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Lévaluation des chefs détablissement en France : quelques interrogations
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
2001
Ce texte commente la procédure qui se met en place en France pour lévaluation des chefs détablissements, qui prévoit trois phases :
1. Létablissement par le chef détablissement dun diagnostic de son établissement et dun projet daction.
2. La rédaction à partir de ce diagnostic et des propositions dune lettre de mission adressée au chef détablissement par le recteur.
3. Lévaluation trois ans plus tard sur la base de cette lettre et des actions effectivement accomplies.
Une fois le système mis en place (il débute fin 2001-début 2002), une Académie pourrait de la sorte évaluer chaque année le tiers des chefs détablissements.
Les questions qui suivent émanent dun Persan auquel manque sans doute la compréhension profonde du fonctionnement de lÉducation nationale en France. Mais peut-être est-ce une distance utile
Valider le diagnostic, une opération ambiguë
Il est étrange que lune des fonctions principales du chef détablissement soit lobjet dun contrôle préalable. Quil fasse connaître son diagnostic et son plan daction pour les trois années suivantes semble raisonnable, puisquune partie de lévaluation de son travail devrait porter précisément sur sa capacité danalyser la situation, détablir un diagnostic, de se fixer des objectifs stratégiques et de planifier des actions appropriées.
Mais pourquoi valider ce diagnostic ? Pourquoi affirmer " Le chef détablissement nest pas évalué sur la qualité supposée de son diagnostic " ? Peut-on imaginer quon évalue un médecin en faisant abstraction de sa capacité de poser un diagnostic, en se basant sur un diagnostic validé par le chef de clinique ? Ce ne serait défendable quen période de formation initiale, si lon souhaite évaluer laction thérapeutique indépendamment du diagnostic.
Or, le système français pratique cette dissociation pour des chefs détablissement en fonction ! Validé par lautorité de tutelle, le diagnostic engagera aussi bien le Recteur que le chef détablissement. Lappréciation du diagnostic ne pourra donc faire partie des éléments sur lesquels portera lévaluation trois ans plus tard. Du coup, une composante essentielle du métier de chef détablissement échappera à lévaluation. La fonction sen trouve appauvrie et déresponsabilisée.
Pourquoi névaluer le chef détablissement quen fonction dune lettre de mission ?
Ce choix est assez surprenant. Cest une façon de ne pas tenir compte de lensemble des facettes du métier, de limiter le rôle du chef détablissement à celui dun chargé de mission.
Pourtant, on ne saurait faire comme si le métier se réduisait à atteindre quelques objectifs définis. Il consiste tout autant à faire fonctionner et animer létablissement, à maintenir les acquis, à éviter les crises, à résoudre les petits et grands problèmes au quotidien. Or, lessentiel nest-il pas quun chef détablissement fasse convenablement son travail, dans toutes ses dimensions, des plus quotidiennes aux plus stratégiques ?
De deux choses lune : soit chaque lettre de mission invite (implicitement) le chef détablissement au respect de toutes les composantes de sa fonction, soit elle ne met laccent que sur quelques points cruciaux, laissant " le reste " dans un statut ambigu.
Plus globalement, cette lettre de mission apparaît de lordre des directives et on ne voit pas sa nécessité dans une procédure dévaluation. Tout se passe comme si, sous couvert dévaluation, on voulait en même temps piloter de plus près laction des chefs détablissement.
Quun chef détablissement ne soit pas seul maître à bord et reçoive de temps à autre une lettre de mission, par exemple lorsquil arrive dans un nouvel établissement ou dans des circonstances exceptionnelles, nul ne peut sen offusquer. Lier cette procédure de contrôle à lévaluation ne peut que brouiller les cartes. La réalité du métier consiste à " faire au mieux " avec les diverses injonctions tombant den haut, parmi lesquelles déventuelles lettres de mission, aussi bien quavec lensemble des autres paramètres et les résistances de la réalité.
Le réalisme de la lettre de mission
Comment apprécier de façon rapide et économique le bien-fondé du diagnostic et des objectifs ? Sur quelle base ? Entre un simple jugement de lisibilité et de cohérence, dune part, et dautre part une enquête de terrain, quel travail faut-il consentir pour apprécier la valeur du diagnostic et des propositions que fournit le chef détablissement au recteur ?
Sachant quil sera évalué sur latteinte dune mission, elle-même fondée sur son diagnostic et ses propositions, sachant que linstitution na pas les moyens de refaire systématiquement son travail, le chef détablissement a tout intérêt à ne pas fixer la barre trop haut. Dans la mesure où un diagnostic lucide et des objectifs ambitieux ne lui vaudront aucun moyen supplémentaire, mais créeront des attentes fortes, il serait fou de solliciter une " mission impossible ". Il est plus habile de présenter comme des défis majeurs des projets déjà à demi réalisés ou qui paraissent réalisables, même sils ne s'attaquent pas aux vrais problèmes.
Le risque de déresponsabilisation et de déprofessionnalisation
À lheure où lon parle de professionnalisation des métiers de lenseignement, la lettre de mission apparaît comme un retour au contrôle préalable, alors quun vrai professionnel est censé savoir ce quil a à faire, le faire et rendre compte a posteriori.
Rien nempêche dinscrire dans le cahier des charges dun professionnel, quel quil soit, la nécessité dobtenir un feu vert de sa hiérarchie pour prendre certaines décisions de grande portée ou à hauts risques. Il vaudrait mieux alors dire clairement sur quels types denjeux, en principe exceptionnels, un chef détablissement doit demander ce feu vert, à charge pour lui de le demander si un tel cas de figure se présente et au moment où il se présente, et non une fois tous les trois ans.
Si le régime de lautorisation préalable sétend à toute action stratégique, on appauvrit fortement limage et la professionnalité du chef détablissement.
Le rapport entre la mission et le projet détablissement
Lorsquil existe un projet détablissement digne de ce nom, on ne voit pas comment le chef détablissement pourrait fixer seul ou se voir assigner des objectifs sans rapport avec ce projet.
Ou alors, il faut gérer la contradiction entre une mission venant du recteur et un projet négocié à lintérieur de létablissement, notamment avec les professeurs. Opposer une lettre de mission à une élaboration commune ne peut que contribuer à vider la démarche de projet dun sens déjà fragile.
Le caractère confidentiel de la lettre de mission ne peut que susciter des fantasmes. On dit certes que le chef détablissement peut choisir de la faire connaître. On aura alors des établissements à deux vitesses, avec le soupçon que ceux dont la lettre de mission reste secrète ont quelque chose à cacher, soit une carence à réparer, soit une mission impopulaire à mener à bien.
La lettre de mission doit être, le cas échéant, opposable aux propositions issues du corps enseignants ou des partenaires locaux de létablissement. Dès lors, elle ne peut rester secrète, ni même être dévoilée de façon opportuniste et allusive.
La solitude du chef détablissement
On peut sétonner que dans une époque qui insiste sur les équipes de direction, le chef détablissement soit évalué tout seul. Certes, cest dans la logique dune notation individualisée, mais on perçoit bien les injonctions paradoxales.
On peut sétonner aussi de labsence de toute référence au fonctionnement en bassin ou en réseau. Alors quon insiste ailleurs sur ces aspects, on ne les retrouve pas dans lévaluation. On pourrait par exemple évaluer durant la même année les chefs détablissement appartenant au même bassin, en tenant compte de la contribution de chacun à la dynamique collective.
La faible référence aux compétences
Alors que lessentiel de lévaluation dun professionnel devrait porter sur ses compétences, elles ne sont prises en compte quà la marge, lessentiel étant datteindre les objectifs, de " remplir la mission ".
Or, cette entrée par les résultats est fallacieuse, car pour apprécier la part du chef détablissement dans le cours des choses, il faudra bien reconstituer ses analyses, ses pronostics, ses décisions, bref ses raisonnements et son travail. Du coup, on aura tous les éléments pour apprécier sa compétence. Pourquoi ne pas le faire ouvertement ? La compétence est justement ce qui permet doptimiser le cours des choses, la situation de départ étant donnée.
Dans un métier complexe, les résultats ne devraient être que des indicateurs susceptibles de mettre sur le chemin de lexpertise. Le dispositif dévaluation des personnels de direction prend semble-t-il le chemin inverse. Alors quun traitement direct de la compétence pourrait inciter à la formation mieux que tout bilan de performances.
Comment évaluer son chef indépendamment de létablissement ?
Aucun chef détablissement ne peut être tenu pour entièrement responsable de ce quil advient de son établissement. On ne devrait donc évaluer que ce qui dépendait de son action, ce qui ferait la différence entre deux chefs détablissement toutes choses égales dailleurs. Les textes le précisent dailleurs " Cest bien limpact du chef détablissement qui est évalué ".
Cest toutefois plus facile à concevoir quà faire en pratique, puisquil faut dissocier limpact du chef détablissement dun ensemble de facteurs enchevêtrés. De plus, leur combinaison nest pas additive.
Ce qui veut dire que lévaluateur ne pourra se contenter de relever lévolution de tels ou tels indicateurs, mais devra reconstituer des attitudes, des raisonnements professionnels et des stratégies daction.
Cest dire que toute obligation de résultats serait absurde. Les objectifs annoncés sont certes des références, mais ne pas les atteindre ne peut être ipso facto interprété comme un échec du chef détablissement.
Suivi formatif ou jugement de Dieu ?
Si lon veut évaluer " objectivement " quelquun, peut-on en même temps laider, intervenir durant le processus ? Nest-ce pas brouiller les cartes ?
Il apparaît tout à fait nécessaire que les chefs détablissement puissent demander de laide ou des conseils. Connaître ses limites et chercher dautres ressources est une compétence majeure.
Il est tout aussi légitime que lencadrement prenne linitiative dintervenir, même sans demande, en situation de risque.
Comment intégrer ce pilotage partagé à lévaluation ? Ce problème technique se double dun problème éthique lorsque ce sont ceux qui soutiennent le chef détablissement qui doivent aussi lévaluer.
Des critères définis en cours de route
Il nest pas très correct de lancer un dispositif sur trois ans en nayant guère répondu à la question des critères et modalités dévaluation au bout des trois ans. Lévaluation des élèves insiste sur la transparence et la stabilité des règles du jeu. Sagissant des chefs détablissements, on peut avoir limpression que les règles seront fixées en cours de partie, ce qui nest pas équitable.
Il serait dans cet esprit raisonnable de considérer le système comme expérimental et de lappliquer avec souplesse, en tranchant dans le doute en faveur des évalués Même dans cet esprit, il serait équitable de faire connaître demblée les principaux critères dévaluation qui seront utilisées trois ans plus tard !
Il est difficile, dans le cadre de textes nationaux assez contraignants, dinventer tout autre chose. On peut néanmoins suggérer de tout faire pour favoriser la professionnalisation des chefs détablissement. Lévaluation qui se met en place ne va pas dans ce sens, elle accentue plutôt le contrôle. Mais tout dépendra de lesprit dans lequel on appliquera les textes et de la teneur des lettres de mission.
Les système bureaucratiques sont fondés sur la méfiance, le contrôle préalable de laction et lobligation de résultats. La professionnalisation passe par la confiance, une plus grande autonomie et la reddition de compte ex post.
On sait lambivalence de tous les acteurs à cet égard, chefs détablissement compris. Recevoir et mettre en uvre une lettre de mission est une entreprise à moins hauts risques que de sengager dans une conduite stratégique.
Il est vrai aussi que le corps des chefs détablissement est très hétérogène et quil serait aventureux de faire comme si la professionnalisation était acquise. Pourquoi alors ne pas prévoir plusieurs catégories :
1. Des chefs détablissements dont on a toutes les raisons de penser quils font bien leur travail, pour lesquels la validation du diagnostic se base sur un capital de confiance et dont la lettre de mission reprendra les propositions, parce quils savent où ils vont.
2. Des chefs détablissements qui ne sont pas encore dans la première catégorie, mais dont le diagnostic et le plan daction peut être validé sans enquête approfondie.
3. Des chefs détablissements dont il paraît prudent de contrôler de près le diagnostic et les perspectives, en se rendant dans létablissement, en épluchant les documents, en rencontrant des acteurs.
Qui ne souhaiterait que tous les chefs détablissement appartiennent à la première catégorie ? Si on a des raisons de penser que la situation est plus contrastée, pourquoi ne pas appliquer la procédure de façon différenciée ? Évaluer est une tâche qui doit être proportionnée aux problèmes et aux obstacles. On peut différencier linvestissement et, dans la perspective dune discrimination positive, investir des ressources en fonction des besoins.
Moduler de la sorte lévaluation nest certes pas sans risques :
Il importe donc dêtre prudent, de trouver des contrepoids. Mais si lévaluation des chefs détablissements nest pas une simple mécanique de notation, si elle doit contribuer à la qualité du système éducatif, il est fondamental den faire le meilleur usage.
Plutôt que de susciter chez les chefs détablissement des stratégies défensives, pour se prémunir contre de mauvaises surprises, lévaluation devrait encourager à une prise de risques raisonnable, fondée sur une analyse lucide de la situation de létablissement.
Plutôt que de pousser les chefs détablissement à jouer leur carrière de façon individualiste, en tirant leur épingle du jeu, lévaluation devrait renforcer les solidarités et les fonctionnements collectifs, tant à lintérieur des établissements quau niveau des bassins.
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