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Lobligation de compétence ou comment rendre compte de son travail quand on enseigne ?
Faculté de
psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
2001
I. Le travail et la ruseIII. Obligation de compétences et analyse du travail
Nul ne saurait être dispensé de rendre compte de son travail. Pour les indépendants, la régulation se fait par la réputation et le marché. Les choses se compliquent pour les salariés, surtout lorsquils appartiennent à la fonction publique et sont assurés de conserver leur emploi à moins de commettre un délit, relevant du code pénal ou une erreur professionnelle gravissime. Il faut alors trouver une forme dévaluation susceptible dapporter des régulations aux pratiques défaillantes sans avoir pour " arme " une menace de déplacement ou de licenciement des salariés sils " ne font pas leur travail ".
Nul ne conteste ouvertement le principe dune évaluation du travail ; comment prétendre quon na de comptes à rendre quà soi-même alors quon a accepté un contrat ? Pourtant, au moment de passer à lacte, lambivalence est immense, car personne naime être évalué ; ou, plus exactement, car chacun voudrait nêtre évalué que lorsquil est sûr de faire bonne figure et de recevoir un feed-back positif. Les salariés et leurs syndicats ne se montrent donc pas très coopératifs quand il sagit de concevoir et surtout de mettre en uvre un système efficace dévaluation. Qui voudrait donner les verges pour se faire battre ? On peut le comprendre, dautant plus que lévaluation sinscrit souvent dans un rapport de domination et que résister à lévaluation, cest souvent résister à lexploitation des travailleurs.
Fondée ou non, la résistance à toute évaluation " sérieuse " du travail, en particulier lorsquelle ne peut être exprimée aussi ouvertement, favorise une certaine mauvaise foi dans lanalyse des obstacles techniques, juridiques, éthiques ou économiques à affronter pour parvenir à une évaluation à la fois rigoureuse et équitable du travail de chaque salarié. Cest ainsi que la dénonciation de lobligation de résultats, aussi fondée soit-elle, arrange diablement les enseignants. Ou encore que lunanimité se fait un peu trop vite, actuellement, sur le détour par une évaluation des établissements ou des équipes plutôt que des personnes.
Cette envie de démontrer a priori quaucune évaluation du travail enseignant nest possible complique à coup sûr un problème en soi difficile à résoudre, dans un métier de lhumain qui, comme les autres, ne se prête pas à une simple évaluation du travail à travers sa productivité ou sa conformité à des règles.
Je vais, dans un premier temps, rappeler que le travail réel des salariés nest pas identifiable au travail prescrit et à la rationalité affirmée des organisations, ce qui complexifie encore le problème de son évaluation.
Jenvisagerai ensuite quelques pistes classiques : obligations de résultats, obligation de moyens ou passage à une évaluation déquipes et détablissements, en tentant de montrer que ce sont de fausses pistes.
Je développerai enfin lidée dune obligation de compétence, seule façon à mon avis de concilier professionnalisation du métier denseignant et contrôle.
Il nest jamais sympathique de parler du contrôle. Dautant quon trouve dans tous les corps de métier des praticiens dont la conscience professionnelle et les compétences sont au-dessus de tout soupçon, qui sappliquent des exigences bien plus sévères que les standards moyens et ne cessent de sautoévaluer et de se perfectionner. Affirmer quil faut une police, cest faire injure à ces gens honnêtes, adopter une vue pessimiste, entrer dans lunivers du soupçon. Lidéalisme des pédagogues les porte, plus encore que dans dautres secteurs du monde du travail, à faire confiance à lautocontrôle.
Ne nous trompons pas denjeu. Il y a certes dans lenseignement comme dans dautres métiers quelques " brebis galeuses " qui " déshonorent la profession ", quelques sadiques, quelques pervers, quelques ignorants, quelques irresponsables, quelques pédérastes, quelques paresseux, quelques incapables, des gens toujours absents. Lévaluation du travail ne vise pas dabord à réprimer ces " déviants ". Elle consiste " simplement " à contrôler que le travail demandé est fait correctement, manifeste la fiabilité et la qualité attendues. Il existe des enseignants intègres, équilibrés, sympathiques et néanmoins inefficaces.
Sans doute, dans le meilleur des mondes, la confiance dispenserait-elle du contrôle. Pourtant, lenseignant qui prétend " savoir ce quil fait " et exige quon lui fasse confiance ne sinterdit pas de vérifier le travail de son garagiste ou du concierge de lécole. Il est plus facile dexiger la confiance que de laccorder. Assimiler le contrôle du travail à une insupportable agression, à un soupçon infamant nest en réalité quune tactique défensive pour se prémunir contre une pratique légitime, mais qui fait peur.
Pourquoi fait-elle peur ? Parce que le monde du travail repose sur une fiction : puisquil occupe un poste, le salarié est censé maîtriser tous les gestes professionnels correspondants. Or, la réalité est souvent plus complexe, en raison des failles du système de formation, des pressions de lencadrement, des effets pervers de la concurrence et de la flexibilité. La première compétence dun salarié ordinaire, cest de masquer ses failles, si possible à ses propres yeux, au moins à ceux des usagers et de la hiérarchie. Cela ne signifie pas que la plupart des salariés sont incompétents, mais seulement que chacun est en déficit de compétences, de connaissances, dexpérience dans au moins certains compartiments de son travail. Dans les métiers qualifiés, le nombre de connaissances et de compétences à construire et à mettre à jour défie la meilleure volonté. Certains praticiens, par orgueil, conscience professionnelle, crainte de perdre leur emploi, désir davancement ou peur panique dêtre pris en défaut, travaillent sans relâche à maîtriser tous les aspects de leur métier et de leur poste de travail. Ils le payent cher, en heures supplémentaires, temps de lecture et de formation, tensions familiales et dépense dénergie pour être sans cesse au " top niveau ". Dans leur majorité, les salariés font dautres choix, pondèrent différemment les coûts et les profits de lexcellence. Ils ont dautant moins de raisons de " se défoncer au travail " quils uvrent dans un milieu où les récompenses enviables sont aussi rares que les sanctions sévères, où en réalité la qualité du travail na guère de conséquences
Lécart entre le travail prescrit et le travail réel tient en partie au fait que le premier suppose un investissement constant et maximal de la force de travail, alors que dans la réalité, les travailleurs dosent leur effort, de sorte à ne pas sépuiser sans être pris en flagrant délit de paresse ou dabsentéisme. Le stakhanovisme est dailleurs durement sanctionné par les collègues de travail : on ne se montre pas impunément beaucoup plus productif ou exigeant que les autres salariés astreints aux mêmes tâches. Le travail aux pièces ou le contrôle tatillon des pauses, des déplacements, des absences, des retards, des gestes ne sont au mieux des réponses à ce problème que dans les métiers les moins qualifiés.
Le défaut dinvestissement nest toutefois pas la seule des sources de lécart, aussi inéluctable que dénié, entre le travail prescrit et le travail réel.
La fiction et la réalité
Nul ne peut dire ou laisser voir ses pratiques professionnelles en toute sérénité. Cest parfois une forme dhumilité, de déni de lintérêt de ce que lon fait : " Cest banal, tout le monde en fait autant, il ny a pas de quoi en faire un plat ". Un professionnel qui, dans sa vie privée, nhésitera pas à infliger à ses amis, durant deux heures, la projection des diapositives ou des vidéos de ses vacances, ne se donnera pas le droit de raconter ce quil fait dans son travail.
Cette modestie est souvent renforcée par des peurs qui suffiraient, à elles seules, à expliquer une grande prudence, voire une totale censure. Pourquoi un travailleur hésite-t-il à parler ouvertement de son activité ou à se laisser observer dans laction ? De quoi un salarié a-t-il peur ? Il craint le jugement dautrui, quil porte sur son niveau de maîtrise du métier ou son degré de conformisme aux normes en vigueur dans le milieu professionnel.
Nul, dans le travail salarié, néchappe tout à fait à ce jugement. Certains métiers sexercent sous le regard dautrui, dun chef, de collègues, dusagers ou clients, de badauds. Une vendeuse qui, sous le regard impatient dune dizaine de clients attendant leur tour, confectionne un emballage de fête, est extrêmement exposée, mais cest le lot de tous ceux qui travaillent en public ou pratiquent un métier de lhumain. Même lorsquil travaille à labri des regards, le travail dun professionnel est jugé à travers la qualité et la fiabilité de ses produits, le temps requis et les indices accessibles defficacité et de rendement.
Le jugement est dautant plus redouté quil " ne fait pas la part des choses ", autrement dit adopte, naïvement ou non, le point de vue selon lequel le travail réel doit et peut sapprocher du travail prescrit, et considère donc tout écart comme une faute professionnelle ou un défaut de compétence, de sérieux, dinvestissement, etc.
Si lon abandonnait cette fiction, si lon adoptait sur le travail une perspective plus proche de lergonomie de langue française ou de la psychosociologie du travail, on verrait que lécart entre le prescrit et le réel est non seulement inévitable, mais quil est nécessaire et souvent bénéfique. Si les salariés demandent à être évalués par " quelquun du bâtiment ", ce nest pas seulement parce quils espèrent une solidarité de corps, mais parce quils savent que seuls ceux qui ont fait le même travail ont éprouvé de lintérieur lécart entre le prescrit et le réel et savent quil est inéluctable et souvent fonctionnel.
Lun des problèmes que rencontrent une partie des inspecteurs scolaires comme dautres contremaîtres issus du même métier est de ne pas transformer cette communauté dexpérience en complicité et en indulgence inconditionnelle. Pour que le regard informé reste expert et critique, peut-être faut-il que celui qui observe nait pas à se faire pardonner de ne plus avoir " les pieds dans la glaise "
Lexcellence et la conformité
Certains jugements portent sur lexcellence du praticien, dautres sur sa conformité à des normes de comportement. En doctrine, on ne saurait confondre ces deux types de normes : une norme dexcellence est une pratique accomplie, hors datteinte du commun des professionnels, mais qui induit une hiérarchie en fonction de la distance de chacun à lidéal. Le respect dune norme de comportement est au contraire censé être à la portée de tout praticien sérieux et discipliné. Dans un milieu de travail, elle suppose certes des connaissances et des compétences, mais rien dexceptionnel.
Toutefois, concrètement, la distinction nest pas toujours facile : un contrat de travail impose un certain seuil dexcellence, témoignage de la compétence et de lardeur au travail. Un certain niveau dexcellence est donc aussi une forme dobligation, sil fait défaut, ce ne sera pas une faute professionnelle, mais tout de même un accroc au contrat de travail. Inversement, certaines normes de comportement induisent une forme de concurrence entre ceux qui les respectent grosso modo, sans faire de zèle, et ceux qui élèvent le conformisme au niveau dun art et pratiquent la surenchère par perfectionnisme ou désir de se faire bien voir. Si la norme est darriver à lheure, lexcellence est parfois darriver avant lheure. La concurrence peut mener à une escalade sans fin dans le conformisme.
Dans le travail, il sagit donc presque toujours de faire les choses à la fois " comme il faut ", " le mieux possible " et " au moins aussi bien que les autres ", le conformisme aux prescriptions étant le minimum requis, le dépassement de ce minimum donnant des atouts dans la compétition pour lestime et parfois pour des gratifications moins symboliques, une augmentation ou une promotion.
Lévaluation du travail opère dans deux registres normatifs au moins. Lun couvre lensemble de lactivité et prescrit des attitudes, un rapport au travail à lautorité, au temps davantage que des gestes précis. Le second prescrit des procédures à respecter dans des postes et des situations de travail définis.
Dans le premier registre, chaque milieu de travail, chaque métier produit une impressionnante série de normes spécifiques, mais ce sont assez souvent des déclinaisons de principes généraux tels que :
On pourrait enrichir et discuter cette liste. En létat, elle couvre une bonne partie des situations de travail, en prenant une coloration selon les domaines : selon quon est mécanicien dans un garage, employé de banque, laborantin dans une entreprise pharmaceutique, agent de police ou professeur, les gaspillages, les courts-circuits hiérarchiques, les indiscrétions possibles ou les risques professionnels à prévenir changent de nature. Cet ensemble de principes généraux et quelques autres, plus spécifiques, décrivent un premier niveau de ce que les ergonomes appellent le travail prescrit. Ils sy intéressent en général assez peu, laissant ce premier registre normatif aux sociologues.
Les ergonomes se centrent en revanche sur le détail des gestes professionnels : comment le praticien fait-il une piqûre ou une vidange, comment dispose-t-il un couvert ou une souricière, comment transfère-t-il des fonds ou des informations, comment ouvre-t-il un dossier ou un abdomen, comment ferme-t-il un compte ou un restaurant, comment contrôle-t-il un passeport ou un niveau dhuile, comment construit-il un abri ou un budget, comment organise-t-il un voyage ou une séquence didactique ? Lintérêt pour le geste technique ne signifie pas quon se détourne de la relation, des émotions, des souffrances, des rapports de pouvoir, mais quon les traque dans la substance de laction et des opérations mentales et des dialogues professionnels qui la sous-tendent
À toutes ces questions, les organisations qui emploient des travailleurs répondent de façon normative, par des prescriptions ou des recommandations édictées par les responsables de lorganisation du travail. Il sagit alors dopérations précises, qui doivent se réaliser selon des règles strictes ou des principes généraux visant à assurer la sécurité et lefficacité de laction. Même un artisan indépendant est censé connaître et suivre " les règles de lart ". Il peut être poursuivi pour faute professionnelle sil fait du tort à des tiers par méconnaissance ou mépris de ces règles.
Dans une entreprise ou une administration, la part du travail prescrit est plus forte, pour assurer la sécurité dont lemployeur est comptable aussi bien que la productivité du travail. Certes, le licenciement menace les employés qui sécartent de façon répétée et spectaculaire des attentes de leur employeur. Cependant, la peur du licenciement napparaît pas un mécanisme suffisant. Les entreprises et les administrations multiplient donc les règles et les contrôles, en assortissent chaque poste de travail, chaque machine, chaque opération dun ensemble de prescriptions censées garantir le respect de lenvironnement et des machines, la sécurité, la productivité, la coordination des tâches et des opérations dans le cadre de la division instituée du travail. Tout cela définit la tâche prescrite.
Le travail réel dans son écart au travail prescrit
Lobservation montre que toute activité réelle sécarte, parfois spectaculairement, de la tâche prescrite. Doù vient cet écart entre travail prescrit et travail réel ?
Cet écart peut sanalyser dans les deux registres normatifs distingués plus haut. Ses sources et ses logiques sont en revanche largement les mêmes. Elles sont multiples :
a. Lécart à la norme est parfois une condition de la réussite de laction dans ses conditions effectives de déroulement. Dans certains cas, si lon observe à la lettre les prescriptions de sécurité, les procédures formelles, les méthodes standards, on est irréprochable, mais on ne maîtrise pas la situation. Dans les professions les plus qualifiées, savoir jouer avec les règles fait partie de la compétence de base ; dans des situations dexception, on attend de chaque salarié quil " prenne des initiatives " et " se montre plus intelligent que la règle ".
b. La pression au rendement est une cause constante décart à la norme. Si les chauffeurs routiers respectaient strictement les limitations de vitesse et les heures de sommeil, si les douaniers faisaient systématiquement les vérifications prescrites, si les caissiers prenaient le temps de compter et recompter les sommes dargent qui passent entre leurs mains, ils mécontenteraient leurs employeurs ou les usagers, ou les deux à la fois. La grève du zèle en est la démonstration par labsurde : la société se bloque si chacun observe scrupuleusement toutes les règles.
c. Lécart entre travail réel et travail prescrit peut trahir une incompétence ou en tout cas une difficulté dagir de façon aussi rapide et sûre que le prévoit le poste de travail. Le job le plus simple suppose au minimum une certaine dextérité. Si elle nest pas présente, le salarié doit feindre de nettoyer, vérifier, livrer ou réparer une partie des objets quon lui confie. Dans les métiers plus qualifiés, le défaut de compétence a des effets plus subtils, il peut par exemple infléchir les choix professionnels, voire le diagnostic des situations.
d. Lécart aux normes professionnelles peut refléter un manque de compréhension de leurs fondements scientifiques ou éthiques, donc des risques et des enjeux. Une partie des accidents du travail ou des erreurs naissent dune vision fausse ou simplificatrice des forces et des processus à luvre, radiations, contamination, courants électriques, produits chimiques, processus économiques ou psychosociologiques. Ce manque de compréhension peut refléter une désinvolture personnelle, mais cest souvent la rançon dun écart entre la qualification des salariés et la complexité quon leur demande de maîtriser.
e. Lécart peut manifester le refus de normes dont le salarié ne voit pas la nécessité, par exemple rester debout derrière un comptoir, porter une cravate ou se laver régulièrement les mains. Il ne méconnaît pas alors les raisons dêtre de la norme, mais il ny adhère pas personnellement ou seulement dans certaines circonstances.
f. Lécart peut naître de la paresse, du refus dinvestir dans son travail lénergie, la rigueur, la concentration, la persévérance exigée du sentiment que sa contribution équilibre sa maigre rétribution financière ou symbolique (Jobert, 2001).
g. Lécart peut traduire un manque de courage, desprit de décision. Dans de nombreux métiers, il faut agir dans lincertitude, avant davoir toutes les données et toutes les garanties. Certains praticiens ont peur de prendre ce risque et nagissent jamais quà coup sûr, ce qui peut amener à multiplier les examens et les études, à geler les problèmes, à différer les arbitrages, à laisser les problèmes se transformer pour que quelquun dautre en hérite.
h. Lécart peut résulter dun conflit entre le mandat et le projet personnel dun praticien. La plupart des salariés rêvent dêtre aussi libres quun artisan à son compte, sans courir les mêmes risques économiques. Ils composent donc entre les exigences du poste et ce quils aiment et savent faire, ce qui donne du sens et de lattrait à leur vie professionnelle.
i. Lécart à la norme peut provenir de lirruption dans le monde du travail de pulsions et de passions humaines : désirs, séduction, complicités, histoires de sexe, histoire damour ou damitié mais aussi histoires de haines, de pouvoir, dexclusion, règlements de comptes, manipulation.
j. Lécart peut être la conséquence de maladies, de handicaps ou de troubles de la personnalité quil faut dissimuler le plus longtemps possible pour ne pas perdre son emploi.
k. Lécart peut être une forme de délinquance permettant le travail au noir, lobtention de pots-de-vin ou dautres avantages, le commerce des ressources de lorganisation (matières premières, fichiers, technologies par exemple) ou de plus graves escroqueries encore, détournements de fonds, espionnage économique.
l. Lécart peut encore manifester une opposition, larvée ou ouverte, au pouvoir qui édicte des normes jugées abusives, contraires aux droits de lhomme, par exemple lorsquelles interdisent de bavarder, de sasseoir, daller aux toilettes lorsquon en a besoin. Plus une institution est " totale ", au sens de Goffman (1968), plus elle développe des déviances à large échelle, sans lesquelles il serait difficile de survivre, dans une prison, un asile ou une armée, mais aussi certaines entreprises.
m. Lécart peut être une affaire de solidarité entre collègues ou camarades de travail. La sociologie du travail a montré depuis longtemps quà la norme de lentreprise, guidée par la loi du profit maximal, sopposait une norme émanant des travailleurs et les protégeant de la pression au rendement quils subissent.
Ce dernier point montre que lécart peut exprimer une culture et ne pas être une affaire purement individuelle. Cest vrai, à des degrés divers, de chacune des sources évoquées.
Linventaire de ces mécanismes donne évidemment une image assez sombre des pratiques et des praticiens. On pourrait, pour rétablir léquilibre, décrire les diverses raisons et circonstances qui conduisent une partie des praticiens à se surpasser, à en faire nettement plus que ce que leur job exige. Consentir des heures supplémentaires, emporter du travail à la maison, assumer les urgences, suppléer aux collègues absents ou défaillants, prendre des responsabilités pour lesquelles on nest pas payé, mettre dans son travail plus de sérieux, dhumanité, de disponibilité ou de créativité quune organisation ne saurait exiger, tout cela relève aussi des écarts entre travail prescrit et travail réel.
Simplement, ils ne constituent pas au même degré des obstacles à lévaluation du travail. Certes, la modestie ou la crainte davoir lair prétentieux peuvent amener certains professionnels à taire ou à minimiser leur dévouement, leur investissement sans limites, parfois leur courage. Ils ont cependant - en général - moins à perdre à se montrer au-delà de la norme quen deçà.
Cet inventaire des sources possibles et des logiques de lécart entre travail prescrit et travail réel pourrait suggérer que chaque praticien les cumule. On se trouve au contraire devant un paysage très contrasté : dans leur majorité, par vertu, amour du travail bien fait ou peur des conséquences, les salariés sen tiennent à des écarts mineurs et selon certaines des dimensions repérées seulement. Ceux qui cumulent toutes les formes décart vivent en quelque sorte une double vie et se retrouvent parfois au chômage ou devant un tribunal.
Toute démarche danalyse heurte non seulement des modesties ou des pudeurs, mais peut faire courir des risques lorsquelle met à jour des pratiques qui ne peuvent perdurer que dans le non-dit. Chacun sait à peu près quels écarts il sautorise entre travail prescrit et travail réel, mais cela ne lempêche pas de se considérer comme un praticien honnête, sérieux, consciencieux, compétent, bref, presque irréprochable. Au fil des années, chacun devient maître dans lart denjoliver et de (se) raconter des histoires. Qui se prendrait pour un voleur parce quil utilise les stylos ou le papier de son entreprise à des fins personnelles ou photocopie au travail les circulaires de son association sportive ? Entre " Tout le monde en fait autant " et " Cest une contrepartie infime à tout ce que je fais pour un salaire minable ", léventail des justifications est large. Du moins aussi longtemps que tout se passe dans le for intérieur de chacun. Dès le moment où ces choses dont dites à un tiers, ou dans un groupe, elles prennent un autre poids et les notes de frais gonflées, les contrôles non faits, les précautions non prises peuvent être nommées : abus, désinvolture, irresponsabilité, etc.
Des écarts programmés et déniés par lorganisation
Les écarts entre travail prescrit et travail réel sont assez souvent la résultante des contradictions de lorganisation, qui doit à la fois avoir lair de faire les choses dans les règles de lart et " tourner " avec des ressources limitées, soit pour dégager des profits, soit pour faire avec des financements publics en baisse ou qui naugmentent pas en proportion de la demande sociale. Le travail prescrit est souvent pensé pour le meilleur des mondes : chacun est censé être à sa place, serein, motivé, formé et informé, lorganisation lui donnant tous les moyens de faire son travail, ne faisant jamais pression sur lui, ne le plaçant jamais devant des dilemmes du type menacer la compétitivité de lentreprise ou prendre des libertés avec les prescriptions
Lécart entre le travail réel et le travail prescrit peut faire lobjet dune réprobation morale si lon fait abstraction des contextes et des systèmes. Sociologiquement, il est à la fois inévitable et indispensable : cest parce quil y a du jeu que la machine sociale peut tourner. Les systèmes humains sont moins fragiles quun mécanisme dhorlogerie, parce quils continuent à fonctionner avec une dose décart à la norme qui paralyserait toute machinerie. Ce qui apparaît une déviance, pas toujours reluisante, prise cas par cas, permet globalement la coexistence plus ou moins pacifique et la mobilisation densembles immenses de personnes au service de buts collectifs.
Il importe que celui qui veut conduire une évaluation du travail sengage dans la mise à distance qui vient dêtre esquissée, pour se départir de tout jugement moral et donner au contraire à ses interlocuteurs limpression quil connaît les contradictions dans lesquelles ils se débattent, quil sait que chacun ne fait pas ce quil veut ou doit faire et compose avec toutes sortes de contraintes, de limites, dattentes, de circonstances.
Cette compréhension &emdash; à supposer quelle soit jugée crédible - ne suffira pas cependant à créer une confiance aveugle. Il est normal que les praticiens résistent à lévaluation de leur travail et élèvent un rideau de fumée. Faire partie de la corporation peut aider à être moins naïf, mais induit aussi une forme de complicité, qui interdit certains questionnements. De toute façon, il faut sattendre à ce que la mise à plat du travail réel soit une longue quête, dautant plus longue et difficile quon sintéresse à des professionnels très qualifiés, quon ne peut observer au travail sans leur accord (Dodier, 1993) et qui ont les moyens de se protéger ou de jeter de la poudre aux yeux.
La ruse au principe de la survie
Aussi longtemps quon enfermera les acteurs dans la fiction dun travail entièrement rationnel, lévaluation sera vécue comme un danger, une façon de donner à voir la réalité pour la condamner au nom de la norme, pour mieux restreindre les marges de liberté des salariés.
Si lévaluation du travail se place du côté de la fiction dun travail constamment cohérent, efficace, maîtrisé, conforme aux prescriptions et à létat de lart consacré par quelques experts, elle ne peut qualimenter des stratégies de défense ou de dissimulation. De même si elle est vécue comme une atteinte à lautonomie professionnelle, que cette dernière permette de faire son travail ou dy échapper.
La porte est étroite : voir lévaluation comme une pure relation daide serait faire fi du droit au contrôle que donne tout contrat de travail ; se placer entièrement du côté de la norme met le salarié en position défensive et le pousse à saboter tout système " intelligent " dévaluation, autrement dit tout système qui requière la coopération active des intéressés.
Je ne sais pas si cette contradiction est surmontable. Peut-être le " refus de participer à sa propre évaluation " est-il léquivalent, dans le monde du travail, du droit de ne pas contribuer à son propre procès. Il se peut que les organisations soient condamnées à pencher soit vers des évaluations violentes, intrusives, menaçantes et cruelles, comme dans une partie des entreprises, soit vers des simulacres, comme dans les administrations publiques
Tentons contre ces deux dérives dexaminer de plus près quelques dispositifs plus subtils et les ruses quon leur oppose ou leur opposera.
Les difficultés de lévaluation du travail enseignant font lobjet de réflexions multiples, notamment autour du thème très polémique de " lobligation de résultats ".
Je vais dire rapidement pourquoi :
Pourquoi ferait-on abstraction des apprentissages des élèves ?
Dans des travaux antérieurs (Perrenoud, 1996 b ; 1997, 1998), javais avancé quatre conditions pour quil soit à la fois possible et légitime dexiger des résultats dans un métier donné :
1. Que le problème à résoudre soit purement technique, autrement dit que les finalités de laction soient parfaitement claires et que les professionnels naient dautre tâche que de chercher les meilleurs moyens datteindre des objectifs sans équivoque.
2. Que laction des professionnels ne dépende que marginalement de la coopération ou de la mobilisation de personnes ou de groupes indépendants de lorganisation qui les mandate.
3. Que létat des savoirs savants et professionnels rende possible une action efficace dans la plupart des situations rencontrées.
4. Que les situations quaffrontent les professionnels de même niveau de qualification soient sinon identiques, du moins relativement comparables.
Il nest pas nécessaire de revenir sur le détail de lanalyse pour constater que ces conditions ne sont pas véritablement remplies dans lenseignement, du moins si les résultats sont jaugés à laune dune norme standard, indépendante du contexte et identique pour tous les apprenants.
Peut-on en conclure que lenseignant nest dès lors assujetti à aucune obligation de résultats ? En caricaturant lobligation de résultats, on peut en délivrer à bon compte les métiers de lhumain. Nul ne saurait par exemple soutenir lidée que le mandat dun enseignant est damener en un an tous ses élèves à maîtriser lintégralité des connaissances et à manifester sans faille toutes les compétences visées par le programme. Chacun sait quil faut faire avec le niveau initial des élèves, les appuis dont ils disposent, leur rapport au savoir, leurs résistance à lintention et à laction de les instruire, la dynamique de la classe, son effectif, les circonstances, les conflits, les incidents qui détournent des apprentissages et du savoir. On peut attendre dun travailleur peu qualifié que, nanti des matériaux et des équipements requis, dans des conditions normales, il découpe un nombre fixé de tôles ou lave un nombre fixé de vitres en respectant un seuil de qualité. On ne peut attendre dun enseignant quil instruise un nombre prescrit délèves en un temps donné.
Mais rien ninterdit une approche plus subtile. En début dannée scolaire, dans une classe donnée, est-il impossible de situer la performance attendue dun enseignant moyen faisant correctement son travail ? Elle se positionnera entre deux seuils extrêmes :
Il est bien entendu difficile de chiffrer ces deux seuils extrêmes aussi bien que le niveau de performance attendu dun enseignant moyen. Il nest pas exclu que des travaux sur leffet-maître, leffet-établissement et le poids des variables agrégées, écologiques et contextuelles permettent peu à peu de calculer une performance attendue (moyenne et dispersion) pour chaque classe. Encore faudrait-il que ces bases de comparaison soient solides, comprises et acceptées par les intéressés.
Là nest pas mon propos. Il vise plutôt à dissocier :
- dune part, le principe même de résultats attendus ;
- dautre part, son opérationnalisation comme instrument dévaluation.
La confusion des deux niveaux est commode : elle permet de rejeter le principe en incriminant les outils manquants ou défaillants. Or, ce rejet nest fondé que parce que lon senferme dans une vision bureaucratique de lobligation de résultats, en feignant de croire que les résultats attendus devraient être :
Rien noblige à adhérer à cette vision des choses, dont le seul avantage est lapparente équité. Il serait parfaitement possible de faire confiance à lexpertise dun professionnel qui, sans se priver de données sur les élèves et le contexte, aurait pour mission de porter un jugement sur lefficacité dun enseignant, en répondant à la question suivante : dans les conditions de travail quil avait, avec les élèves qui étaient les siens, cet enseignant a-t-il fait, cette année-là, ce quil était possible de faire dans létat de lart et de la science de lenseignement et de lapprentissage ?
Je ne dis pas que les inspecteurs actuels sont à même de porter un tel jugement, quils en ont la légitimité et les compétences. Je ne propose pas davantage pour linstant de confier un tel jugement à un autre corps dexperts. Ce qui mimporte à ce stade, cest la possibilité même dune telle expertise.
Si lon pense que nul, à lexception de lenseignant lui-même, nest en mesure de juger de son efficacité, il faut en accepter le corollaire : lenseignement est une pratique sans références professionnelles communes, du moins sans autres références que les savoirs à enseigner. Cest une aventure singulière, chacun est enfermé dans sa propre histoire, définit sa propre forme de professionnalité, construit sa propre didactique, sa propre pédagogie, sa propre éthique, sa propre manière de faire, incommensurable, incomparable à dautres. Sauf sur les aspects les plus extérieurs à lacte pédagogique &emdash; présence, respect du programme et des procédures dévaluation &emdash; lenseignant ne rend compte quà lui-même, car nul nest habilité à le juger.
Autant dire que si lon adhère à cette vision &emdash; qui séduira sans conteste les professeurs les plus conservateurs &emdash; on peut en conclure que les chercheurs en éducation et les formateurs denseignants nont plus quà mettre la clé sur la porte. Ou du moins à renoncer à introduire tout élément de rationalité partagée dans le travail dorganisation des apprentissages. On peut du même coup renoncer à toute inspection ou évaluation, ou les limiter au respect de quelques règles de base.
À linverse, lorsquon adhère à lidée que faire apprendre nest pas un processus aléatoire, que la pratique et les compétences de lenseignant font une différence, dès quon admet la réalité de " leffet-maître ", et quon considère quil dépend non seulement de ses caractéristiques personnelles, mais aussi et dabord de son action professionnelle, alors on ne peut faire abstraction des apprentissages des élèves. Ce serait faire comme si la qualité professionnelle dun médecin navait rien à voir avec le nombre de patients quil guérit, la qualité dun ingénieur civil aucun rapport avec le nombre douvrages fiables et fonctionnels quils construit, etc.
Lobligation de compétences, pour laquelle je plaiderai plus loin, sefforcera donc de réintégrer les apprentissages des élèves dans un " tableau clinique " brossé par un expert capable de " faire la part des choses ", de ne pas appliquer mécaniquement des " normes de production ", mais dassumer tranquillement le fait que les enseignants ne sont pas interchangeables et que certains posent des gestes professionnels en moyenne plus justes et efficaces que dautres.
Suivre la règle et renvoyer la responsabilité au système ?
Une autre échappatoire consiste à tenir les enseignants pour comptables, non pas des apprentissages des élèves, mais des moyens mis en uvre pour les faire advenir. Ce qui substitue une " obligation de moyens " à une " obligation de résultats ".
Cest ce que propose Meirieu. Sans prendre le contre-pied de cette position, je voudrais montrer quelle peut conduire à la déprofessionnalisation ou à son contraire selon la conception quon se donne des moyens.
Si les moyens sont connus a priori et font partie des composantes du travail prescrit, on se trouve du côté des métiers de lexécution. Le praticien qui peut apporter la preuve quil a utilisé les bons équipements et les bons produits, fait les vérifications dusage, suivi les méthodes et les procédures standards, se trouve libéré de toute responsabilité morale, civile et pénale quant aux résultats de son action. Le débat sur la faute professionnelle éventuelle (Chateauraynaud, 1991) ne tient évidemment pas pour acquis le respect de toutes les règles et la controverse peut porter sur leur légitimité ou leur publicité. Il est improbable en effet que même dans un métier en apparence simple et peu qualifié, les situations à gérer soient entièrement prévisibles et couvertes par des règles claires. Improbable aussi que, même dans le milieu le plus technique ou juridique, les règles fassent lunanimité, ne serait-ce que parce que lévolution des savoirs, des technologies ou du droit provoque des développements méthodologiques ou normatifs permanents, qui ne sont pas stabilisés sans délai ni débat.
Il serait donc absurde de prétendre quun professionnel nexerce aucun jugement et nest donc jamais incriminable pour navoir pas " fait le bon choix " dans une situation de conflit de règles ou échappant au travail prescrit. Toutefois, dans un métier peu qualifié, cela se produit à la marge et la responsabilité morale, civile ou pénale est imputée dabord à lorganisation. Dès lors quon peut montrer une défaillance dans la formulation des règles et des procédures ou dans la formation et linformation visant à en garantir la compréhension ou dans le contrôle de qualité, le salarié est hors de cause sil a suivi les règles. Ce sont les auteurs de règles, ceux qui les transmettent ou en surveillent lapplication qui assument la responsabilité principale.
Transposé à lenseignement, ce modèle amènerait à dire quun enseignant qui a suivi le programme, utilisé la méthode et les moyens denseignement préconisés, administré les épreuves prescrites aux moments prescrits, nest aucunement responsable du fait que tout ou partie de ses élèves naient rien appris ou beaucoup moins que ce qui était visé !
Sous cette forme un peu caricaturale, la description peut faire sourire. Cest pourtant une pente possible du métier denseignant, et une forme de tentation, car elle délivre du poids de la responsabilité. Cest dautant plus tentant que le métier denseignant sexerce dans une certaine opacité et que ce statut nempêche aucun enseignant de prendre de " petites libertés " avec le programme, les méthodes orthodoxes, lusage prescrit du matériel ou les procédures dévaluation. Contrairement à ce quon imagine souvent, lautonomie dont rêvent la plupart des praticiens &emdash; dans lenseignement comme ailleurs - ne consiste pas à réinventer le métier de fond en comble, mais à faire les choses " comme on les aime " aussi bien quà ne pas faire certaines choses pesantes ou auxquelles " on ne croit pas ". Cette liberté, que jai appelé de contrebande (Perrenoud, 1996 a et d), nexige pas une tout autre professionnalité, assortie dune plus forte responsabilité formelle ; lopacité des pratiques et la difficulté de reconstituer les gestes professionnels peu orthodoxes ou défaillants suffit à garantir limpunité.
Ce dernier élément est particulièrement important. Dans un traitement médical, une erreur peut-être fatale : contrôle de routine omis, confusion de formule sanguine, mauvais dosage dun médicament vital, contre-indication oubliée, fausse manuvre opératoire, échange de dossiers. Rien de tel dans lenseignement. Si, jour après jour, un enseignant ignore les questions dun élève ou le ridiculise dès quil se manifeste, les effets ne seront visibles quà long terme et il sera difficile de les rapporter à une décision précise. Si, durant toute lannée, un professeur juge quun élève est inéducable ou que son comportement " ne mérite aucune indulgence ", cela ne se verra pas à lil nu lors dune simple visite de classe et aucune reconstitution dun moment de travail isolé ne pourra objectiver le rapport entre une attitude constante de lenseignant et le processus de marginalisation progressive quelle induit chez un élève.
Entendue au sens bureaucratique de lexpression, lobligation de moyens ferait régresser le métier denseignant vers la prolétarisation et la dépendance sans garantir grand chose de plus dans le registre des apprentissages. Ni lamour, ni lintelligence, ni la sollicitude, ni le respect ne sont des moyens prescriptibles et même dans le registre plus technique des séquences didactiques et des régulations cognitives, lindication méthodologique na guère de valeur si elle nest pas habitée par une intelligence professionnelle (Carbonneau et Hétu, 1996 ; Jobert, 1999).
Ce qui conduit à concevoir tout autrement lobligation de moyens, à la définir comme lobligation de " se donner les moyens " dune action pédagogique réussie, tous les moyens, ceux qui relèvent des règles, méthodes et techniques connues lorsquelles sont efficaces, et ceux qui passent par une stratégie originale et inventive, voire déviante, lorsque les démarches standards sont sans effets.
Cest cette obligation-là que je nommerai " obligation de compétence " plutôt que de " moyens ", car elle concerne davantage le praticien, sa capacité de jugement et son aptitude à prendre des risques calculés, que des moyens définis quil aurait à mettre en uvre. Lattente se déplace et sadresse moins aux moyens eux-mêmes quau choix avisé des moyens, autrement dit à lexpertise du professionnel qui en adopte, en adapte ou en développe, pour sa classe, pour sa discipline ou pour tel élève cette année-là, confronté à tel obstacle.
La coopération de tous a besoin de la compétence de chacun
Linsistance mise de nos jours, à juste titre, même si cest de façon optimiste et volontariste, sur la coopération professionnelle, le travail déquipe et les projets détablissement, peut renouveler la problématique et sortir des impasses de lévaluation individuelle des personnels enseignants.
Et si on se bornait à évaluer des unités de travail, des équipes ou des établissements ? Le rapport Monteil va dans ce sens, pensant, de la sorte, sortir du dilemme de linspection : ou les inspecteurs font leur travail et deviennent de mauvais objets, ou ils feignent dinspecter, et ne servent à rien.
Passer quelques heures dans une classe tous les quatre à six ans, au gré dune visite annoncée, est un simulacre dévaluation. Cela suffit probablement à détecter de grossières carences, mais alors, en général, dautres régulations se sont déjà mises en place et linspecteur, dont la visite est alors provoquée par des tiers, ne fait que valider un diagnostic déjà établi et appuyer de son autorité des mesures durgence proposées par le chef détablissement, des parents, voire des collègues. Il faut sans doute quil existe des pompiers, mais lévaluation du travail devrait être avant tout préventive, survenir avant que tous les signes extérieurs de la catastrophe soient réunies et visibles.
Inspecter, dans ce sens, ce serait venir en classe plus souvent, plus longuement, non pour vérifier des soupçons ou donner suite à une dénonciation, mais pour établir un bilan et le soumettre au professeur. Il nest pas nécessaire de survenir à limproviste : si linspecteur passe plusieurs jours dans une classe primaire ou suit un enseignant du second degré de classe en classe, durant la même période, il sera difficile de faire illusion aussi longtemps.
Pour cela, il faudrait évidemment multiplier les postes dinspection et décharger leurs titulaires de multiples tâches qui obèrent leur emploi du temps. Les inspecteurs se retrouveraient alors " au pied du mur ", autrement dit dans des conditions où il devient à la fois possible et inévitable dobserver et dévaluer la pratique dun enseignant. Non pas absolument et sans aucun risque derreur, mais sérieusement, surtout sil existe des procédures de recours ou de médiation en cas de vif désaccord sur les faits ou leur interprétation, ou de conflit entre personnes.
Au pied du mur, linspecteur devrait faire preuve de nombreuses qualités : perspicacité, sens de lobservation, outils danalyse, mais aussi capacité de dire sans blesser inutilement ni édulcorer, de juger des gestes professionnels sans humilier la personne. Évaluer quelquun est la chose la plus difficile du monde lorsquon ne peut se protéger derrière un rapport de force très asymétrique ou se cacher derrière des grilles et des mécanismes impersonnels. Il faut donc du temps, des compétences et du courage.
Lhypothèse dune évaluation des équipes ou des établissements, aussi intéressante soit-elle, vient à point pour brouiller les cartes et dissuader dapprofondir un véritable problème : pourquoi les inspecteurs inspectent-ils de moins en moins, nintervenant que pour réprimer les abus pendables et faire fonctionner le système de notation et davancement ?
Il me semble quil ne faut pas fermer ce dossier, quil importe de continuer à réfléchir à lévaluation des personnes tout en inventant de nouvelles formes dévaluation des équipes et des établissements. Parce que le tout, sil est &emdash; potentiellement - plus que la somme des parties, nest jamais indépendant des parties. Si certaines équipes dysfonctionnent ou sont moins efficaces que la majorité de leurs membres travaillant séparément, cest notamment parce quelles absorbent une bonne partie de leurs forces pour masquer ou réparer lincompétence de tel ou tel des équipiers.
Lhonneur dune équipe ou dun établissement est dapparaître comme un acteur collectif homogène, de faire bonne figure vis-à-vis de lextérieur, selon le principe " On lave le linge sale en famille ". Dans un collectif " idéal ", il sopère effectivement des régulations. De même dans un collectif soumis à une forte compétition, comme une équipe sportive. Dans une équipe pédagogique ou un établissement, il reste un long chemin à parcourir pour que chacun se sente à la fois solidaire et responsable des performances de ses co-équipiers. La régulation sarrête lorsque lessentiel est sauvegardé : une réputation globalement satisfaisante, une paix vivable entre les personnes, un bon climat. Il est éthiquement très ambigu et sociologiquement très irréaliste de demander à des égaux dexercer un contrôle mutuel fort, en particulier dans une culture professionnelle aussi individualiste et dans un métier où la relative opacité des résultats et de la contribution quy apportent les uns et les autres permet de " noyer le poisson ". Il serait naïf de croire quune évaluation externe ne portant que sur une collectivité de travail peut identifier du même coup des maillons faibles de la chaîne, et mieux, impulser des régulations internes fortes et durables des compétences et pratiques des individus.
Une collection de professionnels compétents ne constitue pas ipso facto une équipe ou un établissement performants, comme le montrent les travaux sur les écoles efficaces, qui insistent sur une vision partagée des objectifs et une responsabilité commune à légard des apprentissages des élèves. Je nen déduirai pas pour autant quil faut cesser dévaluer le travail des individus, mais plutôt quil faut désormais lévaluer aussi sous langle de sa contribution au projet densemble, de sa dimension collective, tant dans le registre relationnel - partage des informations et des ressources, respect des autres, gestion des divergences et des conflits &emdash; que dans le registre plus technique de la coordination des actions, voire de lorchestration des habitus.
Autrement dit, linsistance sur la coopération professionnelle ne devrait pas faire disparaître les personnes et la responsabilisation des unités ne devrait pas déresponsabiliser les individus.
Lorsquon engage un travailleur manuel, mieux vaut le mettre à la tâche plutôt que de linterviewer sur sa pratique : " Cest au pied du mur quon juge le maçon ". On postule que le défaut de compétence se verra alors immédiatement. Plus on va vers des métiers complexes, moins il est évident de juger de la compétence de visu, sur une ou quelques tâches isolées. Car la plupart de ces tâches sinscrivent dans une stratégie à moyen terme et ne peuvent être appréciées hic et nunc que sous langle de leur accomplissement technique, non de leur pertinence stratégique (Tardif, 1992), autrement dit de leur contribution au plan densemble. Même en sinstallant durablement dans le lieu de travail, il ne suffirait pas dobserver les gestes posés : une partie essentielle de la compétence se niche dans le jugement professionnel, les questions que le praticien se pose, les hypothèses quil formule dans sa tête, les hésitations quil éprouve, les décisions quil prend, les modulations quil envisage et opère, les interventions auxquelles il renonce délibérément. Bref, sans un accès au raisonnement professionnel, lobservation directe de laction, même de longue haleine, et lenregistrement de ses résultats, ne renseigneront pas véritablement sur les compétences du praticien. Au mieux, ces constats permettront destimer son (in)efficacité. Elle ne permet pas de comprendre ses causes. Ce qui ne veut pas dire quil suffit de sentretenir avec un professionnel pour juger de ses compétences. On sait bien que le discours peut faire illusion, en particulier en pédagogie. Cest ainsi que si lon observe les enseignants qui prétendent &emdash; et pensent de bonne foi &emdash; faire de lévaluation formative, favoriser la métacognition, travailler à partir des erreurs des apprenants, différencier leurs interventions, on tombe parfois de haut. Essentiellement parce quentre le principe et sa mise en uvre, on observe une déperdition de sens, un appauvrissement conceptuel, une réduction à quelques pratiques stéréotypiques.
Évaluer les compétences professionnelles dun enseignant nest donc pas simple et lui proposer des régulations moins encore. Lorientation envisagée ici ne constitue en aucun cas une solution de facilité. En revanche, elle me semble de nature à favoriser une réelle professionnalisation du métier denseignant.
Je ne mattaque pas encore ici à la question des ressources, de la position institutionnelle et des compétences des évaluateurs. En formation initiale, la certification porte sur les compétences, de façon convaincante ou non. Lobligation de compétences fait partie du contrat et son défaut justifie &emdash; en principe &emdash; le refus de la certification. Une fois les enseignants en fonction, lobligation de compétences appelle une forme dévaluation qui est pour linstant " en quête dacteurs " (Perrenoud, 1996 c). Avant de chercher qui pourrait la prendre en charge, tentons dabord den préciser les contours.
Un bilan de compétences
Lorsquon pense " évaluation du travail des enseignants ", le bilan de compétences est lun des outils qui se présente. Adossé à un référentiel établi et accepté, il consiste à faire le point sur les compétences construites, en cours de construction ou à construire. Cela népuise pas la problématique, mais cest un bon début. On se heurte demblée de sérieux obstacles.
Légitimité dun bilan
Ce qui est légitime, sinon facile, en formation initiale, devient presque infamant dans le métier denseignant, une fois titularisé. Un pilote ne se formalise pas lorsquon lui demande de revenir régulièrement faire la preuve de ses compétences, soit en simulateur, soit en vol avec un pair instructeur ; dans ce métier, on part du principe que le diplôme obtenu et lacte dengagement ne garantissent pas une fois pour toutes le niveau de compétence optimal :
De la même façon, on demande ou on envisage de demander aux médecins de faire tous les cinq ans la preuve que leurs connaissances et compétences sont à jour. Même pour le permis de conduire, une telle perspective est adoptée, avec les résistances quon imagine !
Les enseignants sont-ils à labri de ces processus ? Nullement. Leurs défauts de compétences ont-ils moins de conséquences ? Le " crash pédagogique " est simplement moins mortel, moins visible et plus ciblé sur des personnes. Pourquoi donc serait-il injurieux de demander aux professeurs de se soumettre régulièrement à un bilan de compétences ?
Certains refusent lidée même quil faut, au-delà de la maîtrise des savoirs à enseigner, des compétences professionnelles spécifiques pour professer une discipline. Mais ils refusent tout autant que leur maîtrise des savoirs à enseigner soit périodiquement vérifiée. La culture académique semble un acquis indélébile, contrairement aux connaissances professionnelles ordinaires.
Parmi ceux qui acceptent lidée dun bilan de compétences, un second obstacle surgit : quelles sont les compétences de référence et quel est pour chacun le seuil qui définit la professionnalité.
Lintrouvable référentiel
Jai discuté ailleurs (Perrenoud, 1999) la question des clivages que tout référentiel de compétences induit au sein du corps enseignant. Non seulement en raison de désaccords sur telle ou telle compétence, mais dune profonde divergence sur lidée même quon puisse " réduire " le métier denseignant à un référentiel, quel quil soit. Au nom des qualités humaines, des dimensions relationnelles et affectives, de la singularité des personnes, de la diversité des rapports au savoir, du génie propre de chacun, de son histoire à nulle autre pareille, on prétendra quaucun référentiel ne rend compte de la richesse, de la complexité, de la diversité des pratiques.
Sans doute les métiers techniques se prêtent-ils mieux à linventaire dun certain nombre dopérations quil faut savoir choisir et conduire pour arriver à ses fins. Les savoirs théoriques et méthodologiques font aussi lobjet dun plus grand consensus. Imposer un référentiel au nom de la connaissance scientifique ou au nom de lautorité administrative naurait guère de sens. La seule chance est de le construire en partenariat, en consentant des compromis. Mieux vaut, dans le contexte de lévaluation des enseignants, un référentiel imparfait mais commun quune construction rigoureuse à laquelle personne nadhère en dehors de ses auteurs et éventuellement de leurs commanditaires.
À supposer établi un tel référentiel, resterait à fixer des seuils de compétence acceptable. Que signifie, par exemple, gérer des parcours individualisés, pratiquer une observation formative, travailler par situations-problèmes, partir des représentations préalables des apprenants, dialoguer avec les parents, coopérer avec des collègues ? Ces abstractions supposent des indicateurs observables et un seuil au moins approximatif de maîtrise.
Qui pourrait me juger ?
Troisième catégorie dobstacles : à supposer que les professeurs acceptent le principe, un référentiel, des seuils de compétences, il leur resterait à donner le droit à quelquun de se faire juge de leurs compétences. Des collègues ? Ce sont des égaux, dont on désapprouve souvent les orientations ou dont on nestime guère la pratique. Des chefs détablissements ? Ils ne paraissent pas plus compétents que les enseignants, plutôt moins, puisquils ont quitté la classe. Des experts, formateurs ou chercheurs ? Ils ont la tête dans les nuages et nont aucune idée de la réalité. Des inspecteurs ? Ils sont tout juste bons à donner une note ou à détecter les moutons noirs de la profession.
Lévaluation ne laisse aucun professionnel serein, le regard de lautre est toujours une menace potentielle, nul nest certain dêtre irréprochable, mais il est sans doute peu de métiers où lon récuse aussi facilement tous les juges.
Une analyse du travail
Sans renoncer au bilan de compétences, peut-être ne faut-il pas lui donner la priorité et en faire plutôt la synthèse dun parcours coopératif sapparentant au débriefing tel quon le pratique dans certaines activités à hauts risques. Le débriefing seffectue au retour dune mission difficile. Il consiste, dans laprès-coup, à revenir sur les conditions de laction, les décisions prises, les erreurs aussi bien que les options fondées. Non pas tellement pour juger positivement ou négativement, encore moins pour noter ou certifier. Essentiellement pour aider le praticien à comprendre, à porter un regard réflexif sur sa façon de fonctionner, sur les dangers et les effets pervers de ses routines aussi bien que sur les erreurs quil commet sous lempire de lurgence, de lincertitude ou du stress.
Il faudra sans doute une forme de révolution culturelle, surtout dans les traditions les plus bureaucratiques, pour accepter que lenjeu majeur de lévaluation des enseignants devienne, plutôt que de noter ou régler lavancement, de faire évoluer les pratiques pédagogique vers plus de justesse et de justice, plus defficacité, plus de fiabilité.
Analyser pour mieux comprendre et maîtriser ce quon fait
Développer un rapport réflexif et analytique à la pratique est lun des objectifs de la formation des enseignants telle quelle est conçue aujourdhui. Idéalement, un praticien réflexif sollicite une évaluation externe lorsquil en a besoin, par souci de décentration ou sil a limpression dêtre à la limite de ses ressources propres et de ce que peuvent lui apporter ses interlocuteurs et partenaires habituels.
Dans le monde tel quil est, la pratique réflexive reste une ascèse et il nest pas déraisonnable de la stimuler par des dispositifs plus ou moins contraignants et invasifs. On a comme souvent affaire à un double seuil : en deçà dune certains sollicitation externe, la machine réflexive ne se met pas en route ; mais au-delà dun second seuil, elle se bloque et le sujet investit dans des mécanismes de défense, des stratégies de dissimulation, de justification, de dénégation.
Il importerait donc que la " culture de lévaluation " soit, dans tous les domaines, mais en particulier dans celui du travail des enseignants, une culture de la confrontation entre points de vue et de lélucidation, de lanalyse et de la théorisation des obstacles quon rencontre dans le travail quotidien aussi bien que des tactiques quon leur oppose.
Cette analyse peut être stimulée par :
Si les deux premières sources sont absentes, on peut douter du poids de la troisième. Lévaluation du travail des enseignants, telle quelle est conçue ici, na véritablement de sens que dans une culture professionnelle qui y prépare. On pourrait dire quon vise une " autoévaluation assistée ", que lintervenant externe ne peut que renforcer les mécanismes réflexifs du sujet, à la manière dun remède homéopathique qui na dautre vertu que de stimuler les défenses " naturelles " de lorganisme.
Dans la phase de transition où se trouve le métier denseignant &emdash; à supposer quil progresse véritablement vers la professionnalisation &emdash; on peut considérer que des formes dévaluation du travail qui devraient, idéalement, se fonder sur une professionnalité exigeante, peuvent aussi contribuer à la développer. Une des fonctions des dispositifs dévaluation est de modéliser des postures et des pratiques réflexives, de leur proposer des instruments et des démarches que les professionnels peuvent sapproprier et utiliser par la suite seuls ou en équipe pédagogique.
Partir des situations et des problèmes rencontrés
Sans proposer un dispositif, on peut indiquer une orientation. Posons quon reviendra dautant mieux aux compétences quon les oublie un long moment pour sabsorber dans lanalyse fine dactions situées, autrement dit de situations de travail. On ne sempressera pas den déduire des points forts ou faibles, on sabstiendra de juger, on prendra le temps dentrer dans la complexité, sur le mode du récit et de lanalyse dans laprès-coup, voire en amont de laction selon le moment de lannée scolaire.
Le but nest pas de conseiller sur ce quil faudrait faire, ni de dire ce quil aurait fallu faire pour bien faire. Ce nest ni de louer, ni de blâmer. Cest de faire expliciter un raisonnement professionnel, dans une posture qui nest ni de recherche, ni de formation, mais daide à la régulation. Lanalyse devrait en quelque sorte aider lenseignant à formuler des éléments de réponse à deux questions :
Même si chaque enseignant passait deux heures par semaine avec un visiteur disponible, expert, auquel il accorderait sa confiance, avec lequel il aurait construit une complicité et des codes communs, il ne ferait pas le tour des problèmes quil résout au jour le jour. Lanalyse nest donc pas une ressource pour résoudre des problèmes concrets hic et nunc. Si cest un bénéfice secondaire, tant mieux, mais lobjectif vise la prise de conscience dun fonctionnement intellectuel et affectif plus général. La seconde question est en ce sens plus cruciale. Un expert entraîné pourrait, à partir dun petit nombre de situations, aider un praticien à repérer ses habitudes mentales et son univers de ressources. La condition est évidemment que les situations de travail analysées soient fortement significatives, ce qui veut dire que le praticien joue le jeu, na pas peur de sexposer et ne met pas toute son énergie à raconter des contes de fée. Cela ne veut pas dire quil faut se limiter aux échecs, aux conflits et aux crises, mais que la situation évoquée doit permettre de remonter à des fonctionnement récurrents, à des zones d'ombre ou dincertitude dans lexercice du métier. Comme dans un contrat de supervision, il appartient au praticien de choisir et de narrer les situations mais il revient à son interlocuteur de ne pas se laisser mener en bateau. Il y a évidemment dans une telle analyse une part de tension. Sans toile de fond coopérative, sans un minimum de confiance mutuelle, on perd son temps. Mais cela ne garantit pas la transparence absolue et labsence de conflits sur les limites à poser ou à dépasser
Ce travail permettrait de cerner certaines compétences sous la double perspective des ressources mobilisées et de leur mode de mobilisation. Ce nest pas le moyen de dresser un bilan de compétences complet, mais ce pourrait être lamorce dune seconde phase, plus méthodique mais aussi plus superficielle, dans la mesure où le temps fait défaut pour articuler le bilan de compétences à des situations de travail précisément rapportées et analysées en commun.
Lanalyse du travail fonctionnerait en quelque sorte comme un zoom avant, un plan rapproché, autorisant dans un second temps à prendre du champ et à voir plus large. Elle se développera dautant mieux que les " gens décole " apprennent à voir leur travail, à certains égard, comme un travail ordinaire et sapproprient les acquis des sciences du travail, en sappuyant plus spécifiquement sur les travaux qui tentent de décrire le travail enseignant au quotidien (Durand, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Tardif et Lessard, 1999).
Bien entendu, tout cela peut se faire en équipe, en duo, en réseau, en établissements.
Une obligation de lucidité et de régulation
Présenter lévaluation comme une analyse peut sembler aberrant si lenjeu est de noter des fonctionnaires, daccorder des promotions ou des privilèges, voire de proportionner le salaire au mérite.
De ce point de vue, lobligation de compétence nest quune façon de nommer la face contraignante du développement professionnel. En réalité parler dobligation de compétence est un raccourci. Ce qui devrait être obligatoire, dans une profession, cest la lucidité du praticien sur lui-même, ses actes, son rapport au travail, son éthique, le sens de ce quil fait, les savoirs dont il dispose, les compétences quil a et celles quil na pas. Et cest aussi la régulation de ce qui peut être amélioré.
Inscrire une obligation de lucidité et de régulation dans le statut des enseignants ne consisterait pas à formuler un vu pie, à en appeler à la bonne volonté, à la conscience professionnelle. Il faut quune telle obligation soit assortie de dispositifs, et ne puisse être esquivée, ou du moins pas sans efforts et ingéniosité.
Cest pourquoi il importe de ne pas faire de lévaluation des enseignants dabord un dispositif de répression, une menace, mais une ressource, de la même manière quun check-up périodique est une ressource offerte aux patients. Lambivalence sera la même : la lucidité est une figure de la raison, mais elle fait peur à chacun, dont la plus forte pente est de se bercer de lillusion que " tout va bien " ou que " tout sarrangera spontanément " Les médecins préventifs doivent donc exercer une forte influence, intégrer le check-up à une forme de " contrat moral ", se battre contre la tentation de préférer loptimisme ou de remettre au lendemain. De linsistance pressante au dépistage autoritaire, il reste un abîme.
Dans un contrat de travail, lemployeur a davantage de droits quun médecin à légard de ses patients. Le paradoxe est le suivant : sil se sert de son pouvoir, impose lévaluation, elle devient une arme contre le salarié, du moins est-ce de la sorte quil la vivra. Du coup, elle perd lessentiel de ses vertus de régulation.
Aucun modèle nest livrable clés en main. Lobligation de compétences nest pas plus réaliste, mais pas moins, quune obligation de résultats fondée sur des " données objectives ". Elle permet au moins de concilier une forme dévaluation du travail et le mouvement vers la professionnalisation. Cette orientation se heurte à de nombreux obstacles. Lun deux, et je voudrais conclure sur ce point, touche à la part congrue de rationalité partagée dans le métier denseignant.
Ce qui limite larbitraire du jugement, cest une communauté de savoirs déclaratifs et procéduraux qui " mettent daccord " des professionnels par-delà la différence de places et de postures. Aujourdhui, cette communauté est fort restreinte dans le métier denseignant, en particulier lorsquil sagit de " faire partie du problème ". Comme tout métier, lenseignement fabrique des " idéologies défensives " (Dejours, 1993) qui fonctionnent comme des modèles descriptifs et explicatifs du réel. Dans lenseignement, ces idéologies se construisent autour de léchec de lintention dinstruire, et fonctionnent comme justification de limpuissance, que le fatalisme soit biologique &emdash; lidéologie du don &emdash; psychosociologique &emdash; le mode de vie, le milieu socioculturel, la famille désorganisée - ou dans le registre de la psychologie clinique : troubles, carences, faiblesses, manques en tous genres. Dans une école ordinaire, ces stéréotypes fonctionnent dès quun enseignant cherche du renfort ou se pose des questions culpabilisantes.
Or, lévaluation du travail, sans méconnaître les résistances du réel, na pas pour but premier de confirmer quen effet nul ne pouvait mieux faire. Elle adopte au contraire, non par suspicion maladive, mais parce que cest son seul sens, lhypothèse quun autre cadrage, un autre diagnostic, une autres stratégie didactique auraient pu changer quelque chose à lissue de la situation. Le dialogue va donc conduire à interroger lévidence selon laquelle le praticien " a fait tout ce quil pouvait ", aussi bien dailleurs que lévidence contraire, moins fréquente, selon laquelle il est responsable de tout ce qui a mal tourné.
Le débriefing, lanalyse ex post, consistent à reprendre patiemment le cours des choses pour trouver non pas une faute, ni même une erreur caractérisée, mais des bifurcations, des raccourcis, des analogies fallacieuses ou des stéréotypes dans le jugement professionnel. Pour conserver une posture analytique, ne pas fuir immédiatement dans la justification ou lautoflagellation, il importe que le praticien ait une théorie du sujet et de laction qui fasse la part de linconscient, des déterminations affectives, des limites de la raison et de la volonté. Lanalyse ne mènera à rien si le praticien refuse de se considérer comme un être faillible, inconstant, avec des intuitions fulgurantes et des aveuglements, des temps de persévérance et dautres dabandon, des moments de lucidité pointue et dautres de pensée magique ou de sens commun, des cohérences obsessionnelles et des contradictions, une part dautonomie mais aussi une culture due à un ancrage culturel et social dont on ne se défait jamais.
Aussi longtemps quun enseignant se juge porteur dun savoir dont il ne met pas en cause la légitimité, fait de son propre rapport au savoir une norme universelle, dénie en lui tout goût du pouvoir au-delà dune autorité didactique fonctionnelle, refuse la part de narcissisme et de séduction dans le rapport pédagogique, prétend navoir aucune préférence parmi ses élèves, pense évaluer en toute impartialité, nie la part de routine et darbitraire dans sa planification et sa gestion de classe, prétend navoir jamais peur, ne pas connaître le doute ou la panique, aussi longtemps quil fait fonctionner lillusion de la rationalité et que ce que jai appelé la " comédie de la maîtrise " (Perrenoud, 1995), le dialogue avec un autre professionnel deviendra menaçant sil sécarte de lesprit de corps et de la complicité dans lattribution des difficultés du métier aux élèves, aux familles, aux médias ou à la " société ".
Une partie des enseignants ont construit de tels savoirs par des itinéraires personnels : formation en sciences humaines, expérience de vie, psychothérapie, supervision, contacts intensifs avec des professionnels de la santé ou du travail social, culture familiale. Il reste que ces savoirs et cette vision du sujet ne font pas partie de la culture professionnelle de base des enseignants. Au vu de lhypertrophie des savoirs à enseigner et des didactiques des disciplines dans la plupart des cursus de formation initiale, il nest pas sûr que la situation soit en train dévoluer. Il subsiste, dans le métier denseignant, un écart sans pareil entre ce quon fait fonctionner au jour le jour dans la classe et létablissement et les savoirs formels construits en formation professionnelle.
Cela me paraît le principal obstacle à une évaluation du travail visant lanalyse et la régulation des pratiques plutôt que la notation ou la sanction.
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