savoirs jugés " incontournables " par tel ou tel lobby. On est loin dune réflexion sur les savoirs qui serait ordonnée par la question : constituent-ils des ressources dont chaque enseignant aura besoin pour faire son travail ?
Cela ne signifie pas quil faille étroitement proportionner les apports théoriques à ce qui peut être mobilisé dans laction la plus quotidienne dun enseignant :
Je ne plaide donc nullement pour une vision étroitement utilitariste des savoirs théoriques. Je milite en revanche contre laccumulation, dans les plans de formation, de contenus qui ne seraient justifiés que par la tradition, un argument dautorité ou linfluence dun groupe de pression.
Gillet (1987) nous propose une belle formule : donner aux compétences un droit de gérance sur la formation. Autrement dit :
Cette rigueur est dautant plus importante, en formation initiale des professeurs, quune partie des savoirs concernés ne sont pas des savoirs pour enseigner, mais des savoirs à enseigner. On se heurte là à une double difficulté, en particulier dans lenseignement secondaire :
1. Une large partie des savoirs disciplinaires (mathématique, histoire, biologie, etc.) sont acquis en amont ou en marge de la formation professionnelle, cest-à-dire sans référence à leur transposition didactique dans des classes primaires ou secondaires.
2. La plupart des spécialistes pensent encore quune bonne maîtrise des savoirs disciplinaires dispense de savoirs pédagogiques ou didactiques pointus ou permet de les réduire au minimum vital.
Si bien que nombre de programmes de formation initiale se bornent à jeter un point entre les savoirs universitaires et les programmes scolaires, ce qui nest pas inutile, mais occupe très largement le curriculum, au détriment de savoirs didactiques, pédagogiques et sociologiques plus proches des pratiques.
Un apprentissage par problèmes, une démarche clinique
Les Facultés de médecine sont en train de vivre une révolution dans plusieurs pays. Traditionnellement, en médecine, les étudiants accumulent durant des années des connaissances théoriques détachées de toute référence à des cas cliniques, pour passer ensuite de nombreuses années comme médecins assistants dans un hôpital, avec peu dapports théoriques structurés.
Lapprentissage par problèmes induit un tout autre type de curriculum : dès le début, les étudiants sont confrontés à des problèmes cliniques, dabord simples et sur le papier, puis plus complexes et en référence à des cas réels. Confrontés à ces problèmes, ils prennent conscience des limites de leurs ressources méthodologiques et théoriques et font émerger des besoins de formation. Ils peuvent alors partir en quête de concepts, de théories ou doutils pour revenir, mieux armés, au problème à résoudre. Les apports théoriques et méthodologiques sont alors des réponses, au sens où John Dewey affirmait que dans lidéal toute leçon est une réponse.
Il faut bien entendu éviter un double écueil :
Dans les business schools, on travaille de même sur des cas, notamment à travers des simulations. Dans les écoles techniques, on travaille par projets. Il faut adapter lapproche par problèmes à la nature de métiers. Lidée de base reste la même : confronter létudiant à des situations proches de celles quon rencontre dans le travail et construire des savoirs à partir de ces situations, qui soulignent a la fois la pertinence et le manque de certaines ressources.
La formation des enseignants devrait, à sa manière, sorienter vers un apprentissage par problèmes, confronter les étudiants à lexpérience de la classe et travailler à partir de leurs observations, de leurs étonnements, de leurs réussites et de leurs échecs, de leurs peurs et de leurs joies, de leurs difficultés à maîtriser tant les processus dapprentissage que les dynamiques de groupes ou les conduites de certains élèves.
Ici encore, il importerait de chercher un juste équilibre entre des apports théoriques structurés, qui anticipent les problèmes, et des apports plus fragmentés, mais qui répondent à des besoins qui émergent de lexpérience.
On mesure les incidences dune telle option sur le curriculum, mais aussi sur le rôle et les compétences des formateurs. Savoir faire un cours acceptable ne prépare pas ipso facto à construire des problèmes pertinents, encore moins à improviser des apports théoriques et méthodologiques au gré des besoins et des demandes.
Peut-être la notion dapprentissage par problèmes est-elle un peu trop étroite pour correspondre à des métiers divers. Mieux vaudrait parler plus globalement dune démarche clinique de formation, construisant la théorie, au moins en partie, à partir de cas, sans nécessairement se limiter à des " problèmes ". Une démarche clinique sorganise autour de situations singulières, occasions à la fois de mobiliser des acquis antérieurs, de les différencier, de les contextualiser et de construire des savoirs nouveaux ou des besoins de formation.
Une véritable articulation entre théorie et pratique
Dans plusieurs domaines, y compris la formation des enseignants, prévaut une idée quil faut à mon sens combattre activement, car elle compromet la construction de compétences : lidée de formation pratique.
Quentend-on par là ? En général, cela désigne lensemble des stages, éventuellement des travaux pratiques, des analyses de pratiques ou des enseignements cliniques sur le terrain.
Le modèle sous-jacent est assez simple et surtout très confortable :
À la limite, la formation théorique permettrait de passer des examens et dobtenir son diplôme et la formation pratique préparerait à survivre dans le métier.
Il faut combattre cette dichotomie, affirmer que la formation est une, toujours à la fois pratique et théorique, mais aussi réflexive, critique et identitaire. Et quelle se passe partout, dans les cours et les séminaires, sur le terrain et dans des dispositifs de formation qui amènent les divers types de formateurs à travailler ensemble : suivi de mémoires professionnels, animation de groupes danalyse de pratiques ou réflexion commune sur des problèmes professionnels.
Cela ne signifie pas quon doive et puisse faire la même chose dans chaque endroit, mais que tous les formateurs :
Cest actuellement loin dêtre le cas. En partie parce quil est plus simple que les uns développent des savoirs théoriques et méthodologiques sans trop se demander sils sont pertinents et mobilisables sur le terrain, alors que dautres initient au métier sans trop se demander si ce quils montrent ou préconisent est en cohérence avec les savoirs théoriques et méthodologiques que reçoivent par ailleurs les étudiants.
Pour rompre avec ces habitudes, il faut que les instituts de formation instaurent des partenariats plus serrés et équitables avec les établissements scolaires et les professeurs qui accueillent des stagiaires.
Mais il faut, en amont, accepter lidée quune alternance de temps de cours et de temps de stage nest quune condition nécessaire, mais pas suffisante, dune véritable articulation entre théorie et pratique.
Cela conduit probablement à mettre en question aussi bien lidée de stages que celle de cours, pour leurs substituer des unités de formation spécifiquement conçues pour articuler théorie et pratique à linterne, dans un domaine thématique délimité. À Genève, la formation des professeurs est une suite de modules thématiques de 10 à 14 semaines. Durant chacun, les étudiants sont en alternance sur le terrain et à luniversité, pris en charge conjointement par une équipe universitaire et son propre réseau de formateurs de terrain (Perrenoud, 1996 b, 1998 b).
Cela ne veut pas dire quil faut priver les formateurs de terrain de toute autonomie, en faire les auxiliaires dociles des formateurs universitaires. Ils doivent " trouver leur compte " dans un tel dispositif, ce qui implique :
Par analogie avec les soins infirmiers, on pourrait dire que les formateurs de terrain ont alors :
La seule contrainte est que ces apports soient compatibles entre eux !
Une organisation modulaire et différenciée
La plupart des formations universitaires et une partie des formations professionnelles se rallient au système des unités capitalisables ou des " crédits ".
On peut craindre hélas que cette transformation ne soit parfois favorisée aujourdhui que dans une perspective étroitement gestionnaire, voire marchande. Certains entrepreneurs en formation rêvent semble-t-il dorganiser la planète de sorte que lon retrouve les mêmes modules partout, avec les mêmes contenus, le même format temporel, de sorte que toute formation puisse se construire comme une accumulation dunités indépendantes offertes par toutes sortes dinstitutions et de formateurs, suivies les unes sur place, les autres par télé-enseignement. Dans cette perspective bancaire, il suffit quon sache additionner les crédits glanés ici ou là. Si le compte est suffisant, on délivre un diplôme. Il se peut même que les diplômes soient progressivement remplacés par un portfolio personnalisé spécifiant lensemble des unités de formation suivies.
Tout se passe dès lors comme lorsquon fait du commerce sur Internet : chacun fait son choix et accumule dans un panier virtuel tout ce qui lintéresse. Une fois quil a fait son marché, il passe à la caisse, tout aussi virtuelle, et on charge sa carte de crédit.
Les unités capitalisables ont représenté un immense pas en avant dans la formation des adultes. Elles pourraient aujourdhui, si lon ny prend garde, avoir plus deffets pervers que davantages pour les formations de haut niveau, dans lesquelles il serait absurde de vouloir construire une compétence et une seule par module. Chaque module contribue à plusieurs compétences et chaque compétence dépend de plusieurs modules. Il est donc essentiel que le plan de formation soit pensé de façon cohérente, comme un parcours construit, non comme une accumulation dunités de formation sans épine dorsale.
À lorigine, les unités capitalisable devaient faciliter la validation des acquis et permettre des parcours de formation individualisés. Elles avaient aussi le mérite dassouplir le cursus, de permettre à des professionnels de retourner à luniversité tout en continuant à exercer leur métier, etc.
Lenjeu, désormais, est double :
Si les dérives gestionnaires compromettent ces exigences, la standardisation des unités de formation et linterchangeabilité des formateurs lemporteront sur la qualité des démarches et la cohérence des parcours.
Une évaluation formative fondée sur lanalyse du travail
On ne construit pas des compétences sans les évaluer, mais cette évaluation ne peut prendre la forme dépreuves papier-crayon ou dexamens universitaires classiques.
Lévaluation des compétences devrait être dans une large mesure formative, passer par une co-analyse du travail de létudiant et la régulation de ses investissements plutôt que par des notes ou des classements. Elle se rapprocherait alors des caractéristiques de toute évaluation authentique, telles que Wiggins (1989) les a décrites.
Je nen retiendrai ici que quelques-unes, celles qui me semblent particulièrement pertinentes dans la formation des enseignants :
Il importe, pour aller dans ce sens, que les formateurs se familiarisent avec les modèles théoriques de lévaluation formative, de la régulation des apprentissages, du feed-back, mais aussi quils développent leurs propres compétences en matière dobservation et danalyse du travail et des situations.
Des
temps et des dispositifs dintégration
et de mobilisation des acquis
On peut entendre la notion dintégration en un double sens :
Dans nombre de formations denseignants, on ne se soucie pas de cette double intégration ou on lattribue magiquement aux stages. Il importerait au contraire de prévoir dans les plans de formation des temps et des dispositifs visant spécifiquement lintégration et la mobilisation des acquis.
Cest le rôle des stages et des temps de terrain, mais pas seulement. Il semble opportun de ménager tout au long du cursus des unités dintégration, soit filées (par exemple un séminaire danalyse de pratiques ou daccompagnement de stages longs en responsabilité), soit compactes, par exemple deux ou trois semaines consacrées à relier les acquis, par un travail sur lidentité professionnelle, les compétences, le rapport au savoir ou à travers des projets mobilisant des ressources provenant de diverses composantes du curriculum.
À Genève, par exemple, les étudiants conduisent, en trois semaines, un projet collectif dont la seule contrainte est de porter sur leur formation. Ils décideront par exemple, de réaliser un film qui la présente et la met en question.
Un partenariat négocié avec les professionnels
On ne peut viser une transposition didactique proche des pratiques, travailler le transfert et lintégration, adopter une démarche clinique, apprendre par problèmes et articuler théorie et pratique sans construire un partenariat fort entre linstitut de formation des enseignants et le terrain.
Ce dernier doit être pris en compte à au moins trois niveaux :
Aucun de ces niveaux de partenariat ne saurait remplacer les autres.
Il serait regrettable que des accords conclus au plus haut niveau deviennent des obligations pour les formateurs de terrain, soit ad personam, soit parce que laccueil de stagiaires ferait partie du job. Ces accords doivent faciliter lengagement des professeurs, le valoriser symboliquement, le rétribuer financièrement, donner un statut clair aux formateurs-praticiens.
Un
découpage des savoirs favorable
à leur mobilisation dans le travail
Ce dernier point me semble émerger de plus en plus clairement dune réflexion sur les compétences comme mobilisation de savoirs.
Les travaux sur le transfert de connaissance démontrent que la mobilisation nest jamais acquise automatiquement, quil faut la travailler comme telle, en faire un enjeu de formation, la prendre en charge sur le terrain et dans les hautes écoles.
Cela ne suffit pas. Tous les savoirs ne sont pas également mobilisables. Ils peuvent être enseignés et évaluées sans se soucier de leur mobilisation dans une pratique professionnelle ou au contraire en la facilitant délibérément.
Je me limiterai à poser deux problèmes qui concernent lensemble du plan de formation initiale :
Lune des difficultés de la mobilisation des acquis tient à leur cloisonnement dans le curriculum. Cest pourquoi il importe de construire des unités de formation conjuguant plusieurs sciences humaines et sociales. Ces apports pluriel sont au programme des didactiques des disciplines denseignement, langue maternelle, histoire, biologie, éducation physique, etc. Encore faut-il quautour de chacune, on réunisse non seulement des spécialistes du savoir à enseigner et de sa transposition, mais des psychologues, des psychanalystes, des sociologues, des historiens, des linguistes. Entre le projet théorique de la didactique des disciplines et son incarnation sur le terrain, il y a encore souvent un fossé.
Il est par ailleurs nécessaire quen contrepoint des approches didactiques, le cursus de formation des enseignants offre des unités de formation centrées sur des approches transversales, nommés de la sorte parce que leur objet :
Il faut rompre avec les formations fourre-tout qui mêlent philosophie, pédagogie, psychologie dans une vague réflexion sur " léducation ", aussi bien quavec les apports essentiellement disciplinaires- cours de psychologie cognitive, dhistoire ou de sociologie de léducation -, pour constituer des objets de savoir et de formation transversaux, cohérents et relativement stables.
En voici quelques-uns :
De tels objets quon peut sans doute dissocier plus finement ou regrouper en unités plus larges, appellent évidemment des formateurs provenant de plusieurs sciences humaines et sociales à travailler en équipe.
Ces objets complexes sont construits, ils nexistent pas tels quels dans la réalité. Mais ils se rapprochent de la complexité des situations de travail des enseignants, qui relèvent toujours en même temps, dans des proportions diverses, de la didactique concernée, de la psychologie cognitive, de la psychanalyse, de la psychologie sociale, de lanthropologie culturelle, de la sociologie.
Cest à la faveur de tels découpages quil conviendrait de poser le problème des savoirs procéduraux Luniversitarisation des formations denseignants a permis une rupture avec la normalisation des pratiques. On ne forme pas un praticien réflexif en lui imposant des façons orthodoxes de faire la classe (Perrenoud, 2001 a).
Cela ne signifie pas quil faille lui laisser toute la charge de traduire les savoirs théoriques en procédures, méthodes, dispositifs daction. Entre limposition dune doxa pragmatique et le refus de sabaisser à proposer des procédures, la formation professionnelle des professeurs cherche encore sa voie dans le cadre des universités et des hautes écoles (Perrenoud, 2001 f, g et h).
On sait aujourdhui quaucune pratique complexe ne peut se borner à appliquer un savoir. Le paradigme de la pratique réflexive sest développé, grâce à Schön et Argyris, en réaction contre lidée que les savoirs enseignés, théoriques ou méthodologiques, suffisaient à agir efficacement.
Il serait paradoxal que les métiers de lhumain développent les prescriptions alors que les métiers techniques reconnaissent leurs limites. Cela ne veut pas dire quil faut renoncer, par prudence ou souci de pureté, à proposer des procédures, à partir des savoirs savants aussi bien que des savoirs dexpérience et de la base de connaissance des professionnels. À chacun de sen servir à bon escient et de les adapter à sa réalité.
Les trois premiers critères de qualité évoqués amènent à reconsidérer la chaîne de transposition didactique externe, celle qui fonde le curriculum de formation initiale (Perrenoud, 1998 c).
Pratiques professionnelles
v
Repérage et description fine des pratiques
v
Identification des compétences et des ressources
v
Établissement des objectifs
et
des contenus de la formation
Les suivants entrent davantage dans le détail des dispositifs de formation. Chacun des points abordés aurait mérité des approfondissements. Mais ces derniers nont de sens quen conservant un point de vue systémique.
Les formateurs et les responsables de la formation des enseignants me semblent en effet devoir travailler sur deux plans :
Aujourdhui, cest sur le premier registre que les manques sont les plus criants. Les formateurs travaillent, réfléchissent, se forment, innovent, mais souvent chacun dans son coin. Ils laissent aux ministères et aux directions dinstitutions le soin de développer la vue densemble. La professionnalisation des formateurs denseignants passe aussi par leur constitution en communauté de travail.
Gillet, P. (1987) Pour une pédagogique ou lenseignant-praticien, Paris, PUF.
Morin, E. (2000) Les sept savoirs nécessaires à léducation du futur, Paris, Seuil.
Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1998) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, 2e éd. (1re éd. 1996).
Perrenoud, Ph. (1994) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan.
Perrenoud, Ph. (1994) Práticas pedagógicas, profissão docente e formação : perspectivas sociológicas, Lisboa, D. Quixote (Pratiques pédagogiques, métier denseignant et formation : regards sociologiques, recueil de textes traduits en portugais, inédit comme tel en français).
Perrenoud, Ph. (1995) Dix non dits ou la face cachée du métier denseignant, Recherche et Formation, n° 20, pp. 107-124.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).
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