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Espaces-temps de
formation
et organisation du travail
Faculté de
psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
2001
Une organisation pédagogique immuable ?Les limites de lorganisation tayloriste du travail scolaire
Repenser méthodiquement les espaces-temps de formation et lorganisation du travail
Lécole a son espace propre, protégé des fureurs du monde. On y enseigne et on y apprend. Les autres activités sociales ny ont pas droit de cité, ou alors seulement " sur invitation " et parce quon leur prête des vertus éducatives. Cet espace nest donc pas clos, mais il prétend maîtriser son ouverture, On y fait du sport, du théâtre, des arts plastiques, de la musique, des travaux manuels, mais cest pour développer des savoirs, des capacités ou des compétences. Si lon sort de lécole, pour aller au spectacle, au musée, en excursion, au jardin botanique, dans une ferme ou dans une entreprise, tout se passe comme si lespace-temps scolaire se dilatait un instant, annexait quelque territoire étranger, parfois à des heures insolites, puis se repliait sur ses frontières et ses horaires habituels.
La police est exclue des écoles, sauf si elles deviennent incapables dassurer elles-mêmes la sécurité intérieure. Dans les écoles laïques, la religion est tenue en lisière. La politique, les mouvements sociaux, les luttes syndicales doivent rester à lextérieur. Lorsque les élèves mangent à lécole, voire y dorment, cest en principe sous le contrôle des éducateurs. Les parents eux-mêmes sont tenus en marge.
Cette fermeture varie selon la taille des écoles, lâge des élèves, larchitecture scolaire, la culture nationale ou locale. Elle sest matérialisée longtemps dans des murs, des grilles, des portes surveillées. Certaines écoles ressemblent encore à des forteresses, des casernes, des prisons. Les plus récentes tendent à sintégrer à lespace urbain. Certaines écoles alternatives sinstallent même dans des appartements ou des maisons dhabitation. Quelle que soit larchitecture, il existe une frontière, visible ou invisible, qui interdit de considérer une école comme un espace public, même si cest une institution publique. Du moins durant les " heures décole ", car pour des raisons pratiques ou idéologiques, il arrive que les bâtiments soient mis le soir ou en fin de semaine à la disposition dassociations diverses ou de groupes sportifs ou musicaux.
Ces espaces-temps protégés sont au principe de la forme scolaire (Vincent, 1994 ; Vincent, Lahire et Thin, 1994). Ils ont été voulus pour créer les conditions dun travail intellectuel serein. Pour le sociologue, lécole nest pas en dehors de la vie, ni des pratiques sociales. Cest une partie de la vie et une pratique sociale. Mais elle ne se fond pas dans les autres activités, à linstar de lhôpital ou dautres espaces-temps dédiés à des activités spécifiques. Si bien que les acteurs peuvent limaginer comme un no mans land, un sanctuaire, une oasis ou toute autre métaphore qui indiquerait quelle est à labri de lagitation et des conflits du " monde ".
Il se peut que les développements technologiques rendent archaïque ce regroupement des maîtres et des élèves dans une " maison décole " (Magnin, 1983). Peut-être la classe sera-t-elle remplacée par une " communauté virtuelle " (Laferrière, 2000) ou un réseau anonyme. Le " temps des études " (Verret, 1975) survivra-t-il alors aux " espaces éducatifs " ? Peut-être restera-t-il distinct dautres temps, mais il correspondra de moins en moins à un âge défini de la vie, dans le sens du " life long learning ". On évoquera un jour avec émotion ces époques révolues où une cloche ou une sonnerie appelaient les élèves à se rassembler dans la même pièce pour écouter une leçon.
Les cinquante dernières années nous ont enseigné cependant à ne pas succomber trop vite à la tentation de la pédagogie-fiction. Ni la télévision, ni la vidéo, ni le CD-ROM, ni linformatique, ni Internet nont radicalement altéré la forme scolaire. Peut-être - cest la thèse des modernistes - en raison dun conservatisme sans limites de lécole et des enseignants. Peut-être - cest la thèse des humanistes - parce que rien ne remplace la relation et le face-à-face pédagogiques.
Quelles que soient les raisons dune faible mutation de la forme scolaire, elles dissuadent de fuir une fois de plus dans lutopie dune éducation entièrement repensée en fonction des nouvelles technologies et affranchie par conséquent des temps et des espaces pédagogiques traditionnels.
Plutôt que de rêver dune éducation non scolaire, je vais donc examiner une question moins futuriste, mais dont les enjeux me paraissent importants du point de vue de la lutte contre léchec et les inégalités. Étant donnés les espaces-temps globalement attribués à lécole, quen fait-elle ? Comment les structure-t-elle dans sa sphère dautonomie relative ?
Aucune entreprise nest entièrement libre de structurer à sa guise le temps et lespace, même à lintérieur de ses propres murs et dans le cadre des horaires de travail autorisés par la loi. La culture, le droit du travail, les normes de sécurité, les conventions collectives imposent des limites à lautonomie de structuration interne. Ces limites sont plus fortes dans les organisations qui intègrent des clients, des justiciables, des patients ou des élèves, car alors lorganisation doit gérer deux types de populations, ses salariés et ses " hôtes ", qui, eux, ne lui ont pas liés par un contrat de travail.
Lécole ne peut donc structurer ses temps et ses espaces de travail comme bon lui semble. Il ne suffit pas quelle respecte les jours de congé et de vacances et sinscrive dans des plages horaires relativement compatibles avec la vie des familles. Elle ne peut pas, par exemple, décider de façon unilatérale de consacrer une semaine entière à une seule discipline ou de former de nouveaux groupes délèves quand cela lui chante. Elle doit au minimum justifier ses choix et faire la preuve quils ne nuisent pas à la santé, à la sécurité, à léquilibre, à la sociabilité et bien entendu au développement et aux apprentissages des élèves.
Alors quune usine peut restructurer brutalement son organisation du travail, souvent à linsu ou contre lavis de ses salariés, lécole doit expliquer, négocier, convaincre. Modifier la journée décole ou le jour de congé en milieu de semaine est une " longue marche ". Souvent le statu quo prévaut, car une minorité active parvient à bloquer tout changement. On comprend donc que lorganisation du travail et la gestion interne des espaces-temps fassent montre de davantage dinertie dans lécole que dans une entreprise industrielle, une banque ou un grand magasin.
Ne nous cachons pas cependant que cette inertie tient tout autant à labsence de raisons fortes et précises de changer. Et cette absence sexplique elle-même par le fait que lorganisation du travail, et donc des temps et des espaces de travail, semble, dans lécole, figée depuis plus dun siècle.
Lorganisation pédagogique est un produit de lhistoire, mais les acteurs daujourdhui semblent lignorer. Il leur paraît " naturel " que la scolarité soit, presque partout dans le monde, organisée selon le modèle qui a paru le plus rationnel au XIXe siècle.
Quels sont les traits les plus universels de cette organisation ?
1. Le cursus est découpé en étapes annuelles, chacune ayant son " programme ", soit un ensemble de contenus et/ou dobjectifs à couvrir en une année scolaire.
2. Ces étapes sont censées être parcourues, dans un ordre immuable, par les générations successives.
3. Lannée scolaire varie dans son rapport à lannée civile, mais elle a rarement plus de 40 semaines, le reste étant défini comme des " vacances scolaires ", avec une plage plus longue à lissue de lannée scolaire.
4. Les enfants entrent donc tous, en principe à lécole obligatoire au même âge, suivent le même programme, puis progressent chaque année dune étape vers la fin du cursus.
5. Il existe des correctifs à la marge, pour les élèves ayant une grande facilité, quon " avance " dun an et pour ceux qui rencontrent de grandes difficultés, qui ont du retard scolaire (un ou deux ans, exceptionnellement davantage), accumulé à la faveur du redoublement dune ou de plusieurs années de programme. Le redoublement est en principe entraîné par des résultats insuffisants en fin dannée scolaire.
6. Les élèves sont scolarisés dans des établissements de même type dispersés sur le territoire, au gré dune " carte scolaire " qui établit un lien plus ou moins contraignant entre le domicile des parents et létablissement fréquenté.
7. Au sein dun établissement, les élèves qui suivent le même programme forment un ou plusieurs groupes-classes, de composition stable durant lannée scolaire, dont leffectif varie de 15 à plus de 60 encore aujourdhui. Dans les établissements de petite taille (ruraux), on réunit dans le même groupe-classe des élèves suivant des programmes différents.
8. Chaque groupe-classe est confiée à un enseignant unique au primaire, puis à un ensemble de professeurs disciplinaires, dont lun est le " professeur principal ". Si lespace disponible le permet, chaque groupe-classe dispose de son espace propre, sa " salle de classe ", sorte de territoire stable pour lannée entière. À défaut, le planning lui garantit un espace réservé et protégé pour chaque période de cours.
9. Une partie du cursus est légalement obligatoire, en général 8-9 ans dans les pays développés, soit de 6-7 à 15-16 ans environ.
10. La plupart des systèmes éducatifs proposent dun à trois ans de scolarité préobligatoire, appartenant à ce quon appelle école maternelle, école enfantine ou préscolaire selon les cultures nationales.
11. Il y a partout plusieurs années décole primaire (de 3 à 7) durant lesquelles lenseignement est assuré dans toutes les disciplines par un enseignant polyvalent, quon appelle souvent instituteur ou professeur décole.
12. Vers 10-12 ans, les élèves passent dans le " second degré ", dont lappellation varie, mais qui se caractérise partout par lintervention successive de professeurs spécialisés dans une ou deux disciplines. Dans certains systèmes, les cursus se différencient en filières ou niveaux, dans dautres, les classes restent " hétérogènes ".
13. Après 15-16 ans, la scolarité propose, à ceux qui poursuivent leurs études, divers cursus parallèles, plus ou moins longs ou exigeants. Dans les systèmes qui différencient les cursus dès lentrée au secondaire, les cursus postobligatoires prolongent cette première orientation/sélection.
14. La semaine scolaire est définie par un horaire type, qui prévoit en général 4 ou 5 jours de travail, parfois 6, avec congé les autres jours.
15. Lemploi de ce temps est structuré par une grille horaire qui attribue chaque semaine un temps fixe, à des moments définis, à chaque discipline. Cette structuration est impérative au secondaire, puisquelle organise le passage des professeurs spécialisés dans plusieurs classes. Elle est devenue plus indicative au primaire.
Ces éléments, que chacun connaît, soulignent lincroyable uniformité et la forte stabilité de lorganisation du travail dans le monde scolaire. On insiste en général sur les différences. Elles sont réelles, en particulier entre 10 et 15 ans, selon la structure de lécole moyenne. Quelles ne masquent ni luniversalité des principes dorganisation du travail, du temps et des espaces scolaires, ni leur parenté avec les schémas tayloristes de lorganisation du travail industriel, schémas pourtant dépassés ou contestés dans la plupart des secteurs de la production
Dans le monde des entreprises, on ne trouve pareille uniformité que lorsquun groupe impose le même modèle à toutes ses filiales. Cest ainsi quon peut trouver dans diverses parties du monde des hôtels, des restaurants ou des magasins qui semblent " coulés dans le même moule ". Or, aucune multinationale nest garante de la permanence de la forme scolaire, dont la mise en uvre dépend de pouvoirs locaux, régionaux ou nationaux indépendants les uns des autres. Il existe en revanche des modèles culturels de lorganisation du travail, du temps et de lespace scolaires, modèles qui traversent les frontières et servent de " prêt-à-organiser ".
Luniformité peut aussi sexpliquer par des contraintes techniques semblables, celles qui, par exemple, font que les raffineries, les centrales nucléaires, les gares ou les banques se ressemblent, parce quelles sont confrontées aux mêmes contraintes, aux mêmes tâches, aux mêmes risques, aux mêmes technologies. Soulignons toutefois que les technologies nont guère dinfluence sur la standardisation de lorganisation du travail scolaire. Reste la ressemblance des tâches (éduquer, instruire, orienter) et des contraintes (nombre, âge, hétérogénéité des apprenants, temps globalement disponible, par exemple).
Une analyse superficielle pourrait donc laisser croire que nimporte quel être raisonnable, sil devait organiser à large échelle la scolarisation des enfants et des adolescents dun pays, réinventerait inévitablement lactuelle organisation du travail et du cursus. Ce qui suggérerait que le simple bon sens conduit à apporter les mêmes solutions aux mêmes problèmes :
Or, rien de tout cela ne va de soi, lorganisation du travail scolaire résulte de " choix " historiques et a varié au cours des âges, du désordre et de lextrême hétérogénéité des premières classes au modèle qui sest imposé au XIXe siècle presque partout (Giolitto, 1983).
Supposons quun détour par lhistoire persuade nos contemporains du relatif arbitraire de certaines solutions. Cela suffirait-il à les convaincre de la nécessité de repenser lorganisation du travail, du temps et des espaces scolaires ? Nullement. Admettre quon puisse sy prendre autrement nest pas en soi une raison de changer. Les Occidentaux ont inventé la fourchette là où les Chinois ont inventé les baguettes. Nul nest enclin à reconsidérer ce " choix ", quand bien même il aurait admis son relatif arbitraire et accepté lidée quil y a plusieurs façons rationnelles et efficaces de porter les aliments à sa bouche. On ne change que sil existe une alternative quon estime parée dindéniables avantages. Pour mettre en question lactuelle organisation du travail, du temps et des espaces scolaires, il faudrait donc montrer quelle nest pas la plus efficace possible, voire quelle est carrément contre-productive en regard des objectifs déclarés des systèmes éducatifs contemporains.
La tâche nest pas facile, pour plusieurs raisons :
En raison de labsence de toute " culture de lorganisation du travail " ou de sa relative pauvreté conceptuelle dans le monde scolaire, il faut consentir des efforts considérables pour poser le problème et y faire entrer les acteurs, alors quils peuvent se déchirer des heures sur des questions de méthodes ou de contenus. Cela explique en tout cas labsence, aujourdhui, de large débat sur ce thème et de " problématisation collective " (Becker, 1966). Il se pourrait même que lintérêt croissant du monde scolaire pour " lanalyse du travail ", dans la ligne des travaux de Clot (1995, 1999, 2000, 2001) fasse limpasse sur lorganisation, pour ne sintéresser quaux activités et aux situations, sans percevoir que des dernières ne sont possibles quà la faveur dune organisation particulière du travail, à léchelle du système éducatif dans son ensemble et de chaque établissement. Alors que lorganisation du travail a, sur le mode essentiellement prescriptif, obsédé les systèmes éducatifs au XIXe siècle, elle nest plus un concept central dans le débat sur lécole, sauf, justement, à la marge, dans les courants critiques ou les écoles alternatives.
Pour affaiblir cette cécité, il faut avancer quelques raisons de mettre sérieusement en question lactuelle organisation du travail, du temps et des espaces scolaires. Essayons !
Les problèmes que je vais soulever ici ont été pointés depuis longtemps par divers pédagogues et tous les mouvements décole nouvelle. On peut regretter que cette tradition critique nait pas eu recours plus systématiquement à lidée dorganisation du travail, du temps et des espaces scolaires.
Je structurerai mon propos en six volets, présentés comme autant de transitions possibles et souhaitables dune logique ancienne à une façon nouvelle de concevoir lorganisation du travail, du temps et des espaces scolaires :
1. Des programmes aux objectifs.
2. Des étapes annuelles aux cycles dapprentissage pluriannuels.
3. De la classe immuable aux groupes flexibles.
4. Du zapping de la grille horaire aux modules intensifs.
5. Des cloisons disciplinaires aux projets pluridisciplinaires.
6. Des exercices classiques au travail par problèmes et projets.
Certaines de ces transformations sont amorcées dans le cadre dinnovations planifiées, presque toutes ont été au moins expérimentées par des écoles alternatives. Lenjeu est de transformer le système éducatif dans son ensemble.
Des programmes aux objectifs
Lorsquon poursuit un objectif, il est de bon sens détablir un plan de travail qui dessine à la fois un itinéraire, un calendrier, des méthodes et des objectifs intermédiaires. Lidée dune programmation des apprentissages scolaires est d'autant moins absurde quils sont complexes, nombreux et sétendent sur de nombreuses années.
Le paradoxe de toute planification, cest quelle peut " devenir lobjectif ". Les pays communistes en ont fait la démonstration caricaturale : réaliser le plan quadriennal ou quinquennal devenait lunique obsession des entreprises. On ne se souciait plus des besoins, des priorités, des circonstances, des obstacles, des évolutions. Il fallait, contre vents et marée, réaliser le plan, même sil était devenu irréaliste ou inadéquat en regard des finalités, dont il était pourtant censé tirer sa légitimité et son sens.
Cette déliaison menace toutes les bureaucraties, dont lécole fait partie. La planification et la division du travail assignent à chacun une tâche et des échéances. Sil accomplit la tâche en respectant les échéances, un travailleur ou une unité deviennent irréprochables. Ils ont " fait ce quils avaient à faire ". Que le plan ait été mal conçu ou se trouve dépassé par les événements ne relève pas de leur responsabilité. Dailleurs, ils sont souvent privés de la vue densemble, des informations et des compétences qui leur permettraient de mesurer le décalage entre la tâche quon leur assigne et les besoins du système.
Imaginons par exemple quun employé dun centre de documentation pédagogique soit chargé de recenser les publications sur les internats. Si les internats se raréfient et sil ny a presque plus de publications nouvelles à leur sujet, lemployé concerné ne mettra pas nécessairement sa mission en question, il attendra quon lui donne de nouvelles directives. Ne sachant ni pourquoi il fallait recenser ces publications, ni pour quelle raison leur nombre diminue, il naura pas intérêt à demander une autre mission, qui lui donnerait davantage de travail. Si personne ne savise quil est payé à ne rien faire, peut-être faudra-t-il attendre quil prenne sa retraite pour quune régulation intervienne.
Mauvaise gestion des ressources humaines ? Sans doute. Mais elle ne fait que pousser à son extrême la forme bureaucratique : chacun fait ce quil a à faire, la machine tourne et cela peut durer aussi longtemps quil ny a pas de problème visible. La volonté de réduire les coûts est sans doute un moteur de régulation. Mêmes les administrations publiques et les organisations à but non lucratif nont plus les moyens de gaspiller des ressources.
Mais la régulation induit des coûts, parfois élevés :
On hésitera dautant plus à engager ces coûts quil y a divergence sur le diagnostic et incertitude sur la possibilité de réellement mieux faire. Cest le cas au sein des bureaucraties scolaires.
Il est en effet très difficile dévaluer les bénéfices et les effets pervers de la traduction des objectifs de la scolarité en programmes. Cette structuration du cursus mène à coup sûr une partie des élèves à la maîtrise des savoirs et des compétences visées à lissue de la scolarité de base. Pour eux, les programmes sont bénéfiques. Cest donc sur la fraction de chaque génération qui natteint pas les objectifs quil faut se fonder pour estimer la part de responsabilité des programmes standardisés et comparer bénéfices et inconvénients.
Or, dans presque tous les systèmes éducatifs, même les plus actifs dans la démocratisation de lenseignement, la plupart des acteurs estiment, au moins en privé, quil est impossible damener tous les élèves à maîtriser tous les objectifs de la scolarité de base dans le même temps ou à un ou deux ans près. On se garde bien toutefois de dire à quel point cest impossible ! Aucun système ne sengage explicitement sur le niveau moyen de connaissances et de compétences attendues au sortir de lenseignement de base, ni sur les disparités tolérables au sein dune cohorte.
Comment démontrer que les résultats sont en dessous des objectifs si ces derniers sont définis en fonction des résultats ? Une production industrielle, même si elle ne garantit pas le " zéro défaut ", peut sengager à livrer telle proportion de produits sans aucun défaut, telle autre avec des défauts mineurs et telle proportion résiduelle avec des défauts majeurs. Rien de tel dans les systèmes éducatifs. On ne peut donc comparer les résultats aux visées. Les objectifs de la formation sont formulés dans labstrait, pour un élève idéal, sans aucune dimension statistique. Quant aux comparaisons internationales, elles sont délicates et rarement probantes.
Quand bien même on admettrait que le système éducatif puisse mieux faire, on mettra en évidence le manque de moyens ou le nombre excessif délèves par classe, plutôt que de sen prendre au fonctionnement. Si ce dernier est finalement mis en question, il sera difficile de faire la part des multiples facteurs qu interviennent. Les divers groupes dacteurs se renvoient la balle, les uns accusent la formation des enseignants, dautres les équipements, la gestion, la pédagogie, lévaluation, les parents ou " la société de consommation " Il est fort difficile disoler dans cet ensemble linfluence spécifique de la traduction des objectifs en programmes standardisés.
Pour la mettre en question, il faut donc plutôt observer les fonctionnements curriculaires et didactiques et montrer que certains élèves sont assignés à des programmes qui ne peuvent en aucun cas les faire progresser vers les objectifs. Pourquoi ? Parce que ces élèves " perdent leurs temps " dans lécole telle quelle est organisée :
Un programme scolaire vise un ensemble défini dapprentissages, qui constituent des objectifs de formation, en principe les mêmes pour tous. Cest un premier problème, lorsque les mécanismes de formation des groupes-classes et dorientation/sélection amènent dans un programme des élèves qui ne peuvent espérer en tirer un quelconque profit et dont le seul apprentissage prévisible consistera à renforcer leur sentiment dindignité culturelle (Bourdieu, 1966).
Un programme scolaire postule que tous ceux qui y entrent et le suivent sont capablea daccomplir les apprentissages visés au même rythme et selon les mêmes modalités. Il sadresse donc à des individus différents comme sils étaient semblables. Cette fiction est dautant plus dangereuse que certains élèves sont effectivement capables dassimiler ce quon leur propose selon les méthodes et dans le temps prescrits. Pour eux, la programmation convient. Cest aux extrêmes quelle ne convient pas. Or, ces marges peuvent être traitées comme quantités négligeables. Ou on peut estimer que les correctifs en place (avancement dun degré ou redoublement) sont des réponses suffisantes. Lindifférence aux différences, selon la belle formule de Bourdieu (1966), est un principe extraordinaire dorganisation du travail, un principe à certains égards insensé.
Lécole fonctionne comme un hôpital qui donnerait le même traitement à tous les patients atteint de la même pathologie, à quelques exceptions près. Luniformité est la règle, le traitement différencié une exception coûteuse. On imagine ce que produirait une telle médecine. Lécole est probablement la seule organisation qui, ayant affaire à des gens aussi différents, sapplique à ignorer ces différences, à croire quun traitement standard suffit.
Nul ne prétend que chaque élève soit différent des autres au point quil faille autant ditinéraires de formation que dapprenants. Prendre en compte les différences ne revient nullement à créer autant de programmes que délèves. Il y a dans le même établissement des élèves qui, dans telle discipline, ont un niveau et des acquis comparables, butent sur les mêmes obstacles, apprennent au même rythme. Rien ne soppose à ce quils soient groupés et fassent un " bout de chemin " ensemble. Aussi longtemps que leur relative homogénéité le justifiera, donc pas nécessairement jusquà la fin de lannée scolaire, ni pour toutes les disciplines.
Lindividualisation des parcours de formation existe de facto, car chaque apprenant trace son propre chemin dans les savoirs, même si tous suivent le même cursus formel. Cette individualisation, lécole ne la maîtrise pas ! Cest pourquoi elle devient une source majeure dinégalité : les élèves astreints à suivre le même curriculum formel ne font pas les mêmes apprentissages, même si et parce quon les traite, durant une année, comme " égaux en droits et en devoirs ". Du coup, les écarts entre eux saccroissent, lhétérogénéité réelle augmente au point de devenir irréversible.
Prenons deux enfants de dix ou douze ans ayant fréquenté les mêmes classes dès leur entrée à lécole. Lun lit couramment, lautre très lentement et laborieusement, mais pas au point de figurer parmi les 5 % qui redoublent. Chacun progresse apparemment du même pas dans le cursus, mais lorsque vient la première sélection, au début du secondaire, on voit bien que cette égalité est une pure fiction. Il est alors trop tard pour rétablir légalité de compétence en lecture. Pourtant, tous les enseignants qui auront pris ces élèves en charge entre leur sixième et leur dixième ou douzième année, auront constaté très vite les difficultés en lecture de lun, la facilité de lautre. Mais plus lélève en difficulté progressera dans le cursus, moins ses maîtres auront eu la tâche prioritaire, le temps et les compétences didactiques de lui enseigner à lire. Si bien quon est à peu près sûr que sil ne lit pas couramment à dix ou douze ans, il naura pas comblé cette lacune à quinze ou vingt ans, au contraire (Bentolila, 1996). Quant au redoublement, on sait que cest une pauvre solution (Crahay, 1996).
Pourquoi laisse-t-on " sinstaller " des inégalités aussi criantes ? Parce que peu de professeurs &emdash; il y a de notables exceptions &emdash; auront le bon sens, le courage, la présence desprit et les moyens pédagogiques de donner aux objectifs finaux la priorité sur le programme annuel. À cet élève qui lit très difficilement, on fera, au fil des années, lire des textes qui lui seront de plus en plus étrangers, on parlera littérature et explication de textes, on demandera de produire des écrits quil serait incapable de lire
Linégalité des apprentissages scelle alors des orientations inégales et augure de destins sociaux fort contrastés. La reproduction des inégalités sociales et culturelles par le système éducatif nest plus une découverte (Bourdieu et Passeron, 1970). Cela nautorise pas à croire quelle a fléchi. Les choses nont que faiblement changé, la prise de conscience est sans doute plus forte, mais elle na pas transformé radicalement le traitement des différences dans lécole. Lantipédagogisme primaire qui tient le haut du pavé dans certains pays tend même à éradiquer les quelques avancées faites dans le sens dune pédagogie différenciée.
Donc, aujourdhui comme il y a trente ou cent ans, les écarts saccroissent au long du cursus, au vu et au su de tout le monde, dans un système éducatif impuissant à apporter à ce problème la seule réponse qui soit à sa mesure : repenser lorganisation du travail dans le sens dun enseignement stratégique (Tardif, 1992), régi par des objectifs et capable de saffranchir des programmes dès quils empêchent datteindre les objectifs.
Pourquoi les professeurs respectent-ils le programme plutôt que donner la priorité aux objectifs ? Parce que lorganisation du travail est ainsi faite, parce que parcourir le programme annuel est leur contrat, parce quon ne leur demande pas de garantir une progression vers les apprentissages visés en fin de cursus. Un professeur est en faute sil dispense un élève de faire de la grammaire ou de lalgèbre sous prétexte que cela na pas de sens pour lui. Alors quon ne peut rien lui reprocher sil ne fait rien pour développer le savoir-lire dès lors quil nest plus au programme !
Les programmes ont évolué, et sont conçus de plus en plus comme " cycliques " ou " spiralaires ", si bien que les mêmes contenus sont retravaillés plusieurs années de suite, ce qui donne en principe aux professeurs une meilleure chance de reprendre les apprentissages là où ils avaient été abandonnés. Même alors, les programmes distinguent des niveaux de maîtrise et de formalisation des mêmes connaissances. Les professeurs nont donc pas toute latitude de prendre les élèves tels quils sont. Laspect spiralaire des programmes les autorise seulement - sans nécessairement les y inciter expressément - à susciter in extremis des apprentissages qui auraient dû " normalement " se faire bien avant.
La vogue de la " pédagogie par objectifs " a reflué, avec ses excès. Il en reste une tendance - heureuse - à associer les programmes à lénoncé des savoirs à maîtriser en fin dannée. Cest un progrès, en particulier si lon évite la fragmentation excessive des objectifs et la focalisation de lévaluation sur des indicateurs comportementaux et des objectifs de bas niveau taxonomique (Hameline, 1979). Toutefois, les objectifs restent annuels, comme les programmes.
Les inconvénients pédagogiques de cette organisation du travail nont déquivalent que ses avantages gestionnaires : attribuant à chaque groupe délève un programme et des professeurs chargés de lenseigner, ladministration a le sentiment de contrôler le travail. Imaginons quà lopposé, on dise aux professeurs réunis dans le même établissement : vous avez tant délèves, tels moyens, vous connaissez les objectifs du cursus, vous disposez de tant dannées de scolarisation pour chaque élève : " Faites au mieux ! "
Il ne serait alors prescrit ni groupements particuliers des élèves, ni programmes. Nul ne saurait davance qui travaille avec qui, quand et pour faire quoi. Cela ne serait possible que si ladministration et les parents faisaient une confiance immense aux enseignants. Encore faudrait-il que ces derniers sen jugent dignes et en acceptent le prix, une plus forte responsabilité professionnelle.
Étendre cette responsabilité à lensemble du cursus de la scolarité obligatoire nest sans doute ni possible ni nécessaire. Si la programmation par années scolaires est trop rigide, il est en revanche plausible dassocier des apprentissages définis à des tranches dâge plus larges, mais encore " raisonnables ". Il arrive quun professeur soit confronté à un élève de quinze ans ne maîtrisant pas la lecture ou les principes de base de la numération. Mieux vaudrait quune intervention se soit produite en amont plutôt que dattendre dun professeur de collège ou lycée la capacité dencadrer des apprentissages relevant du début de lécole primaire. À linverse, il nest pas vital que les enseignants primaires soient capables dinitier les élèves les plus avancés au calcul des probabilités ou à certaines connaissances chimiques ou biologiques.
Bref, il serait inutilement coûteux de préparer les professeurs à maîtriser au même point toutes les étapes du cursus. On peut leur demander davoir en tête, au moins dans leurs grandes lignes, tous les objectifs finaux de la scolarité obligatoire et les grandes étapes intermédiaires, mais sans attendre des compétences didactiques égales pour tous les âges.
Il est en revanche possible et utile de restructurer le cursus en un nombre plus réduit détapes plus longues et dassigner à chacune des objectifs à échéance de deux, trois ou quatre ans, selon la durée de ce quon nomme aujourdhui des " cycles dapprentissage pluriannuels ".
Des étapes annuelles aux cycles dapprentissage pluriannuels
On laura déjà compris, il est vain dinstituer des cycles pluriannuels si cest pour reconstituer au sein de chacun les marches et les échéances annuelles. Ladministration scolaire devrait non seulement éviter de prescrire ce retour à lordre ancien, mais décourager activement les enseignants tentés de ne rien changer, par peur de la coopération ou de la complexité.
Léchec relatif des cycles dapprentissage introduits en France dès 1989 tient sans doute au fait que lon a cru suffisant décrire les objectifs et les programmes cycle par cycle plutôt quannée par année, sans percevoir les enjeux de la réorganisation du travail des enseignants. Pourtant, les pionniers avaient clairement tracé la voie. Les enseignants de la Maison des Trois Espaces (1993) indiquaient, dans la dénomination même de leur établissement, que la scolarité élémentaire et primaire était désormais structurée en trois espaces seulement plutôt quen huit " classes " annuelles. La réforme globale de 1989 na pas institué ces espaces avec assez de force, elle a laissé perdurer les marches annuelles et la terminologie qui les désigne en France (petite, moyenne et grande sections de maternelle, cours préparatoire, cours élémentaire 1 et 2, cours moyen 1 et 2). Les anciennes catégories sont restées en vigueur, comme les anciens francs au moment où le nouveau franc disparaît au profit de leuro
Ce conservatisme des mentalités ne pouvait être que renforcé par des indications de programmation et des manuels ou moyens didactiques se référant clairement aux étapes annuelles. Le message était clair : les cycles ne sont que des regroupements de marches annuelles, celles-ci ne disparaissent pas, même si elles concourent à latteinte dobjectifs dits " de fin de cycle " plutôt quà des objectifs " de fin dannée ".
Dès lors que les conséquences pour lorganisation du travail ne sont pas explicitées et que des organisations alternatives ne font lobjet ni de recommandations fortes, ni de formations, quarrive-t-il ? Les enseignants se distribuent les élèves, lun prend les plus jeunes, le second les moyens, le troisième les plus âgés. Chacun les garde un an et les " passe " à son collègue du même cycle.
Cette organisation du travail, très proche de ce qui se passait auparavant, nest nullement un retour clandestin du refoulé. Elle nest pas en contradiction avec les textes, elle ne heurte que lesprit des cycles, qui nest défendu que par quelques idéalistes. Les enseignants qui travaillent année par année à lintérieur dun cycle ne sont pas en infraction, on ne peut rien leur reprocher, formellement, même sils vident largement la structure de ses vertus potentielles.
Instituer des objectifs de fin de cycle et en faire la référence majeure est une importante avancée, mais cest parfois la seule. Pour que la division et lorganisation du travail se transforment, il faut quune équipe pédagogique sen saisisse et aille au-delà de ce que linstitution attend.
La structure le permet, sans toutefois limposer. Si cétait une stratégie de changement progressif, on pourrait la trouver habile. Cest plutôt, en France, la conséquence dune alternance politique intervenue juste après lintroduction des cycles, qui a suscité un flottement durable de ladministration scolaire et de lencadrement, qui se demandaient si le nouveau ministre, de centre droit, allait accepter ou rejeter cet " héritage " du gouvernement socialiste. Lorsquil laccepta, le mal était fait.
Ce nest toutefois que la surface des choses. Si les acteurs avaient été convaincus, si la loi dorientation navait fait que légitimer des pratiques assez largement répandues, les textes auraient suffi. On peut avancer lhypothèse inverse : ces textes étaient en avance sur les pratiques et les mentalités, tant des cadres que des enseignants et des parents. Les textes nauraient eu la moindre chance de transformer fondamentalement les pratiques quau prix dun effort immense de persuasion, de formation, daccompagnement des innovations, effort qui na pas été fait, ni même envisagé.
Lenlisement dune idée neuve est assez fréquent dans lécole et les causes en sont multiples. Lune delles me paraît être le manque de conceptualisation des changements en termes dorganisation du travail. Cest particulièrement frappant pour les cycles dapprentissage pluriannuels.
Ce manque naît-il dun oubli, dune centration excessive sur le curriculum ou dune prudence tactique ? La résistance est sans doute plus profonde. Ladministration et les enseignants, qui sopposent sur de nombreux dossiers, se rallient à un slogan non dit mais puissant " Touche pas à lorganisation du travail ! ".
Tentons de comprendre pourquoi à partir dun exemple. À Genève, à lissue dune phase dexploration menée sur le mode dune recherche-action à large échelle, dans une trentaine décoles primaires volontaires (soit environ une sur huit) regroupant près de 500 enseignants (20 % du corps), le groupe de pilotage de la rénovation, dentente avec les coordinateurs et les enseignants des 30 écoles, proposait en 1999 de remplacer les 8 degrés annuels de la scolarité élémentaire et primaire par deux cycles de 4 ans, confiés dans chaque école à des équipes pédagogiques différentes, mais unies par un projet détablissement.
Le groupe de pilotage proposait aussi de laisser chaque équipe libre de sorganiser pour prendre en charge les élèves du cycle, son contrat se bornant à les faire atteindre en quatre ans les objectifs de fin de cycle. Ce qui ne dispensait pas ladministration scolaire, bien au contraire, de proposer des modèles dorganisation du travail et doffrir des formations, des accompagnements et des ressources.
Les cycles étaient notamment définis de la sorte (Groupe de pilotage, 1998) :
1. Le cycle pluriannuel est défini par une série dobjectifs dapprentissage que tous les élèves doivent atteindre en fin de cycle. Ces objectifs, qui seront définis en temps utile par linstitution, sinscrivent explicitement dans la continuité des objectifs de formation (instruction et éducation) de lécole primaire et de la scolarité obligatoire.2. Les programmes annuels, aussi longtemps quils subsistent, nont quun statut indicatif. On cesse de sy référer au fur et à mesure quon devient capable de gérer les progressions en fonction des objectifs de fin de cycle et de fin de cursus.
3. Il ny a plus de référence aux degrés dans les inscriptions, dans le carnet, dans la formation des classes ou des groupes, dans les fichiers et statistiques scolaires, dans lattribution des enseignants. Un élève appartient officiellement à un cycle, auquel il est intégré en fonction de son âge, même sil vient dun autre système scolaire. La référence aux degrés devrait peu à peu disparaître des méthodologies et moyens denseignement officiels mis à la disposition des écoles. Elle perd également son sens en ce qui concerne les épreuves communes ou autres évaluations standardisées.
4. La notion de redoublement ne veut plus rien dire, puisquil ny a plus de degrés et quon ne peut évidemment redoubler lensemble dun cycle, ni même la dernière année dun cycle.
5. La durée normale de traversée du cycle par un élève est égale à la durée officielle du cycle : on passe par exemple trois ans dans un cycle de trois ans, ni deux, ni quatre ! Des règles strictes garantissent que les parcours réels des élèves ne sécartent de cette norme que de façon exceptionnelle, avec des mesures personnalisées, négociées de cas en cas.
6. Durant tout le cycle sont mis en place des dispositifs efficaces de pédagogie différenciée, qui visent à permettre à tous les élèves datteindre les objectifs dans le même temps.
7. En fin de cycle, pour les élèves encore loin des maîtrises visées, on prévoit des mesures intensives, prolongées, au début du cycle suivant, par des modules de mise à niveau et de consolidation différenciée. On peut envisager des structures ad hoc de transition entre cycles successifs.
8. Lévaluation se fait sans notes. Elle est critériée et formative. Elle permet de situer régulièrement chaque élève par rapport aux objectifs visés en fin de cycle et en fin de cursus primaire. Des outils dobservation et dévaluation sont mis à disposition par linstitution. Les parents sont régulièrement informés de la progression de leur enfant, sur la base dun " cahier dévaluation " fondé sur diverses sources (autoévaluation, observation, épreuves, entretiens, etc.). Ce cahier est conçu par chaque école sur la base de quelques principes généraux.
En 2000, après diverses péripéties, lautorité scolaire décida de dinstituer effectivement deux cycles dapprentissage de quatre ans chacun, assortis dobjectifs de fin de cycle. Mais il fut de moins en moins question déquipes pédagogiques et de responsabilité collective. Dans la réforme qui simplante actuellement, chaque enseignant reste titulaire de sa classe, dans laquelle les élèves passent un an. La seule obligation des enseignants est dassurer un " suivi collégial " des élèves, idée vague qui nexige aucune coopération forte, notamment lorsquelle est interprétée de façon minimaliste : veiller à une certaine continuité des prises en charge annuelles successives et se concerter pour que les transitions se passent bien. Cest mieux, évidemment, quune absence de suivi et la rupture de toute continuité entre années scolaires. Mais on est loin dune responsabilité collective.
Les écoles doivent présenter un " plan de travail annuel " aux contours assez vagues, qui apparaît surtout comme un outil de contrôle des enseignants qui voudraient aller trop loin dans la coopération et la mise en place dune organisation du travail plus inventive, dans la ligne de ce que les établissements impliqués dans la phase dexploration ont expérimenté. Il nest pas explicitement interdit de décloisonner les années successives et de travailler en équipe, mais rien nest dit, rien nest fait pour encourager les enseignants à aller dans ce sens. On pourrait même dire que tout est fait pour dissuader le plus grand nombre, en laissant une certaine latitude aux équipes militantes, à leurs risques et périls, comme dhabitude.
Le syndicat des enseignants, qui avait soutenu en 1999 le principe des cycles de 4 ans confiés à des équipes, contre lavis dune partie de ses adhérents, paraît divisé quant à cet appauvrissement de la réforme. Certains de ses membres, hostiles aux cycles ou à toute forme de coopération, se réjouissent de nêtre obligés quà un " suivi collégial " qui nengage à rien. Dautres, qui fonctionnaient déjà en équipes, se désolent de cette timidité. Faute de consensus, on se rapproche dun scénario minimaliste " à la française ", les cycles se limitant progressivement à une restructuration du curriculum et à un suivi des élèves de marche annuelle en marche annuelle
On peut lire ce rétrécissement comme lexpression dune forme de conservatisme banal, traduisant la simple " peur du changement " du côté des enseignants et la résistance des parents de bons élèves et des partis de droite, qui voient dun mauvais il lintroduction de cycles longs et la suppression des notes.
Peut-être est-ce plus complexe. Il apparaît que les forces qui orientent lavenir de lécole nosent pas toucher ouvertement à lorganisation du travail scolaire et notamment au degré de coopération requis entre enseignants, donc de responsabilité collective. Elles font même machine arrière dès quelles se rendent compte que certaines options, prises pour dautres raisons, ont de fortes incidences sur lorganisation du travail et suscitent à ce titre de vives résistances. Aucune innovation nest sans risque. Un nouveau curriculum ménage toujours des surprises, ses incidences sur la relation pédagogique, la dynamique des groupes, les activités didactiques ou lévaluation sont rarement anticipées dans le détail et peuvent aussi conduire à faire machine arrière le jour où lon comprend à quoi mène linnovation.
Pourquoi lorganisation du travail est-elle une " vache sacrée ", que nul nose bousculer ? On peut avancer une double hypothèse ;
1. Lorganisation du travail est un impensé, un allant de soi, si bien quon ne sait pas la (re)penser, on manque de mots, de représentations partagées. Du coup, on ne sengage pas dans le changement, même progressif, de même que nul ne saventure volontiers dans un territoire inexploré, inconnu, donc menaçant.
2. Ladhésion à lorganisation conventionnelle du travail est au cur de lidentité des enseignants, elle correspond au désir dêtre " seul maître à bord ", de régner sans partage sur un espace de travail personnel ; cette organisation du travail est aussi en phase avec les connaissances et les compétences que les professeurs ont acquises en formation et au gré de leur expérience.
Si un système éducatif a la lucidité et le courage de sattaquer tout de même à lorganisation du travail, par exemple dans le cadre des cycles dapprentissage pluriannuels, il est demblée confronté à un dilemme :
Pourquoi le système éducatif sinterdirait-il de définir une organisation alternative unique, si cela rassure de nombreux enseignants ? Pour deux raisons :
1. Cest loin de rassurer ceux qui veulent de toute façon que rien ne change, par conviction ou parce quils ont limpression que le moindre changement les mettra en difficulté ou amenuisera leur liberté, leur efficacité ou leur satisfaction.
2. Substituer à lancienne une nouvelle organisation du travail, aussi rigide et aussi imposée aux professionnels ne peut être quun mince progrès.
On comprendra ce second argument un peu plus concrètement en traitant du groupement des élèves. Mais lidée de base est assez simple : sil faut figer et uniformiser lorganisation du travail, les cycles dapprentissage peuvent produire davantage déchecs que lorganisation actuelle. En effet, si les enseignants doivent sinscrire dans des dispositifs complexes pensés sans eux et dûment codifiés, ils ne seront pas en mesure de respecter les principes de base en ajustant leurs modalités. À quoi sert-il en effet davoir des échéances éloignées si les parcours de formation ne peuvent être individualisés en fonction des élèves quon accueille, faute davoir une assez large autonomie de fonctionnement ? En létat de lart, il est exclu de concevoir une organisation précise qui serait efficace dans tous les contextes, quels que soient les enseignants et les élèves en présence.
La vertu principale dune organisation standardisée, peut-être la seule, est de donner à ladministration limpression que " tout est sous contrôle ". Cest évidemment une illusion, mais lobservation des bureaucraties montre que limpression de tout contrôler et surtout le fait de pouvoir en faire état publiquement importent plus à ladministration que linfluence réelle quelle exerce sur les pratiques.
Ce qui fait alors obstacle, cest moins la substitution dune organisation du travail à une autre que le transfert formel et visible dun pouvoir dorganisation du travail aux équipes pédagogiques. En Belgique, le ministère fonctionne surtout comme une autorité de surveillance, ce sont surtout des associations ou des collectivités locales qui ouvrent et gèrent les écoles. Elles sont qualifiées de " pouvoirs organisateurs ". Cette notion juridique renvoie à un concept sociologique : le pouvoir dorganiser le travail (au sens large). Dans lécole telle quelle est constituée, ce pouvoir appartient à ladministration scolaire pour tout ce qui concerne la définition des espaces-temps de formation et la répartition des enseignants et des élèves entre ces espaces.
Ce nest quà lintérieur de chaque espace-temps que le pouvoir dorganisation du travail est en partie dévolu aux professeurs ou, plus exactement, à chaque professeur individuellement dès quil prend en charge son groupe-classe.
Ajoutons que cette autonomie dorganisation à lintérieur de la classe sexerce dans les limites, parfois étroites, du prescrit formel - grille horaire, équilibre entre les disciplines, équipements ou matériels autorisées ou imposés, procédures standards denseignement et dévaluation, durée normée des activités - et des attentes tacites des collègues, des responsables, des formateurs, des parents et des élèves
En matière dorganisation du travail, une fois " refermée la porte de leur classe ", le pouvoir réel des enseignants dépend donc dau moins deux facteurs :
Lintroduction de cycles dapprentissage pluriannuels à part entière passe par un affaiblissement du degré de prescription. Si lon veut que les enseignants sorganisent plutôt que dêtre organisés den haut, il faut élargir leurs pouvoirs.
Cela effraie ladministration. Non pas tant en raison dun goût maladif du pouvoir que de sa peur de ne plus maîtriser ce qui se passe sur le terrain et de devoir assumer la responsabilité globale de fonctionnements divers, parfois opaques, parfois imprudents ou inefficaces. Sans doute cette peur est-elle la rançon dun mode de gouvernement bureaucratique, fondé sur les règles et la défiance à légard des enseignants.
Il faut dire, en miroir, que ces derniers ne tiennent pas tous à avoir davantage de pouvoir sur lorganisation de leur travail. Cela peut sembler surprenant : qui ne voudrait avoir davantage dautonomie ? Toutefois, si elle se paie de davantage de responsabilités, sans avantages financiers, ce peut être un marché de dupe.
Dautant que trois facteurs compliquent singulièrement le tableau :
Sans développer dans le détail ces trois aspects, retenons quelques éléments.
1. La formation initiale des enseignants en place ne les a pas préparés à organiser le travail à léchelle de plus vastes espaces-temps de formation quune classe. Organiser le travail de cent élèves de 8 à 12 ans pose des problèmes inédits, même aux praticiens expérimentés qui gèrent une classe " les yeux fermés ". Certaines des décisions prises auparavant par ladministration ou le chef détablissement sont confiées aux enseignants, qui peuvent vivre cette " délégation de pouvoir " comme un cadeau empoisonné sils se sentent incompétents et ne disposent pas des moyens de se former rapidement.
2. Un cycle digne de ce nom suppose une équipe, ce qui exige une forte coopération professionnelle, une volonté et une capacité de concertation permettant une décision collective, ce qui nest pas fréquent dans un métier dindividualistes (Gather Thurler, 2000 a, 2001).
3. Dans maints secteurs de la production, les entreprises imposent aux salariés une autonomie individuelle ou collective jugée plus fonctionnelle, en particulier lorsque les ingénieurs ou autres responsables ne sont plus capables de prescrire des procédures précises, en raison de la variabilité et de lévolution croissantes des produits, des matériaux, des attentes des clients, des contextes, des marchés, des conjonctures économiques, des technologies, des modèles de management (Chatzis et al., 1999). Même si une telle autonomie nest pas, dans lécole, dictée par la recherche du profit, elle pourrait présenter une parenté avec ce qui se passe dans le secteur marchand, sur un point au moins : lorsque lencadrement ne sait plus que prescrire, il a intérêt à laisser aux salariés la charge psychique et la responsabilité de " se débrouiller " et daffronter les contradictions (Perrenoud, 2001 c).
On mesure peut-être alors à quel point le remaniement des espaces-temps de formation et la réorganisation du travail sont des enjeux juridiques, syndicaux, économiques, sociologiques, voire politiques, tout autant que techniques (évaluation, pilotage des progressions, groupement des élèves, didactiques, etc.).
Lun des enjeux symboliques et pratiques, cest " la classe ".
De la classe immuable aux groupes flexibles
Il nest pas impossible de différencier le traitement pédagogique, donc dindividualiser les parcours de formation dans le cadre dun groupe-classe, si lon a des objectifs de formation à échéance de deux, trois ou quatre ans. Cest néanmoins un tour de force pour une personne seule, dans un espace unique.
Si lon confie un cycle à une équipe, la question du groupement des élèves se posera immédiatement. Si lon constitue des groupes stables, chacun étant pris en charge par lun des enseignants, on retrouve lorganisation traditionnelle du travail, en particulier si chaque groupe correspond à une classe dâge. Mais on perd du coup le potentiel de flexibilité du cycle dapprentissage.
Si lon veut en tirer parti, il faut accepter lidée de grouper les élèves de diverses manières, parfois par niveaux, parfois selon leurs besoins, leurs projets ou leur style dapprentissage. Ces groupements peuvent être plus ou moins éphémères, ce qui implique une redistribution des élèves et des enseignants au gré des nécessités.
Travailler avec des groupes flexibles pose de nombreux problèmes. Je nen retiendrai ici que trois, en lien direct avec lorganisation du travail :
Le deuil de la classe
Lorganisation du travail nest jamais une affaire purement rationnelle, ou plus exactement, il faut distinguer la rationalité du management, qui vise à optimiser la production, et celle des acteurs, en quête dune vie vivable. Toute organisation crée des territoires, des habitudes, des pouvoirs, des zones dombre ou dautonomie, des modes de sociabilité ou de solidarité aussi bien que des solitudes ou des concurrences.
Lorsque lorganisation du travail est remaniée aussi souvent que lexigent les changements technologiques ou les fluctuations de la conjoncture, les travailleurs " shabituent ", apprennent à considérer lorganisation du travail comme une variable et à retrouver plus ou moins rapidement, lorsquelle change, leurs marques et une certaine sécurité. Certains éprouvent sans doute une satisfaction professionnelle à loccasion de ces transformations, dautres en souffrent mais sen accommodent, faute davoir le choix.
Lécole est de ce point de vue un monde à part, puisque lorganisation en groupes-classes stables y apparaît presque " immuable ". Son abandon semble à nombre denseignants proprement inconcevable. Pour eux, lécole, cest dabord leur classe. Le système éducatif est vécu comme une réalité externe. qui peut changer du moment que ses évolutions ne touchent pas à la classe. Cette dernière peut absorber de nouveaux programmes, de nouveaux manuels, de nouvelles formes dévaluation, une nouvelle grille horaire à condition de continuer à exister comme telle : un groupe délèves réunis durant un an autour de son maître au primaire, de ses professeurs au secondaire.
Il ny a aucune raison de combattre cette formule par principe. Lenjeu actuel est de ne pas en faire lalpha et loméga de toute organisation du travail scolaire, donc de ne la conserver que dans les domaines où elle est la meilleure solution. Il apparaît à cet égard raisonnable :
Tout cela se discute et nul ne devrait affirmer péremptoirement quil faut attribuer au travail en groupe-classe au moins trois quarts du temps scolaire ou au contraire le réduire à une réunion hebdomadaire dune ou deux heures. Limportant est que le groupe-classe ne soit pas traité comme un sanctuaire, une institution dont il est interdit de débattre. Sachant que le changement ne peut être que progressif, dans la tête dabord, dans les pratiques ensuite.
On ne progressera sur ce terrain quà la condition daccepter que les acteurs, enfants comme adultes, sont dans lécole en quête de place et de reconnaissance bien avant dêtre en quête de connaissance (Haramein et Perrenoud, 1981). Toute organisation du travail qui ignorerait que les processus cognitifs sancrent dans des relations intersubjectives et des investissements émotionnels serait vouée à léchec. Les résistances inconditionnelles à tout changement tiennent en partie à la dénégation des vrais besoins des personnes, élèves et enseignants. Ce qui empêche de rechercher dautres manières de les prendre en compte.
Le mythe de la classe et lattachement des enseignants à cette formule méritent dêtre analysés. Ils correspondent certainement à des dimensions assez profondes du métier denseignant, de la relation pédagogique, de la recherche de sécurité et de sens, des raisons denseigner. Sil est si difficile dexpliciter ces composantes, cest par excès de rationalisme, par réduction de la pédagogie au cognitif et aux savoirs.
La conception des divers types de groupements
À supposer quon entre en matière, on se heurte à des obstacles plus techniques. Travailler dans des groupes diversifiés semble une condition dindividualisation maîtrisée des parcours de formation. Mais ce nest quune condition nécessaire. La multiplicité des groupes et des types de groupes na aucun effet magique.
Meirieu (1989) a dressé un panorama très cohérent de ce quil appelle les " pédagogies de groupes ". Ces travaux sont maintenant connus, mais nont guère suscité de développements récents, la pédagogie différenciée est plutôt en butte aux critiques sans nuances des tenants du savoir et de lélitisme. Il manque à lécole un investissement collectif et une recherche de grande amplitude sur lingénierie de formation et la construction curriculaire, les efforts sont investis massivement dans les didactiques ou la lutte contre la violence, plutôt que dans la conception du travail enseignant. Insistons-y, une ingénierie ne se limite pas à un habile bricolage, elle mobilise des savoirs de référence, des principes de base, souvent des technologies.
Dans lécole, lorganisation du travail reste artisanale, elle ne sadosse pas à un corpus de concepts et de savoirs déclaratifs ou procéduraux. Doù langoisse qui saisit ceux qui veulent faire fonctionner des cycles, qui les conduits à retrouver des formes connues faute dêtre capables de construire des alternatives réalistes.
Ceux qui ne se replient pas immédiatement sur le connu ont tendance à construire des systèmes trop complexes, des " usines à gaz " qui absorbent une énergie démesurée sans résultats probants. Autre façon de favoriser le retour au statu quo ante.
Une partie du problème relève de limagination didactique, du répertoire de groupements pertinents sur lesquels il conviendrait de jouer, comme un organiste de divers registres. Une autre partie du problème consiste à " faire avec " les ressources disponibles, les locaux et les forces humaines. En tenant compte dans ce dernier cas des préférences, des compétences, des affinités
La redistribution des acteurs
Lorsquon sait de quelles ressources on dispose, ici une gamme de groupements, ayant chacun sa spécificité et sa fonction, il reste à en jouer " habilement ". Lhôpital a construit un mode de répartition des patients entre services spécialisés sur la base de leur pathologie et du type de soins quils requièrent. On ne peut transposer ce modèle à lécole, non seulement parce que lignorance nest pas une maladie, mais surtout parce quil serait désastreux denfermer durablement les apprenants dans des boîtes fermées.
Dans un service hospitalier, la pathologie de chacun évolue, si possible dans le sens de la guérison qui met fin à lhospitalisation. Aussi longtemps que le traitement continue, il relève de la même spécialisation, même sil faut faire la part de cas complexes relevant de plusieurs expertises et dune coopération entre services, par exemple cardiologie et neurologie, ou médecine interne et psychiatrie. Il en va autrement dans lécole, il faut reconsidérer régulièrement la nature des obstacles et des réponses.
Cest une raison par exemple de ne pas attribuer durablement un élève à un " groupe de niveau ", dont on sait quil linstallera, justement, dans ce niveau, alors quil importe que tous atteignent les mêmes objectifs, donc le niveau optimal. Cest pourquoi on préférera des " groupes de besoins " aux groupes de niveaux, en se centrant non sur lensemble dune discipline, mais sur un chapitre et des difficultés spécifiques, le groupe disparaissant comme tel lorsque le besoin est comblé. Cest cependant plus facile à dire quà faire, car les élèves en difficulté dans une discipline le sont souvent dans ses diverses composantes, ce qui tendrait à les installer durablement dans un niveau faible.
Il faut aussi tenir compte de la multiplicité des disciplines et de la relative indépendance des niveaux et des difficultés dapprentissage dans les unes et les autres. Au secondaire, dans les écoles moyennes dites " à niveaux ", on a admis depuis longtemps lidée que lattribution dun élève à un niveau se faisait discipline par discipline et pouvait être différente de lune à lautre, même si cest une indépendance limitée. On convient en outre de la nécessité de revoir périodiquement lattribution dun élève à un niveau.
Ces caractéristiques se retrouvent dans un cycle dapprentissage et sétendent à lensemble des modes de travail. Se pose alors la question des critères dattribution et des procédures et moyens permettant de prendre des décisions de maintien dans un groupe ou de transfert dans un autre. On peut envisager deux approches :
Le premier modèle induit des temps dorientation institués, le second permet de réorienter continûment les élèves. On peut les combiner. Les deux rencontrent de nombreux obstacles.
Une fois le sort des élèves provisoirement scellé, un autre problème doit être traité : la répartition des enseignants, des espaces et des ressources matérielles entre les divers groupes fonctionnant en parallèle. Cela ne va pas sans dilemmes, ni risques dinjustice, qui touchent également, ce nest pas la moindre difficulté, au nombre délèves dans les divers groupes. Prendre intensivement en charge cinq élèves en grande difficulté, est-ce équivalent à encadrer trente élèves selon la méthode du " plan de travail " ? Pour le savoir, il faudrait comparer et pondérer leffort mental, les compétences en jeu, le stress, les satisfactions, les heures de préparation, le mode dimplication personnelle, la prise de risque, la souffrance et bien dautres dimensions encore. Trouver une forme déquité en composant des grandeurs aussi incomparables nest pas le plus mince défi. On peut imaginer un scénario bureaucratique, décomposant les tâches et affectant des coefficients à chaque facette, ou un scénario basé sur les régulations au sein dune équipe qui peut se déclarer satisfaire si tous ont à limpression que chacun fait " sa juste part ".
On le voit, en passant de la classe immuable à des groupes flexibles et diversifiés, on sattaque à lun des fondements de lécole et du métier denseignant
Du zapping de la grille horaire aux modules intensifs
Il faut sans doute revenir à ses racines religieuses, voire monastiques, pour comprendre la structuration du temps scolaire. Peut-être convient-il de distinguer deux composantes :
La plupart des administrations et des entreprises ont un horaire de travail standard, légèrement assoupli par lintroduction de lhoraire libre. Pourquoi lécole nadopterait-elle pas ce schéma, qui a le mérite de la simplicité et permet une coordination stable avec lhoraire des transports, des restaurants scolaires, et surtout celui des parents et des activités périscolaires ou des garderies ? On ne voit pas quelle vertu il y aurait à commencer lécole à 10 heures le lundi, à 8 le mardi, etc. Le déplacement du jour de congé suscite déjà de nombreux ajustements.
En revanche, une fois les élèves arrivés à lécole, rien nimpose que, chaque semaine ils fassent tous des mathématiques le lundi de 8 à 10 heures, le jeudi de 15 à 16 et le vendredi de 10 à 12 heures, les autres disciplines sinscrivant dans dautres plages, aussi immuables, dune grille horaire valable pour un semestre, voire une année scolaire entière.
On voit bien cependant les avantages, tant gestionnaires que didactiques, dun tel fonctionnement :
Ces avantages suffisent-ils à justifier sans examen le maintien de ce système ? On peut en douter si lon envisage les effets pervers de ce zapping permanent :
Pour neutraliser ces effets pervers du zapping, jai avancé lhypothèse dune structuration modulaire du curriculum dans les cycles dapprentissage à lécole primaire (Perrenoud, 1997). Cette hypothèse, jugée dabord irréaliste, tant elle rompt avec les habitudes, a été mise à lépreuve par quelques écoles dans le cadre de la rénovation de lenseignement à Genève. De premières tentatives ont été décrites (Wandfluh et Perrenoud, 1999).
Lidée générale est assez simple : découper dans le curriculum des objectifs et des contenus quil serait pertinent de travailler de façon intensive et attribuer ces apprentissages à un module concentrant un nombre respectable dheures sur une courte période. Cela ne veut pas dire quun module absorbe toutes les heures disponibles. Plusieurs modules peuvent se partager le temps scolaire durant la semaine et coexister avec des activités filées selon une grille horaire classique.
Dans ce nouvel espace-temps de formation, le zapping na plus cours, maîtres et élèves ne poursuivent quun seul objectif, disposant de tout le temps accordé au module pour latteindre, ni plus, ni moins. Un tel module peut par exemple compter trente-six heures réparties sur trois semaines. On y travaille fort différemment, dans un compte à rebours permanent, puisquil est impossible de se dire, comme dans une classe, tout en sachant que cest irréaliste, quon finira " un autre jour " ou " la semaine prochaine " ce quon na pu achever le jour même. Le but est évidemment déviter le gaspillage dénergie, mais aussi de viser une forme de différenciation centrée sur latteinte dobjectifs bien définis.
De là à organiser une partie du curriculum sous forme modulaire, il reste du chemin à faire, à la fois du point de vue de larchitecture de lensemble, du découpage adéquat du curriculum et des dispositifs didactiques internes aux modules, sans compter lévaluation. Il apparaît dores et déjà quil serait absurde de vouloir tout faire en modules intensifs, certains apprentissages bénéficient dun étalement sur lannée alors que dautres se font mieux de façon intensive et condensée, comme cest le cas des langues étrangères.
Mon propos nétait pas ici dentrer dans le détail dune architecture modulaire, mais seulement de mettre en évidence une autre caractéristique de lorganisation du travail scolaire qui nest pas aussi intangible quon limagine.
Des cloisons disciplinaires aux projets pluridisciplinaires
La grille horaire classique partage clairement le temps de travail entre les disciplines. À chacun son dû ! Dans un établissement secondaire, cette répartition est respectée, dans la mesure où chaque discipline est confiée à un professeur spécialisé. Au primaire, la grille est moins contraignante, ce qui amène en général à attribuer aux disciplines principales un temps effectif supérieur à leur dotation formelle, linverse étant vrai pour les disciplines artistiques, la musique, les sciences
Une organisation modulaire rompt avec la grille horaire, mais elle peut, ou non, respecter le découpage en disciplines et lidée que chacune dispose dun capital défini dheures au long de lannée. À linverse, on peut maintenir une grille horaire hebdomadaire stable et y introduire des plages attribuées à des thématiques inter ou pluridisciplinaires. Notons seulement que certaines activités pluridisciplinaires, par exemple des démarches de projet ou des recherches, profitent de la forme modulaire, alors quelles sétiolent si on les " réchauffe " chaque semaine pour une heure ou deux.
Lintroduction dactivités pluridisciplinaires modifie lorganisation du travail, mais ce nest alors quune conséquence doptions pédagogiques et didactiques. On peut repérer trois raisons daller dans ce sens :
1. Former à la pensée pluridisciplinaire comme composante de la pensée complexe et systémique.
2. Développer des compétences qui puisent leurs ressources dans plus dune discipline.
3. Pratiquer des démarches de projet ou une approche par problèmes qui obligent à franchir les frontières des disciplines.
Mon propos nest pas ici de débattre dans le détail des raisons dintroduire des activités et/ou des objectifs pluridisciplinaires. Quil suffise den imaginer les incidences sur lorganisation du travail.
Cest ainsi quun collège secondaire pourrait fonctionner tous les matins sur des contenus disciplinaires distincts et une grille horaire stable, en attribuant tous les après-midi à des activités pluridisciplinaires, quelles soient filées tout au long du semestre ou groupées de façon intensive. Cette organisation aurait plusieurs conséquences pour les enseignants et leur travail :
On a du mal, dans ce domaine, à distinguer clairement ce qui concerne lorganisation du travail à léchelle de létablissement et ce qui change dans les interactions entre maîtres et élèves, ce quon pourrait appeler la " micro organisation " du travail. Ce sera encore plus vrai de la nature des activités didactiques.
Des exercices classiques au travail par problèmes et projets
La critique des exercices scolaires traditionnels est aussi ancienne que les courants de pédagogie nouvelle. Tâches sans contexte, sans histoire, sans référence à des pratiques sociales, qui ne répondent à aucun besoin, aucun projet, aucun " vrai problème ", les exercices sont suspects de ne convenir quaux bons élèves, que ce jeu abstrait neffraie pas, ou aux élèves moyens que cette forme de travail ennuie, mais rassure.
Travailler par problèmes, situations-problèmes, recherches ou projets permettrait déchapper aux seuls exercices et daccroître le sens du travail scolaire. Sans entrer ici dans ce débat, soulignons ses implications pour lorganisation du travail. Elles sont évidentes sagissant de la micro organisation du travail au sein dun espace-temps de formation défini. Ni enseignants, ni élèves ne font dans une démarche de recherche ou de projet le même travail que dans une alternance conventionnelle entre cours magistral et exercices. Ni le temps, ni lespace, ni les outils ne sont utilisés de la même façon, puisque les tâches des uns et des autres sont différentes.
Cela naffecte pas fatalement lorganisation du travail à léchelle de létablissement. Il est rare cependant que les pédagogies actives et constructivistes nébranlent pas peu à peu les frontières de la classe et les grilles horaires.
Les six entrées passées en revue suggèrent que lorganisation du travail et des espaces-temps de formation gagnerait à être reconsidérée de façon explicite, globale, systémique.
La forme scolaire implosera si elle ne parvient pas à rompre avec lorganisation conventionnelle du travail scolaire. Pour sengager dans cette dissociation, il nous manque un langage, des concepts et la représentation partagée de formes alternatives ou au minimum de pistes de recherche.
Toutefois, disposer doutils théoriques et méthodologiques plus pointus ne servira à rien si les uns &emdash; les administrateurs scolaires - ne veulent abandonner aucune parcelle de leur pouvoir dorganisation du travail et si les autres &emdash; les enseignants &emdash; se satisfont dune organisation du travail sur laquelle ils nont guère de prise mais avec laquelle ils peuvent prendre des libertés ou quils peuvent dénoncer.
Doù la connexion avec un double enjeu :
Faire exister le problème dans le registre des représentations sociales et fédérer de nombreuses raisons douvrir le débat est une première étape ! Il nest pas indispensable de faire une brutale " révolution culturelle " Instaurer une " organisation apprenante ", traquer les vrais problèmes et ne pas cloisonner les territoires et les niveaux, tout cela amènera à reconsidérer " naturellement " lorganisation du travail.
Si jinsiste ici sur lutilité dune prise de conscience de limportance de lorganisation du travail dans les changements du système éducatif, je soulignerai en même temps quà elle seule, elle peut provoquer un effet de mode aussi contre-productif quéphémère. Lessentiel se joue dans le rapport au changement, à la professionnalisation, à la recherche, au pilotage négocié qui prévaut dans le système.
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