Source et copyright à la fin du texte
In Educateur, n° 10,
septembre 2001, pp. 26-31

 

 

 

 

 

Objectifs communs et parcours
individualisés dans les cycles
d’apprentissage pluriannuels

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001
 

Sommaire

Individualiser le temps, une solution tentante mais impraticable

Redimensionner les objectifs

Parcours individualisés et pédagogie différenciée

Références


L’idée d’individualisation des parcours de formation n’est pas nécessairement associée à celle de cycle d’apprentissage pluriannuel. Pour certains, les cycles sont simplement de plus longues étapes de la scolarité, les élèves suivant le même rail, éventuellement à des rythmes inégaux. Ce n’est pas sans intérêt. Mais je tenterai de montrer que les cycles permettent de diversifier les parcours de formation.

Poursuivre des objectifs à terme de 2, 3 ou 4 ans et assumer la responsabilité des apprentissages tout au long de cette période est en soi un progrès, puisque cela invite à une pédagogie plus orientée vers des compétences et d’autres acquisitions de haut niveau, qui ne se construisent pas en un an. La multiplication des échéances annuelles oblige en effet à viser constamment des effets à court terme et à en rendre compte. Lorsque le contrat des enseignants consiste à garantir des apprentissages identifiés, non pas au bout d’une année, mais de plusieurs, ils peuvent organiser les progressions autrement et investir moins d’énergie pour atteindre des étapes intermédiaires essentiellement aux fins d’être en règle avec l’institution, et surtout avec les collègues qui accueilleront leurs élèves à la rentrée suivante.

Encore doivent-ils renoncer à recréer, au sein d’un cycle, une division traditionnelle du travail, selon laquelle chacun prendrait les élèves en charge durant une seule année. Dans ce cas, on perdrait le bénéfice du long terme, chacun attendrait de ceux qui le précèdent qu’ils installent chez les élèves des acquis bien définis, considérés comme " prérequis " de son propre travail. On aurait ainsi reconstitué informellement des marches annuelles, alors même que le cursus formel prévoit des échéances plus éloignées. Ce serait la plus sûre manière d’obliger tous les élèves à suivre, de façon synchrone, un unique parcours de formation.

Suffit-il, pour rompre avec cette tentation, que les enseignants du même cycle travaillent réellement en équipe et soient solidairement responsables de l’ensemble du parcours pour l’ensemble des élèves ? Ce n’est qu’une condition nécessaire. Il faut encore trouver les moyens organisationnels, pédagogiques et didactiques de gérer et de piloter des parcours individualisés.

On imagine volontiers qu’en prenant davantage de temps, les élèves les plus lents parviendraient en fin de compte aux mêmes maîtrises. C’est pourquoi la conception la plus courante d’un cycle conduit à réinventer le retard scolaire, non plus à coups de redoublements, mais en allongeant le séjour de certains élèves dans un cycle. Hélas, ce mode d’individualisation présente toutes les limites et tous les effets pervers du redoublement. Je vais donc, dans une première partie, tenter de montrer que c’est une fausse piste, qu’il faut renoncer à jouer sur le temps et faire varier les moyens et la qualité de l’encadrement pédagogique.

Dans une seconde partie, je tenterai de crever un abcès : les objectifs de l’éducation scolaire de base ne sont pas faits pour le plus grand nombre, mais pour les futures élites. L’échec d’une fraction importante de chaque génération est donc programmé et il est inutile de s’épuiser à développer des cycles et des pédagogies différenciées si on ne s’attaque pas au curriculum.

Une fois ces préalables clarifiés, il sera temps d’envisager comment une pédagogie différenciée pourrait amener à une individualisation des parcours fondée non sur le temps, mais sur le mode et le degré de prise en charge des élèves. 


Individualiser le temps, une solution
tentante mais impraticable

L’école entretient un rapport au temps atypique, pour ne pas dire " irrationnel ". Dans toutes les activités visant un objectif, on prend " le temps qu’il faut ", ni plus, ni moins, pour atteindre le même but, sachant que ce temps dépend de la résistance de la réalité. On accepte qu’il faille quatre mois pour guérir tel patient et trois semaines pour tel autre. Ou que pour construire quelques kilomètres d’autoroute, il faille deux ans ou seulement quelques mois, en fonction du terrain. Ou alors, si le temps est compté, on investit des moyens proportionnels aux obstacles à surmonter.

Il n’y a qu’à l’école qu’il paraît exclu de proportionner soit le temps de travail, soit les moyens aux obstacles rencontrés. Le temps n’est que faiblement extensible :

Il apparaît presque aussi difficile de mettre des moyens inégaux au service d’objectifs semblables. C’est pourtant ce vers quoi il faut tendre, en brisant les normes d’équité formelle pour rechercher une égalité des acquis. Pour s’y résoudre, peut-être faut-il au préalable se convaincre que la diversification des temps de parcours n’est pas la solution. Certes, la création de cycles d’apprentissage pluriannuels modifie apparemment les données du problème, puisqu’elle met fin au redoublement, dont on connaît les limites (Allal et Schubauer-Leoni, 1992 ; Crahay, 1991, 1996, 1997 ; Paul, 1996) pour lui substituer des temps inégaux de progression. Cela ne résout qu’en apparence le problème.

Jouer sur le nombre d’années ?

Le dilemme du temps est facile à formuler. Raisonnons sur un cycle dont la durée " normale " serait de trois ans :

Dans les deux cas, l’élève accumule un retard scolaire qui, s’il devrait dépasser un an sur l’ensemble de la scolarité obligatoire, le stigmatiserait définitivement. Personne ne considère comme équivalents deux élèves qui maîtrisent les mêmes savoirs, mais dont l’un à 15 et l’autre 18 ans. Ce qui signifie que l’allongement du passage dans un cycle ne saurait être répété de cycle en cycle, aboutissant par exemple à trois ans de retard scolaire à l’issue de trois cycles de 3 ans, l’élève séjournant 4 ans dans chacun. C’est encore plus évident avec des cycles de deux ans.

Or, l’expérience du redoublement nous l’apprend, une année supplémentaire ne remet " à niveau " que les élèves qui rencontrent des difficultés passagères, liées à un " accident de parcours " (Allal, 1995 ; Crahay, 1996 : Paul, 1996). Les autres, dont les difficultés naissent d’un rapport défavorable au savoir et à l’école et d’un capital culturel scolairement peu rentable, ne tirent pas de bénéfices notables d’un redoublement. Tout simplement parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

On se trouve donc pris entre deux feux : allonger la scolarité de base d’un an produit des effets d’étiquetage supportables, même s’ils ne sont jamais anodins, mais n’a guère d’effets ; à l’inverse, allonger la scolarité de base de 3 à 5 ans, à supposer que ce soit efficace, est économiquement coûteux, socialement inacceptable et psychologiquement impensable. Comment pourrait-on, à 18 ans, travailler sereinement pour arriver au terme d’un parcours de formation que d’autres ont achevé à 15 ans avec les mêmes acquis ?

L’allongement ponctuel du passage dans l’un des cycles, sans être exclu, fonctionne donc comme un unique joker, qu’il faut n’engager qu’à coup sûr.

 

Jouer sur le nombre d’heures de présence en classe ?

Plutôt que d’ajouter des années, on pourrait envisager de jouer sur le nombre de semaines d’école durant l’année ou sur le nombre d’heures de présence en classe durant la semaine. Comme il paraît hors de question d’allonger encore l’année ou la semaine scolaires, il s’agirait plutôt d’abréger le temps que passent à l’école des élèves les plus rapides.

Cela ne suffirait pas : il faudrait redéfinir les objectifs de fin de cycle et de fin de cursus, de sorte qu’ils deviennent effectivement atteignables :

Ces derniers seraient " libérés " une fois les objectifs atteints, ou on leur demanderait une présence moins soutenue, sachant d’avance qu’ils auront besoin de moins de temps pour accomplir le même parcours.

On perçoit immédiatement les difficultés d’un tel scénario ;

Dans tous les cas, il apparaît que jouer sur le temps pour résoudre un problème pédagogique engendrerait des problèmes psychologiques ou sociaux plus graves encore (Perrenoud, 2001).

Donc, de deux choses l’une :

Si l’on refuse de s’accommoder de l’inégalité des acquis de base, on explorera la seconde voie. La question est alors de savoir comment gérer des parcours individualisés, en visant les mêmes acquis, grosso modo dans le même temps. Tel est le vrai défi.

Il ne peut être relevé aussi longtemps que l’on assigne à la scolarité de base des objectifs inaccessibles à la majorité des élèves, du moins en si peu d’années.

 
Redimensionner les objectifs

Il existe un conflit d’intérêt évident, qu’il ne faut pas sous-estimer, entre :

La première vision prédomine, car l’école s’est construite par le haut, le lycée étant censé préparer aux études universitaires, le collège au lycée et l’école primaire au collège. Ces attentes étaient cohérentes lorsque les voies de scolarisation se séparaient d’emblée, lorsqu’à 7 ans, les enfants de la bourgeoisie entraient dans les " petites classes " d’un lycée, où ils étaient presque sûrs d’obtenir leur bac dix ans plus tard ; les autres allaient à l’école communale, pour en sortir à 12-13 ans et passer à " la vie active ".

Dans tous les systèmes scolaires modernes, les élèves sont désormais réunis jusqu’à la fin de l’école primaire et parfois jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. Pourtant, les programmes restent conçus, dans une large mesure, malgré les réformes curriculaires successives, comme une préparation des meilleurs aux études longues. Si bien que les objectifs, les contenus et les niveaux d’exigence, à 6, 8, 10 ou 12 ans, sont décidés en fonction des intérêts des élèves les plus favorisés. Eux seuls peuvent espérer tenir le rythme.

Si l’on crée des cycles pluriannuels sans contester cet héritage historique, sans réviser certains objectifs de la scolarité de base, on fait peser sur la pédagogie différenciée des attentes disproportionnées.

De là à calquer les objectifs de fin de scolarité obligatoire sur les moyens intellectuels des élèves les plus lents ou les plus défavorisés, il y a un pas à ne pas franchir. Un système scolaire qui veut véritablement démocratiser l’enseignement devrait fixer les objectifs de la scolarité obligatoire de sorte que tous les élèves puissent les atteindre en 9 ou 10 ans, moyennant la mise en œuvre de pédagogies différenciées venant en aide aux élèves les plus lents.

 

Des objectifs pour tous

Il n’est pas possible de " réserver " la pédagogie différenciée à une fraction des élèves, comme on limite la greffe de rein à certaines catégories de patients. La pédagogie différenciée ne se confond pas avec une pédagogie de soutien, elle restructure l’ensemble de l’organisation du travail. Il n’empêche que la recherche d’une optimisation des situations d’apprentissage s’adresse en priorité à ceux qui n’apprennent ni très vite ni très bien dans le système éducatif tel qu’il est.

Ce qu’il faut affirmer clairement, en terme de curriculum, c’est l’impérieuse nécessité de ne pas calquer les objectifs de la scolarité de base sur le niveau exigé à l’entrée des filières les plus sélectives de l’enseignement postobligatoire. Car la proportion d’une génération susceptible d’atteindre un tel niveau à 15-16 ans oscille, selon les systèmes éducatifs, entre un quart et une moitié de chaque classe d’âge Si l’on fixe la barre aussi haut, tous les autres seront soit mis en échec, soit - façon de masquer un peu les choses - " orientés " vers des filières moins difficiles.

Mon propos n’est pas ici d’examiner en détail la question des contenus et des contours d’une culture générale pour tous, ni de débattre des diverses conceptions possibles des savoirs et des compétences qui devraient former le cœur de cette formation commune. Une chose est sûre : on devrait donner la priorité aux besoins de ceux qui ne feront pas d’études longues, en se demandant de quoi chacun aura besoin dans sa vie, quels que soient sa condition sociale et son métier. Cela supposerait une réelle volonté de démocratisation de l’accès aux savoirs de base. Elle est aujourd’hui affirmée par tous les gouvernements, parce qu’elle est " politiquement correcte ", mais sa mise en œuvre est très inégale, selon les pays et dans chacun, selon les partis au pouvoir.

Aux rapports de force politiques s’ajoutent les contradictions internes des systèmes éducatifs et des politiques de l’éducation. Ainsi, à l’heure où divers cantons suisses créent des cycles d’apprentissage pluriannuels, ils songent tout aussi sérieusement à introduire une seconde langue étrangère dès l’école primaire. Alors qu’il faudrait alléger les programmes, on les charge plus encore, fabriquant inévitablement davantage d’échecs et d’inégalités (Perrenoud, 2000 c). Signe d’incohérence, la main droite ignorant ce que fait la main gauche ? Compromis entre des forces opposées, les partisans des élites gagnant sur le curriculum et perdant sur les cycles ? Ou encore, ce qui est hélas le plus probable, profondes divergences dans la conception des cycles et alliance confuse entre ceux qui pensent qu’ils permettront aux bons élèves de traverser plus vite la scolarité de base et ceux qui espèrent que les cycles réduiront les inégalités…

Pour dire les choses autrement : l’instauration de cycles pluriannuels n’est une stratégie crédible de démocratisation que si elle s’accompagne d’une révision curriculaire qui place la barre moins haut. Cela n’est possible que si un gouvernement parvient à développer une politique de démocratisation sans faire d’excessives concessions à ceux qui dénoncent la " baisse du niveau " et la " fin des élites ".

Peut-être n’est-ce possible que si un grand nombre de nos concitoyens comprennent :

1. Que cette baisse des exigences durant la scolarité de base n’a pour les élèves qui se destinent aux études longues que des incidences temporaires ; il suffit pour conserver le niveau final, d’allonger d’un ou deux ans certains cursus universitaires, ou mieux encore, de les rendre plus efficaces. Cet allongement serait une goutte d’eau dans l’océan des années d’études gaspillées dans l’enseignement supérieur, par le jeu de réorientations anarchiques aussi bien qu’en raison d’une pédagogie frontale, dont l’exclusion est souvent l’unique réponse aux difficultés d’apprentissage des étudiants (Frenay, Noël, Parmentier et Romainville, 1998 ; Romainville, 2000).

2. Que l’enjeu est la formation de tous, dans une perspective de citoyenneté, mais aussi parce que l’avenir des sociétés ne passe pas seulement par des élites capables de faire bonne figure dans la concurrence internationale. Seules les grandes puissances militaro-industrielles peuvent se permettre - jusqu’à quand ? - de faire coexister une recherche de pointe et près de 20 % d’illettrés. S’installer dans une société duale est un suicide démocratique, mais aussi, à moyen terme, culturel et économique.

Ne nous cachons pas l’ampleur des conflits d’intérêts et des divergences idéologiques sur ces questions. Ils sont manifestes à propos de l’école moyenne, de l’âge et de la sévérité de la première sélection. Les mêmes enjeux parcourent toute l’école primaire, alors même que l’orientation semble encore lointaine. Pourquoi estime-t-on indispensable que chacun sache lire à sept ans, en mettant du coup en échec grave et durable ceux qui n’y parviennent pas ? La seule réponse est, encore aujourd’hui : pour ne pas retarder les meilleurs dans leur marche vers les études longues ! La plupart des apprentissages sont programmés à l’âge le plus précoce possible ; la grammaire formelle, la soustraction, le texte argumentatif, les fractions, les langues étrangères, l’algèbre font irruption dans les programmes dès qu’un tiers des élèves sont capables d’apprivoiser ces nouveaux savoirs. Que les autres soient mis en échec pas ces ambitions prématurées, ceux qui ne se soucient que des élites s’en moquent.

L’école fonctionne comme une discipline sportive dont l’unique objectif serait d’obtenir le plus grand nombre possible de médailles aux Jeux olympiques. À une différence près : même les pays qui font des succès sportifs un enjeu politique ont reconnu que seul un très large bassin de praticiens de bon niveau pouvait faire émerger des champions olympiques. Du coup, former une élite et viser le meilleur niveau du plus grand nombre ne sont plus des stratégies antinomiques. Seul le monde scolaire n’a pas compris qu’en construisant l’école de base comme une immense propédeutique aux études universitaires, on appauvrissait la société sans améliorer l’élite !

Nous vivons sur des représentations d’un autre âge, mais elles sont bien là, nourries par l’angoisse de la compétition et les stratégies de perpétuation des nantis, qui sous couleur de défendre le bien public, préservent surtout les intérêts de leur progéniture (Berthelot, 1983). C’est pourquoi le sens des cycles pluriannuels ne saurait être le même lorsqu’ils sont instaurés par une majorité de gauche ou par une majorité de droite.

Si les cycles ne s’accompagnent d’aucune révision curriculaire, il est indécent de demander aux enseignants de faire seuls les frais d’une réduction de l’échec scolaire et des inégalités, alors même que les ressources diminuent et que les publics scolaires et les conditions de travail deviennent plus difficiles. La moindre des choses serait que l’institution fasse une moitié du chemin, ce qui la mettrait en position d’inviter fermement les enseignants à faire l’autre moitié : concevoir et mettre en œuvre une pédagogie différenciée digne de ce nom, à condition d’en avoir les moyens et les compétences.

 

Mieux hiérarchiser les objectifs ?

Une autre façon d’envisager l’individualisation des parcours de formation consisterait à se replier, pour les élèves les plus lents, sur quelques objectifs dits " fondamentaux ", en travaillant un spectre plus large avec les élèves plus rapides.

Cette hypothèse n’est pas absurde, à condition de parvenir à définir les objectifs fondamentaux de façon satisfaisante. Or, dans ce domaine, il faut lutter contre une longue tradition scolaire qui conduit à faire, pour les élèves en difficulté, le deuil des apprentissages de haut niveau taxonomique pour assurer des acquis plus " techniques ". Prenons quelques exemples de ces deuils qui semblent à tort " profiter " aux élèves les plus démunis :

Tous ces " allégements " sont autant d’appauvrissements, souvent irréversibles, à coup sûr incompatibles avec l’idée d’une culture de base commune.

Faut-il inverser la hiérarchie ? Décider par exemple :

On se doute que ce n’est pas aussi simple, qu’on ne peut tout bonnement prendre le contre-pied de la tradition. Pourtant, ces renversements seraient un bon point de départ pour une révision curriculaire, car tous donnent la priorité à des acquis qui modifient durablement le rapport à la pensée, aux savoirs et au monde.

Les pédagogies actives ont montré depuis longtemps qu’on pouvait aborder des questions complexes dès l’enfance, sans rabâcher des rudiments durant des années. Il n’est pas nécessaire de savoir transformer des décamètres en décimètres pour résoudre des problèmes mathématiques, ni de maîtriser toutes les subtilités de la conjugaison au conditionnel pour formuler des hypothèses. Les nouvelles approches didactiques ont déjà rompu les amarres, en sciences, en mathématique, en langue maternelle et seconde, en histoire et géographie. On sait désormais qu’on peut s’exprimer très correctement sans maîtriser l’analyse grammaticale formelle, qu’on peut résoudre des problèmes sans être excellent en calcul mental, qu’on peut comprendre des évolutions culturelles ou des conflits majeurs sans connaître le nom de tous les rois de France, ni de toutes les batailles.

Si la rupture avec l’encyclopédisme est bien avancée dans la recherche en didactique, elle est seulement en cours dans les programmes scolaires. La création de cycles pluriannuels devrait la précipiter. Mais les lobbies disciplinaires veillent au grain, les parents prompts à confondre la culture et l’encyclopédisme dénoncent l’appauvrissement des programmes et la plupart des enseignants ont du mal à accepter l’idée que leur conception de ce qui est important et premier n’est pas nécessairement la seule ni la meilleure. Le constructivisme n’est pas encore intégré, l’héritage des pédagogies nouvelles n’est assumé qu’en paroles, l’école sait depuis toujours multiplier les exercices de mémorisation et de drill, elle commence à peine à maîtriser les démarches de projet, le travail par problèmes, les conduites de recherche, dispositifs auxquels elle est loin encore de donner un statut banal.

Je me garderai donc d’affirmer que nous savons déjà, lorsque nous construisons des objectifs de formation, discerner ce qui est décisif pour l’avenir et ce qui relève de la simple tradition scolaire, des incontournables d’autant moins interrogés qu’ils paraissent présents " de toute éternité ". La réflexion en termes d’objectifs-noyaux aussi bien que l’approche par compétences devrait en principe favoriser la mise en évidence de l’essentiel, mais l’usage qui en est fait suggère qu’on s’ingénie dans maints systèmes scolaires à ne faire aucun deuil et à reprendre les mêmes contenus sous des énoncés plus " modernes ".

Aucun système scolaire n’est prêt à ce jour à s’en tenir par exemple aux sept " savoirs " proposés par Morin (2000), qui définiraient autant de missions de l’école : 1. faire prendre conscience des cécités de la connaissance ; 2. faire découvrir les principes d’une connaissance pertinente ; 3. enseigner la condition humaine ; 4. enseigner l’identité terrienne ; 5. préparer à affronter les incertitudes ; 6. enseigner la compréhension ; 7. initier à l’éthique du genre humain. Les mêmes qui lisent ou écoutent Morin, fascinés et sûrs, disent-ils, qu’il trace la voie de l’avenir, retombent dans leur volonté de ne renoncer à rien dès qu’il s’agit de programmes scolaires " concrets ". Attestant une fois de plus de l’art qu’ont nos contemporains de se référer aux visionnaires dans leur discours et de faire en pratique exactement le contraire de ce qu’ils proposent.

Si l’on veut des cycles dans lesquels les élèves les plus lents consacrent le maximum de temps aux objectifs fondamentaux et cessent d’en perdre sur des enjeux marginaux, il importe de redéfinir ce qui est fondamental et ce qui est marginal dans l’accès à la pensée et aux savoirs humains. 


Parcours individualisés et pédagogie différenciée

Aucune reformulation curriculaire ne créera à elle seule les conditions de l’égalité des acquis. Il y aura toujours des élèves rapides, intéressés, actifs, soutenus par leur famille, disposant d’un important capital culturel, et d’autres qui, placés dans les mêmes conditions, apprendront moins vite, moins volontiers, moins sûrement, moins durablement.

À supposer que l’on ait, au niveau du système éducatif, pris des options audacieuses sur le temps scolaire et sur les objectifs de formation, il resterait à faire l’autre moitié du chemin : aménager les parcours de formation de sorte que chacun atteigne ces objectifs redéfinis en un temps égal ou presque. Ce sera l’objet d’un autre article. 


Références

Allal, L. (1995) Un détour peut-il être un raccourci ? Quelques conclusions-clés des recherches américaines sur les écoles " sans degrés ", Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Allal, L., & Schubauer-Leoni, M.-L. (1992). Progression scolaire de l'élève : Le redoublement dans le contexte genevois, in Recherche en Éducation : Théorie et Pratique, n° 11-12, pp. 41-52.

Berthelot, J.-M. (1983) Le piège scolaire, Paris, PUF.

Crahay, M. (1991) Équité éducative et temps d’enseignement, Liège, Université, Service de pédagogie expérimentale.

Crahay, M. (1996) Peut-on lutter contre l’échec scolaire ?, Bruxelles, De Boeck.

Crahay, M. (1997) Une école de qualité pour tous !, Bruxelles, Labor (collection Quartier libre).

Frenay, M., Noël, B., Parmentier, Ph. et Romainville, M. (1998) L’étudiant-apprenant. Grilles de lecture pour l’enseignement universitaire, Bruxelles, De Boeck.

Morin, E. (1995) Pour penser l’éducation de demain, in Des idées positives pour l’école, Actes des journées du Cinquantenaire des Cahiers pédagogiques, Paris, Hachette, pp. 50-70.

Morin, E. (2000) Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil.

Paul, J.-J. (1996) Le redoublement : pour ou contre ?, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF (2e éd. 2000).

Perrenoud, Ph. (2000 a) De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage, in Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXV, n° 3, pp. 533-570.

Perrenoud, Ph. (2000 b) Du bon usage des objectifs de formation dans un cycle d'apprentissage pluriannuel, Éducateur, n° 5, 14 avril, pp. 19-24.

Perrenoud, Ph. (2000 c) Trois pour deux : langues étrangères, scolarisation et pensée magique. Vous n’êtes pas bilingue ? Devenez trilingue !, Éducateur, n° 13, 24 novembre, pp. 31-36

Perrenoud, Ph. (2001) Gérer le temps qui reste : l’organisation du temps scolaire entre persécution et attentisme, in St-Jarre, C. et Dupuy-Walker, L. (dir.) Le temps en éducation. Regards multiples, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, pp. 287-315

Romainville, M. (2000) L’échec dans l’université de masse, Paris, L’Harmattan.

Tardif, J. (1992) Pour un enseignement stratégique, Montréal, Éditions Logiques.

 

 

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