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Réussir à
l'école : tout le
curriculum, rien que le curriculum !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2002
Une réussite définie par l'institutionL'école, chantier permanent et champ de forces
Tout le curriculum et rien que le curriculum !
Réussite scolaire ou réussite éducative : une confusion
Faire réussir chacun quels que soient les critères de réussite
L'idée de réussite scolaire est aujourd'hui entendue en deux sens :
Existe-t-il un rapport entre ces deux " niveaux de réussite " ? On peut l'espérer. Nul ne pourrait imaginer un établissement qui réussirait alors que la plupart de ses élèves échouent. La réussite d'un établissement pourrait alors être assimilée à la somme des réussites individuelles de ses élèves. De la même façon qu'on peut classer des nations en fonction du nombre de médailles olympiques obtenues pas leurs athlètes, on pourrait classer les écoles selon la proportion de leurs élèves qui réussissent leurs études.
Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples, pour trois raisons au moins :
Un bon établissement ne peut donc se définir uniquement en fonction du nombre de bons élèves qui y sont recensés.
Une autre complication surgit : la signification des indices habituels de réussite scolaire des élèves - taux de promotion, notes, pourcentages - varie selon le contexte. La même note ne correspond pas aux mêmes compétences et des compétences égales sont notées différemment d'un établissement, voire d'une classe à l'autre, parce que la notation résulte en général d'une comparaison locale entre élèves suivant le même programme. C'est ainsi qu'un élève moyen peut apparaître excellent dans une classe très faible et assez médiocre dans une classe très forte. Pour qu'une comparaison entre établissements soit rigoureuse, les enquêtes internationales substituent à ces indices de portée locale des données standardisées, portant tous les élèves assujettis au même programme au sein du système éducatif.
L'école ne peut évaluer, au quotidien, que ce qu'elle a grosso modo enseigné, alors que les enquêtes mesurent le degré de maîtrise de ce qui est censé être enseigné partout compte tenu du curriculum formel. Fidèles aux textes, les enquêtes ne tiennent pas compte de la réalité diversifiée de l'enseignement et du travail scolaire.
L'école doit, sous peine d'être fortement mise en cause, assurer la réussite du plus grand nombre, dans n'importe quelle classe et n'importe quel établissement : la société ne peut aujourd'hui tolérer une situation où trois quarts des élèves redoubleraient. L'évaluation inscrite dans le fonctionnement " normal " du système scolaire est donc modulée en fonction des contextes locaux et des contrats didactiques, de sorte à rester psychologiquement vivable et socialement acceptable. Or, les enquêtes comparatives n'ont pas de telles contraintes et peuvent " prendre les objectifs de formation au sérieux ". Ce qui amène non seulement à dresser un autre tableau des inégalités, compte tenu de la standardisation des épreuves, mais à estimer de façon nettement moins favorable l'efficacité du système.
Autre contradiction : alors que la réussite " ordinaire " est faite d'une myriade d'évaluations qui ponctuent et infléchissent la carrière scolaire, se référant chacune à un fragment de curriculum, les enquêtes portent sur les apprentissages consolidés en fin de cursus, ce qui engendre une tout autre représentation des inégalités et de l'efficacité du système éducatif.
On peut fort bien comprendre que les biais, les effets de contexte et d'autres perversions docimologiques conduisent les spécialistes à n'accorder qu'une confiance limitée aux évaluations faites par l'école, à cette " épicerie opaque " dont sortent des notes dont la signification est incertaine en termes d'acquis réels. Il est logique que ceux qui conçoivent des enquêtes comparatives soient tentés de ne tenir aucun compte des évaluations produites par les enseignants ou d'autres examinateurs dans le cadre du fonctionnement de routine du système éducatif.
Cette dissociation entre les évaluations ordinaires et les données d'enquête, qui vise légitimement à neutraliser les effets du contexte local, peut cependant introduire d'autres biais, tout aussi graves. Les enquêtes comparatives peuvent être tentées de s'en tenir aux acquis les plus faciles à définir, puis à mesurer. Il est difficile d'évaluer le raisonnement, l'imagination, l'autonomie, la solidarité, la citoyenneté, l'équilibre corporel ou l'oreille musicale à travers des épreuves standardisées, qui sont la plupart du temps des " tests papier-crayon ". Évaluer des apprentissages complexes à large échelle demande une créativité méthodologique considérable et induit des coûts importants de passation et de traitement des données. Il est plus expéditif et moins cher de s'en tenir à des épreuves écrites, ce qui ne peut que réduire les apprentissages scolaires à des acquis cognitifs, avec une prime aux disciplines principales et aux opérations techniques.
Les gouvernements et les spécialistes qui se livrent à de telles simplifications reconnaissent en général lucidement les biais et l'imperfection de leurs instruments. Curieusement, cela ne les empêche pas de les utiliser et de publier des classements ! Ces limites, qui devraient invalider la méthode, ne font que l'égratigner dans une " culture de l'évaluation " qui exige des données à tout prix. Les prudences des auteurs des enquêtes et les protestations des lecteurs les plus critiques sont vite oubliées, les données publiées leur survivent et impressionnent ceux qui ne savent ou ne comprennent pas comment elles ont été confectionnées. Les indicateurs les plus douteux prennent avec le temps les allures de mesures objectives.
Les systèmes éducatifs risquent dès lors de s'installer progressivement dans une situation de double définition institutionnelle de la réussite des élèves :
S'il n'y a pas concordance entre les indices ordinaires de réussite et les comparaisons internationales, les parents et l'opinion n'y comprennent plus rien. Dans certains pays, l'enquête PISA (OCDE, 2001) met en lumière des failles que l'évaluation ordinaire masquait. Si bien que, paradoxalement, au moment où l'on veut plus que jamais dans l'histoire de l'école mesurer et comparer des acquis, on prend conscience de la difficulté de cerner de façon précise et consensuelle les finalités de l'école, leur traduction en un curriculum formel puis réel, puis en formes et en normes d'excellence. Paradoxalement, des processus visant à rationaliser le système éducatif attisent les conflits idéologiques, philosophiques, politiques, mais aussi les controverses didactiques et pédagogiques, puisque que l'évaluation est au croisement de deux logiques souvent antagonistes, celle de l'apprentissage et celle de la mesure.
Ces contradictions amèneront plus ou moins clairement et rapidement à atténuer l'indépendance relative des deux modes d'évaluation : les résultats aux enquêtes standardisées seront progressivement pris en compte dans les jugements quotidiens d'excellence scolaire et interviendront donc dans les bulletins scolaires et les décisions de sélection/orientation/certification. Et surtout, les autorités scolaires exerceront une forte pression pour que les enseignants investissent leurs efforts et durcissent leurs exigences dans les domaines où existent des standards, seule manière de garantir que le système ou l'établissement feront bonne figure dans les classements (palmarès des établissements ou enquêtes internationales).
Cet effet dominant des standards va vraisemblablement recentrer les priorités curriculaires sur ce qui paraît facilement mesurable et comparable au sein d'un système éducatif, voire entre systèmes : opérations, mémorisation, formes verbales plutôt que raisonnement, imagination ou argumentation Cela ne peut que contrebalancer la tendance - timide - à une plus forte autonomie curriculaire des établissements et à la professionnalisation du métier d'enseignant. Et surtout, cela ne peut que ralentir l'évolution du curriculum scolaire vers des objectifs de haut niveau taxonomique et vers les compétences.
Il importe donc que ceux qui mettent la formation et non l'évaluation au centre suivent de très près la dialectique de la double définition institutionnelle de la réussite, qui pourrait bien favoriser une régression des finalités de l'école. Il est crucial aujourd'hui de ne pas laisser la définition de la réussite scolaire - donc indirectement la lecture prédominante du curriculum - aux techniciens de l'évaluation.
" Qu'est-ce que le bonheur ? " À cette question, chacun est en droit d'apporter SA réponse personnelle, liée à sa vision du monde, à son système de valeurs, à sa trajectoire, à sa position dans la société, à ses projets. La société ne légifère pas sur le bonheur, sauf dans les régimes totalitaires, où il devient insoutenable, selon le titre d'un roman d'Ira Levin. Dans une culture démocratique, toutes les définitions du bonheur compatibles avec la loi sont légitimes. Cela n'évite pas tout débat, dans le couple, la famille ou au sein de toute communauté dont les membres sont censés partager la même définition du bonheur. Seul un être asocial peut définir le bonheur à sa guise, sans avoir à mener de transactions à ce propos avec des proches. Même libre de toute influence, nul ne pense le bonheur tout seul. La culture, la morale, la religion, la littérature, la philosophie ou le sens commun proposent des conceptions du bonheur. Toutefois, aucune institution ne définit, ni ne réglemente le bonheur.
Il en va de même pour la réussite dans la vie. On peut rechercher la sécurité, ou le risque, l'intégration ou la vie en marge, l'opulence ou le dénuement, la solitude ou la fusion dans le groupe, le travail ou la paresse, la planification ou l'improvisation. Il n'existe aucune définition institutionnelle de la réussite dans la vie. Ce pluralisme s'étend à la réussite d'un apprentissage désiré. Un apprenti guitariste ou un joueur de golf fixent le niveau d'excellence auquel ils aspirent. Les uns mettent la barre très haut et se sentent constamment en échec, d'autres se satisfont de peu et ont l'impression de réussir pleinement.
Tout change lorsqu'il s'agit de réussite scolaire. Il est possible, mais vain, de la définir indépendamment des exigences, des critères et des jugements du système éducatif. De la même façon qu'en regard du droit pénal la culpabilité ou l'innocence sont établies par la justice, la réussite ou l'échec scolaires sont dûment établis et proclamés par le système éducatif. Ce processus de fabrication de l'excellence scolaire (Perrenoud, 1984, 1998) est un processus d'évaluation socialement situé, qui passe par des transactions complexes et se conforme à des formes et à des normes d'excellence scolaire ancrées dans le curriculum en vigueur et la vision de la culture dont il participe. C'est pourquoi il ne faut pas confondre les connaissances et compétences effectives d'un enfant et le jugement d'excellence scolaire dont il est l'objet. Cela ne signifie pas que le jugement de l'école est sans fondement, mais qu'entre la réalité et le jugement s'interposent une série de mécanismes qui peuvent banaliser ou dramatiser les écarts réels. Bref, il est sage de considérer que la réussite et l'échec ne sont pas des caractéristiques intrinsèques des élèves, mais la résultante d'un jugement porté par les agents du système éducatif sur sa distance aux normes d'excellence scolaire en vigueur.
Dans un système éducatif et un cursus donnés, à un moment de l'histoire, la conception instituée de la réussite scolaire a force de loi. Aussi arbitraire qu'elle puisse paraître dans une perspective historique ou comparatiste, la réussite scolaire est définie selon des procédures fondées sur le droit. Cette définition s'impose à ce titre, en principe, à tous les acteurs.
Chacun est censé s'incliner devant les jugements institutionnels de réussite et d'échec, le cas échéant à l'issue d'une procédure de recours, telle que la plupart des systèmes éducatifs en prévoient. Certes, un élève que l'école déclare en échec peut considérer qu'il ne l'est pas en regard de ses propres standards, ses parents et ses proches peuvent défendre le même point de vue. C'est cependant la définition institutionnelle qui l'emportera, du moins lorsqu'il s'agit de décisions comme le redoublement, l'orientation, l'envoi en classes spécialisées ou en cours d'appui, la certification. Si les acteurs gardent la liberté " mentale " de ne pas adhérer à la définition institutionnelle, ils seront bon gré mal gré assujettis à ses effets. Chacun, quelle que soit son intime conviction, est " rattrapé " par la définition institutionnelle dès qu'il s'agit de progresser dans le cursus, d'accéder à une filière de formation exigeante ou d'obtenir un diplôme.
La résistance au jugement institutionnel garde cependant une certaine influence dans le registre de l'estime de soi. De même qu'un individu jugé coupable par la justice peut " se sentir innocent ", un élève que l'école déclare en échec peut ne pas se sentir entièrement dévalorisé par ce jugement. Il arrive aussi qu'un élève que l'école estime excellent ne partage pas ce jugement, car il s'évalue en fonction d'exigences plus élevées. Cette marge d'autonomie dans l'interprétation du verdict scolaire a une grande importance subjective. Les individus et les familles sont, à échec égal (selon les critères de l'école), très inégalement capables de se distancer de ce jugement, de le relativiser, le minimiser, voire le contester. Outre leur rôle crucial dans l'économie psychique des personnes et des familles, ces prises de distance alimentent un courant permanent de contestation de la norme institutionnelle.
Dans aucun système, les normes et les formes d'excellence dont dépendent la réussite scolaire ne font en effet l'unanimité, pas plus que les niveaux d'exigence et les seuils qui séparent un élève suffisant d'un élève en échec.
Les standards institués sont parfois ouvertement combattus. Plus souvent encore, ils sont interprétés de façon partiale par ceux qui n'y adhèrent pas. Partout, une partie des élèves, des parents, des enseignants, des cadres scolaires pensent et affirment :
La démocratie autorise à contester la loi, mais ne donne pas le droit de s'en affranchir à son gré aussi longtemps qu'elle est en vigueur. Une norme sans cesse contestée par ceux qui doivent l'appliquer ou la subir perd de sa force et de sa légitimité. Cela peut favoriser un certain flottement dans les représentations sociales des formes et des normes légitimes d'excellence scolaire. On doit s'interroger sur ses effets pervers :
On pourrait donc rêver d'un système éducatif qui construirait tranquillement un large consensus sur les finalités de l'école et donc la définition de la réussite, puis s'y tiendrait, de façon cohérente, durant au moins dix ans Hélas, les choses se passent en général de façon moins harmonieuse. Les objectifs de la scolarité suscitent toujours des représentations antagonistes. Aucune vision des finalités de l'école ne règne sans partage. Elle fait, bien au-delà de son adoption légale, l'objet de critiques et de contre-propositions. La contestation est parfois méthodologique ou théorique, mais le plus souvent, philosophique, idéologique, politique.
Sur cette toile de fond, il n'est guère étonnant que certains enseignants se sentent libres de ne pas adhérer aux normes d'excellence et aux procédures d'évaluation en vigueur et, surtout, de les mettre en uvre sans conviction, parfois pour adoucir, parfois pour durcir les exigences officielles, souvent pour infléchir les pondérations et privilégier une interprétation qui, parfois, est favorable aux élèves en difficulté, parfois accroît indûment la sélection.
Cette marge d'interprétation et d'infléchissement des normes existe aussi chez les juges et les policiers, par exemple, mais elle surprend toujours ceux qui pensent que la loi est la loi. Même dans les métiers qui reconnaissent une certaine autonomie aux professionnels, elle ne vas pas, en principe, jusqu'à les affranchir des règles communes. Aucun système éducatif n'étend par exemple la liberté des enseignants au libre choix des finalités et des contenus de l'enseignement. Or, c'est bien le programme qui est censé dicter les formes et les normes d'excellence scolaire qui définissent la réussite.
Salariés d'une organisation, qu'elle soit privée ou publique, nationale ou locale, les enseignants sont censés servir ses objectifs, respecter le curriculum et appliquer les standards qui en découlent. Toutefois, leur statut, la nature de leur travail, l'opacité des pratiques pédagogiques et la faiblesse du contrôle donnent aux professionnels une assez grande latitude quant à la mise en uvre, au quotidien, tant des programmes que des exigences. À des textes ambigus et/ou contestés s'ajoutent donc des pratiques d'enseignement et d'évaluation qui prennent leurs aises face à ces textes, parfois en déniant leur validité, parfois en sollicitant fortement leur sens, parfois en les ignorant.
En raison de cette distance entre curriculum prescrit et curriculum réel, nombre de débats nationaux sur les programmes et les critères de réussite n'ont, quelle qu'en soit l'issue, guère d'influence sur les pratiques. La prise de conscience de ce découplage entre les intentions et le fonctionnement effectif du système éducatif conduit périodiquement à un durcissement des règles, à des stratégies de " mise au pas " des enseignants, à un accroissement du contrôle bureaucratique et de la redevabilité. Ces tentatives suscitent des oppositions et avivent les tensions entre organisations professionnelles et employeurs, mais aussi entre diverses fractions du corps enseignant aussi bien qu'entre les parents.
N'oublions jamais, en effet :
Revenir au curriculum ne résout donc pas tous les dilemmes quant à la définition de la réussite scolaire, dans la mesure où il fait lui-même l'objet de controverses et d'interprétations divergentes. Se référer au curriculum et aux finalités est cependant la seule manière cohérente de poser la question des critères de réussite : tout le curriculum et rien que le curriculum !
Le débat sans cesse renaissant et actuellement très vif sur les critères de réussite témoigne, à sa façon, de la difficulté des démocraties à :
Le projet du système scolaire s'incarne dans son curriculum, ensemble d'objectifs et de contenus de formation. En dépit des controverses à ce propos, jamais éteintes, le curriculum est consigné dans des textes qui ont force de loi et auxquels on ne peut faire dire n'importe quoi, même s'il subsiste une marge d'interprétation. Il me paraît sage de prendre l'état du curriculum comme la référence ultime à laquelle rapporter les formes et les normes d'excellence scolaire.
Cela pourrait aller sans dire. En réalité, entre l'énoncé du curriculum formel et chaque jugement d'excellence porté sur un élève particulier, les étapes intermédiaires sont nombreuses. Chacune prête à des dérives possibles, souvent de façon peu visible et difficile à établir :
Aucun de ces choix n'est fait au hasard, mais les enjeux sont assez complexes et divers pour qu'il soit possible de perdre le curriculum de vue, d'inventer des normes qui doivent davantage à la tradition scolaire, aux contraintes de fonctionnement, à des choix méthodologiques ou à des considérations politico-stratégiques qu'à une lecture rigoureuse des programmes.
Il importerait au contraire :
Les difficultés méthodologiques et les préoccupations tactiques ne justifient aucun renoncement. Les risques, déjà réels au quotidien, de réduire le curriculum à son noyau cognitif traditionnel seraient fortement accentués par des épreuves privilégiant les acquis les plus mesurables et renonçant à prendre en compte raisonnement, compétences, attitudes, rapport au savoir, développement social ou dimension réflexive.
Il est à cet égard très discutable de dissocier réussite scolaire et réussite éducative. La réussite scolaire devrait coïncider avec l'ensemble des missions de l'école, donc couvrir une partie de l'action éducative, dans la mesure où l'on demande à l'école de l'assumer. Il serait préférable que cette attente soit explicite et relève des objectifs de formation, au sens le plus large, plutôt que de rester dans un non dit qui empêche l'école de se donner les moyens de ses ambitions éducatives, comme on le voit à propos de la citoyenneté. Il conviendrait aussi de rompre avec une distinction simpliste entre une instruction qui serait essentiellement cognitive et une éducation qui serait essentiellement affective, sociale ou relationnelle. Tous les apprentissages fondamentaux associent, d'une part, des concepts, des connaissances, et, d'autre part, un rapport au monde, un projet, des attitudes, des valeurs. Bien malin qui pourrait dire, par exemple, si travailler le rapport au savoir, la curiosité, le droit à l'erreur ou la capacité de formuler des hypothèses relève de l'instruction ou de l'éducation. L'éducation n'est pas seulement physique, musicale, artistique, civique, morale, religieuse, elle est aussi mathématique, linguistique, scientifique, historique, géographique, épistémologique. Le double sens du concept de " discipline " devrait nous rappeler que la connaissance n'est pas dissociable d'un rapport au monde, à soi et aux autres.
On ferait donc bien de ne pas remettre en selle une opposition simpliste et dépassée entre l'éducation et l'instruction et de prendre acte du fait que, si l'on persiste à établir une distinction, elle ne correspond pas et n'a jamais correspondu à un strict partage des tâches entre l'école et la famille. Dès sa naissance, l'école s'est définie comme une entreprise éducative, que ce soit dans le registrer religieux ou civique. Elle est d'emblée intervenue sur le même terrain que les familles, en partie pour prolonger ou " redresser " leur action éducative. Limiter l'école à la transmission de savoirs, c'est méconnaître sa mission de civilisation, avec toute l'ambiguïté de ce programme : libérer et normaliser. Bref, éducatif et scolaire ne sont pas antinomiques et il n'y a aucune raison de limiter la réussite scolaire aux apprentissages les plus traditionnellement associés à l'idée d'instruction.
Par ailleurs, l'école n'a pas le monopole de l'instruction. Une partie des savoirs et savoir-faire en apparence les plus " scolaires " sont en partie construits en dehors de l'école, notamment dans les familles, à commencer par le savoir-lire. Qu'il s'agisse d'éducation ou d'instruction, on n'échappera pas à la nécessité de faire la part spécifique de l'école dans un ensemble d'influences - favorables ou défavorables -dont elle ne peut être tenue pour seule responsable ou comptable.
Est-il pour autant pertinent de définir une " réussite éducative globale ", incluant l'action de l'école, mais prenant en compte le travail des autres instances, la famille, les médias, le réseau associatif, la communauté, les clubs sportifs, etc. ? Le regain d'intérêt pour l'éducation citoyenne ou la vogue de l'éducation à la santé semblent justifier cet élargissement. Notons toutefois qu'on ne saurait évaluer la réussite éducative de la société sans normaliser la définition d'une éducation réussie.
Alors que chaque société moderne se donne une définition formelle de la réussite scolaire, concrétisée dans le curriculum et les normes d'excellence, il n'existe rien d'équivalent pour la réussite éducative globale. Tenter de la mesurer mettrait en évidence la diversité des conceptions de la vie et donc de l'éducation qui coexistent dans une société pluraliste. Les préventistes, les hygiénistes, les écologistes, les spécialistes de la sécurité routière ou de la violence, les éthiciens, les économistes, les psychologues tentent tous de définir la bonne éducation comme celle qui préserve ce qui leur importe : la santé, l'environnement, l'intégrité, la paix, la justice, la croissance, l'équilibre, le bonheur, etc. Chacune des ces normes est soit ouvertement combattue, soit déniée en pratique. Vouloir mesurer la réussite éducative d'une société menacerait le pluralisme des valeurs, des modes de vie, des degrés et des styles d'intégration. Le " Meilleur des Mondes " ne serait pas loin.
La scolarisation obligatoire et le développement d'une législation qui définit les finalités et le curriculum de l'école ont produit une exception historique. On peut cerner la réussite scolaire parce que l'école est une institution publique, à laquelle la société assigne, dans le cadre de la constitution et de la législation, des objectifs définis de formation, d'éducation, de socialisation, de qualification.
Noyer le concept relativement clair de réussite scolaire dans la nébuleuse " réussite éducative " ne peut que brouiller les cartes, en mettant sur le même plan une volonté politique affirmée et explicite, issue de procédures démocratiques et des entreprises éducatives plurielles, qui n'ont pas le même statut juridique. C'est aussi mettre en question la démarcation historique entre ce qui relève de la société globale et ce qui relève de communautés plus spécifiques, qu'elles soient religieuses, linguistiques, ethniques ou simplement familiales.
La volonté de parler de réussite éducative plutôt que de réussite scolaire pourrait contribuer à privatiser ou à " commmunautariser ", sinon l'école, du moins ses mission. Peut-être l'existence d'un système éducatif poursuivant des finalités assignées par la loi correspond-elle à un moment de l'histoire des sociétés modernes. On perçoit la tendance à transformer l'école en simple service offrant aux familles ou à d'autres communautés des ressources bon marché pour éduquer leurs enfants à leur manière. Qu'on accepte alors les implications de ce choix : il y aura autant de conceptions de la réussite éducative que de familles ou de communautés.La société se bornera alors à offrir à chacune certains moyens de réaliser son propre projet éducatif, de la même façon que les transports publics facilitent les déplacements sans dicter leur destination aux voyageurs. Dès lors que chacun viendrait chercher à l'école ce qu'il veut et s'en retirerait quand il le juge bon, la notion de réussite scolaire n'aurait plus de " sens commun ", elle désignerait le succès des stratégies de scolarisation de telle ou telle famille, comme la réussite économique désigne le succès d'une personne ou d'une firme face à la concurrence.
Ou alors, variante totalitaire ou intégriste, les parents et les autres adultes deviendraient les agents d'une entreprise éducative unifiée. Dans un pays qui a rompu avec tout pluralisme, tous les éducateurs sont censés couler les êtres humains dans le même moule. On peut alors définir la réussite éducative : c'est ce que le parti, la junte militaire ou l'église au pouvoir définissent comme telle. Faut-il souligner que cette unanimité autoritaire dans la vision de l'éducation est associée aux pires moments de l'histoire humaine ?
En résumé, la réussite scolaire, sous sa forme actuelle, n'a de sens qu'articulée à :
On peut comprendre que des sociétés minées par l'individualisme, les conflits ethniques ou les incivilités soient tentées de définir une réussite éducative plus globale que celle de l'école. Qu'on ne se cache pas alors qu'on touche au difficile équilibre entre culture commune et diversité. L'idée de " réussite éducative " a une signification éminemment politique, cessons d'être naïfs à ce propos ! C'est d'une conception de la démocratie qu'il est question.
Faire réussir chacun quels que soient les critères de
réussite
Les débats et combats sur le curriculum, les normes d'excellence et les critères de réussite sont légitimes, mais ils détournent souvent et longuement de l'essentiel : la recherche d'une école plus efficace et plus juste.
Lorsque des personnes discutent longuement de ce qu'elles vont faire ensemble, sans parvenir à un consensus, il arrive souvent que l'une dise : " Faisons ceci ou cela, peu importe, mais arrêtons de discuter ". Ce mécanisme de régulation ne fonctionne pas à l'échelle du système éducatif, pour deux raisons :
1. Le consensus à trouver n'est pas purement pratique, il y a des enjeux idéologiques majeurs et des intérêts divergents. Si bien que nul n'est prêt à cesser le combat.
2. Le débat sur l'école, ses finalités et les critères de réussite n'empêche pas son fonctionnement.
Ce débat permanent capte d'immenses énergies, qui sont ainsi détournées d'un autre problème, peut-être plus important : comment faire réussir chacun quels que soient les critères de réussite ? Comment rendre l'école plus juste et efficace (Crahay, 2000) ?
On pourrait se demander si la passion mise à débattre des finalités de l'école et des critères de réussite n'est pas une façon de masquer notre impuissance à les atteindre, ou de refuser toute mise en question des méthodes et de l'organisation du travail, en déplaçant le débat sur des questions idéologiques moins menaçantes ou décourageantes.
La solution ne consiste pas à séparer les débats. La façon de définir les normes d'excellence scolaire, les exigences et les critères de réussite peut favoriser ou entraver la lutte pour la démocratisation des études et plus globalement de l'accès aux savoirs. On peut en donner trois exemples :
1. La démocratisation de l'enseignement passe par des curricula allant à l'essentiel, visant des objectifs de formation explicites et raisonnables. Il importe que les critères de réussite soient mis en cohérence et notamment qu'ils donnent la priorité à des apprentissages essentiels et durables, par opposition à l'addition de performances facilement mesurables, mais qui résulteraient d'un apprentissage par cur, d'une forme de drill, bref d'une pédagogie bancaire qui considérerait les savoirs et les compétences comme des acquis isolés, à travailler et évaluer l'un après l'autre. L'approche par compétences devrait inciter à aller dans ce sens (Perrenoud,1997 a ; Roegiers, 2000).
2. Privilégier des didactiques constructivistes et des dispositifs pédagogiques créant des situations d'apprentissage fécondes n'est pas compatible avec des critères de réussite qui donnent la priorité à des tâches simples, fermées, individuelles. Pourquoi apprendrait-on à réfléchir, à faire des hypothèses, à affronter la complexité du réel au moment de l'apprentissage, s'il faut répondre correctement à un QCM au moment de l'évaluation ?
3. Développer une organisation du travail scolaire mise prioritairement au service d'une pédagogie différenciée, c'est notamment éloigner les échéances évaluatives, travailler en cycles d'apprentissage pluriannuels (Perrenoud, 1997 b, 2002) et autoriser une diversification des parcours (à ne pas confondre avec celle des objectifs de la formation). Il faut que l'évaluation se fasse formative tout au long du cycle et porte, en fin de cycle d'apprentissage, sur des acquis essentiels et durables.
Certains systèmes éducatifs peuvent actuellement être pris en flagrant délit de contradiction : ils affirment vouloir accroître l'efficacité de l'action pédagogique, et ils prennent des mesures - notamment quant aux critères de réussite - qui vont à fins contraires. C'est le cas par exemple lorsqu'ils privilégient les acquis démontrables à court terme ou qu'ils poussent les établissements à se débarrasser au plus vite des élèves en difficulté pour améliorer leur taux de réussite à l'examen final.
Dans le cadre de la lutte contre les inégalités et l'échec scolaires, il est donc pertinent et urgent de débattre des critères de réussite et de leur mise en cohérence avec les stratégies les plus prometteuses.
À ce propos, trois remarques méritent d'être formulées :
1. Des critères de réussite favorables à des pédagogies actives, différenciées et constructivistes et à une évaluation formative, ne sont que des conditions nécessaires. Réaliser ces conditions ne dispense pas de travailler sur le cur du problème : comment optimiser l'organisation du travail, les situations didactiques, la prise en compte des différences, les régulations formatives. Il serait absurde d'attendre que les critères de réussite soient entièrement satisfaisants pour travailler sur ces questions.
2. Il importe de ramener constamment le débat sur les critères de réussite à cette approche pragmatique : permettent-ils ou entravent-ils des stratégies de formation efficaces ? Sont-ils ou non cohérents avec les conceptions les plus prometteuses de l'apprentissage et du curriculum ? En démocratie, les finalités de l'école et les critères de réussite sont des choix politiques, devant lesquels les enseignants et les chercheurs doivent s'incliner. Ils peuvent en revanche dire en quoi et expliquer pourquoi certaines orientations sont en contradiction avec l'ambition déclarée de rendre l'école plus juste et efficace.
3. Une partie des enjeux sont les mêmes dans tous les systèmes, quels que soient les gouvernements au pouvoir, le curriculum ou les critères de réussite. On peut donc viser une certaine continuité dans la recherche et l'innovation, par exemple pour la lecture ou en mathématique, sans cesser de réfléchir à chaque changement de ministère ou de programme. Dans une large mesure, les objectifs de la formation sont assez semblables. Le problème majeur est qu'on ne parvient pas à les atteindre pour tous les élèves.
L'enjeu politique majeur est de continuer à démocratiser l'enseignement. L'enjeu théorique majeur reste, du coup, d'expliquer les inégalités de réussite scolaire, autrement dit de comprendre pourquoi certains réussissent à l'école et d'autres échouent, en particulier lorsque les conditions de scolarisation semblent les mêmes.
On ne peut, ce faisant, ignorer que la réussite est elle-même un jugement porté par une institution, à distinguer rigoureusement de ce que savent ou savent faire les élèves " en réalité ". L'explication des inégalités ne peut faire abstraction de cette construction sociale de la réussite et de l'échec. Si chacun reste libre de définir la réussite scolaire " idéale " à sa guise, la définition institutionnelle a force de loi et exerce, qu'on y adhère ou non, une forte influence sur le sort des élèves (progression dans le cursus, orientation, certification, etc.).
On l'a vu, la définition institutionnelle de la réussite et des formes et normes d'excellence scolaire varie selon les systèmes éducatifs et, au sein de chacun, selon les époques. Elle n'est pas d'un seul tenant, elle se décline au contraire selon les ordres d'enseignement, les filières et les disciplines. Chaque jugement de réussite porté sur un élève se fonde sur les formes et des normes d'excellence institutionnellement définies, mais résulte aussi d'une transaction - à armes inégales - entre les acteurs concernés, dans laquelle intervient leur propre représentation de la réussite et de l'échec.
La définition institutionnelle est non seulement modulée dans son interprétation et son application, mais ouvertement ou sourdement contestée par une partie des acteurs. Ceux qui refusent soit les finalités de l'école, soit le curriculum qui leur est associé, soit sa traduction en formes ou normes d'excellence, soit les exigences (le niveau) qui fixent le seuil séparant la réussite de l'échec, soit les procédures d'évaluation, soit encore les conséquences d'un échec (redoublement, exclusion, sélection, orientation, non certification ou stigmatisation). Chaque réforme du curriculum, chaque débat sur les structures ou sur la démocratisation avive les affrontements à propos de ce que devrait être la définition institutionnelle de la réussite scolaire.
Depuis un peu plus d'une décennie, le débat sur l'efficacité ou l'efficience des systèmes éducatifs, le développement de la reddition de comptes et l'essor des enquêtes internationales de type PISA ajoutent à ce concert discordant un élément nouveau : une double définition institutionnelle de la réussite. Il y a d'un côté celle qui régit l'évaluation scolaire au quotidien, les épreuves et examens " normalement " organisés par l'école. Et de l'autre celle à laquelle se réfèrent les organismes gouvernementaux ou internationaux lorsqu'ils évaluent les établissements ou les systèmes éducatifs.
Pour des raisons différentes, chacune de ces conceptions déforme et appauvrit le curriculum. Non seulement au moment d'évaluer les acquis, mais au moment d'enseigner, de fixer des priorités et des exigences. Ne dit-on pas que " l'évaluation est le vrai programme " ?
La tension et les contradictions entre ces deux définitions de la réussite sont porteuses d'effets pervers. Comment par exemple écarter la tentation de donner une priorité croissante à ce que les enquêtes internationales ou les comparaisons entre établissements mettent en évidence ?
Plutôt que de jongler avec des indicateurs et de sauver les apparences, les systèmes éducatifs feraient bien de clarifier leurs objectifs de formation et de mettre l'évaluation en accord avec ces objectifs plutôt que l'inverse. Le curriculum devrait rester premier et l'évaluation se borner à discerner lucidement s'il est assimilé de façon intelligente et durable, au-delà des routines scolaires et sans devenir étroitement dépendant des palmarès.
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