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Les défis de lévaluation
dans le contexte
des cycles dapprentissage pluriannuels
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2001
I. Des cycles dapprentissages pluriannuels : pourquoi ?
Lidée dune école sans degrés nest pas neuve, elle a habité de nombreux pédagogues dans le monde, conscients de labsurdité de découper les apprentissages en étapes annuelles. Sans doute nest-ce pas par hasard que les mêmes pédagogues :
Les écoles sans degrés se sont développées dans des écoles expérimentales ou alternatives. Quelques systèmes éducatifs, ici ou là, à la faveur de réformes particulières, ont instauré des cycles dapprentissage pluriannuels durant une période, puis sont revenus aux étapes annuelles.
Ce quil y a de neuf, aujourdhui, cest que de nombreux pays se sont orientés ou sorientent vers des cycles pluriannuels à léchelle de lensemble du système éducatif, y compris dans lenseignement secondaire.
Dès lors, un certain nombre de problèmes se posent à large échelle dans des termes renouvelés. Ils concernent les objectifs, les programmes, les activités didactiques, les manuels et autres moyens denseignement, lorganisation du travail, la formation de groupes délèves, la division des tâches entre enseignants et leur coordination, le pilotage et le suivi des progressions des élèves sur plusieurs années, la régulation des apprentissages, la certification des acquis, la sélection et lorientation au début et au cours du secondaire, la place des parents.
Tout cela forme système et devrait être pensé comme tel. Lévaluation des élèves nest donc pas dissociable des options prises sur les autres paramètres, mais cest une porte dentrée intéressante, un bon analyseur de la logique dune scolarité organisée en cycles pluriannuels.
En simplifiant, on pourrait dire que les réalisations ou les projets qui se rattachent à lidée de cycles dapprentissage oscillent entre deux pôles extrêmes :
Cest bien entendu à ce second pôle que les problèmes dévaluation se posent en des termes nouveaux. Avant de les aborder, il importe donc de sexpliquer sur une conception des cycles pluriannuels, sur ce quon en attend, sur les raisons de les instaurer, sur les obstacles auxquels ils confrontent les enseignants et les systèmes éducatifs.
Jorganiserai donc mon exposé en deux grandes parties :
1. Dans un premier temps, je défendrai ma conception des cycles dapprentissage pluriannuels.
2. Dans un second temps, jexaminerai les problèmes dévaluation tels quils se posent dans ce cadre.
Pourquoi plusieurs systèmes éducatifs passent-ils assez rapidement dune structuration du cursus en étapes annuelles à une structuration en étapes de deux, trois ou quatre ans nommées cycles ? On se demande si tous le savent, tant les définitions et les argumentations sont parfois dune grande pauvreté.
La signification du concept de cycle se situe, selon les systèmes et selon les interlocuteurs, entre deux extrêmes.
Pour les uns, les cycles ne sont que des cycles détudes dans lesquels on supprime le redoublement de certaines années. Quest-ce quun cycle détudes ? Cest une série détapes annuelles dont les programmes sont de même type, avec des grilles horaires et des découpages disciplinaires analogues, qui font appel à des professeurs de même statut et sont souvent regroupés dans les mêmes bâtiments. On distingue dans la plupart des pays un cycle de type " préscolaire ", un à trois cycles primaires (avant la première sélection), un ou plusieurs cycles pour la fin de la scolarité obligatoire, jusquaux cycles postobligatoires, voire universitaires. Dans ces cursus, le redoublement dune étape annuelle est possible, voire massif, à lintérieur dun même cycle détudes.
Pour transformer un cycle détudes en cycle dapprentissage, il suffit pour certain dajouter une clause : interdiction de redoubler à lintérieur du cycle, sauf la dernière année.
Est-ce un progrès ? Cela diminue un peu le retard scolaire, cest-à-dire lécart entre lâge correspondant théoriquement à une étape du cursus et lâge réel dun élève. En effet, il est difficile de justifier, par exemple à la fin dun cycle de trois ans, un taux de redoublement trois fois supérieur au taux annuel communément admis dans un cursus structuré en étapes annuelles. Autrement dit, linterdiction partielle du redoublement accroît un peu la fluidité des progressions :
À lautre extrême, on trouve une conception des cycles qui rompt radicalement avec les étapes annuelles et fait perdre son sens à la notion de redoublement. Les élèves ont alors deux ans (ou trois, ou quatre, selon la durée du cycle) pour atteindre des objectifs de fin de cycle. À lintérieur de cet espace-temps, le pilotage des progressions appartient aux enseignants, qui travaillent en principe en équipe.
Il y a plusieurs décennies, certains systèmes éducatifs imposaient aux enseignants des plans détudes très détaillés, qui précisaient les contenus à enseigner mois par mois, voire semaine par semaine : tels verbes, telles notions, telles règles. On sest progressivement rendu compte que ce découpage induisait une pédagogie rigide et peu favorable aux objectifs de haut niveau, à une approche constructiviste de lapprentissage et à une conception spiralaire des programmes.
On a donc progressivement " fait confiance " aux enseignants, en ne leur imposant que des programmes annuels, qui leur laissent toute liberté dorganiser à leur guise la progression vers les objectifs de fin dannée, Si bien que seuls les parents qui ont connu lancien système sétonnent encore que, dans deux classes de même niveau, les élèves nétudient pas les mêmes contenus chaque semaine.
La conception la plus ambitieuse des cycles dapprentissage étend cette autonomie professionnelle à des étapes pluriannuelles. Ce qui suscite les mêmes inquiétudes. Il y a cinquante ans, on doutait de la capacité des maîtres à planifier seuls une année scolaire entière. Il semblait très risqué de leur donner autant dautonomie. Aujourdhui, les mêmes doutes sélèvent pour sopposer à des étapes de plusieurs années.
Il reste bien entendu à faire la preuve que les enseignants, de préférence en équipe, seront capables de planifier et de piloter les apprentissages sur plusieurs années. Ce qui nest pas sans rapport, on limagine, avec lévaluation, mais pose aussi des problèmes inédits dorganisation du travail scolaire, de coopération professionnelle et de division du travail, de construction du curriculum et de formulation des objectifs de fin de cycle.
Avant den venir aux implications, qui ne sont pas minces, arrêtons-nous aux raisons dun tel changement. Elles doivent être précises et fortes pour justifier ce qui, pour nombre denseignants, est vécu comme un bouleversement de leurs pratiques, presque un nouveau métier, avec de nouvelles compétences et de nouvelles angoisses à la clé.
Quelques raisons dintroduire de vrais cycles pluriannuels
Le Groupe de pilotage de la rénovation de lenseignement primaire à Genève a proposé cinq raisons dintroduire des cycles dapprentissages pluriannuels :
1. Étapes plus compatibles avec les unités de progression des apprentissages.2. Planification souple des progressions, diversification des cheminements.
3. Plus grande flexibilité quant à la prise en charge différenciée des élèves, dans divers types de groupes et de dispositifs didactiques.
4. Plus grande continuité et plus forte cohérence, sur plusieurs années, sous la responsabilité dune équipe.
5. Objectifs dapprentissage portant sur plusieurs années, qui constituent des repères essentiels pour tous et orientent le travail des enseignants.
Reprenons ces cinq arguments de façon plus détaillée.
Des étapes compatibles avec des objectifs de haut niveau
Lévolution des programmes au cours de la seconde moitié du 20e siècle à mis un accent croissant sur des objectifs dits " de haut niveau taxonomique ". On évoque de la sorte la taxonomie de Bloom qui montrait quentre " savoir les dates de certaines batailles " et " savoir réfléchir de façon autonome ", lécole poursuivait des objectifs très disparates. Tout le monde ou presque convient aujourdhui que les objectifs de haut niveau sont des enjeux de formation plus importants et participent dun développement durable de la personne. Si " apprendre à apprendre " et " savoir se documenter et sinformer " figurent parmi les objectifs de haut niveau, quiconque atteint ces objectifs saura retrouver la date de certaines batailles le jour où il en aura besoin. Alors que lélève qui, par miracle, saurait encore dix ou vingt ans plus tard une série de dates, nen tirera aucun avantage pour réfléchir.
La rupture avec lencyclopédisme, la mémorisation de faits et de règles trouve son achèvement dans les orientations curriculaires actuelles vers les compétences, qui mettent laccent sur les savoirs comme ressources pour comprendre, juger, anticiper, décider, agir à bon escient.
Même sil y avait un fort consensus sur ces orientations - ce qui nest pas le cas ! - on se heurterait à une difficulté majeure : il est plus facile denseigner des savoirs que de faire construire des compétences, il est plus facile aussi denseigner et dévaluer des savoirs de bas niveau (mémorisation) que de haut niveau (raisonnement).
La proximité des échéances évaluatives nest pas la seule donnée, mais elle pèse considérablement sur les pratiques denseignement. On peut, en un an - soit au maximum 1200 heures de présence en classe - assimiler des données, des règles, des notions particulières. On ne construit pas dans le même temps une culture scientifique ou historique, on napprend pas à lire, produire des textes, raisonner, argumenter, anticiper, débattre, imaginer, communiquer en quelques mois.
Cela, les programmes modernes en tiennent compte, en accentuant la continuité des apprentissages et leur caractère spiralaire : la plupart des apprentissages majeurs apparaissent à plusieurs reprises dans le curriculum, à des niveaux croissants de complexité et dabstraction.
Cette continuité se heurte à la " division verticale du travail pédagogique " : chaque enseignant - sauf dans les zones rurales - reçoit les élèves pour un an et doit réaliser une avancée significative des apprentissages dans la ou les disciplines dont il est responsable. Or, il est plus facile et sécurisant de faire la liste des notions introduites, des chapitres parcourus dans le " texte du savoir " en un an que de dire assez vaguement " Les élèves ont progressé dans leur capacité dargumentation ou de coopération ".
Les règles, les notions, les connaissances bien délimitées (tel théorème, tel siècle, tel pays, telle uvre) relèvent ce que Paulo Freire appelait une " pédagogie bancaire " : semaine après semaine, lélève - le bon élève ! - engrange des connaissances et les place " sur son compte ", comme un écureuil accumule des noisettes. Cela rassure les parents, les élèves et les enseignants, selon la maxime " Ce qui est fait nest plus à faire ". On met une croix à côté des éléments couverts dans le programme, comme on barre des items dans une liste dachats.
A-t-on jamais fini dapprendre et denseigner à lire, à imaginer, à raisonner ? Et comment attester dune réelle progression alors quil est si difficile didentifier des niveaux de maîtrise successifs ?
Les cycles pluriannuels ne lèvent nullement la nécessité pédagogique et didactique dévaluer les progressions, mais ils dispensent den rendre compte à la fin de chaque année scolaire simplement pour justifier quon a " fait son travail " et paraître " irréprochable " aux yeux du ou des collègues qui vont accueillir les élèves à la rentrée suivante. Chaque enseignant sait très bien que ceux qui le jugent le plus durement sont ses collègues situés en aval dans le cursus, qui reçoivent ses élèves et soupçonnent toujours ceux qui ont uvré en amont de ne pas avoir fait " tout ce quil fallait ". On a dailleurs pu montrer que lorsque le cursus est structuré en étapes annuelles, mais que les enseignants accompagnent les mêmes élèves durant plus dun an (ce qui ne constitue par ipso facto un cycle !), le redoublement disparaît, ce qui prouve quil est surtout une façon de ne pas envoyer chez un collègue des élèves quil vous reprochera de ne pas avoir amenés au niveau requis.
Les cycles dapprentissage ne suppriment pas cette problématique, puisquà la fin dun cycle de deux, trois ou quatre ans, il faudra que les élèves passent au cycle suivant et y témoignent dacquis suffisants aux yeux des enseignants qui les recevront. Mais à lintérieur du cycle, les enseignants pourront sorganiser à leur guise pour gérer les progressions, sans rendre de comptes à la fin de chaque année. Il se peut bien entendu quà la faveur de leur autonomie, ils choisissent de restaurer, à titre informel, une division verticale du travail très traditionnelle, chacun prenant en charge les élèves un an. Le cycle aura alors perdu une partie des vertus du long terme !
En trois ou quatre ans - et même en deux - on peut observer des développements significatifs dans les divers domaines correspondant aux savoirs de haut niveau et aux compétences. Il ne sagit donc pas de retarder indéfiniment le moment des bilans, mais de " laisser du temps au temps ", de permettre un développement significatif dans les domaines où rien ne peut se faire dans lurgence, ni dans la segmentation en petites étapes.
Individualisation des parcours de formation
Trois ou quatre ans, cest aussi le temps nécessaire pour que lindividualisation des parcours de formation soit compatible avec le mandat damener tous les élèves à la maîtrise des objectifs de fin de cycle.
Au secondaire, on individualise les parcours de formation dès lors que les élèves sont orientés dans des filières différentes ou prennent des combinaisons différentes de niveaux et doptions dans diverses disciplines. Les cycles dapprentissage pluriannuels visent une individualisation mille fois plus ambitieuse, car elle ne porte pas sur les projets de formation, ni sur les maîtrises finalement visées, mais uniquement sur les cheminements qui amènent aux mêmes maîtrises.
On dit volontiers " Tous les chemins mènent à Rome ". On se trouve ici dans ce cas de figure : tous les élèves sont censés aller à Rome, mais pas nécessairement du même pas, ni par les mêmes chemins.
Levons demblée un possible malentendu : on ne parle pas ici dindividualiser lenseignement, mais les parcours de formation, autrement dit la suite dexpériences formatrices auxquelles ils sont confrontés. Lorsque des voyageurs empruntent le métro, ils sont rarement seuls, mais chacun suit son propre itinéraire propre. Il rejoint dautres voyageurs, fait " un bout de chemin " avec eux, puis sen sépare lorsque leurs routes divergent. Il ne sagit donc pas de transformer lécole en une série de " leçons particulières ", ni de mettre chaque élève face à un écran. Cest le cheminement qui est individualisé, par la relation pédagogique.
Comment individualiser ? La façon la plus évidente et la moins intéressante est de laisser à certains élèves quatre ans pour parcourir un cycle dapprentissage de trois ans, alors que dautres pourront faire le même chemin en deux ans. Tout le monde prend le départ en même temps. Comme certains courent plus vite, ils arrivent avant tout le monde au but, alors que ceux qui courent le moins vite atteignent lobjectif bien après la majorité.
Cette mesure nest pas répétable. Il est impossible dallonger systématiquement dun an la traversée de chaque cycle pour les élèves les plus lents, ou de la réduire systématiquement dun an pour les élèves rapides, car on obtiendrait des écarts dâge de trois à cinq ans au terme de lenseignement obligatoire, ce qui est humainement et économiquement indéfendable. De plus, les études sur le retard scolaire montrent que le simple allongement de la scolarité ne produit guère deffets et en tout cas ne rétablit jamais légalité des acquis. Ajoutons que dans notre société, les mêmes acquis nont pas la même valeur selon quon a 12 ou 16 ans !
Je défendrai lidée que lindividualisation des parcours ne devient intéressante que si lon renonce à jouer sur le nombre dannées, pour moduler plutôt les " traitements pédagogiques ", le mode et lintensité de la prise en charge pédagogique et didactique des élèves. Dans cette perspective, on ne peut dissocier lindividualisation des parcours de la pédagogie différenciée. Jy reviendrai dans un instant.
Reste à trouver la façon dindividualiser les cheminements sans renoncer à les faire aboutir aux mêmes maîtrises approximativement dans le même nombre dannées. Dans nombre de métiers techniques, on peut accélérer la plupart des processus en y mettant les moyens : davantage de forces de travail, de meilleures technologies, un traitement plus intensif, un suivi plus rigoureux, moins de temps morts et de gaspillages. On ne peut traiter les élèves comme des produits industriels et les processus dapprentissage ne peuvent être accélérés au-delà du raisonnable. Ce problème est donc très difficile, sa solution renvoie aussi bien à lorganisation du travail quaux théories de lapprentissage et de linvestissement subjectif.
Les cycles pluriannuels ne prétendent pas le résoudre, mais ils éloignent les échéances, ce qui permet tout simplement denvisager une diversification des parcours et des prises en charge des élèves. En effet, en une seule année scolaire, la diversification possible des parcours de formation est très limitée : à peine est-elle amorcée quil est déjà temps de faire converger les parcours vers les objectifs de fin dannée. Le professeur est comme un berger qui renonce à disperser son troupeau lorsquil sait quil devra très vite le rassembler à nouveau. Dune certaine manière, " cela nen vaut pas la peine ", les résultats attendus ne justifient pas le travail requis et les risques encourus. Donc, " on reste ensemble ".
Les cycles de deux ans et mieux encore de trois ou quatre ans permettent denvisager la diversification des parcours sans avoir immédiatement à se préoccuper de leur convergence vers les objectifs communs. Nimaginons pas cependant quon puisse, par exemple dans un cycle de quatre ans, ne se préoccuper de la convergence vers les objectifs que dans les trois derniers mois de la quatrième année ! Lindividualisation des parcours, à objectifs semblables, est par définition un champ de tension et un défi majeur pour lécole.
Multiplicité et flexibilité des dispositifs de différenciation
La troisième raison de choisir des cycles pluriannuels, cest quils rendent possibles des dispositifs de différenciation plus ambitieux. Différencier est entendu ici en un sens précis : mettre chaque élève, aussi souvent que possible, dans une situation dapprentissage optimale. Une situation optimale est à la fois porteuse de sens, mobilisatrice et à la portée de lapprenant.
Léchec scolaire naît dans une large mesure de ce que Bourdieu a appelé " lindifférence aux différences ". Lécole traite tous les élèves comme égaux en droits ou en devoirs, alors quils sont très inégalement disposés et préparées à tirer parti dun enseignement standard. Certains savent lire en arrivant à lécole, dautres en sont très loin, et auront besoin dau moins trois ans. Cela nempêche pas le système éducatif de leurs fixer les mêmes objectifs. Le redoublement est un correctif rudimentaire et peu efficace. Le soutien pédagogique est un dispositif un peu plus convaincant, mais il intervient une fois les difficultés dapprentissage manifestes et fait appel à des intervenants externes, enseignants dappui ou psychopédagogues spécialisés dans laide aux élèves en difficulté, qui les prennent à part. La pédagogie différenciée prend son véritable sens lorsquelle sinstalle dans la classe, au quotidien et devient laffaire de tous les enseignants.
Elle nest pas impossible dans le cadre dune seule année scolaire, à condition de faire preuve dune grande ingéniosité pédagogique et didactique. Toutefois, il est plus facile dorganiser des groupes de besoin, de niveaux, de projets, de soutien et divers modules dans le cadre dune équipe pédagogique prenant en charge un ensemble délèves dâges différents. Imaginons une équipe de quatre enseignants collectivement responsables denviron 100 élèves de 8 à 12 ans. Ces professionnels peuvent alors jouer sur des compétences diverses et quatre espaces de travail, ce qui permet de créer des dispositifs variés, de prendre en charge des effectifs inégaux, dalterner groupes homogènes et hétérogènes.
Ne nous cachons pas cependant que cela exige des professeurs des compétences nouvelles dorganisation du travail, de gestion des espaces-temps et des groupes, avec des outils adéquats de pilotage et dévaluation. Les vertus dun cycle dapprentissage pluriannuel ne se manifesteront donc que lorsquune équipe pédagogique aura dominé la complexité du système et les difficultés de la coopération professionnelle.
Un système ayant dépassé le stade de lactivisme et des essais dans tous les sens trouvera un point déquilibre entre autonomie de chacun et coopération, aussi bien quentre installation durable des élèves dans un groupe stable et redistribution frénétique de tous les élèves entre de nombreux dispositifs.
Une fois un fonctionnement économique atteint, la différenciation jouera sur la distribution des élèves entre divers groupes, sur les activités proposées dans chacun aussi bien que sur une régulation interactive individualisée à lintérieur dune activité et dune situation didactique. On y reviendra à propos de lévaluation.
Continuité et cohérence sur plusieurs années
La division verticale du travail oblige les élèves, en particulier dans les villes, à sadapter chaque année à de nouveaux enseignants, qui ont dautres manières de faire, dautres exigences, une autre conception de lapprentissage et du métier délève.
Une certaine diversité au cours du cursus est sans doute profitable aux élèves qui nont pas de difficultés dapprentissage, mais elle a nombre deffets pervers pour les élèves qui peinent à saisir ce que lécole attend deux et quelles sont les règles du jeu. À peine ont-il compris quils sont invités à changer de jeu et à adopter dautres attitudes et dautres tactiques. Chez un enseignant, on peut poser toutes les questions qui vous passent par la tête, chez lautre on se fait réprimander ; lun valorise la coopération et le partage des ressources, lautre la compétition et le secret ; lun attache une extrême importance aux devoirs, lautre les trouve inutiles et en donne peu ; lun a des normes très précises pour tout, lautre une tolérance beaucoup plus forte aux différences ; lun traite les élèves comme des égaux, lautre crée une forte asymétrie ; lun crée un climat chaleureux et confiant, lautre un climat de terreur et de suspicion. Sans parler des divergences quant aux contenus, aux méthodes, au contrat didactique, à la façon dévaluer, aux rapports avec les parents.
Comment sy retrouver dans ce kaléidoscope ? Cest dautant plus difficile que ces différences sont niées ou minimisées par linstitution, alors même que les élèves et leurs parents en font quotidiennement et parfois douloureusement lexpérience.
Si lon confie un cycle dapprentissage à une véritable équipe, ces discontinuités et ces incohérences devraient samenuiser, les élèves devraient passer quelques années avec des règles du jeu et des styles pédagogiques un peu stables, mettant leur énergie à apprendre plutôt quà sadapter aux particularités des enseignants.
Le travail en équipe oblige dailleurs chacun à expliciter et à négocier sa représentation des objectifs de fin de cycle, ce qui atténue les différences qui tiennent à des conceptions des finalités de linstruction, très diverses en dépit des programmes.
Repères et boussoles
La référence aux mêmes objectifs durant plusieurs années permet un véritable " enseignement stratégique " au sens de Tardif, une distinction plus claire entre objectifs, contenus et dispositifs. On passe dune culture professionnelle de limplicite (" Je me comprends ") et de loral à une culture de lexplicite, de la discussion et de la négociation dun accord sur les points de divergence.
Les élèves et leurs parents ont aussi une meilleure chance de percevoir les enjeux essentiels et donc de se mobiliser sur ce qui en vaut la peine. À condition bien entendu que lécole et les enseignants fassent un effort considérable de communication au moment où sinstallent les cycles, mais aussi par la suite.
Obstacles et dilemmes
Faut-il le souligner, la conception ambitieuse des cycles rencontre une série dobstacles et de dilemmes. Presque tous suscitent un débat, parfois des polémiques. Chacun des ces obstacles ou dilemmes a des incidences pour lévaluation.
En voici quelques uns, à mes yeux les plus cruciaux :
Il nest pas possible de les détailler longuement. Je me bornerai donc à poser rapidement le problème et à esquisser le lien avec lévaluation.
La question des objectifs de fin de cycle
Les cycles sont pour les systèmes éducatifs loccasion de passer enfin et de façon quon peut espérer irréversible dune logique de programme (ce que les professeurs sont censés enseigner) à une logique dobjectifs (ce que les élèves sont censés apprendre et savoir au bout du compte).
Si les objectifs de fin de cycle sont bien conçus, il nest pas nécessaire de les traduire en un programme. Certains objectifs se réfèrent certes à des contenus de savoir, mais sans prescrire lordre de leur acquisition. Dautres objectifs se travaillent à travers des contenus variés, quil nimporte pas de standardiser.
Il serait pire encore, si lon ne parvient pas à faire le deuil dun programme, de le concevoir comme lassemblage, laddition de plusieurs programmes annuels.
Pour opérer la rupture, il faut évidemment que les objectifs de fin de cycle ne restent pas de vagues finalités, quils décrivent assez précisément les apprentissages et le niveau de maîtrise visés, sans pour autant être fragmentés à lexcès. On parle aujourdhui dobjectifs-noyaux, de socles de compétences, mais ces concepts sont loin dêtre stabilisés.
Une partie de la crédibilité des objectifs de fin de cycle tiendra aux outils dévaluation des progressions individuelles et détablissement dun bilan final et de bilans intermédiaires.
La question des points de repère en cours de cycle
Avoir des objectifs ne contraint pas à revenir aux errements de la " pédagogie par objectifs ", version simplifiée et illusoire du mastery learning de Bloom. Il ne sagit donc pas, dans un cycle, de travailler les objectifs les uns après les autres. Même si lon adopte une organisation modulaire, le même objectif sera repris à plusieurs niveaux. Ils faut donc concevoir les objectifs comme autant de lignes parallèles ou entrecroisées qui sous-tendent les progressions durant le cycle.
Quelles sont les étapes intermédiaires ? Les systèmes éducatifs peuvent mettre à disposition des " balises ", des objectifs intermédiaires et dautres points de repère permettant de planifier les apprentissages et de piloter les progressions de mois en mois, dannée en année. Ils peuvent et doivent proposer des outils de pilotage, qui seront en même temps des outils dévaluation.
Il importe alors de ne pas réintroduire par ce biais des objectifs de fin dannée aussi contraignants que dans un cursus structuré en années de programme.
La question du temps
Elle a déjà été esquissée. Elle doit être tranchée de façon claire au moment où lon met en place des cycles pluriannuels, car leur fonctionnement pédagogique comme leurs contraintes dévaluation seront très différents, voire contradictoires, selon quon affirme que dans la règle tous les élèves passent le même nombre dannées dans un cycle ou au contraire quon autorise les plus rapides à prendre un an de moins et les plus lents un an de plus. On voit immédiatement que si lon individualise la durée du passage, lévaluation sera lobjet de toutes les pressions pour justifier un raccourcissement ou un allongement de la durée standard. Dans le cas contraire, elle fera face à un autre défi : fonder des décisions stratégiques sur les cheminements les plus féconds à proposer aux divers élèves pour optimiser pour chacun lusage du temps qui reste jusquà la fin du cycle.
La question de lautonomie des équipes
Il faut sans doute définir au centre la longueur des cycles, leurs objectifs et trancher la question de la durée de passage dans un cycle et de létendue minimale de la coopération professionnelle et de la responsabilité collective des enseignants.
Pour le reste, on devrait laisser les équipes pédagogiques libres dorganiser le travail à leur guise durant le cycle, de même quon a progressivement appris à faire confiance aux enseignants pour structurer les tâches et les progressions durant lannée scolaire.
Cette autonomie devrait sétendre aux outils dévaluation et de communication avec les parents, le système éducatif fixant un cahier des charges à remplir dune manière ou dune autre plutôt quun bulletin type. On imagine les controverses à ce sujet !
La question des groupements délèves et de la division du travail entre enseignants fait partie de cette autonomie, à condition quelle nautorise pas le retour subreptice aux pratiques dantan : chacun son année, chacun ses élèves et le minimum de coopération !
La question du travail déquipe
Un cycle de trois ou quatre ans perd largement son intérêt si les enseignants qui en font partie nont quune envie, se retrouver chacun " seul maître à bord avec ses élèves ".
Entre le retour à lindividualisme et la fusion, quel est le point déquilibre ? Quelle est lautonomie de chacun par rapport à léquipe, en matière de contrat et de démarches didactiques, de rapport pédagogique, dexigences et de méthodes dévaluation ?
La question des groupements délèves
Cest la question la plus difficile. Elle est double :
Lévaluation formative intervient dans chaque cadre à titre de régulation interactive, mais dans ses variantes proactive et rétroactive, elle joue un rôle central dans la répartition des élèves entre les groupes et les activités parallèles.
La question des compétences professionnelles
Organiser le travail et piloter des progressions sur plusieurs années, coopérer, gérer des dispositifs de différenciation et des parcours individualisés, pratique une évaluation critériée, par rapport à des objectifs et réguler des processus dapprentissage : autant de compétences qui ne sont pas aujourdhui pleinement assurées par la formation initiale des enseignants. Il sagit donc de la faire évoluer et de mettre en place des formations continues en phase avec le fonctionnement attendus des cycles pluriannuels.
La question de lévaluation elle-même
Dans un approche systémique, on pourrait la traiter dans le cadre des problèmes précédents, sans en faire un objet à part.
Il nest pas inutile, toutefois, de faire un zoom sur les problèmes dévaluation qui naissent ou saccentuent du fait de la création de cycles dapprentissage.
Des enseignants qui auraient complètement intégré les idées dobjectifs de maîtrise, de pédagogie différenciée et dévaluation formative nauraient en principe qu'à continuer dans cette voie au sein dun cycle pluriannuel, à plus large échelle et de façon coopérative. Souvent dailleurs ces enseignants nont pas attendus les réformes de structures pour décloisonner les classes et assurer le suivi collégial des élèves sur plusieurs années.
Hélas, dans nombre de systèmes éducatifs contemporains, les cycles pluriannuels ne sont pas létage supérieur dun édifice qui comprendrait déjà, dans ses étages inférieurs, pédagogie différenciée, constructivisme, coopération, approche par compétences, référence à des objectifs de haut niveau, didactiques pointues et évaluation formative. Or, pour fonctionner et surtout pour constituer un réel progrès, les cycles exigent la mise en synergie de tels ingrédients.
Tel est le défi majeur : réaliser pour faire fonctionner des cycles pluriannuels un immense pas en avant dans tous les registres de laction pédagogique et didactique, individuelle et collective !
La question des stratégies de changement nest pas au cur de mon propos. Mais il suffit, pour ne pas loublier, dinventorier les innovations en matière dévaluation qui seraient censées précéder ou accompagner la création de cycles dapprentissage pluriannuels.
Lévaluation certificative
Le concept dévaluation certificative nest pas stabilisé. Tantôt, on parle dune évaluation faite à lintention de tiers, qui certifie les acquis de élèves achevant un cursus. Tantôt, nimporte quel bilan intermédiaire est qualifié de " certificatif ", car le mot est à la mode et a un parfum de sérieux.
Dans les systèmes éducatifs intégrés, le plus rigoureux serait de considérer que la certification, au plein sens du mot, se fait au moment où lélève quitte lécole pour entrer sur le marché du travail. Il est alors porteur dun certificat qui prend la forme soit dun diplôme sanctionnant un examen, soit dune attestation témoignant dun parcours de formation réussi.
Ce bilan final nempêche pas les bilans intermédiaires au cours du cursus, mais mieux vaudrait les qualifier de sommatif. Cest évident en tout cas à lintérieur dun cycle, car toute certification intermédiaire ne pourrait que reconstituer une division verticale du travail, année par année, les enseignants de lamont " certifiant " (autrement dit garantissant) aux enseignants de laval que lélève maîtrise les " prérequis " du programme quil est appelé à suivre.
Le problème est plus délicat lors du passage dun cycle pluriannuel au suivant. En fait, mieux vaudrait distinguer deux débats :
1. Faut-il exiger des acquis minimaux pour accepter un élève au cycle suivant ?
2. Comment nommer la mise en évidence de ces acquis, qui est de toute façon nécessaire ?
Des acquis minimaux ?
Le système éducatif assume la responsabilité globale de la formation de base. à cette échelle, dès lorsquil est introduit dans le cursus, aucun objectif ne saurait être abandonné, sous lunique prétexte quil na pas été atteint durant le cycle dapprentissage qui devait y contribuer en priorité.
Si ce travail na pas été fait, il ne reste quà le poursuivre. Si bien que les objectifs de chaque cycle incluent ceux des cycles précédents, même sil ne sagit, pour la plupart des élèves, que de consolider et dentretenir des acquis. On peut donc se représenter le curriculum comme un système de " poupées russes " :
Que faire, à la fin " normale " dun cycle, des élèves qui nont pas atteint tous les objectifs ? Idéalement, une pédagogie différenciée efficace devrait réduire la proportion délèves se trouvant dans cette situation, mais il en restera.
Faut-il les garder un an de plus dans le cycle inférieur ? Ou les laisser passer au cycle suivant, à charge pour les enseignants qui les accueilleront de les prendre " comme ils sont ", avec des lacunes repérées ?
Je me suis déjà prononcé pour cette seconde solution, après avoir mis en évidence les effets pervers de lallongement du passage dans un cycle et limpossibilité de répéter cette mesure pour chaque cycle durant la scolarité obligatoire.
Il bien entendu nécessaire que les enseignants en charge de chaque cycle fassent tout leur possible pour quune majorité délèves atteignent les objectifs et ne se disent à aucun moment " Ce nest pas grave, nos collègues du cycle suivant feront le travail ". Doù, ne serait-ce que pour cette raison, limportance dun projet détablissement cohérent !
Il faut aussi, à ce propos, contester lidée que le savoir se développe en paliers strictement hiérarchisés et quon ne peut aborder le pallier supérieur avant davoir entièrement maîtrisé le pallier précédent. Dans une perspective constructiviste, les savoirs acquis sont constamment remaniés, restructurés par les expériences nouvelles, le temps de lapprentissage ne se confond pas avec le temps de lenseignement.
Par ailleurs, exiger que tous les élèves aient " les mêmes bases " au début dun cursus est lexigence typique dune pédagogie frontale, incapable de gérer lhétérogénéité autrement que par la mise en échec des plus lents ou des moins favorisés. Lécole maternelle na jamais pu rêver de classes homogènes, puisque lors de la première scolarisation, la diversité des familles et des conditions de vie crée une forte hétérogénéité. Lécole primaire a appris peu à peu à gérer des publics hétérogènes, comprenant que pour homogénéiser véritablement les classes, il faudrait maintenir des taux de redoublement de 20 %. Lenseignement secondaire a cru plus longtemps à lhomogénéité comme condition absolue de lenseignement, du fait de la possibilité de sélectionner les élèves en fonction de leur niveau scolaire et de leur aptitude à suivre un cursus. Le collège unique et la transformation des publics et des taux daccès obligent les enseignants secondaires à " faire avec " des publics hétérogènes.
Si les cycles sont construits pour favoriser la pédagogie différenciée, accueillir des élèves de niveaux différents ne devrait pas effrayer les équipes pédagogiques. Sauf, bien entendu, si le système éducatif maintient des objectifs tellement exigeants quà peine une moitié de chaque classe dâge a quelque chance de sen approcher
Un bilan de travail
Même et surtout si tous les élèves passent tous au cycle suivant à lissue de la durée normale du cycle, il importe de dresser un bilan et de le transmettre à léquipe du cycle suivant, pour assurer le maximum de transparence et de continuité de laction éducative.
Pour ne pas accroître la confusion, mieux vaudrait ne pas considérer ce bilan comme certificatif. Il est informatif, formatif et dans une certaine mesure prédictif.
Lobservation formative
Lévaluation formative na dautre fonction que daider lélève à apprendre et à progresser vers les objectifs. Cest pourquoi jai proposé de parler dobservation formative, ou simplement de régulation des processus dapprentissage. En effet, la simple mention du concept dévaluation suscite immédiatement des associations didées qu aiguillent sur une fausse piste : épreuves, examens, classements, sélection, etc.
Je plaide depuis dix ans (Perrenoud, 1991) pour une approche pragmatique de lévaluation formative, qui se décline en quelques thèses :
Tout cela reste valable dans le cadre dun cycle dapprentissage pluriannuel. Si lévaluation formative se définit par ses effets de régulation des apprentissages en cours, tout est bon pourvu que ce soit efficace, dans les limites de léthique bien entendu. Cest pourquoi il faut une conception large :
Lévaluation formative ainsi conçue est complètement imbriquée au processus denseignement-apprentissage. Elle relève de la pédagogie, de la didactique et des théories de lapprentissage davantage que de la docimologie.
Si la régulation est au centre, lévaluation formative conduite par le professeur nen est pas le seul ni même le principal pilier. Idéalement, elle reste au contraire une régulation par défaut, qui intervient lorsque toutes les régulations inscrites dans la tâche, les interactions entre apprenants ou des aides logicielles ont épuisé leurs vertus. Bref, cest le dispositif didactique qui doit porter la régulation.
Composante dune pédagogie différenciée, lévaluation formative na aucune raison dêtre standardisée. Elle sinscrit dans un processus de résolution de problème et se module au gré des besoins. Il ny a aucune raison de soumettre tous les élèves aux mêmes observations, dans la logique dun examen équitable.
Elle nexige pas nécessairement une instrumentation sophistiquée ou lourde, lobservation directe et lintuition sont souvent suffisantes. Il importe donc que lenseignant se mette en position dobserver les élèves au travail plutôt que de leur administrer des batteries de tests critériés. Ce qui exige une intégration de lobservation formative au contrat didactique et sa claire dissociation de lévaluation sélective.
Soulignons enfin que lévaluation formative peut sexercer de diverses manières et quil appartient à chaque enseignant ou à chaque équipe pédagogique de forger ses outils, sans réinventer la poudre, mais sans se plier à des modèles faits par des spécialistes.
Tout cela mériterait quon sy arrête. Je nai fait ici que souligner quavant de se préoccuper dobservation formative dans les cycles pluriannuels, mieux vaudrait sentendre sur une conception précise de la régulation des apprentissages et des parcours de formation.
Jai distingué (Perrenoud, 2001 a) quatre niveaux de recours à lobservation formative. Ils peuvent exister hors des cycles, mais cest dans ce cadre quils prennent leur pleine dimension :
1. la régulation du travail de lélève et de son étayage par ladulte dans le cadre de lactivité en cours ;2. lorientation de lélève vers dautres activités, plus adéquates, au sein du même groupe ;
3. lattribution de lélève à un autre groupe et donc à des activités dun autre type et/ou dun autre niveau ;
4. le pilotage des parcours de formation individualisés.
Examinons rapidement ces quatre niveaux.
Réguler dans le cadre de lactivité en cours
Cette forme de régulation est interactive, elle passe par des interventions de lenseignant durant une activité, par des suggestions, des relances, des recadrages, des étayages qui sont soit des réponses à une sollicitation, soit une aide spontanée. Dans tous les cas, lintervention est différenciée, elle sappuie sur une observation fine des manières de travailler et de réfléchir de tel ou tel élève, ou dun groupe.
Cest la forme dobservation formative la plus proche de la didactique, travaillant sur lerreur, les stratégies, les représentations, les méthodes, le rapport à la tâche et au savoir, mais aussi sur les investissements, la coopération, le leadership, etc.
Inutile de dire que cette forme dobservation formative prend des allures très différentes selon que lenseignant donne des exercices standards à tous les élèves, chacun travaillant seul dans un cahier ou devant un écran, ou apprend au contraire par recherches, projets ou situations-problèmes.
Réorienter les élèves vers dautres activités dans le même groupe
La régulation à lintérieur dune activité trouve ses limites lorsquil apparaît que cest cette dernière qui est inadéquate : trop facile ou trop difficile, sans intérêt, ou mal conçue pour ce type délève. À niveau égal, une recherche trop ouverte peut désécuriser un élève soucieux de bien faire, un exercice trop structuré ennuyer un élève plus audacieux. Lobservation formative porte alors non sur lapprenant seulement, mais sur son interaction prévisible ou effective avec une tâche ou un dispositif didactique.
Il nest jamais facile de savoir quand il faut " jeter léponge ", comme disent les boxeurs, autrement dit renoncer à aménager une activité pour en proposer une autre, Souvent, le problème se complique du fait que le professeur ne dispose pas dune immense réserve dactivités alternatives pertinentes, ni dassez de forces pour les créer hic et nunc, sur mesure.
Cette composante de lobservation formative naura donc de pertinence que dans un système didactique riche en matériel et en activités possibles et riche aussi en créativité didactique en fonction des besoins. Si tous les enseignants sont constamment occupés à faire fonctionner des groupes, on ne voit pas comment ils trouveraient le temps et lénergie voulus pour enrichir leur répertoire dactivités. Les maisons dédition et les échanges avec les collègues viennent en partie à leur secours, mais on sait les limites du " prêt-à-porter " pédagogique.
Attribuer les élèves à un autre groupe
Le nombre dactivités quil est possible de faire coexister au sein dun groupe trouve des limites, liées à lespace et au matériel, mais aussi à la possibilité de faire coexister et de piloter en parallèle de nombreuses tâches.
Cest ce qui amène à fractionner les élèves en groupes travaillant dans des espaces distincts ou des parties délimitées dun plus vaste espace, sous la responsabilité dun ou plusieurs enseignants.
Un groupe peut être engagé dans un seul type dactivité ou abriter au contraire plusieurs activités parallèles. Tout dépend de la nature, de la durée, des fonctions des divers groupes entre lesquels léquipe pédagogique répartit les élèves.
Lobservation formative est alors mise au service dune orientation optimale des élèves vers les groupes qui leurs conviennent le mieux.
Piloter les parcours à long terme
On passe ici à une autre échelle. Lobservation ne porte plus sur des processus dapprentissage particuliers, mais sur le parcours de formation. Elle nest pas moins formative pour autant, mais nourrit des " stratégies " plus que des " tactiques ".
Cest à ce niveau que les cycles dapprentissage pluriannuels introduisent la rupture la plus forte avec une scolarité structurée en étapes annuelles. Au cours dune année scolaire, lindividualisation des parcours reste faible. Souvent, elle se limite au fait que, participant aux mêmes activités de façon synchrone, les élèves ne suivent pas pour autant le même trajet de formation, parce que certains comprennent et retiennent tout, alors que dautres assistent à des activités didactiques dont le sens leur échappe et qui ne leur apprennent rien, sinon leur grande infériorité en regard des bons élèves.
Dès lors quon autorise une plus grande diversification des parcours, sans renoncer à mener chacun à une maîtrise acceptable des objectifs de fin de cycle, le pilotage des progressions individuelles devient décisif.
Lobservation formative sappuie alors sur des bilans dacquis, mais aussi sur la lanalyse de la trajectoire récente de lélève, de ses projets, conduites et investissements. Tout est bon pour répondre à la question : quelle est la moins meilleure stratégie pédagogique et didactique à adopter pour cet élève au cours des prochaines semaines, peut-être des prochains mois ?
Dans un hôpital, les équipes soignantes se posent régulièrement cette question au cours dun traitement. Elles font le point, révisent leur analyse des causes et des possibilités, réorientent au besoin la stratégie thérapeutique. On trouve des fonctionnements professionnels semblables dans léducation spécialisée ou le travail social et dans la plupart des métiers techniques dun certain niveau, comme dans les affaires. De ce côté, lécole a tout à apprendre, même si certaines équipes pédagogiques ont ouvert la voie.
Des compétences à construire
Dans tous les registres évoqués, il faut des outils de travail, à commencer par des objectifs de fin de cycle et des balises intermédiaires. Cela ne va pas toujours de soi, car ceux qui fabriquent les outils sont souvent comme ces architectes qui construisent des maisons quils nhabitent pas, préférant leur cohérence théorique ou esthétique aux intérêts des usagers.
Des outils adéquats et sophistiqués ne servent à rien si les compétences des professeurs ne sont pas suffisantes. Elles ne concernent pas seulement la mesure de certains acquis. Lobservation formative, y compris lorsquelle prend la forme dun bilan de fin de cycle, contribue dabord à une entreprise danalyse et dinterprétation, qui fonde elle-même des décisions.
Rien ne sert de savoir observer si lon ne sait pas interpréter. Rien ne sert de savoir interpréter si lon ne sait pas décider. Et rien ne sert de décider si lon est incapable de mettre en uvre ses décisions.
Il ny a donc aucune raison disoler la formation à lobservation formative dune formation didactique et pédagogique plus globale, portant sur les processus dapprentissage, la construction des savoirs, le rapport au savoir, linvestissement., lerreur, la métacognition aussi bien que sur lart de construire, de différencier et de réguler des situations dapprentissage et des dispositifs didactiques.
Pourquoi, pour parler de lévaluation dans les cycles pluriannuels, me suis-je attardé autant à des questions de curriculum de pédagogie, de didactique, dorganisation du travail ? Cest tout simplement parce quil est absurde de discuter dévaluation, en particulier dévaluation formative, sans prendre en compte le système didactique et le système éducatif dans leur ensemble.
Plutôt que de peaufiner des modèles et des outils dévaluation sans se soucier du contexte, on ferait mieux de travailler sur tous les chantiers à la fois et de les relier !
En conclusion et en guise de résumé, je reprendrai donc, sans les commenter en détail, dix principes de base qui mettent lévaluation à sa juste place :
1. Un cycle dapprentissage nest pas une fin en soi, mais un moyen de faire mieux apprendre et notamment de lutter contre léchec scolaire et les inégalités.
2. En tant que tel, un cycle dapprentissage ne constitue pas un progrès et peut même amener un accroissement des échecs et des inégalités.
3. Un cycle dapprentissage nest quun espace-temps de formation (de 2 ans au moins) qui permet, mieux quun degré annuel, dorganiser efficacement les apprentissages si on sen sert dans ce sens.
4. Il doit, à cette fin, saccompagner de dispositifs ambitieux de pédagogie différenciée et dobservation formative.
5. Un cycle dapprentissage ne peut fonctionner que sur la base dobjectifs de fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les parents.
6. Tout le reste est donné à titre indicatif : balises intermédiaires, modèles dorganisation du travail et de groupement des élèves, outils dévaluation. Les écoles et les enseignants sorganisent librement et diversement.
7. Il est souhaitable quun cycle dapprentissage soit confié à une équipe pédagogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs années.
8. La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différencier sur dautres dimensions que le temps et à ne pas réintroduire un redoublement déguisé.
9. Les enseignants doivent recevoir une formation et un appui adéquats pour construire de nouvelles compétences avant et pendant lintroduction des cycles.
10. La mise au point dun fonctionnement efficace en cycles est une longue marche, qui doit être conçue comme un processus négocié dinnovation sur six à dix ans.
Le dernier point répond à linquiétude que les neuf premiers pourraient susciter. À supposer toutefois que les systèmes éducatifs sortent de la pensée magique et mettent en place des stratégies dinnovation qui permettent de sattaquer aux problèmes non résolus, dapprendre de lexpérience, de partager des savoirs
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation. Vers une analyse de la réussite, de léchec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.
Perrenoud, Ph. (1991) Pour une approche pragmatique de lévaluation formative, Mesure et évaluation en éducation, vol. 13, n° 4, pp. 49-81. Repris dans Perrenoud, Ph., Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 7, pp. 119-145x
Perrenoud, Ph. (1992) Não mexam na minha avaliaçao ! Para uma abordagem sistémica da mudança pedagógica, in Estrela, A. et Nóvoa, A. (dir.) Avaliações Em Educação : Novas Perspectivas, Lisboa, Educa, pp. 155-173 (version portugaise de " Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique ", Mesure et évaluation en éducation, 1993, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132).
Perrenoud, Ph. (1993) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 9, pp. 169-186).
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