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Quels savoirs, quelles compétences
mettre au service de la solidarité ?
Fonder la solidarité comme valeur et principe éthiqueComprendre la solidarité comme base du contrat social
Apprendre à se battre pour accroître la solidarité
Le thème de la solidarité appartient à tout le monde, ce n'est pas une affaire de spécialistes, c'est notre affaire à tous. Il n'est pas inutile cependant d'en proposer une approche conceptuelle. Le rôle des chercheurs est d'aider à mettre en mots la complexité du monde. Cela ne la fait pas disparaître, mais cela aide à vivre avec.
Nul ne peut-être solidaire tout seul. La solidarité est un fait social. J'en parlerai donc en sociologue. Bien entendu, comme à tout être de bonne volonté, la solidarité me semble plus sympathique, plus humaine, plus positive que son contraire. Mais si nous étions tous d'accord sur ce point, chacun serait solidaire de tous, il n'y aurait ni guerre, ni misère, ni inégalités, ni dominations, ni ségrégations, ni violences, ni exclusions. Nul n'éprouverait alors le besoin de s'interroger à ce sujet.
Si l'on en parle, c'est que la solidarité ne va pas de soi, qu'elle est sociologiquement improbable. La réalité résiste à notre pensée positive, à nos rêves. Et la réalité, ce ne sont pas ici les forces naturelles, mais les êtres humains
Je tenterai donc de rendre intelligible ce qui la rend à la fois possible et improbable. Non pas pour décourager quiconque. La lucidité sur ce qui fait obstacle à nos rêves est notre seule chance de les réaliser. Lorsqu'on veut combattre les processus qui empêchent ou défont les solidarités, il faut d'abord les comprendre.
Je traiterai de la solidarité en sociologue de l'éducation, attentif aux enjeux de formation. D'où le titre de cet exposé : " Quels savoirs, quelles compétences au service de la solidarité ? "
La solidarité est-elle une question d'éducation ? Et si oui, est-elle une question de compétences ?
Qu'est-ce que la solidarité ? D'abord une valeur, la valeur qu'on accorde aux autres et à la communauté qui nous réunit. Ensuite des pratiques, qui traduisent cette valeur en actes concrets : partager, aider, accompagner, soutenir, accepter, intégrer, protéger, prendre soin, se soucier, etc.
Ni ces pratiques, ni les valeurs qui les sous-tendent ne surgissent naturellement dans le développement de l'être humain. La solidarité n'est pas spontanée, c'est une conquête contre l'égocentrisme et l'égoïsme qui caractérisent le jeune enfant, aussi bien que contre l'ethnocentrisme de tout groupe humain et la priorité qu'il donne à ses propres intérêts. La solidarité est une construction sociale et culturelle, une conquête fragile de la civilisation.
Pour qu'elle se développe dans une société, trois conditions au moins doivent être durablement satisfaites :
1. Le principe de solidarité doit faire partie des idées et des valeurs centrales de la plupart des individus. Chacun devrait non seulement savoir de quoi il s'agit, mais y croire fermement, y rattacher une partie de son identité et de son estime de soi, sentir que lorsqu'il se montre solidaire, il est en accord avec la culture de son groupe d'appartenance et n'apparaît pas comme un naïf, mais comme une personne généreuse et sensée.
2. Il doit exister une forme de réciprocité, au moins à moyen terme. Seule une sainte pourra donner sans jamais rien recevoir, sans doute parce que la joie de donner la dispense d'autres satisfactions. La plupart des êtres humains ordinaires ne peuvent être durablement solidaires à sens unique. Il faut qu'au moins à moyen terme et en moyenne, la solidarité soit un bon calcul, s'inscrive dans un contrat social, une forme de réciprocité.
3. La solidarité n'est pas toujours donnée d'avance, elle est obtenue au prix de luttes individuelles et sociales.
Ces trois conditions suffisent à faire comprendre que l'éducation ne peut faire de miracles à elle seule. Toutefois, elle peut contribuer au développement de la solidarité en favorisant à sa manière la réalisation des trois conditions qui viennent d'être évoquées.
Cette contribution n'est évidemment que potentielle. L'éducation n'est pas un deus ex machina, elle n'est guère plus vertueuse que la société qui l'organise. Comment une société peu solidaire pourrait-elle éduquer à la solidarité ? Si les valeurs dominantes d'une société sont l'individualisme, l'exploitation de l'homme par l'homme, la compétition, la loi du plus fort (ou du plus instruit) et la sélection darwinienne des meilleurs, comment pourrait-on imaginer que le système éducatif, que cette société finance et contrôle, développe chez les élèves de tout autres valeurs ?
Il faudra revenir sur cette acte de foi qui consiste à demander à l'école de résoudre les contradictions de la société. Prévenir la violence, enseigner le respect de la vie et de l'environnement, inculquer l'honnêteté et la sincérité, donner l'amour de la justice, développer la citoyenneté, promouvoir la solidarité sont des missions impossibles si la société ne fixe pas très clairement ce mandat aux éducateurs, leur refuse les moyens de le remplir ou le vide de toute crédibilité en donnant à voir, au quotidien, dans la cité, dans les médias, dans la classe politique, l'exact contraire de ce qu'on voudrait voir inculquer aux enfants.
Même si la solidarité était une question d'éducation, de savoirs et de compétences, le problème ne serait donc pas résolu. On saurait au mieux " ce qu'il faut faire ". Il resterait à le faire, et pour cela, on ne peut se passer d'une volonté politique sincère, forte et durable. Nous n'avons pas de solutions toutes faites pour tous les problèmes gravissimes de l'humanité contemporaine, mais nous en savons bien assez pour faire beaucoup mieux. Encore faudrait-il en avoir le droit, la mission, les moyens, donc, avant tout, la volonté politique.
Il n'est cependant pas utile de noircir le tableau. Des solutions intelligentes auront un peu plus de chances de se réaliser si elles sont développées, débattues, contextualisées, chiffrées. Dire que l'école devrait développer la solidarité sans avoir la moindre proposition de méthode ne peut qu'affaiblir ce programme.
Je vais donc tenter de dire en quoi la solidarité est une affaire de savoirs et de compétences et comment l'éducation, notamment sous sa forme scolaire, pourrait contribuer à les développer. On le verra, je n'opposerai pas savoirs et compétences, les uns et les autres sont étroitement complémentaires.
J'organiserai mon propos en fonction des trois conditions énumérées plus haut. Je parlerai donc de l'éducation scolaire, en montrant qu'elle pourrait, tout au long du cursus, si le curriculum était orienté dans ce sens, favoriser le développement :
1. d'une adhésion raisonnée à l'idée de solidarité comme valeur et principe éthique ;
2. d'une compréhension de la solidarité comme composante de base d'un contrat social démocratique et durable ;
3. de compétences d'analyse et d'action susceptibles de transformer les rapports sociaux dans le sens de la solidarité.
Aucune valeur n'a de fondement totalement objectif. On ne peut pas " déduire " la solidarité de la nature, la justifier entièrement par la raison. Le bien-fondé d'une valeur ne se démontre pas comme un théorème de géométrie.
Les valeurs ne se réduisent pas pour autant à des " coups de cur " ou à des sentiments aussi généreux que diffus. Elles s'inscrivent dans une représentation du monde, une vision du sens de l'existence, une philosophie, parfois une religion.
L'école peut donc contribuer à un double titre au développement de la solidarité comme valeur :
1. En l'affirmant comme telle, non pas dans l'abstrait, mais à travers des exemples pris dans l'histoire humaine, l'actualité, la littérature, aussi bien qu'à travers des pratiques réalisant une forme de solidarité entre les élèves de la classe, entre leurs parents, entre les enseignants de l'école ou encore entre l'école et la communauté proche dont elle fait partie.
2. En l'inscrivant dans une culture historique, géographique, juridique, scientifique, littéraire qui lui donne du sens et de l'attrait.
Le pire serait d'en rester à un catéchisme, à un principe de solidarité censé s'imposer de lui-même une fois énoncé. Le principe de solidarité participe d'un raisonnement. On n'y adhère pas dans le vide, mais à partir de sa propre expérience (du conflit, du partage, de la justice, de la sécurité) et d'un ensemble de réflexions et de connaissances proposées par la culture. Cela peut concerner toutes les disciplines, des langues à l'éducation physique ou artistique, de la géographie à la biologie, de l'éducation à la citoyenneté aux travaux manuels. Chacune, dans son domaine, peut sensibiliser :
L'école publique doit préserver à la fois le pluralisme et l'esprit critique. Elle ne peut donc faire appel à une théologie ou à une philosophie particulières. Le système éducatif, dans un pays démocratique, ne peut professer que l'idéal démocratique lui-même et quelques autres valeurs assez générales pour être compatibles avec la diversité des cultures, des croyances et des philosophies des parents et des élèves. On ne peut donc inscrire la solidarité dans un système de pensée cohérent, à " acheter en bloc " et dans lequel tout prendrait sa place à partir de quelques prémisses.
On mesure à quel point la tâche des professeurs est difficile. Le système éducatif ne peut, comme une église, parier exclusivement sur le prescriptif, se borner à affirmer : " Il faut être solidaire ! ". Sa seule issue est de développer l'intelligence du monde social et de l'environnement, de tenter d'amener chacun à se dire " Comment peut-on ne pas être solidaire, quand on voit et qu'on comprend ce qui se passe dans notre monde ".
Ne nous faisons aucune illusion : l'adhésion au principe de solidarité dans le contexte scolaire, même si elle est librement consentie et résulte d'une réflexion, ne garantit pas sa mise en uvre dans des contextes d'action. Chacun restera tenté de sauvegarder avant tout ses intérêts personnels.
Tout ce qu'on peut attendre d'une forte adhésion au principe de solidarité, fondée sur un cheminement intellectuel, des savoirs, des raisonnements, c'est qu'elle fasse contrepoids à la tentation de ne penser qu'à soi ou à son in-group. Si chacun acceptait de se poser certaines questions et d'envisager les implications de ses actes pour les autres et l'ensemble de la communauté, certaines décisions non solidaires seraient plus difficiles à prendre. L'éducation peut développer la lucidité et la décentration, nourrir une forme de mauvaise conscience, faire douter, faire réfléchir, troubler notre tranquillité. La sensibilisation à l'écologie et au gaspillage ont déjà produit certains effets dans ce sens.
Il existe des êtres humains dont le cynisme est à toute épreuve : ils peuvent, en sachant ce qu'ils font, sans culpabilité, sans états d'âme, torturer, tuer, exploiter, affamer ou ruiner leurs contemporains, polluer ou détruire la nature, déclencher des guerres ou des persécutions. Pour la plupart, nos contemporains ont une forme de conscience morale, ils hésitent à mal agir en toute lucidité. En matière de solidarité, ils préfèrent donc ne pas se poser trop de questions, minimiser ou laisser dans le flou les conséquences de leurs actes.
C'est l'un des enjeux de l'éducation scolaire : renforcer la lucidité, donner des habitudes et des outils intellectuels qui aident à comprendre les implications de notre action et sa signification en regard de grands principes, solidarité, justice, démocratie, respect des différences ou de l'environnement, par exemple. En un mot : mettre le doigt sur nos contradictions, nous empêcher de professer de grands principes en toute bonne foi, tout en les respectant de façon élastique.
L'éducation n'empêchera pas la mauvaise foi, l'oubli opportuniste ou la minimisation de nos responsabilités. Nous avons tous un talent particulier pour ne pas voir les choses en face, pour dire " Cela n'aura pas de fortes conséquences ", ou " Tout le monde le fait, pourquoi pas moi ? ". Le rôle de l'éducation est de rendre plus difficile et donc moins probable cette forme d'inconscience ou de dénégation des conséquences de nos actes, que l'on soit chef de gouvernement, chef d'entreprise ou simple quidam.
On ne peut parier sur des acteurs sociaux - individuels ou collectifs - qui iraient constamment, au nom de la solidarité, contre leurs propres intérêts. Il importe donc que la solidarité apparaisse aussi comme " un bon calcul ", non seulement parce qu'elle donne bonne conscience, mais parce qu'à terme, chacun y trouve son compte.
Nul être humain ne peut vivre seul, hors de toute communauté. L'appartenance à divers ensemble sociaux, de la famille à la société planétaire, est au principe non seulement de notre survie matérielle, mais de notre identité, de notre développement intellectuel, de notre équilibre affectif. C'est vrai même - et peut-être surtout - dans une société individualiste.
Le " contrat social " tel que Jean-Jacques Rousseau l'a conçu est dans une large mesure un mythe. Il n'y a pas de " pacte " précédent toute vie sociale. Les micro-solidarités de base, familiales et tribales, ne reposent pas sur un contrat, même tacite, mais sur des liens affectifs et des échanges pratiques. Les enfants naissent et grandissent dans une société qui existe déjà et leur seul choix est de s'y intégrer en douceur, de s'en exclure ou de combattre les institutions et les lois qu'ils estiment injustes ou absurdes.
Le mythe du contrat nous aide cependant à clarifier le rôle de l'éducation : amener chacun à comprendre qu'il fait partie d'un ensemble et ne peut tirer son épingle du jeu sans affaiblir ses propres intérêts, inciter à concevoir la solidarité non seulement comme une valeur humaniste, mais comme une condition pratique de la survie d'une société.
La démonstration est assez facile dans des cas particuliers : il n'y a pas besoin d'aller à l'école pour saisir qu'il faut, pour obtenir ce qu'on veut, savoir de temps en temps travailler en équipe, " se tenir les coudes ", conclure des accords. C'est vrai dans la famille, le travail, les affaires, le sport. Que la solidarité soit parfois un bon calcul, on l'apprend dès le plus jeune âge, en jouant au football ou en s'alliant avec d'autres enfants pour résister à l'emprise des adultes.
L'éducation ne saurait s'en tenir à ces solidarités locales, qui se construisent souvent contre le reste du monde : la solidarité entre les nantis est le plus sûr adversaire de la solidarité, de tous avec tous.
Admettons-le : rien n'est moins évident que la nécessité d'une solidarité de tous avec tous pour que survive l'ensemble. C'est vrai à l'échelle de la planète, de chaque société et même à celle de chaque organisation. Il ne suffit donc pas, à la manière d'une " leçon de choses ", de dire aux élèves : " Regardez ce qui se passe, vous voyez bien que chacun a intérêt à être solidaire ". Ils regardent et ils voient que c'est faux, que beaucoup ont intérêt à ne pas être solidaires.
Reconnaissons-le : si l'on observe ce qui se passe sur notre planète, on serait plutôt porté à conclure que la solidarité " ne paie pas ", que c'est un attrape-nigauds, que ce qui rapporte, aujourd'hui, c'est le " chacun pour soi ". Les gouvernements impérialistes et les dictatures se portent bien, les multinationales aussi, de même que les industries qui mettent la planète à sac et les mafias qui vivent de la prostitution, de la drogue, du trafic des armes.
Dans les partis, les syndicats, les administrations, les entreprises, la solidarité de tous avec tous n'apparaît pas davantage une condition de survie. Nombre d'organisations se développent sans aucune démocratie interne, et abritent en leur sein de formidables inégalités de conditions de travail, de revenus, de pouvoir, d'accès à l'information.
Bref, le spectacle du monde est éloquent : partout, les puissants et les nantis prospèrent, au détriment des dominés et des défavorisés. Comment un professeur peut-il démontrer à ses élèves que la société est impossible sans solidarité ? La télévision montre tous les jours le contraire. Les sociétés et les organisations contemporaines produisent de l'exclusion, de l'injustice, de la souffrance, de formidables inégalités. Cela ne provoque pas leur effondrement.
Le seul effondrement spectaculaire, durant le XXème siècle, est celui du communisme, qui faisait de la disparition de la propriété privée et des classes sociales le principe d'une société juste et solidaire
Ne nous cachons pas l'extrême difficulté, pour des éducateurs, de démontrer qu'une société non solidaire court à la catastrophe. Les partisans les plus cyniques du néo-libéralisme et d'une mondialisation sauvage l'affirment d'ailleurs ; " Mieux vaut la croissance dans l'inégalité que l'égalité dans la pauvreté. Le pauvre d'un pays riche sera plus riche que le riche d'un pays pauvre. "
Pour démontrer que la solidarité est un bon calcul, il faut provoquer un radical recadrage des problèmes :
a. Rompre avec l'idée que la consommation et donc la production de biens et de services sont les seules choses qui comptent dans la vie.
b. Réfléchir à l'échelle de la planète, du rapport Nord-Sud, de la population mondiale, adopter " l'identité terrienne " dont parle Edgar Morin.
c. Raisonner à long terme, prendre en compte les générations qui ne sont pas encore nées mais supporteront les conséquences de nos choix actuels.
d. S'inscrire dans une vision écologique, privilégier le développement durable, ne pas séparer l'espèce humaine des autres composantes de la nature.
e. Admettre que, pour reprendre la formule de Churchill, " la démocratie est la pire des solutions à l'exception de toutes les autres ".
On mesure le niveau de culture civique, historique, scientifique, juridique requis pour poser les problèmes en ces termes. Dans les systèmes éducatifs contemporains, ceux qui atteignent ce niveau sont les privilégiés du système, donc ceux qui ont le moins intérêt à le changer. C'est l'un des paradoxes : ceux qui ont les moyens intellectuels de comprendre que la solidarité et la démocratie sont des conditions du développement humain sont aussi ceux qui profitent du statu quo. Seuls quelques intellectuels défendent jusqu'au bout une vision du monde qui limiterait leurs propres privilèges
On le voit, l'éducation à la citoyenneté et à la solidarité passe par une formidable démocratisation de l'éducation scolaire, une élévation du niveau d'information et de réflexion de tous, quels que soient le métier et la condition sociale qui les attendent.
Il serait naïf, dans l'état de notre planète et des rapports sociaux, de croire que la solidarité naîtra spontanément de l'intelligence collective. Si la solidarité se développe, ce sera à la faveur de luttes pour plus de démocratie, plus d'égalité, plus de respect des droits de l'homme et des différences, etc.
Former à la solidarité, c'est donc former des individus critiques, qui veulent et peuvent devenir des acteurs, défendre leurs intérêts, expliquer et combattre les mécanismes qui engendrent la violence, la misère, l'exclusion.
Cela demande des connaissances économiques, juridiques, technologiques, scientifiques, sociologiques, mais aussi des compétences d'analyse, de négociation, de coordination, des compétences tactiques et stratégiques.
Je ne parle pas ici d'un entraînement à la guérilla, ni d'une formation technique de militants, qu'ils soient politiques, syndicaux, écologiques ou défenseurs des droits de l'homme. Je parle d'une capacité beaucoup plus générale à analyser et faire évoluer les rapports de force dans les groupes, les organisations, les systèmes sociaux.
Mon propos n'était pas d'inventorier en détail les connaissances et les compétences nécessaires pour inscrire la solidarité dans une vision du monde. Insistons sur un point : il ne s'agit pas de créer une discipline nouvelle, qu'on appellerait " éducation à la solidarité " et lui accordant une heure par semaine dans la grille horaire. Comme l'éducation à la citoyenneté - dont elle est proche - l'éducation à la solidarité est l'affaire de toutes les disciplines, de tous les professeurs, de toutes les étapes du cursus, de l'école maternelle - socialisation, apprentissage de la coopération, du respect d'autrui - à la formation professionnelle.
J'espère que les quelques pistes esquissées ici démontrent que le système éducatif pourrait , si on le lui demandait, développer une éducation à la solidarité susceptible de modifier les représentations et les pratiques d'une partie de nos contemporains.
Lui en donnera-t-on le droit ? Lui en assignera-t-on la mission ? On revient ici au cercle vicieux déjà évoqué : seule une société en marche vers plus de solidarité peut mobiliser son système éducatif dans ce sens.
Nul ne s'opposera, bien entendu, à ce que " le sens de la solidarité " soit inscrit parmi les objectifs de l'éducation de base. De là à en faire une priorité, à traduire cet objectif dans le curriculum, à trouver du temps et des moyens, à former les professeurs
Ici encore, il y a une lutte à mener. Elle confrontera à des obstacles de deux types :
1. Une partie des nantis s'opposeront plus ou moins ouvertement à ce que le système éducatif donne à tous les outils d'analyse et d'action susceptibles de modifier les rapports de force. Partout dans le monde, les classes dirigeantes attendent de l'école qu'elle reproduise l'ordre social et perpétue leur domination. Elles combattent donc aussi bien la démocratisation des études que l'introduction dans le curriculum de tout ce qui pourrait favoriser la pensée critique, l'autonomie, la construction d'acteurs collectifs.
2. Une partie des parents attendent avant tout de l'école qu'elle prépare leurs enfants aux études longues et à la course aux diplômes. L'accumulation de savoirs pour réussir des concours leur importe davantage que le développement de la culture générale et de l'intelligence de tous. Ils combattent donc activement les transformations curriculaires qui pourraient ralentir la progression des élites et donner moins d'importance à une compétition scolaire dont ils n'ont pas à se plaindre, puisque leurs enfants en sortent gagnants.
Il ne suffit donc pas d'affirmer le principe de solidarité, de penser qu'il fait l'unanimité, d'en déléguer la responsabilité à la formation, puis de retourner à ses occupations La discussion la plus féconde consiste à se demander : que faire ? Que faire pour que, dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans, on n'affiche pas les mêmes rêves en faisant preuve de la même impuissance. C'est ce que je vous engage à débattre en priorité. Il y a sur notre terre, au temps de la globalisation, assez de forces à l'uvre pour empêcher la solidarité. Que ceux qui veulent la développer ne s'épuisent pas en controverses mineures, qu'ils ne se battent pas entre eux sur des mots, mais ensemble contre l'ordre du monde !
Un dernier mot : je défends dans plusieurs de mes livres une orientation curriculaire vers les compétences. Ce qui provoque deux types de critiques :
1. Le développement de compétences tournerait le dos aux connaissances.
2. Il asservirait les travailleurs à la logique des entreprises.
J'espère avoir montré, à propos de la solidarité :
La vraie question est plutôt : quelles compétences l'éducation fondamentale veut-elle donner à tous, pour quoi faire, pour construire quel type de société ?
Delors, J. (1996) L'éducation, un trésor est caché dedans, Paris, Unesco et Odile Jacob.
Dubet, F. et Martucelli, D. (1998) Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Seuil.
Marsolais, A. et Brossard, L. (dir.) (2000) Non-violence et citoyenneté. Un " vivre-ensemble " qui s'apprend, Ste-Foy (Québec), Multimondes.
Morin, E. (1995) Pour penser l'éducation de demain, in Des idées positives pour l'école, Actes des journées du Cinquantenaire des Cahiers pédagogiques, Paris, Hachette, pp. 50-70.
Morin, E. (2000) Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Paris, Seuil.
Perrenoud, Ph. (1997) Apprentissage de la citoyenneté des bonnes intentions au curriculum caché, in Gracia, J.-C. (dir.) Éducation, citoyenneté, territoire, Actes du séminaire national de l'enseignement agricole, Toulouse, ENFA, pp. 32-54.
Perrenoud, Ph. (1999) Construir as Competências desde a Escola, Porto Alegre (Brasil), Artmed Editora (trad. en portugais de Construire des compétences dès l'école, Paris, ESF, 1997, 3e éd. 2000).
Perrenoud, Ph. (2000) Le débat et la raison, in Marsolais, A. et Brossard, L. (dir.) Non-violence et citoyenneté. Un " vivre-ensemble " qui s'apprend, Ste-Foy (Québec), Multimondes, pp. 181-193
Perrenoud, Ph. (2001) The Key to Social Fields : Competencies of an Autonomous Actor, in Rychen, D. S. and Sagalnik, L. H. (dir.) Defining and Selecting Key Competencies, Gottingen, Hogrefe & Huber Publishers, p. 121-149.
Perrenoud, Ph. (2001) Porquê construir competências a partir da escola ? Desenvolvimento da autonomia e luta contra as desigualdades, Porto, ASA Editores.
Perrenoud, Ph. (2002) A escola e a aprendizagem da democracia, Porto, ASA Editores.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2002/2002_26.html
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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