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Lévaluation des réformes
scolaires :
autopsie ou source de
régulation ?
I. La régulation au principe du changementII. Culture de lévaluation et culture de lexpertise
III. Laccompagnement du pilotage négocié comme modèle dévaluation externe dune réforme
" Dites-moi quels sont vos objectifs, je vous dirai sils sont atteints ". Aussi longtemps que des experts sollicités pour évaluer une réforme poseront le problème en ces termes, qui sont en apparence raisonnables, lévaluation restera au pire une autopsie post mortem, au mieux un alibi pour le politique en quête dune légitimité " scientifique " pour soutenir des réformes. Dans les deux cas, la fonction de régulation naura pas été honorée.
Comment faire de lévaluation un véritable outil de régulation, sans labsorber entièrement dans la logique des innovateurs, donc la stériliser ? Peut-on conjuguer extériorité et posture formative, dans une forme nouvelle de contrat entre un système et des experts externes ?
Je tenterai ici de discuter cette question, considérant quune expertise externe peut renforcer la régulation des réformes à condition de nêtre pas en même temps un alibi ou une source de légitimité. Il importe que les experts soient des " amis critiques " (MacBeath, 1998), contribuant au pilotage et non des juges attribuant des " certificats de bonne réforme ".
Dès les années 1960, on est revenu de lillusion quune réforme est un texte bien pensé que les acteurs de terrain comprendront, accepteront et mettront en uvre docilement. Cette clairvoyance a conduit à penser quil fallait mieux " préparer le terrain ", informer, expliquer, convaincre, donner du temps au temps, une fois la réforme définie, pour que les acteurs puissent se faire à lidée de changer, se former ou trouver une porte de sortie.
Mais expliquer nest pas suffisant. Une réforme scolaire, même lorsquelle est présentée comme une décision, donne le coup denvoi dune négociation dont elle sortira changée, parfois radicalement. Certains gouvernements prennent les devants et mettent officiellement un " projet de réforme " en consultation. Dans ce cas, le ministère ne perdra pas la face sil doit remanier ses propositions. Dautres ministres, sans consulter ouvertement, sappuient sur les partenaires sociaux pour établir le diagnostic et esquisser les remèdes, espérant rencontrer un consensus suffisant une fois le texte élaboré. Dautres encore préfèrent tenter leur chance en passant en force, de crainte que la négociation nenlise le changement. Cependant, si la résistance devient vive, ils doivent aussi composer, dans une situation alors plus difficile. Si le ministère présente sa réforme comme décidée et doit lappauvrir considérablement, voire la retirer devant une levée de boucliers, sa crédibilité en sortira affaiblie, ce qui peut provoquer un changement de ministre et de cap, voire une défaite électorale.
Il y a des risques dans tous les cas de figure, soit de renoncer à une réforme pure et dure au fil des oppositions, soit daboutir à un consensus mou qui ne change rien dessentiel, la réforme ayant passé à la moulinette des compromis.
Dans les sociétés démocratiques, les acteurs - enseignants, parents, élèves parfois - ont maintenant appris quils pouvaient paralyser une réforme ou lédulcorer en protestant, parfois en se mettant en grève ou en descendant dans la rue. Les gouvernements ont appris, en miroir, soit à organiser formellement un processus de consultation qui transforme une réforme proposée en réforme décidée, soit à faire habilement machine arrière, au besoin en coupant quelques têtes. Ils savent que lappui parlementaire ne suffit pas, que la " légitimité républicaine " ne peut imposer des changements qui heurtent les valeurs ou les intérêts de la majorité des enseignants ou des familles.
Parfois, la réforme est une réponse à une crise déclarée, parfois, elle prétend " simplement " préparer lavenir, moderniser. Dans un cas comme dans lautre, un projet de réforme propose des réponses, quil présente comme pertinentes et urgentes, à des problèmes ou à des défis jugés " réels " et " essentiels ". Or, ce diagnostic initial fait rarement lunanimité. Certains nadhèrent pas aux raisons invoquées ou feignent de les rejeter pour masquer dautres motifs, moins avouables, de ne pas changer, par exemple la volonté de préserver des routines, des ressources, des avantages statutaires ou dautres droits acquis. Dautres acteurs, sans adhérer davantage aux raisons avancées pour justifier la réforme, acceptent de ne pas sy opposer parce quils en espèrent des bénéfices secondaires. La phase de négociation conduit souvent le ministère à donner satisfaction, plus ou moins cyniquement, à des lobbies qui monnaient leur soutien.
On pourrait espérer quau terme dun véritable affrontement, le texte de compromis qui dessine la réforme devienne la référence commune. Le marchandage initial, aussi intense soit-il, aboutit rarement à des arrangements définitifs. Même une réforme décidée à lissue dune concertation exemplaire nest pas figée. Elle va, au fil des années, faire lobjet de nouvelles transactions. Ladhésion aux raisons de changer nest pas un état stable et irréversible. Une fois la réforme engagée, tous les acteurs refont en permanence leurs " calculs " et peuvent, sils se sentent plus menacés quils ne pensaient, soit bloquer le processus, soit exiger des infléchissements en échange du maintien de leur coopération active ou dune simple neutralité bienveillante.
Pourquoi ? Parce que, dans une réforme complexe, il est improbable que chaque groupe dacteurs soit demblée totalement lucide, dune part, sur ses propres intérêts dans laventure, dautre part, sur les implications réelle des décisions. Cest au fil de lexpérience que se révèlent un certain nombre de conséquences sous-estimées ou restées inaperçues. De plus, en phase de négociation " politique ", ce sont les états-majors qui discutent, les directions politiques et syndicales, les comités des associations, les instances de coordination de mouvements plus spontanés. Si lon débouche sur un consensus, cest parce que chacun a expliqué à sa " base " que le compromis était acceptable, voire avantageux. Or, par la suite, ce sont les enseignants, les parents, les élèves qui jugent le changement, sur le terrain. Les associations de parents peuvent, par exemple, accepter la suppression des notes en échange dune plus forte participation à la gestion des établissements. Cela nempêchera pas une partie des parents de refuser labandon des notes ou de réclamer leur retour, soit parce quils sont indifférents au pouvoir gestionnaire et ne se préoccupent que de leurs propres enfants, soit parce quil pensent pouvoir gagner sur tous les tableaux. Soit encore parce que, ne se sentant nullement représentés par leurs " représentants ", ils reçoivent comme une décision unilatérale ce qui a été pourtant négocié Les leaders syndicaux ou les dirigeants des associations de parents savent bien quun compromis nest possible que sils calment les revendications les plus radicales de leurs troupes. Ils sont donc enclins, au fil des négociations. à minimiser les désaccords. Si bien que certains compromis construits " au sommet " sont de véritables bombes à retardement.
Bref, au gré des multiples mécanismes évoqués, une réforme ne prendra son visage définitif quau fil des années. Non seulement parce que les pratiques ne la réaliseront quen partie, mais aussi parce quelle sera " revue et corrigée ". Parfois ouvertement, le plus souvent parce que des textes nouveaux viendront la " compléter ", ce qui peut lenrichir, la nuancer, mais aussi lédulcorer, lappauvrir, la dévoyer, voire la réduire à des évolutions dérisoires. Il arrive aussi, troisième cas de figure, quon sen tienne aux textes initiaux, sans les retirer, sans les amender, sans en ajouter, mais en renonçant plus ou moins ouvertement à exiger leur mise en uvre si la résistance est manifeste ou si les moyens font défaut. Ce qui engendre des réformes à géométrie variable.
Ce qui mamène à une conclusion provisoire : une réforme scolaire denvergure ne cesse dêtre reconstruite, non seulement dans sa mise en uvre, mais dans ses orientations, ses justifications et ses injonctions. Ce qui souligne limportance stratégique de la régulation non seulement des stratégies et des calendriers, mais des intentions et des priorités.
Bien entendu, une certaine régulation est au principe de toute entreprise réussie, dans nimporte quel domaine. Sa place varie toutefois selon la part planifiable du changement. En effet :
Le changement en éducation sapparente plutôt à ce second cas de figure. Ce qui signifie que, dans les réformes scolaires, la régulation ne prend pas lallure de corrections mineures apportées à une trajectoire bien pensée. Il sagit au contraire de remanier fortement les calendriers, les stratégies, les moyens engagés, les compromis à passer pour faire avancer vers les objectifs.
Complexité supplémentaire : ces derniers sont eux-mêmes sujets à des révisions, souvent à la baisse, pour proportionner les attentes aux moyens, aux obstacles, à la mobilisation effective des acteurs, mais aussi, parfois, à la hausse, lorsquun processus de changement réveille des rêves enfouis ou fait entrer dans le jeu des acteurs qui poussent à la surenchère. Il nest pas rare, par exemple, quau gré dune réforme portant sur le curriculum ou lévaluation, ladministration soit amenée à donner des gages aux associations de parents ou denseignants dans le domaine de leur participation aux décisions.
Cette ampleur de la régulation a plusieurs conséquences :
1. La négociation dune réforme ou de tout autre projet dinnovation doit accompagner tout le processus, dans la mesure où la décision se loge dans la régulation autant que dans le projet initial.2. Dans un tel contexte, la régulation nest jamais purement technique, elle remet en question les " compromis politiques " passés entre les acteurs, sans lesquels le projet aurait été demblée bloqué ou pourrait lêtre à chaque instant.
3. La régulation passe par un important travail, qui exige non seulement de recueillir des données, mais leur analyse, leur interprétation et surtout de nouvelles décisions ; ce travail demande des ressources intellectuelles, des compétences de recadrage et de résolution de problèmes.
4. La régulation prend alors la forme dun va-et-vient entre une instance centrale de pilotage et les acteurs du terrain : les établissements scolaires, les équipes, les personnels et ceux qui les représentent.
5. Pour que la régulation soit continue et pertinente, il importe daccroître la lucidité des acteurs, grâce à de multiples dispositifs de prises dinformation, danalyse, de débat.
6. Laccompagnement du pilotage par des experts externes est un dispositif intéressant parmi dautres. Il népuise pas les sources de régulation
Je vais désormais me centrer sur ce dernier aspect, qui nest certainement pas le plus crucial, mais mérite cependant quon sy arrête. Comme il y a de par le monde de plus en plus dexperts en quête de mandats et de plus en plus de dirigeants prêts à faire appel à eux, il nest pas inutile de réfléchir sur les modèles de lexpertise.
Je me limiterai ici à une forme spécifique dexpertise, celle qui consiste à accompagner un processus de réforme ou dinnovation à léchelle dun système éducatif national ou régional. Sans doute laccompagnement dune équipe de professionnels ou dun établissement présente-t-il des traits similaires, mais il est rare quà ce niveau on parle dexpertise. On sadressera plutôt à des intervenants conseils, voire à des formateurs habitués à travailler de la sorte. Sans leur dénier toute expertise, on nen fera pas des " experts " au sens où en mandatent les organisations internationales, les grandes firmes ou les États régionaux ou nationaux
Jessayerai de montrer que plus on monte dans le niveau de qualification, de prestige et de revenu des experts, plus ils risquent de senfermer et dêtre enfermés dans un modèle dexpertise inapproprié, du moins du point de vue du pilotage des réformes. Au pire, lexpertise sera exagérément rationaliste et technocratique, au mieux, elle se limitera à des évaluations bilans peu favorables à la régulation dune réforme en train de se faire.
Lorsque lon veut modifier les informations prises sur les élèves, pour les mettre au service de la régulation des apprentissages, donc faire ce quon appelle couramment de lévaluation formative, on se heurte à toutes les représentations sociales que véhicule le mot " évaluation " : elle doit, dune manière ou dune autre, présenter les vertus de lexamen, elle doit être équitable, donc sadresser à tous au même moment, en posant les mêmes questions ; elle fonde une comparaison, soit des apprenants entre eux, soit de chacun à la norme dexcellence ; elle ne connaît que des individus, quelle met en concurrence et empêche de coopérer ; elle interdit à lévaluateur dintervenir pour prêter main forte à lévalué ; bref, elle sinspire du modèle de la justice.
Jai tenté de montrer (Perrenoud, 1991, 1998 a et b) que lévaluation formative devrait se concevoir dans un tout autre éclairages, sapparenter plutôt au diagnostic médical, dont on attend quil soit individualisé, posé lorsquen en a besoin, dans une logique de résolution de problème et en fonction de la complexité de la situation. Léquité suit alors le principe : " À chacun selon ses besoins ". Ne serait-il pas absurde, au nom de la justice, de faire les mêmes analyses à tous les patients dun hôpital le même jour à la même heure ?
Pourtant, dès quon dit évaluation, même formative, les représentations les plus conventionnelles reviennent au galop, si bien quil paraît préférable de parler dobservation formative ou de régulation des apprentissages (Perrenoud, 1998 b), pour se défaire de ce carcan.
Il nen va pas autrement pour lévaluation des réformes et plus généralement des systèmes. On succombe au " prêt-à-penser " : on a du mal à imaginer des formes adéquates dévaluation externe des réformes scolaires, aidant à leur pilotage plutôt que présidant à leur autopsie. Même si lon progresse dans ce sens, les dispositifs seront demblée menacés dêtre infléchis dans le sens de la " culture " de lévaluation et du culte de lexpertise, culture et culte qui prospèrent dans le monde des entreprises et atteignent lécole, notamment ses dirigeants et ses cadres.
La " culture " de lévaluation, une mode influente mais ambiguë
Tout le monde évalue. Nul ne peut sen empêcher. On évalue comme on respire. Sans y penser, sans méthode et sans rigueur peut-être, mais dans une perspective pragmatique qui justifie ce travail de lesprit. On évalue ses propres actions, notamment :
On évalue les autres, notamment, pour :
Lévaluation est une pratique probablement inséparable de la condition humaine, en tout cas telle que notre culture la conçoit et la vit. Que signifie par conséquent lidée même dune " culture de lévaluation " ? On peut banaliser lexpression et lentendre comme une façon rapide de désigner une composante de la culture. Dans cette perspective, une " culture du corps " renverrait à tout ce que notre culture contient à propos du corps, de son esthétique, de son entretien de sa valorisation, les images et les techniques du corps, alors quune " culture de lhonneur " évoquerait la conception et les pratiques de lhonneur dans notre culture. De la même façon, on pourrait nommer " culture de lévaluation " tout ce qui a trait aux normes et pratiques dévaluation dans notre culture.
Réunir de la sorte ce qui présente une certaine unité de fonction, sinon de contexte, peut avoir du sens. On voit bien cependant que ce nest pas le principal enjeu. Que se passe-t-il dans les milieux où, non content de respirer " comme tout le monde ", on développe et on valorise une " culture de la respiration " ? Chacun se sent très vite en faute, en deçà de la norme, témoignant dune grande inconscience et dune forte irresponsabilité. Il comprend quil respirait jusqualors " nimporte comment ", sans savoirs ni compétences, comme le M. Jourdain de la respiration.
De la même manière, la " culture de lévaluation " fait de chaque évaluateur un amateur peu éclairé, dont les pratiques apparaissent, rétrospectivement, manquer de cohérence, de rigueur, de méthodes, dinstruments, voire de finalités explicites, bref, peu recommandables. La culture de lévaluation est en réalité une doxa, un ensemble de normes qui simposent à quiconque prétend agir rationnellement. En particulier dans la gestion des organisations. Cest donc une composante de la culture managériale, pour laquelle lêtre humain cherche à atteindre des objectifs précis en mobilisant adéquatement des ressources, parmi lesquelles des ressources " humaines ".
Doù vient cette importance donnée à lévaluation ? Sans doute de plusieurs facteurs :
Cette insistance sur lévaluation va de pair avec lobsession de résultats objectivables et comparables, à rapporter aux performances attendues ou à celles de concurrents. Le mandat dun sous-système prend désormais la forme dune " obligation de résultats ", quon trouve aussi dans le " contrat de prestation " qui lie des organismes indépendants.
Même si elle reste une tentation récurrente, lobligation de résultats na guère de sens en éducation comme dans dautres métiers de lhumain, car les personnes résistent à la prise en charge et déjouent les stratégies et les calendriers les mieux conçus. De la fascination des résultats, il restera au moins lidée quil est impératif de savoir où lon va, à quelle distance on est de lobjectif et si possible pourquoi. Une " obligation dévaluation et de régulation " se substitue à une impossible obligation de résultats.
Avoir des objectifs clairs, évaluer leur degré datteinte et réorienter lintervention en conséquence : ces principes sont au fondement de toute action efficace. De ce point de vue, la culture de lévaluation ne fait que formaliser et dramatiser un rapport rationnel au monde. Il est hélas difficile de faire, dans la culture de lévaluation, la part du bon sens et la part de lesbroufe technocratique. Dautant que le monde scolaire nest pas au cur de cette évolution : il sinspire en général, avec un temps de retard, des tendances qui prédominent dans dautres secteurs de ladministration publique, voire dans lunivers des affaires, ce qui peut favoriser des transpositions absurdes de concepts, dinstruments, de dispositifs dévaluation conçus dans dautres sphères de lactivité humaine.
On ne peut que défendre une vision nuancée de cette évolution. Comme sociologue, je suis du côté de la volonté de savoir et de la lucidité, tant des organisations que des personnes, sur ce quelles font vraiment et ce qui en résulte. Cest ce qui sous-tend linsistance des sciences sociales sur les pratiques, le travail réel, les effets des politiques et des décisions. Je devrais donc être le premier à me réjouir que la culture de lévaluation fasse de cette lucidité la norme. Pourtant, restons critiques, évaluons lévaluation, expertisons lexpertise (Perrenoud, 1996). Cette vogue est trop rapide pour ne pas être suspecte. Elle sous-estime profondément la volonté de ne pas savoir ou de ne pas dire qui est au principe de lordre social. Et surtout, elle feint de croire que la transparence est au service du bien public, alors quelle nest souvent quune arme de plus aux mains des dominants.
La culture de lévaluation profite en effet, en priorité, aux dirigeants qui commanditent des évaluations institutionnelles et aux experts qui acceptent, voire sollicitent de tels mandats. La culture de lévaluation est lune des déclinaisons de la culture managériale contemporaine, fondées sur des " sciences " de la gestion, de ladministration, du pilotage ou de lévaluation de projets, de programmes ou de politiques. Lun des plus sûrs indices de cette appartenance au monde du " management scientifique ", ce sont les mots. La culture de lévaluation a, par exemple, fait émerger une expression obscure mais séduisante : lévaluation institutionnelle.
Dans la " pédagogie institutionnelle ", linstitution est une émanation des acteurs, leur règle du jeu, leur loi, lensemble des règles et dispositifs quils se donnent pour vivre en bonne intelligence et prendre des décisions à la fois légitimes et pertinentes. Cest pourquoi on parle volontiers dinstitutions internes. Dans la pédagogie Freinet, le conseil de classe en est un emblème ; il est institué par le groupe classe, même si cest le maître qui le propose ; une fois institué, il devient le lieu de lexercice partagé du pouvoir et donc une instance dévaluation et de régulation de la vie et de laction collectives. Une transposition hâtive pourrait suggérer que lévaluation institutionnelle est une instance équivalente à léchelle dune plus vaste organisation : une structure et des procédures instituées par les acteurs pour analyser et réorienter leur action commune.
Or, en réalité, lévaluation " institutionnelle " est aux antipodes de la " pédagogie institutionnelle ". Elle nest pas instituante, mais instituée, de façon unilatérale, par la direction de linstitution ou encore par le système auquel elle doit rendre des comptes. Dans un cas comme dans lautre, elle simpose à la majorité des acteurs, ni plus ni moins que lorganisation du travail. Lévaluation institutionnelle émane de lalliance des dirigeants et dexperts (internes ou externes) qui ont et se sentent le droit de parler au nom de lensemble.
Si bien que la plupart des acteurs reçoivent la culture de lévaluation et les procédures qui sen réclament (évaluation institutionnelle, autoévaluation, audits, démarche qualité) comme des injonctions paradoxales et pesantes : " Adhérez et participez activement à une démarche que vous navez pas choisie et dont vous êtes le premier objet plutôt que le maître duvre ".
Il nest pas impensable, bien entendu, de favoriser une forte implication des acteurs dans lévaluation institutionnelle. Mais cette implication est un marché de dupe si lon nest associé ni à sa conception, ni à ses suites. Aujourdhui, les managers acquis à la culture de lévaluation ont besoin de convaincre les " collaborateurs " de lentreprise ou de lorganisation quils dirigent dadhérer à des procédures parfois lourdes dautoévaluation, daudit, de recueil de données. De là à croire que les " collaborateurs " sont entrés de plain pied dans la culture de lévaluation, il y a un pas à ne pas franchir. Tout expert sollicité pour accorder son appui à de telles opérations le pressent, sil nest pas désespérément naïf. Il sait que les salariés craignent ces procédures ou sont sceptiques sur leurs effets de régulation. Il sait que la culture de lévaluation na pénétré que les couches dirigeantes de lorganisation, quelle appartient aux nouvelles tactiques du pouvoir.
Si lexpertise reste au main des dirigeants, on construit sur du sable. La seule voie raisonnable est dimpliquer les salariés dans la conception du dispositif et de la commande. Cest à ce prix quils se sentiront concernés par le travail des experts. Sinon, ils les verront, à juste titre, comme les nouveaux alliés du pouvoir, chargés de masquer larbitraire de la décision sous les dehors de lobjectivité et de la rationalité.
Experts, consultants et voyantes extralucides
" Cracher dans la soupe " nest guère recommandable. Pour faire le procès des experts et autres consultants, ne faudrait-il pas refuser tout mandat, tout contrat ressemblant de près ou de loin à une expertise ? Je nai pas cette totale extériorité, même si je fonctionne comme accompagnant sur la durée plus volontiers que comme expert.
Mon objectif est cependant dune autre nature : je ne cherche pas à faire le procès des experts, ni même de lexpertise, mais lanalyse dun rapport social qui joue un rôle croissant dans les processus de décision et de régulation. Mon propos nest pas de condamner lexpertise mais de contribuer à la rendre crédible.
Un expert est censé accumuler de nombreuses ressources rares : savoirs, expérience, compétences, éthique, capital de relations dans le réseau scientifique et politico-administratif. Chaque expert a-t-il toutes ces qualités ? Pourquoi ny aurait-il pas, comme dans tous les métiers, des gens dont la réputation est surfaite, voire de véritables imposteurs ? Dans une fonction émergente, il y a sans doute un peu plus de moutons noirs quailleurs. Dautant que les régulations par le marché sont incertaines : ceux qui ont engagé à prix dor un expert incompétent décideront de ne pas le solliciter à nouveau, mais ne se vanteront pas de leur mésaventure ; ils laisseront plutôt leurs concurrents faire la même expérience
Stigmatiser les experts qui usurpent leur titre nest pas toutefois au cur de mon propos. Il est plus intéressant danalyser la pratique probable dun expert savant, compétent, expérimenté et doué dun sens éthique. Ce qui importe ici, ce sont les contraintes que lui imposent son rôle et le rapport social qui se noue entre lui et ceux qui le mandatent.
En quoi consiste ce rôle ? Lexpert fait une apparition dans la vie des gens. Lexpertise est en effet à une intervention de durée limitée dans une organisation ou un réseau qui lui préexiste et lui survit. Jexclus donc de la présente analyse les experts liés par un contrat qui les constitue en salariés permanents dune organisation. Lexpert dont je parle est un " oiseau de passage ", qui reçoit un mandat et fournit une prestation limitée &endash; notamment dans le temps - en échange dhonoraires fixés a priori et indépendants des effets de son expertise.
Il y a dans toute expertise de ce genre une prétention de base : comprendre en peu de temps les tenants et aboutissants dun problème qui est souvent le produit de plusieurs années de genèse, danalyse, de tentatives de résolution et donc de combats et de transactions impliquant les acteurs permanents de lorganisation. Or cette prétention nest pas absurde, car un expert :
Un expert qualifié et expérimenté peut donc effectivement comprendre assez vite une situation complexe, reconstituer une partie de lhistoire, saisir les enjeux et les rapports de force, les zones dombre, ce que craignent ou espèrent ses interlocuteurs, ce quon voudrait lui cacher ou lui faire dire. Sil décode bien les attentes contradictoires dont il est lobjet, il pourra infléchir subtilement la commande et se retrouver à faire ce quil estime le plus judicieux ou le plus intéressant.
Là est précisément le danger : sil nest pas fondamentalement autocritique, lexpert peut surestimer fortement sa compréhension de la situation et des problèmes. Il est très gratifiant de sentendre dire quon a saisi et su mettre en mots, en peu de temps, ce que les " indigènes " de lorganisation navaient pas compris ou ne sentaient que confusément, alors quils travaillent dans la place depuis des années.
Au-delà des satisfactions narcissiques, lexpert est lobjet de fortes attentes : on le mandate parce quon ne peut obtenir un service équivalent en puisant dans les ressources internes de lorganisation, soit parce que de telles ressources font défaut, soit parce quelle font partie du problème, sont engagées dans le conflit ou nont simplement pas la légitimité requise. Ressource rare et investi de fortes attentes, lexpert na guère droit à lerreur. Il se trouve un peu dans la situation du clinicien appelé au chevet du patient : puisquil est médecin, il semble évident quil doit être capable de poser très vite un diagnostic correct et de prendre les options thérapeutiques pertinentes. Lexpert doit de même se montrer très vite " à la hauteur ", paraître intelligent, compétent, adéquat dès ses premières questions.
Comment paraître plus informé et intelligent quon ne peut lêtre dans des conditions aussi précaires, même lorsquon travaille beaucoup et sérieusement ? Lexpert peut puiser dans deux catégories de ressources
Lexpertise méthodologique
En imposant des canons méthodologiques à lorganisation qui le mandate, lexpert se place en quelque sorte sur son terrain. Il mettra par exemple laccent sur :
Lexpert impose de la sorte des normes formelles qui dévalorisent les méthodes " approximatives ", les données " bricolées " et les connaissances " ordinaires " des acteurs du terrain.
Cest en partie son rôle. Sil sen tenait au sens commun, il décevrait à coup sûr et ne ferait pas vraiment son travail. Cest lexcès de formalisation quon peut mettre en cause, en particulier lorsquelle masque un manque de maîtrise des problèmes de fond.
La voyance
Un expert habile et démuni dhypothèses fortes et nouvelles sur ce qui se joue peut fonctionner comme une cartomancienne, qui questionne habilement son client et lui renvoie une image en apparence fondée sur un talent de divination, en réalité nourrie de bon sens et de lart de dire à lautre ce quil espère entendre ou ce quil sait déjà, joliment reformulé de sorte quil ait limpression quon lui livre des idées neuves et des informations inédites.
Un expert qui ne se contente pas dappliquer des instruments préfabriqués à une réalité singulière a dexcellentes raisons dinterroger les acteurs sur leur propre compréhension, leur propre analyse, leur propre évaluation de la situation et de les questionner sur les solutions quils entrevoient, les stratégies quils préconisent. Tout dépend de la valeur ajoutée par lexpert à cet ensemble de théories, dinterprétations et de propositions. À la limite, il peut, grâce à un réel talent découte, de questionnement, de synthèse et de reformulation, restituer aux acteurs ce quils savaient déjà, sans quils sen rendent compte, ni ne disposent des moyens de faire ce travail eux-mêmes.
Lexpert lucide doit simplement savoir que, dans un premier temps, il paraîtra compétent simplement parce quil prend appui sur lintelligence collective des acteurs, en formulant et en reliant des éléments danalyse recueillis au gré de ses conversations et lectures. Dans certains cas, cet apport suffit à stimuler un processus dautoévaluation ou de décision. Un dessin humoristique représente le consultant comme celui qui dit tout haut ce que chacun pense, mais nose pas affirmer publiquement. Il arrive quon mandate un expert juste pour quil dise, de lextérieur et avec une légitimité intacte, ce que de nombreux acteurs de lintérieur pourraient dire aussi bien, mais en prenant des risques ou en se heurtant à une résistance immédiate. Même si la demande va au-delà, il nest jamais inutile que lexpert formalise létat des savoirs, des hypothèses et des évaluations internes. Sans doute devrait-il être capable daller plus loin, de ne pas de borner à traduire dans un langage à la fois savant et acceptable les intuitions parfois percutantes des acteurs les plus lucides.
Un autre magicien sans magie
Sil faut envisager certaines dérives, cest parce que la pression du rôle pousse à faire illusion. Lantidote est en partie fondée sur léthique et lexpérience. Lexpérience apprend que les théories et les évaluations spontanées des acteurs contiennent souvent une large part de vérité, mais quelles sont aussi à la racine des impasses ou des crises qui traversent lorganisation. Lorsquun dirigeant, un ingénieur, un cadre, voire un employé explique, par exemple, pourquoi " rien ne peut changer ", il met en général en lumière de véritables mécanismes conservateurs. Mais il ne peut pas voir que sa propre théorie conforte ce fatalisme, qui paralyse maintes organisations.
Quant à léthique, ce nest pas seulement dune éthique de la recherche dont il est question, mais de la conscience dun double enjeu :
Il importe que lexpert reconnaisse la connaissance interne des acteurs de lorganisation, mais ne se lapproprie pas, ne les en dépossède pas. Il se peut que le principal apport dune expertise bien faite soit de renforcer lintelligence collective dune organisation et ceux qui y contribuent le plus. Il importe donc que lexpert favorise la prise de conscience des ressources internes et ne cache pas que son rôle consiste en général à sappuyer sur ces ressources pour porter lorganisation un peu plus loin quelle ne pourrait aller par ses propres moyens.
Son rôle est dy ajouter autrement que sur le mode de la synthèse et de la reformulation. Autrement dit, dintervenir dans la " zone de proche développement " de lorganisation, non pas pour la rendre fugitivement plus intelligente, mais pour la rendre durablement plus apprenante.
Alors que son rôle idéal serait de renforcer les mécanismes spontanés danalyse, dévaluation et de décision, sur le mode du traitement homéopathique, lexpert peut être tenté de se substituer - provisoirement - aux acteurs et de pratiquer une intervention allopathique. Pour se garder de cette tentation, il faut de lacharnement et du temps. Il faut aussi prendre le risque de décevoir les attentes fantasmatiques de certains mandants, refuser de " faire à la place ", ne pas perdre de vue un instant quon ne fait que passer et que ce quon propose ne produira deffets que si des forces de lintérieur se lapproprient et en font une stratégie à long terme.
Comme le psychologue décrit par Selvini Palazolli (1980) lexpert est un " magicien sans magie ".
Montrez-moi vos objectifs !
" Montrez-moi vos objectifs, je vous dirai sils sont atteints ". Lexpert canonique na pas dobjectifs propres, sinon de servir ceux de son mandant. Lexpertise serait en ce sens une " pure relation daide ". Sauf que cette neutralité est souvent feinte. Non seulement parce que lexpert a, comme tout le monde, des valeurs, une idéologie et des sympathies et des antipathies qui peuvent orienter son travail. Au prix dune certaine rigueur, il peut les mettre entre parenthèses, au besoin en refusant de commencer ou de poursuivre une expertise pour un commanditaire dont il désapprouve fondamentalement les orientations ou léthique.
La neutralité est menacée plus subtilement. Lexpert " prête " à son commanditaire des objectifs toujours plus clairs, cohérents et explicites quils ne sont. En effet, nayant pas dobjectifs propres, il ne peut faire son travail sil ne peut se référer aux objectifs de son commanditaire. Cest laune à laquelle il évaluera lefficacité, la sécurité, la fiabilité, bref le bien-fondé dun plan de réforme, dun programme ou dun projet. Lexpert se sent donc en droit dexiger quon clarifie les objectifs. Il ne se contente pas de formulations vagues et ambiguës telles que " Cest pour améliorer les choses " ou " Il sagit de créer davantage de transparence " ou " On vise à réduire les inégalités ". Lexpert demandera des définitions, des critères, des seuils mesurables et voudra en même temps avoir une description précise de létat des lieux, voire un historique du dossier pour lequel on le sollicite.
Aussi longtemps que les objectifs ne sont pas clairs, un tel expert ne peut commencer son travail ; il attend donc que les conditions soient réunies. Que fait alors une organisation qui mandate cet expert ? Elle fait un effort exceptionnel de formulation et se heurte à ses propres zones dombre ou de confusion. Alors, de deux choses lune :
Souvent, lexpert, impatient, participe activement au travail de rédaction, voire en prend le contrôle : il questionne, rédige et fait valider sa formulation des objectifs par ses mandants. Ce faisant, il influence forcément le tableau.
Sauf, mais cest encore assez rare, si lexpert a une culture sociologique suffisante pour savoir que les objectifs dune organisation sont des construits sociaux qui :
Contre toute logique apparente, un objectif nest souvent quun moyen Les acteurs sen servent pour défendre leurs valeurs et leurs intérêts, qui sont les véritables mobiles de laction individuelle ou collective. Dans ce jeu, lexpert nest lui-même quun instrument, quil soit appelé par lorganisation elle-même ou quil lui soit assigné par un système plus vaste. Or, aucun expert, sauf sil est entièrement cynique, ne peut savouer facilement quil participe à un jeu dont toutes les cartes ne sont pas sur la table. Et même sil nen est pas dupe, il doit jouer ce que jappellerai la " comédie de la rationalité organisationnelle ".
Imaginons quun expert dise à ses mandants : " Je sais que vos objectifs ne sont pas très clairs et cohérents et dailleurs quils cachent dautres mobiles. Je vais cependant feindre de vous demander de les expliciter à mon intention. Vous allez feindre de me répondre. Je ferai mon expertise sur cette base et tout le monde sera content ". Il y a fort à parier quune telle sincérité mettrait fin au contrat.
Lexpert qui a perdu sa candeur mais refuse tout cynisme se trouve donc devant un dilemme : sil se fait complice de lambiguïté des acteurs, il ne sert à rien ; sil les enferme dans une rationalité abstraite, digne des manuels de management, il nest pas plus utile.
La ligne de crête consisterait à faire avec une rationalité limitée, à la tirer vers un peu plus de lucidité et de transparence. En sachant discerner les organisations prêtes à jouer le jeu, à prendre le risque de mettre des mots sur leurs zones dombre ou leurs ambiguïtés, et dautres avec lesquelles il vaut mieux ne pas travailler si lon ne peut pas perdre son âme
Pour qui travaillent les experts ?
Aucune réforme, aucun dossier complexe ne font lunanimité. Les experts devraient donc se poser la question quHoward S. Becker (1966) posait aux sciences sociales : " Whose side are we on ? ", " De quel côté sommes nous ? ".
La réponse politiquement correcte à cette question est " Nous ne sommes daucun côté, nous sommes des scientifiques, du côté de la vérité, de lobjectivité, de la rigueur ". Oui, mais :
La réponse est toujours la même : la direction de lorganisation. Cest dailleurs formellement irréprochable : mandater, coacher, payer et utiliser des experts, tout cela fait partie de ses prérogatives. Certains experts nont aucun état dâme à travailler pour le pouvoir et ne se demandent pas de quel côté ils sont. Si on le leur demande, ils diront très tranquillement : du côté de ceux qui mengagent.
Le problème est plus complexe pour les experts qui prétendent servir équitablement tous les acteurs de lorganisation, lorsquils sont approchés par le sommet de la pyramide. Leur sollicitation sinscrit dans la stratégie des dirigeants de lorganisation. On voit mal comment il pourrait en aller autrement : les dirigeants nont aucun intérêt à favoriser une expertise quils ne contrôlent pas et ils ont le pouvoir de réduire à néant toute suggestion daudit ou daide externe sils se sentent menacés.
Un expert qui en est conscient peut tenter de neutraliser ce biais et les divers mécanismes évoqués. Il ne suffit pas cependant quil fasse confiance à sa lucidité et à son honnêteté. Pour travailler pour lensemble des acteurs, il doit forcément exiger quils soient parties prenantes à son contrat, associés à la définition du mandat et des règles du jeu qui concernent la diffusion et le traitement des observations et des recommandations des experts.
Or, dans de nombreux cas, une telle prétention suffira à compromettre le contrat sil nest pas encore signé. Sil est signé, lexpert se verra répondre que telle consultation sur la mission ou telle diffusion des conclusions nétaient pas prévues En règle générale, les dirigeants dune organisations nenvisagent pas volontiers de " faire partie du problème ". Or, cest nécessairement ce qui arrivera sils ne sont plus les seuls interlocuteurs des experts pour ce qui concerne leur mandat et leurs conclusions.
Il peut y avoir deux types dexceptions à cette règle :
Même alors, il serait naïf de croire que les dirigeants dune organisation peuvent accepter tout à fait sereinement de jouer le jeu sans le contrôler. Dans les administrations publiques et les entreprises " modernes ", on sefforcera cependant de ménager les apparences de la concertation et de la transparence autour de lexpertise. Ce qui exige des experts une vigilance encore plus grande pour ne pas être captifs de stratégies de pouvoir.
Avec Bouvier (1998), je pense quil vaut mieux " substituer le pilotage à lévaluation ", du moins à une évaluation qui intervient après la bataille, à la manière dune autopsie. Dans les organisations complexes, la régulation nattend pas que les experts aient peaufiné un rapport au-dessus de tout soupçon. Mieux vaut une régulation en temps utile, éventuellement basée sur des indices imparfaits, quune régulation fondée sur des données complètes et des analyses magnifiques, mais qui intervient lorsque tout est joué, à la manière dun médecin qui offrirait un diagnostic sans faille après le décès du patient.
Bien entendu, il ny a pas de pilotage sans évaluation, autrement dit sans jugement sur le chemin parcouru, la distance à lobjectif, la trajectoire et ses chances de se rapprocher de lobjectif selon le calendrier prévu. Mais une telle évaluation porte sur les processus en cours plutôt que sur des résultats consolidés. Elle doit donc assumer les risques derreur liés à toute anticipation. Lorsquon préfère agir en temps utile, au risque de se tromper, plutôt quagir à coup sûr, mais trop tard, on a besoin dune évaluation en cohérence avec cette logique daction et de régulation, donc dexperts entrant dans un tel contrat et prenant des risques en conséquence.
Si lon sinscrit dans cette perspective, il reste à penser les modalités optimales du pilotage et, dans un second temps, les conditions dun réel apport dexperts externes. Je baserai mes propositions sur quelques expériences, dont certaines donnent à voir ce quil ne faut pas faire. Comme nous vivons dans un petit monde et que les réformes sont facilement identifiables, on me pardonnera de rester parfois elliptique.
Vers un pilotage négocié
La notion de pilotage est devenue un des lieux communs de la gestion des organisations et du changement. Si elle sest imposée au cours des dix dernières années, au-delà des effets de mode, cest sans doute parce que la métaphore est parlante en ces temps de crises, de transformations rapides, dincertitudes quant à lavenir. Le temps nest plus de la " planification " triomphante des années 1960. Avant même que les fameux " plans quinquennaux " ridiculisent cette idée, il est devenu évident quon ne peut planifier quà court terme, presque " à vue ". Sil faut une planification stratégique, il importe de la mettre constamment à jour plutôt que de sy accrocher comme à une planche de salut.
On sintéresse donc désormais au pilotage des systèmes éducatifs (Bonami et Garant, 1996) et aux savoirs requis des dirigeants (Gather Thurler, 1998 c ; Pelletier, 1998 a ; 2000 ; Perrenoud, 1998 c). Mais au-delà de la métaphore du pilote guidé par sa connaissance des hauts fonds, des courants et des récifs, se pose un problème que les capitaines de navire ne connaissent pas : y a-t-il un pilotage démocratique ? Ou nest-ce pas, par excellence, un job solitaire, où il faut prendre des décisions dans lurgence, éventuellement contre le sens commun et les assumer au nom dune compétence mal partagée ?
Sur un navire, léquipage fait confiance au capitaine et, en principe, ne discute pas ses décisions, sauf dans des situations exceptionnelles, lorsque le capitaine semble avoir perdu la tête ou demande spontanément de laide. Lorganisation du travail nest pas régie par un souci de démocratie, mais defficacité. Il en va de même dans la plupart des entreprises et des administrations publiques.
Surgissent parfois, cependant, deux éléments qui brouillent les cartes :
Or, cest justement ce qui arrive lorsquil est question de réformes scolaires : elles touchent des acteurs (élèves, parents, enseignants, formateurs, cadres) quil serait à la fois injuste et dangereux dexclure de la décision. Injuste parce que lécole est aussi leur école, parce que ce nest pas un appareil administratif comme les autres, parce quelle exerce sur les familles et les individus un pouvoir sans pareil (Perrenoud, 2000).
Et dangereux parce que les réformes décidées et pilotées de façon autoritaire ne mobilisent pas les acteurs, ne les engagent à rien dautre quun conformisme de surface, ce qui suffit à expliquer léchec massif, sur le terrain, de réformes pourtant bien pensées.
Il importe donc de prévoir demblée de confier le pilotage dune réforme scolaire importante à une instance composite, dans laquelle soient représentées les divers groupes dacteurs concernés. Larticulation dun tel groupe aux fonctions dirigeantes ne va pas de soi (Perrenoud, 1999), mais cest aujourdhui une dimension cruciale des processus dinnovation (Gather Thurler, 1999 ; 2000 a et b).
Sans entrer ici dans le détail des dispositifs, posons comme prémisse que cest dans ce cadre, celui dun pilotage négocié, quil convient de penser lappel à des experts externes.
Un pilotage ouvert sur lextérieur
Les dirigeants " modernes " sont formés de sorte à penser " spontanément " à faire, dans certaines circonstances, appel à des experts externes :
Une instance composite de pilotage négocié ne partage pas les mêmes évidences. Tous ses membres ne sont pas acquis à la culture de lévaluation. Les chercheurs sen méfient, comme une partie des représentants dassociations de parents ou denseignants. De plus, une telle instance a fort à faire pour construire des compromis acceptables. Elle peut à la fois :
Il paraît sage, cependant, de ne pas sous-estimer laveuglement possible dun groupe absorbé par ses divergences internes, le souci de faire avancer une réforme et la nécessité de la justifier aux yeux de ceux qui ne se sentent pas représentés dans linstance de pilotage, soit parce quelle ne donne pas une place à toutes les associations constituées, soit parce quils ne se sentent défendus et exprimés par aucune association.
Il importe en même temps que le recours à des ressources externes ne soit pas décidé de justesse, contre lavis dune partie importante des acteurs du pilotage, ni in extremis, cest à dire trop tard, dans une logique classique de justification. Cest lun des enjeux de la " culture du pilotage négocié " qui reste à construire.
À supposer que linstance de pilotage négocié se mette daccord sur lopportunité de faire appel à des experts externes, encore faut-il quelle ne succombe pas aux représentations dominantes. Recourir à des experts externes pour mieux piloter désigne une évaluation formative, continue, coopérative, centrée sur la régulation.
Ce qui signifie notamment que les experts pressentis sont au service de linstance de pilotage, qui les mandate. Pourquoi faut-il y insister ? Parce que les vieux schémas ont la vie dure :
Il importe donc de rédiger un mandat très explicite, de prévenir les dérives en les nommant et de laisser au ministre, sil en a besoin, toute liberté de nommer ses propres experts, dans une logique classique dévaluation externe et de légitimation de la réforme, plutôt que de sapproprier ceux qui sont censés contribuer à sa régulation et à sa réussite et ne peuvent donc, de ce fait, prétendre à limpartialité.
Lexpérience montre cependant que les mandats dexpertise, même les mieux conçus et les plus explicites, pèsent peu lorsque les enjeux politiques deviennent saillants. Les rapports de force prévalent alors et le rôle des experts est redéfini de facto, alors que pilotage négocié est mis en veilleuse. Ce qui prouve que ce type de pilotage et dexpertise sont des état instables et improbables de la gestion du changement planifié, une sorte dascèse qui éloigne temporairement le politique et ladministration de leur plus forte pente : décider en circuit fermé, sans contradicteurs, expliquer, séduire, rassurer et affronter de temps à autre la tempête, souvent éphémère, que provoquent des décisions unilatérales.
La meilleure garantie dune expertise contribuant à la régulation de la régulation, au pilotage du pilotage, cest sans doute le choix des experts et, au-delà de la clarté du contrat, leur réelle adhésion à un modèle de lexpertise qui les constitue en acteurs solidaires dune entreprise qui nest pas la leur. Là encore, lexpérience montre le danger quil y a à ne pas vérifier de façon précise la convergence des représentations.
Des experts qui nont pas froid aux yeux
Pour contribuer dans cet esprit au pilotage dune réforme, un expert doit accepter de prendre des risques. Il devient en quelque sorte acteur du système, même en position dextériorité. Il ne peut, pour commencer, faire son travail sil nadhère pas aux orientations idéologiques de la réforme et nen perçoit pas le bien-fondé. Cela ne veut pas dire quil " lachète " sans esprit critique, mais quau-delà dun certain seuil de désaccord, mieux vaut quil ne sengage pas ou se retire du jeu.
Pour fonctionner comme ami critique (MacBeath, 1998), il doit être entendu, donc estimé non seulement crédible dun point de vue scientifique, mais solidaire des objectifs de la réforme. Une instance de pilotage na que faire de quelquun qui ne cesse de suggérer quil aurait fallu faire tout autre chose et ne donne aucun signe didentification positive aux ambitions de la réforme.
Lexpert assume cette solidarité publiquement, dans la mesure où, pour avoir accès au terrain, il doit agir en toute transparence. La nature de son mandat doit être claire pour les cadres, les formateurs, les chercheurs, les enseignants, les parents, voire les élèves quil est appelé à interviewer. Son statut dami critique lui interdit de feindre la neutralité idéologique qui sied aux " technicien des moyens ".
Il y a une autre raison de choisir des experts qui nont pas froid aux yeux : ils devront coopérer avec un groupe travaillé par des désaccords et des tensions. Si le pilotage est négocié, cest parce quil y a matière à négociation. Les experts externes seront confrontés à un dilemme : simpliquer dans certaines phases de la négociation - à leur manière - cest le moyen dêtre le plus utiles dans leur rôle ; cest également le plus risqué, car ils vont forcément peser en faveur dun " camp ". Sans devenir " médiateurs ", il faudra aux experts une habileté et une rigueur exceptionnelles pour ne pas devenir des acteurs " comme les autres " sans dire pour autant " Mettez-vous daccord, je reviendrai lorsque vous saurez ce que vous voulez ", puisquon fait appel à eux, précisément, pour aider au pilotage, donc à la décision.
Des méthodes peu orthodoxes
De tels experts, sachant quil faut préférer le pilotage à lévaluation, ne renonceront pas pour autant à objectiver tout ce qui peut lêtre, à recueillir des données selon les règles de la méthodes lorsque cest possible en temps utile.
Ils devront naviguer à lestime entre deux écueils : le premier serait de partager le " sens commun " des acteurs du système au point de napporter rien de neuf et de différent ; le second serait de sarmer de tant de distance (épistémologique mais aussi sociologique et psychologique) et de tant de précautions méthodologiques que leur propos ne seraient pas entendus ou ne surviendraient quune fois les décisions prises, ne contribuant donc aucunement à la régulation de la réforme.
Il importe donc de confier ce rôle à des personnalités très indépendantes, nayant pas peur de prendre des risques, daller à contre-courant, de dire des choses difficiles à entendre sans avoir pour cela besoin de se couper du monde. Autrement dit, des experts capables de vivre des conflits cognitifs sans les transformer en querelles personnelles, acceptant de nêtre entendus quen partie sans que cela ouvre de trop grandes blessures narcissiques
Un ami critique peut-il rester un ami ?
En se limitant à sa propre autoévaluation, une instance de pilotage, même sil est négocié et gère donc des contradictions, risque lautosatisfaction, la complaisance, qui peut confiner à laveuglement ou du moins favoriser leuphémisation des problèmes.
Sadresser à des tiers, à des " experts externes ", même solidaires, même dans une perspective de régulation conjointe, cest assumer le risque dentendre ce quon ne veut pas savoir, de devoir assumer publiquement un constat décart entre ce quon prétend faire et ce quon fait et donc de prendre des mesures en conséquence.
Laccompagnement du pilotage dune réforme nest donc pas un exercice confortable, ni pour les uns, ni pour les autres. Il nest jamais exempt de tensions. Sans les bannir, on les vivra dautant mieux que le contrat est clair et, dune certaine manière, les prévoit. Cest lintérêt de formaliser le statut dami critique tel que MacBeath (1998) la proposé : donner à la critique aussi bien quà la résistance à la critique un statut tel quelles naboutissent pas au conflit ou à la rupture MacBeath évoque le cheval de Troie. En loccurrence, il sagit dintroduire non pas un adversaire, mais une logique autre, parfois dérangeante, dans un jeu déjà complexe. Il faut à une organisation beaucoup de vertu pour prendre une option qui prend le contre-pied de toutes les " routines défensives " (Argyris, 1995) qui dénient lexistence ou minimisent la gravité des problèmes. Pour encourager de telles démarches, nous avons besoin dexperts porteurs dune éthique, de compétences stratégiques et dune lucidité hors du commun.
Les experts ont en général dautres cordes à leur arc. Ils sont dabord chercheurs, cadres de haut niveaux, professeurs duniversité. Lexpertise nest pas pour eux une identité première et ne devient que progressivement une composante de leur emploi du temps.
Il ny a donc guère de formation structurée à lexpertise. Sans doute parce quelle suppose de larges connaissances dans un domaine spécifique, qui dispensent, semble-t-il, de se former à lintervention proprement dite. Les experts sont comme ces professeurs qui, pensant maîtriser leurs discipline, ne voient pas pourquoi ils devraient avoir une formation en pédagogie. Dans lexpertise, la pédagogie nest pas inutile, mais lintervention fait appel en priorité à des connaissances psychosociologiques pointues, que ce soit pour jouer le rôle dexpert dans une usine de retraitement des déchets, linformatisation dun centre de tri postal, la restructuration dune caisse de pensions, les mesures dasepsie dans un grand hôpital ou une réforme scolaire.
Il ne sagit pas denvoyer les experts débutants suivre des cours du soir, mais de formaliser des savoirs daction à partir déchanges et dune analyse des pratiques. Or, actuellement, lexpertise reste un exercice solitaire, il ny a guère de transparence des pratiques et même des mandats. Ce qui aboutit à ce paradoxe : les organisations engagent des spécialistes de haut niveau dans un domaine problématique sans avoir de garanties quant à leurs compétences dans le registre de lintervention dans des systèmes sociaux complexes et fragiles.
Une réponse à ce problème est une régulation par le marché et la professionnalisation de lexpertise, par exemple sous la forme de cabinets de consultants. On tombe alors dans dautres inconvénients : la recherche du profit, des protocoles standards appliqués à des organisations très diverses et labsence totale détats dâme quant aux enjeux des acteurs
Pour trouver un moyen terme entre la solitude et le marché, peut-être faut-il constituer un corpus de récits et de savoirs relatifs aux pratiques, aux principes et à léthique de lexpertise dans divers registres. On sest limité ici à laccompagnement du pilotage - de préférence négocié - de réformes du système éducatif en train de se faire, autrement dit à une pratique volontariste de régulation au cours de la mise en uvre dun changement planifié. Si certains éléments sont sans doute transposables, on ne peut postuler une unité des pratiques dexpertise du seul fait quon utilise le même vocable. Il y a experts et experts. Cest donc domaine par domaine quil faut enrichir les représentations et provoquer le débat.
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