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Pourquoi et comment rendre
les établissements scolaires
innovateurs ?
Faculté de
psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2003
I. L'établissement scolaire entre mandat et projetII. Quelques éléments d'une conception réaliste de l'innovation
Pourquoi la société ou une organisation changent-elles ? Et pourquoi ne changent-elles pas ? Ces deux énigmes sont au coeur des sciences sociales. Les sociétés et les organisations changent, mais en conservant une identité, une structure, une culture, alors même que les acteurs se renouvellent, évoluent, apprennent. L'on peut s'étonner aussi bien de l'évolution que de l'invariance, parce que ce sont deux faces d'une même réalité, le changement dans la continuité.
L'innovation telle qu'elle est comprise ici est une stratégie volontariste de certains acteurs pour favoriser, voire provoquer certains changements. Pour avoir quelques chances de succès, les innovateurs doivent identifier les facteurs qui leur sont favorables, les leviers sur lesquels ils peuvent agir, les processus dont ils peuvent prendre le contrôle. Ils doivent comprendre aussi quelles sont les forces qui font obstacle au changement. Comprendre comment un système change, c'est comprendre aussi pourquoi les acteurs et les organisations résistent au changement. Toutefois, on le verra, disqualifier d'emblée cette résistance en la considérant comme irrationnelle est le plus sûr moyen de ne pas innover.
Jusqu'aux années 1970, la recherche de stratégies efficaces d'innovation n'était pas une préoccupation particulièrement vive, sauf, déjà, dans le domaine des technologies et de l'organisation du travail dans les entreprises. Le projet de favoriser et de maîtriser le changement s'est étendu progressivement à tous les secteurs de la vie économique et sociale, et notamment à l'école. Il ne s'agit pas seulement de l'accélération des réformes globales du système éducatif, mais de la multiplication des stratégies d'innovation régionales ou locales, liées sans doute, en France du moins, à la décentralisation progressive du système éducatif et au nouveau statut des établissements.
Plus on essaie de faire changer les systèmes sociaux, plus on se rend compte que c'est moins simple qu'on ne le croyait. En sciences et en technologie, il suffit peut-être d'avoir des objectifs clairs, des méthodes rationnelles de recherche et d'expérimentation et assez d'argent pour développer de nouveaux matériaux, de nouveaux procédés, de nouveaux produits. Dans les secteurs qui dépendent davantage des représentations des acteurs et du sens qu'ils accordent à leurs pratiques, le changement est moins facile à piloter. Notamment parce que sa nécessité, son rythme et ses finalités ne font pas l'unanimité, que certains acteurs travaillent au changement alors que d'autres y résistent activement et tentent de neutraliser les efforts des premiers.
C'est pourquoi il n'est pas conseillé de se lancer dans l'innovation tête baissée, sans stratégie. Tout activisme est vain si l'on ne comprend pas comment fonctionnent les organisations. Les innovateurs ont intérêt à s'armer d'un peu de psychologie et de sociologie des représentations, des pratiques, du travail, des organisations et des processus de changement.
Tenter d'innover, c'est souvent risquer de ne pas arriver à ses fins. Certains aiment le combat pour le changement, quelle que soit son issue, et vivent assez bien les revers. Sachant qu'on ne peut gagner toutes les batailles, ils sont toujours prêts à remettre un projet sur le métier. D'autres, de déceptions en renoncements, finissent par devenir conservateurs, amers ou cyniques. Ils se disent : " On ne m'y reprendra plus, j'ai passé plusieurs années de ma vie à faire réussir quelque chose d'intéressant et il n'en reste rien ; ils n'ont pas voulu en entendre parler ". " Ils ", ce sont, selon les cas, les enseignants, les cadres, les parents, voire les élèves, bref les autres, tous les empêcheurs d'innover.
L'innovation part d'une intention, d'un projet, et passe par un travail, un investissement subjectif dans une " stratégie de changement ". Il faut se dépenser pour convaincre, gagner l'adhésion d'acteurs déterminants, dépasser blocages et conflits. Nul ne peut innover sans états d'âme, sans y croire, sans former des espoirs et prendre le risque d'être déçu. On parle maintenant de " l'intelligence émotionnelle " dans les organisations. L'expression est discutable, mais elle désigne une réalité : dans les organisations humaines, l'innovation et la résistance à l'innovation suscitent des émotions positives et négatives, au gré des victoires et des défaites, des alliances et des trahisons, des attentes, des espoirs, des souffrances, des rognes, des rages, des conflits, des solidarités qui se font et se défont. L'innovation est une affaire humaine, qui concerne des êtres rationnels, mais pris aussi dans une culture, des réseaux de relations, une quête d'identité et d'estime de soi, une recherche de tranquillité, de sécurité aussi bien que d'accomplissement, un besoin d'autonomie aussi bien que d'affiliation et de reconnaissance
Notre laboratoire de recherche LIFE (Laboratoire Innovation-Formation-Education) vise à étudier l'innovation en éducation et formation comme un objet scientifique parmi d'autres, mais aussi à contribuer au développement des savoirs d'innovation. L'idée est que les innovateurs auraient intérêt à disposer de savoirs et de savoir-faire particuliers, permettant d'optimiser leurs interventions et leurs stratégies. Si l'on s'improvise innovateur, la désillusion est souvent au rendez-vous. Aujourd'hui, il y a davantage d'apprentis sorciers que d'experts en innovation.
L'échec ou le semi-échec de la plupart des réformes scolaires en atteste, au niveau du système éducatif dans son ensemble. Les ministères tiennent un discours volontariste et tentent de piloter la conception et la mise en uvre des réformes scolaires, mais la plupart des bilans sont assez mitigés. Beaucoup de réformes se perdent dans les sables. De l'immense énergie investie au départ, que reste-il 5 ou 10 ans après ? Les pionniers sont partis, les ministres ont changé, on ne sait même plus exactement ce que les innovateurs voulaient faire. Il en va de même à l'échelle de réseaux plus limités ou des établissements, même si les tentatives de changement sont moins médiatisées. La mémoire est courte dans les organisations, une innovation chasse l'autre, masquant son échec relatif.
Le tableau que je dresse n'est pas optimiste. L'échec des innovations s'explique parfois par un rapport de forces clairement défavorable, et non par une analyse trop courte des conditions et des alliances possibles. Mais le premier savoir d'innovation est de ne pas se lancer tête baissée dans un projet dont les chances sont quasi nulles et dont le seul effet est d'engendrer des blessures inutiles et de démobiliser pour longtemps les acteurs qui y ont cru.
La réussite n'est jamais assurée, mais il arrive que les choses soient jouables, que l'issue soit ouverte. L'intelligence et la lucidité de ceux qui tentent le piloter le processus peuvent alors faire la différence. Selon leurs choix, l'innovation s'enlisera, se bloquera, ou au contraire continuera. Ils auront d'autant plus de chances d'aboutir qu'ils auront des outils pour analyser le champ de forces, anticiper les obstacles et concevoir des stratégies sensées.
Un chef d'établissement a déjà besoin de tels outils pour maintenir le microsystème dont il est responsable en état de marche. Parfois, il innove juste pour sauvegarder l'essentiel. Nouvelot (1988) a montré que l'innovation est dans certains cas " garante de l'équilibre ", qu'elle peut apporter une solution à certains conflits. On ne peut donc établir une stricte séparation entre gérer l'existant et faire évoluer les pratiques et les structures. Cependant, un chef d'établissement passé maître dans l'art de faire fonctionner son organisation ne saura pas nécessairement la faire évoluer, en particulier si son mode de gestion s'appuie sur l'individualisme (Gather Thurler, 2000) ou s'il a l'habileté de ne jamais heurter de front l'attachement de chacun à ses habitudes. Aucune innovation importante ne se passe dans le consensus et la sérénité, il n'est pas possible de maintenir l'illusion de la grande famille unie lorsque l'opportunité, le sens et le coût du changement divisent les esprits.
Les chefs d'établissement qui reconnaissent ouvertement les problèmes, ne fuient pas les conflits et acceptent que la vie s'accompagne d'un certain désordre (Alter, 1990) paraissent mieux préparés que d'autres à piloter le changement. Les savoirs d'innovation ne sont pas des recettes, ni même des procédures. Chaque établissement est un univers singulier, qui a une histoire et une dynamique propres. Les outils sont donc avant tout des concepts, des savoirs, des grilles d'interprétation de ce qui se passe, des modèles plus ou moins intuitifs permettant d'anticiper et d'avoir un temps d'avance sur les événements.
Au-delà des outils, l'atout le plus précieux est d'avoir une posture et une pratique réflexives. Je renvoie sur ce point à " Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant, professionnalisation et raison pédagogique " (Perrenoud, 2001 a). Cette approche peut concerner les chefs d'établissement à un double titre :
1. L'innovation viendra dans une large mesure des enseignants ; le chef d'établissement ne peut innover à leur place, sauf en matière d'infrastructures, de structures et de ressources ; même alors, si ses initiatives se sont pas comprises et relayées par les professeurs, il ne se passera pas grand-chose ; or, une posture réflexive des professeurs, alliée à un bon niveau de formation en didactique et en pédagogie, reste la plus sûre ressource pour une innovation durable.
2. Comment pourrait-on demander aux enseignants d'être réflexifs, si l'encadrement ne l'est pas ? Il ne suffit pas de " montrer l'exemple ", la posture réflexive est un outil de travail dans tous les métiers et devient indispensable s'ils ont une dimension stratégique.
Levons un malentendu : tout le monde réfléchit dans le cadre de son travail, en particulier dès qu'il doit résoudre un problème inédit. Travailler, c'est penser (Hubault, 2001). Le praticien réflexif va plus loin, il prend systématiquement sa propre pratique et les raisonnements professionnels qui la sous-tendent comme objets de sa réflexion. La réflexivité est la capacité de se regarder marcher, agir, décider, affronter les difficultés et de faire évoluer ses savoirs et ses pratiques à partir de ce retour sur soi.
Aucune pratique réflexive ne permet de tout comprendre à partir de sa seule expérience. Maîtriser les processus d'innovation, c'est donc aussi confronter ses expériences à celles d'autres innovateurs et s'approprier des savoirs issus de la recherche en sciences sociales. Le tout pour mieux jongler avec la complexité des organisations et l'ambivalence des acteurs, y compris celle des innovateurs, qui connaissent aussi leurs moments de doute ou de lassitude (Alter, 1993). Tout innovateur, qu'il soit professeur ou chef d'établissement, peut par moments se retrouver dans cette idée de Woody Allen : " L'avenir contient de grandes occasions. Il révèle aussi des pièges. Le problème sera d'éviter les pièges, de saisir les occasions et de rentrer chez soi pour six heures ".
Il importe que la vie des innovateurs reste vivable, qu'ils n'y sacrifient pas tous leurs week-ends, toutes leurs soirées, au risque de détruire leur vie de famille. On sait que celle des policiers est assez menacée. Celle des innovateurs peut l'être aussi. L'innovation est un " sur-travail ", elle exige d'en faire plus, beaucoup plus que le minimum. Fonder l'innovation sur une expertise spécifique pourrait, sans en faire un " job de routine ", la rendre vivable. Ce qui ne peut qu'accroître ses chances : pour innover, il faut durer, les feux de paille ne changent rien de décisif. Un système ne change pas durablement si les acteurs innovent durant six mois pour se reposer ensuite six ans, complètement épuisés. Il faut tenir la distance, avoir de la ténacité, de la persévérance, raisonner comme un coureur de fond plutôt que comme un sprinter, parce que les changements durables ne se jouent que sur le long terme, plusieurs années scolaires, peut-être dix ans. Durant tout ce temps, il faut être là, essuyer quelques tempêtes, garder le cap, profiter des accalmies, garder de la distance, voire de l'humour. Les innovateurs efficaces ne sont pas maximalistes, ils composent, ils écoutent, ils continuent à exister comme personnes, avec une vie privée et d'autres intérêts que le travail. Ce n'est pas évident, parce qu'un chef d'établissement qui lance une innovation a l'impression de la tenir à bout de bras et imagine volontiers que tout pourrait s'effondrer s'il ne venait pas à une séance ou s'il s'autorisait, une demi-journée par semaine, à lire et à écrire chez soi, sans téléphone. Les savoirs d'innovation consistent aussi à repérer les moments stratégiques et ceux qui permettent de se détendre. L'activisme et la tension sont comme toutes les bonnes choses : il ne faut pas en abuser. L'un des savoirs d'innovation les plus précieux est de savoir quand lâcher prise.
L'innovation est inévitablement créatrice de conflits. Piloter un processus d'innovation consiste notamment à gérer des tensions, des oppositions. Il est extrêmement rare que chacun des acteurs concernés ait intérêt à innover. Gardons-nous des stéréotypes. Les conservateurs ne sont pas toujours des professeurs à deux doigts de la retraite, et tous les jeunes professeurs ne sont pas de fougueux innovateurs. Il y a des débutants qui n'ont pas intérêt à innover, parce qu'ils arrivent tout juste à " tourner " ou protègent leur vie extraprofessionnelle. Il y a des professeurs bien installés qui ont intérêt à innover, parce qu'ils dominent la situation, s'ennuient et cherchent à renouveler leur vie professionnelle. Il y a des paumés qui n'ont pas intérêt à innover, parce qu'ils imaginent que ce serait encore pire que ce qu'ils vivent déjà, à tort ou à raison. Et d'autres qui se jettent dans l'innovation comme seule planche de salut.
Il faut assumer le fait que l'innovation divise, il faut, comme chef d'établissement, prendre son parti de ce côté conflictuel et l'utiliser. Alter (2000) conceptualise le rôle de certaines directions comme un rôle d'arbitrage subtil entre les innovateurs et les conservateurs. Utiliser les innovateurs parce que, sans eux, rien ne bouge, tout en tempérant leurs ardeurs, de sorte que le peloton ne s'étire pas trop.
À partir de ce préambule, voici les trois grands volets que je vais aborder comme autant de contributions aux savoirs d'innovation des chefs d'établissement :
1. L'établissement scolaire entre mandat et projet. Dans le monde du travail, on n'a pas toujours attendu des filiales ou des subdivisions qu'elles soient des foyers d'innovation. L'innovation était descendante. On demande aujourd'hui aux services comme aux établissements d'avoir un projet, une politique et une force d'innovation. Est-ce bien raisonnable ?
2. Quelques éléments de base d'une théorie de l'innovation, qui me paraissent de nature à éviter les erreurs les plus grossières. Dans un jeu télévisé, il y a des concurrents qui sont éliminés à la première question et d'autres à la dixième. Cela fait une immense différence. Pour rester dans la course le plus longtemps possible, il faut être le moins naïf possible.
3. Le sujet principal : innover au cur de l'établissement scolaire, est-ce une question d'organisation ? Je vais répondre par l'affirmative, mais en identifiant certaines conditions.
À un extrême, un établissement scolaire privé est une organisation dont l'autonomie n'est limitée que par la loi, le jeu du marché, les choix des " consommateurs ". Une école privée non confessionnelle, commerciale, qui cherche des clients solvables est et se comporte comme une entreprise. Si elle a un projet, ce dernier ne s'inscrit pas dans celui d'un réseau. Il guide simplement la stratégie de l'entreprise face aux concurrents, au recrutement des maîtres, aux publics potentiels. Ce projet peut se limiter à peu de choses : survivre, maintenir les emplois, dégager des bénéfices. Mais il y a parfois des dimensions plus pédagogiques ou philosophiques, notamment dans certaines écoles alternatives.
À l'autre extrême, l'établissement n'est qu'une succursale, un site, une " unité de production ", simple rouage d'une organisation plus vaste, nationale ou régionale. Entre ces deux extrêmes, l'établissement peut appartenir à un réseau, mot assez ambigu, qui évoque des liens entre établissements, voire une organisation fédérative, mais sans structure hiérarchique. Les grands réseaux scolaires évoluent cependant souvent de la fédération d'établissements autonomes vers des dépendances plus fortes à l'égard d'une direction générale du réseau toujours plus présente, appuyée sur une bureaucratie de plus en plus étoffée. C'est une histoire simple : on se met ensemble pour être plus forts et l'on se retrouve avec des chefs qui, au nom du bien commun et de l'unité du réseau, transforment les établissements en postes avancés d'une stratégie d'ensemble. La nuance entre un réseau et une organisation hiérarchisée est parfois ténue, il arrive que la différence relève de l'histoire plus que de la réalité du fonctionnement actuel.
Je vais m'intéresser ici aux établissements qui font partie d'un système ou d'un réseau assez centralisé, avec des objectifs et des programmes identiques, une carte scolaire répartissant les élèves, des statuts unifiés et des modes cordonnés ou centralisés de recrutement des enseignants. Ces établissements sont alors des lieux où l'on met en uvre des politiques et des objectifs décidés dans une large mesure " en haut lieu ". Le problème de leur autonomie se pose de façon plus ambiguë, car ils sont entre mandat et projet.
Pourquoi le système ou le réseau veulent-ils désormais - non sans ambivalences ! - que les établissements soient des " foyers d'innovation " ? Parce que l'on a constitué l'établissement comme acteur au sein du système éducatif et qu'on lui reconnaît des responsabilités spécifiques et une certaine autonomie. Il devient du coup créateur potentiel de l'innovation, notamment à travers son projet.
La France a, en ce domaine, de l'avance sur beaucoup de pays, puisque le projet d'établissement n'a été institué que beaucoup plus récemment dans d'autres pays, par exemple en Belgique ou au Québec. Dans d'autres systèmes, il n'a pas de statut formel, alors qu'en France, il est inscrit dans les textes et exigé de chaque établissement depuis au moins 20 ans (Obin, 1992, 1993). Même si les temporalités diffèrent dans leur détail, c'est le dernier quart du 20e siècle qui voit émerger l'établissement scolaire comme " établissement public d'enseignement ", doté d'une personnalité juridique propre, censé avoir une politique locale originale, cependant compatible avec la politique générale Du coup, l'établissement n'est plus un lieu dit, un site, un bâtiment, mais un acteur collectif, qui rend compte en tant que tel de ses initiatives et notamment de sa capacité d'innover.
Se situer entre mandat et projet ne va pas de soi (Derouet et Dutercq, 1997 ; Gather Thurler, 1998, 2001 ; Perrenoud, 2001 b). Dans un système comme l'enseignement public ou même l'enseignement confessionnel, les établissements ne sont pas des électrons libres, ils accomplissent un travail éducatif conçu à plus large échelle, dont une partie leur est déléguée. Bref, ils sont " sous mandat ". Pourtant, on leur demande d'avoir des projets. Il n'est pas évident de faire cohabiter ces deux postures, dont l'une relève de la dépendance alors que l'autre appelle plutôt autonomie et prise de risques.
On peut se demander si, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à l'innovation, cela ne fait pas peser sur l'établissement des espoirs démesurés, si l'on ne rêve pas de le voir résoudre à lui seul les problèmes que le système ou le réseau n'ont pas su dominer. Pour le savoir, il faut analyser les fondements de cette autonomie. En notant que c'est une problématique très latine, car dans les pays anglo-saxons et du nord de l'Europe, dont le système éducatif n'est pas aussi centralisé, l'on est plutôt en train de créer des standards nationaux et de renforcer les contrôles. On observe donc deux mouvements contradictoires dans le monde de l'éducation, l'un allant vers la centralisation (dans les pays qui jusqu'alors laissaient une large autonomie aux établissements), l'autre suivant le mouvement inverse, dans les pays francophones et latins. Une partie de l'analyse qui suit n'a guère de pertinence dans un pays anglo-saxon.
Sur quoi porte l'autonomie des établissements ? Pour une bonne part, sur des modalités : la gestion budgétaire, la répartition et l'organisation des espaces et des temps de travail, l'engagement du personnel, les partenariats locaux, les horaires. Ce n'est pas négligeable. On voit aussi se développer, dans d'autres pays plus qu'en France, une autonomie dire " curriculaire ", relative aux finalités et aux contenus de l'enseignement. Elle pose le problème de l'unité de la culture scolaire, donc en partie de l'unité nationale. Les pays de tradition centralisatrice estiment qu'il faut garantir que tous parlent la même langue, partagent la même histoire, la même géographie, la même culture littéraire, se reconnaissent comme membres d'un ensemble culturel unifié. D'autres pays, multilingues, multiethniques, multiconfessionnels, donnent plus d'importance aux régions et aux communautés particulières qu'à l'État-Nation et ne voient pas d'inconvénient majeur à accorder une part importante d'autonomie curriculaire aux établissements, bien au-delà des deux heures de parcours diversifiés dans les collèges français.
L'autonomie curriculaire peut se concrétiser sous des formes diverses. Parfois, on donne le droit aux établissements de ne pas prendre en charge certaines parties du curriculum national. Parfois, l'établissement peut introduire de nouvelles disciplines, pour une partie du temps. C'est ainsi que, dans une partie du Québec où vivent des tribus indiennes, un établissement peut développer des enseignements d'anthropologie culturelle, alors que dans la ville de Montréal, l'on se penchera sur des problèmes plus urbains. Le poids et la dotation horaire des disciplines peuvent varier d'un établissement à l'autre, en fonction par exemple du marché du travail local ou régional. L'établissement peut ajouter des finalités propres, en matière de citoyenneté, d'écologie, d'interculturel, par exemple. Le système peut aussi assigner aux établissements des objectifs assez généraux, n'édicter que des " programmes cadres ", que chaque établissement déclinera en un programme spécifique, avec une marge d'interprétation importante en ce qui concerne les contenus, les moyens d'enseignement, les orientations culturelles. On observe aujourd'hui de grandes différences entre nations : des deux heures de parcours diversifiés, qui paraissent déjà beaucoup en France, aux 50% de liberté curriculaire qu'ont les établissements en Pologne post-communiste. Le Québec accorde une autonomie curriculaire pour un quart du programme, le Portugal invente le " curriculum flexible ".
L'autonomie de gestion n'intéresse pas énormément les enseignants, elle représente surtout une marge de manuvre pour les directions d'établissement. Il n'est guère mobilisateur de faire partager au corps enseignant toutes les contraintes de gestion d'un établissement. Les problèmes apparaissent très techniques et chacun sait que les groupes de pression disciplinaires et statutaires veillent au grain et empêcheront de s'écarter des coutumes. Tout semble verrouillé. Une véritable autonomie curriculaire peut en revanche mobiliser une partie des professeurs. Choisir des orientations culturelles et construire un programme partiellement original fait appel à la partie la plus riche de la formation disciplinaire des enseignants. Cette autonomie curriculaire peut aussi favoriser certaines ruptures didactiques : stages, carrefours interdisciplinaires, démarches de projet, partenariats avec la ville et le tissu associatif. Travailler des contenus nouveaux, souvent liés aux problèmes de société ou aux technologies émergentes, peut inciter à renouveler les pratiques d'enseignement et d'apprentissage.
J'ajouterai qu'entre la dimension gestionnaire et la dimension curriculaire, il importerait de mettre en évidence une autre zone importante d'autonomie, relative à l'organisation du travail scolaire et notamment à la structuration du cursus en cycles d'apprentissage pluriannuels. Il ne s'agit là ni de gestion administrative, ni de contenus, mais de la structuration des temps et des espaces de formation (Perrenoud, 2002 a et b).
Quelle que soit la nature de l'autonomie conférée aux établissements, il faut toujours se demander à qui elle profite au bout du compte. Il est extrêmement rare qu'une instance qui détient du pouvoir le partage par simple souci démocratique. Elle agit par calcul, parce qu'elle a plus à perdre qu'à gagner à décider de façon solitaire. Il faut donc s'interroger sur ce qui a conduit à développer une autonomie des établissements qui était loin d'être demandée à grands cris par tous les chefs d'établissement, et encore moins par tous les professeurs.
J'ai développé ailleurs (Perrenoud, 2001 b) huit hypothèses, quatre optimistes et quatre pessimistes.
Quatre hypothèses optimistes
Première hypothèse optimiste : les systèmes ont compris que l'autonomie locale permet de décentraliser les forces et les initiatives d'innovation. Reste à voir si quelqu'un, à la tête du système, y croit durablement et est prêt à en payer le prix. Dans les organisations internationales, dans beaucoup d'associations, beaucoup de congrès, on entend dire qu'il faut que les établissements aient de l'autonomie pour pouvoir inventer des solutions locales et nouvelles, ne pas être pris dans un carcan.
Seconde hypothèse optimiste : l'autonomie des établissements va de pair avec la professionnalisation du métier d'enseignant ; si tout est écrit, prescrit au niveau central, il n'y a plus ni prise de risques, ni créativité, ni identité professionnelle forte ; l'autonomie des établissements n'est lors que l'envers et la condition de l'autonomie des professionnels, une autonomie non pas clandestine, mais reconnue, exercée à ciel ouvert, avec le risque et la responsabilité qui vont de pair. Les enseignants, comme tout le monde, voudraient faire ce qu'ils veulent sans assumer la responsabilité entière de leurs choix. Les administrations voudraient que les établissements et les professeurs choisissent en toute autonomie de faire ce qu'on attend d'eux
Troisième hypothèse optimiste : la recherche sur les écoles efficaces plaide pour une plus forte autonomie des établissements, condition de la mobilisation optimale des ressources pour lutter contre l'échec scolaire. C'est une approche nord-américaine qui se développe maintenant en Europe, des travaux de recherche sur les critères d'efficacité des établissements scolaires, sur " l'effet-établissement ", sur ce qui fait la différence - parfois spectaculaire - entre deux établissements de même type, à public semblable et moyens égaux. Pourquoi certains établissements se débrouillent-ils mieux que d'autres qui ont les mêmes ressources et les mêmes contraintes ? Cela tient peut-être à l'expression d'un " génie propre " qui ne peut se développer que si le carcan bureaucratique n'est pas trop pesant. Il faut des marges d'autonomie pour inventer des solutions efficaces, dans le registre de l'évaluation, du soutien pédagogique, des relations avec les parents, etc. Développer des solutions standardisées à des problèmes particuliers est un gage d'inefficacité.
Quatrième hypothèse optimiste : l'autonomie peut sembler la condition d'un développement organisationnel et professionnel durable. La notion de développement professionnel est relativement récente en Europe, plus familière dans les pays anglo-saxons. Le développement professionnel, ce n'est pas seulement la formation continue, c'est d'abord la capacité des professionnels d'évoluer tout au long de leur carrière, en tant que praticiens réflexifs qui travaillent en équipe. La notion de développement organisationnel désigne le même processus au niveau de l'établissement. C'est alors une collectivité qui se développe, et pas seulement des personnes. Il faut de la liberté pour que le lieu de travail devienne un lieu de développement. On ne raisonne pas souvent en ces termes dans le système éducatif. D'autres secteurs ont pris depuis longtemps l'habitude de considérer les échanges de pratiques, la supervision, les cercles de qualité et l'analyse du travail comme des sources de développement, comme des démarches susceptibles de favoriser une évolution positive des personnes vers plus de sécurité, de compétences, d'identité, plus de bonheur, de communication, mais aussi une évolution de l'organisation. L'école suivrait le même chemin : l'autonomie de l'établissement lui permettrait d'exister comme cadre favorable au développement organisationnel et professionnel.
Quatre hypothèse pessimistes
Première hypothèse pessimiste : la gestion autonome modifie la place des chefs d'établissement et leur donne davantage d'importance. De transmetteurs d'ordres, ils deviennent en partie chefs d'entreprise, tout en restant dans le secteur public ou semi-public, ce qui, pour certains, est assez gratifiant. Il y a une certaine séduction du modèle de l'entrepreneur qui " mène sa barque ". Une partie des chefs d'établissement se reconnaissent dans cette figure et acceptent de prendre le risque de l'autonomie parce que c'est plus gratifiant et plus intéressant.
La question est de savoir si cela bénéficie à l'établissement ou seulement à son chef. Le but n'est pas en effet de permettre au chef d'établissement de se réaliser pleinement. Tout dépend de l'usage qu'il va faire de l'autonomie concédée à l'établissement. Il peut la confisquer à son profit. Quand le système donne une autonomie à l'établissement dans une structure hiérarchique, il la donne formellement à son chef, en lui enjoignant plus ou moins clairement de la partager, et en s'assurant plus ou moins activement que cela se fait. On observe alors divers cas de figure : tel chef d'établissement devient un potentat local, qui dispose souverainement de toute la marge d'autonomie, tel autre prend le risque d'une forme de démocratie interne, avec tous les effets imprévisibles et toutes les difficultés d'une telle aventure, etc.
Seconde hypothèse pessimiste : l'établissement scolaire ne fait qu'appliquer les principes du New Public Management, selon lequel les unités administratives " signent " des "contrats de prestation ", qui leur garantissent des ressources en échange de performances définies. L'autonomie est sous le contrôle de l'obligation de résultats. Cette conception de la gestion est éminemment idéologique, sous couvert de management efficace. Dans ce cas, l'autonomie n'est pas propre aux établissements scolaires, on applique la même doctrine aux services hospitaliers, aux services sociaux, aux prisons, etc. Le New Public Management estime que si l'État ou l'appareil paraétatique fonctionnent comme des entreprises, ils seront mieux gérés, il y aura moins de gaspillage, une plus grande mobilité des gens, plus de motivation. Chacun connaît le discours néolibéral.
Troisième hypothèse pessimiste : on peut rattacher l'autonomie croissante des établissements aux nouveaux modes de régulation de l'éducation. On observe dans beaucoup de pays une tendance de l'État à se retirer de la gestion du système éducatif en ligne directe, à devenir le garant et l'arbitre plutôt que le gestionnaire. Il y a des pays où cette séparation des fonctions est très avancée. En Belgique, l'État central ne gère en direct que 10% des établissements, 90% sont sous la responsabilité des réseaux confessionnels ou de pouvoirs régionaux et locaux. Au Québec, ce sont les commissions scolaires qui sont propriétaires et gestionnaires des écoles. Le ministère définit les programmes et les grandes orientations, son pouvoir n'est ni celui du propriétaire, ni celui de l'employeur, il n'engage pas les enseignants, ne pilote pas en ligne directe l'administration scolaire. Cette tendance accentue l'autonomie des établissements.
Quatrième hypothèse pessimiste : accorder de l'autonomie aux établissements est une façon de partager les contradictions et les problèmes insolubles. Une partie des impasses du système éducatif est déléguée à la périphérie, aux régions ou aux établissements, à partir du moment où le centre se rend compte que, depuis 30 ans, il échoue à régler un certain nombre de problèmes. Cette autonomie peut être un cadeau empoisonné. Si, par exemple, l'ampleur et la nature des devoirs à domicile peuvent se négocier établissement par établissement, voire classe par classe, les acteurs du terrain devront construire un nombre impressionnant de " compromis locaux " (Derouet, 1992). C'est sûrement plus intelligent, parce qu'il y a des classes ou des quartiers où les parents ne réclament pas de devoirs à domicile du tout, et d'autres où ils en veulent beaucoup, si possible les plus traditionnels. Mais si les devoirs sont " à la carte ", les établissements et les enseignants doivent conduire des négociations extrêmement difficiles. Décentraliser l'innovation, cela veut dire aussi décentraliser les conflits et les ennuis dans des systèmes éducatifs à bout de souffle et impuissants à gérer certains problèmes majeurs au centre.
Au vu de ces huit hypothèses, les raisons pour lesquelles on va vers plus d'autonomie n'apparaissent pas entièrement claires, ni entièrement innocentes. Il y a des retraits, des avancées, des dits et des non dits, des mouvements assez incohérents dans la plupart des systèmes. Il suffit de changer de ministre ou de traverser une crise et l'administration centrale reprend d'une main ce qu'elle avait accordé de l'autre. Pour l'instant on ne peut pas dire que le mouvement vers l'autonomie des établissements soit tout à fait lisible, ni limpide dans ses intentions. Néanmoins, il offre une chance - ce n'est pas une certitude, mais une possibilité - de créer du neuf.
Pour certains chefs d'établissement, il n'y a là rien de nouveau. Ils pensent - et disent parfois &emdash; qu'un chef d'établissement qui sait s'y prendre peut faire à peu près ce qu'il veut, à condition de sauver les apparences. Il existe en effet des chefs d'établissement très futés, qui créent un rideau de fumée derrière lequel ils conduisent des opérations peu orthodoxes, parfois à la limite de la légalité, sans jamais se faire prendre. Nombre de professeurs fonctionnent aussi selon sur ce modèle. L'un d'eux disait : " L'important, dans l'institution, c'est d'être clean ". En bref : " Il suffit d'avoir l'air de faire ce qu'on est censé faire. Personne n'ira gratter sous cette apparence ".
Tout le monde n'a pas cette habileté et ce rapport cynique au système. Il se peut que 10 ou 20 % des établissements n'aient pas besoin d'une autonomie statutaire, parce qu'ils l'ont déjà prise de facto, à la faveur d'une équation personnelle, d'une histoire singulière, de soutiens locaux. Aujourd'hui, cependant, l'enjeu est de donner le droit d'innover à ciel ouvert, à tous les établissements, et pas seulement aux " petits malins " qui ont toujours réussi à innover clandestinement, à s'assurer un statut d'exception ou à trouver des ressources extraordinaires.
Quand on donne de l'autonomie aux acteurs, on leur offre le droit d'aller vers le meilleur et vers le pire L'autonomie en soi n'est pas un gage de progrès, elle autorise une plus grande dispersion des politiques et des pratiques. Cette autonomie ne peut devenir un facteur d'innovation que si certaines régulations s'opèrent. L'autonomie dans une organisation ne relève pas des droits de l'homme, mais procède plutôt d'une délégation de pouvoir. Ceux qui la reçoivent sont censés rendre compte de l'usage qu'ils en font dans le sens des objectifs de l'organisation.
Personne n'aime rendre des comptes, mais nul, dans une organisation, ne peut durablement disposer d'une forte autonomie sans rendre compte de son usage. Cela ne peut caractériser qu'une période de transition, le temps de mettre en place des dispositifs adéquats de reddition et de contrôle des comptes, l'expression étant prise au sens large et non strictement financier. Demander aux établissements scolaires de rendre compte de l'usage de leur autonomie ne les astreint pas ipso facto à une obligation de résultats, même si les résultats font évidemment partie des données à prendre en compte. On peut justifier une action professionnelle raisonnée, même lorsqu'elle n'atteint pas tous ses objectifs.
La " culture de l'évaluation " a aujourd'hui le vent en poupe. Les systèmes éducatifs sont en train de " serrer la vis ", ils se donnent des indicateurs et des procédures pour savoir ce qu'apprennent les élèves. Je regretterais qu'on multiplie les enquêtes internationales et les systèmes d'indicateurs statistiques sans oser affronter le dialogue direct entre un établissement et une instance de tutelle. Que 20% des élèves soient brouillés avec la langue, on le savait, l'enquête PISA le confirme dans presque tous les pays. Ne prendre que des mesures à large échelle ne pousse pas les établissements et les professeurs à assumer leurs responsabilités.
Nous avons besoin de modèles et de pratiques de dialogue entre des établissements et quelqu'un qui n'en fait pas partie, n'est pas un adversaire, mais demande simplement : " Qu'avez-vous fait de votre autonomie ? Et expliquez-moi ce que vous avez fait, ce que cela donne, quelle évaluation vous en faites, sur quoi vous la fondez, ce que vous pensez continuer ou abandonner ". Ce dialogue ne se déroule pas entre égaux, mais pas non plus entre ennemis. Il s'instaure comme une procédure banale de travail entre un établissement qui fait des choix et quelqu'un d'extérieur qui lui demande de les expliquer et d'évaluer ce que cela a donné, tous les trois ou quatre ans. Des expériences prometteuses ont été menées dans divers pays, y compris en France (Demailly et al., 1998), mais nul système ne me semble encore disposer à large échelle des procédures et des savoir-faire qui permettraient de donner aux établissements une autonomie qui soit équilibrée et justifiée par de réelles responsabilités.
Les savoir-faire d'audit, d'enquête, d'évaluation se développent, mais il n'y a pas encore, au sein du système éducatif, assez de gens compétents pour, en trois jours de visite et d'entretiens dans un établissement, sur la base d'une documentation et d'une autoévaluation, comprendre ce qu'on peut cacher aux visiteurs inexpérimentés. Cette expertise est nécessaire pour que l'autonomie ne soit pas simplement la source d'une opacité accrue de ce que font les uns et les autres au sein du système éducatif.
Disposer d'une conception réaliste de l'innovation est un atout majeur pour un innovateur. Il faut y insister, car l'innovation poursuit souvent des buts idéaux, voire utopiques. Elle n'a aucune chance de s'en rapprocher si elle pratique le même angélisme à propos des stratégies de changement. Certes, dans le meilleur des mondes, chacun chercherait de façon active et désintéressée les meilleures voies de progrès vers le bien commun. La réalité de l'innovation est plus complexe.
Je vais rappeler et commenter une dizaine de caractéristiques des processus d'innovation (Gather Thurler et Perrenoud, 2002). Elles sont de portée très générale. Il importe de les retenir pour ne pas s'enfermer et s'enferrer dans une vision techniciste ou hyper rationaliste de l'innovation. Toute innovation passe par des acteurs individuels et collectifs qui poursuivent leurs propres buts. Les innovateurs qui n'en tiennent pas compte n'ont aucune chance. Tout le monde sait que l'eau gèle au-dessous d'une certaine température et se vaporise au-delà d'un autre seuil. La plupart des pratiques tiennent compte de ces lois naturelles. Dans les affaires humaines, chacun s'autorise au contraire à développer sa propre théorie, dans l'ignorance et parfois dans le mépris des sciences sociales et de la psychologie.
1. Toute innovation vise un changement, mais nombre de changements s'opèrent sans avoir été voulus, ni même prévus. Une très belle image d'Antoine Prost illustre bien le changement ordinaire. À quiconque revient dans un quartier dix ans après l'avoir quitté, les changements sautent aux yeux. Pourtant, les habitants n'en ont pas la même conscience, car pour eux les changements ont été graduels, donc insensibles. D'un jour à l'autre, il semble que rien ne change. Les changements culturels, démographiques, politiques sont souvent de cet ordre. Innover, ce n'est donc pas créer le changement, c'est prendre conscience des tendances à l'uvre, tenter de les infléchir, d'accélérer, de ralentir ou de réorienter un mouvement que nul ne peut à lui seul engendrer de façon délibérée.
2. L'innovation est une action volontariste, elle renvoie à un acteur qui a l'intention de provoquer ou plus modestement d'accélérer ou de soutenir un processus de changement. L'échelle à laquelle un acteur tente d'innover peut aller de la société globale jusqu'à soi-même, de " Créons une planète vivable " à " Demain, j'arrête de fumer ". Dans tous les cas, il y a une intention de faire évoluer l'état d'une situation, d'une structure, d'un processus etc. On parle volontiers de changement planifié. Le mot est peut-être un peu fort, car nul n'est entièrement maître du jeu. Souvent, les innovateurs viennent au secours d'un processus spontané de changement qui marque le pas, ou tentent au contraire de bloquer un processus spontané de régression.
Beaucoup d'intentions innovantes n'engendrent guère d'effets durables, voire produisent des effets contraires aux intentions des innovateurs, ce qu'on appelle des " effets pervers ". L'échec provient souvent des limites de l'anticipation et de la compréhension des phénomènes en jeu (Dörner, 1997). Avoir une intention est une chose, la réaliser en est une autre. Néanmoins, il importe de souligner la dimension intentionnelle de l'innovation et donc la référence à un ou des acteurs qui la veulent et y travaillent.
3. Il n'y a pas d'innovation si personne ne pense et ne dit " Il faut que cela change, cela ne peut pas continuer de la sorte ". Tout innovateur porte un jugement sur l'état du monde et projette de l'améliorer. Avant d'être une pratique, l'innovation est d'abord un projet, elle est de l'ordre des représentations et se fonde sur des valeurs. Les représentations ne se limitent jamais à définir ce qui doit changer. Elles véhiculent en général un ensemble d'arguments, une analyse et une critique de l'état des lieux, un plaidoyer pour une alternative plus satisfaisante, l'esquisse d'une stratégie et d'un calendrier, parfois l'analyse des obstacles prévisibles, des alliances possibles, des ressources disponibles.
4. Une innovation se présente nécessairement comme une démarche rationnelle, qui va dans le sens d'un progrès. Mais qui décide de ce qu'est un progrès ? Rendre les rues de Paris piétonnes, est-ce un progrès ? Les écologistes diront " C'est un programme magnifique " et les automobilistes et les commerçants diront " C'est la régression totale du commerce et de la ville ". Laïciser l'éducation scolaire, est-ce un progrès ? Et instaurer la mixité ? Ou supprimer les notes ? La plupart des innovations d'une certaine envergure font l'objet de controverses. Chaque innovateur risque de s'enfermer dans sa propre conception du progrès. Tout se discute, y compris la définition du bien commun et de l'avenir radieux. Il y a divergence sur les principes à l'aune desquels on définit le progrès. Pourquoi, par exemple, faudrait-il que les enseignants associent les parents à ce qui se fait en classe ? Certains pensent de bonne foi que les parents n'ont rien à faire dans l'école, alors que d'autres pensent que l'école est faite pour les familles plutôt que l'inverse. Ce sont deux visions du monde qui coexistent en période de croisière, mais se heurtent à nouveau lorsqu'un projet d'innovation prétend modifier les rapports familles-écoles.
5. De la même manière, la résistance à l'innovation n'est jamais entièrement irrationnelle. Dans les années 1960-80, on a beaucoup utilisé le langage de la résistance irrationnelle au changement : ceux qui résistaient étaient qualifiés de frileux, rigides, réactionnaires, étaient assimilés à des personnalités anxieuses ou autoritaires. Il est plus juste et réaliste de considérer que les personnes qui ne veulent pas changer font un calcul relativement rationnel compte tenu de leur situation, de leurs projets, de leurs ressources et des connaissances et informations dont elles disposent. Elles estiment - à tort ou à raison - qu'un changement leur coûterait plus qu'il ne leur rapporterait. Parfois c'est un calcul à court terme, ou fondé sur des bases insuffisantes. Mais la plupart des résistances au changement ne sont pas insensées. Les gens essaient de discerner si la formation, les prises de risque, les ruptures et les recommencements liés au changement en valent la chandelle. Se retrouver avec de nouveaux programmes, de nouveaux partenaires, de nouveaux débats, un consensus à créer, est-ce que cela " vaut le coup " ? Ils pèsent le pour et le contre en regard de leurs investissements extrascolaires et suivent la pente de leurs intérêts.
Nul n'est infaillible dans un calcul d'intérêts, mais on aurait tort de croire que la résistance au changement est quelque chose de sourd, d'instinctif ou de confus, comme si les gens ne pensaient pas. La plupart des gens pensent, même s'ils ne crient pas sur les toits ce qu'ils pensent, parce que leurs raisons de refuser le changement ne sont pas toutes avouables au regard des normes de la professionnalité, de la recherche du bien public, de la solidarité ou de la modernité didactique ou gestionnaire. Cela ne veut pas dire que leur refus est irrationnel. Les résistances au changement visent à préserver un cadre de vie, des habitudes, une économie psychique, une forme d'efficacité et de confort. Cela n'a rien d'irrationnel, même si c'est égocentrique. Dans le monde professionnel, chacun est censé s'oublier soi-même, être au service de l'élève et de la collectivité, être mobile, innovateur, coopératif, démocratique, etc. Cela fait partie des mythes. Nul ne clame qu'il choisit un établissement en raison de la proximité de son domicile ou refuse d'encadrer des groupes de projet le mardi, parce que ce jour-là, depuis des années, il joue au tennis. On ne dit pas ces choses-là, mais elles pèsent néanmoins dans le choix des horaires et dans l'attribution des services. Chacun a des intérêts à protéger, ce n'est pas irrationnel.
6. L'innovation est rarement un but en soi. Pourquoi les innovateurs sont-ils innovateurs ? Par vertu, pour le bien de l'humanité ou des élèves ? Parfois, mais tout le monde n'est pas mère Térésa, il y a toujours quelque chose à gagner dans l'innovation, du pouvoir, du prestige ou de l'autonomie. Parfois, pour faire ce qu'on veut, il faut obliger les autres à changer ; pour être libre, il faut prendre du pouvoir, celui de modifier certaines normes. L'hymne au progrès peut masquer les vrais mobiles des innovateurs, parfois peu avouables : profit, narcissisme, besoin de séduire ou de se distinguer, recherche d'une position dominante, exclusion, création d'une dynamique ou d'un esprit de corps.
Posons comme principe théorique que l'innovation n'est jamais désintéressée. Elle peut avoir des mobiles tout à fait nobles et d'autres sordides. Dans un établissement comme dans le système éducatif, le soutien à l'innovation entre dans une transaction telle que " Nous achetons votre réforme si vous augmentez de quelques points nos pensions". Dans tous les systèmes, il y a marchandage autour de l'innovation, même s'il n'est pas toujours explicite (Huberman, 1982 ; Amadieu, 1993).
7. Nul ne peut innover tout seul. Il existe des liens étroits entre pouvoir et coopération, car pour innover au-delà de sa sphère d'autonomie, un acteur doit obtenir que d'autres coopèrent à son projet. Si un chef d'établissement souhaite qu'on accueille bien les élèves, il ne peut atteindre cet objectif tout seul, être présent 24 heures sur 24 pour saluer les élèves en personne dans les préaux et dans les couloirs. Et il n'intervient pas dans la classe, lieu d'accueil par excellence, plusieurs fois par jour. Son projet n'est réalisable que s'il gagne à cette cause beaucoup d'enseignants.
L'innovation est toujours mobilisatrice d'autres gens, au minimum pour qu'ils laissent faire les innovateurs, restent neutres. Souvent pour qu'ils les soutiennent, symboliquement ou matériellement, voire innovent avec eux. Le projet fait donc assez vite l'objet de transactions et de redéfinitions. Le projet d'innovation qu'un initiateur avait en tête se réalise rarement tel quel, il est enrichi, appauvri, infléchi par ceux qui y entrent et se l'approprient. C'est pourquoi les intégristes de l'innovation sont souvent perdants. On ne peut innover qu'en acceptant de passer des compromis, pour " embarquer " dans son projet des gens dont on a besoin et qui vont y mettre leur grain de sel. L'autorité formelle d'un chef d'établissement ne le dispense pas de négocier la coopération des enseignants dès qu'il s'agit de les mobiliser au-delà du respect minimaliste de leur cahier des charges.
8. Les acteurs concernés ont rarement le même rapport à l'innovation. Je parle de rapport à l'innovation comme on parle de rapport au savoir : cela inclut des attitudes, une expérience, des connaissances, des convictions, des énergies, des investissements affectifs. Le rapport à l'innovation est propre au sujet et à son histoire. La règle est donc la diversité. Certains sont prudents, d'autres aiment le risque. Certains sont impatients, d'autres moins pressés. On ne peut détacher l'investissement dans l'innovation de l'ensemble de la vie des acteurs, vie professionnelle, mais aussi privée, associative, politique.
Dans les organisations, on observe chez la plupart des acteurs une certaine ambivalence face à l'innovation, car elle coûte en même temps qu'elle peut rapporter. Nier ou stigmatiser cette ambivalence ne la fait pas disparaître. Elle est d'ailleurs à géométrie variable. Il y a dans la vie de chacun des jours où il croit au progrès et d'autres où il n'y croit pas, des jours où il est prêt à prendre des risques et d'autres où il se protège, des jours inspirés et des jours creux. Les fluctuations du métabolisme ou des heures de sommeil, un certain nombre de désillusions ou de blessures récentes, ou au contraire de réussites, suffisent pour que le rapport à l'innovation varie. Une partie du problème tient au manque de synchronisation des énergies : il y a à chaque instant, dans la même organisation, des gens prêts à tout bouleverser et d'autres qui ne rêvent que de calme, qui veulent souffler, rentrer chez eux à six heures ou même à cinq, ne pas avoir de travail supplémentaire, pouvoir se consacrer à leur famille. Six mois plus tard, certains hyperactifs seront fatigués alors que chez d'autres les énergies se seront réveillées et les disponibilités accrues
9. Les transactions relatives à l'innovation sont au cur du fonctionnement des organisations. On ne peut voir l'innovation comme " une cerise sur le gâteau ", un étage ajouté à l'édifice. Aujourd'hui, le changement planifié traverse tout le monde du travail. À l'école, même dans les lycées techniques, le progrès technologique n'est pas le levier principal de la transformation de l'école, les principaux moteurs sont les évolutions des publics scolaires, des familles et de la demande sociale, les injonctions extérieures, la démographie, la décentralisation politique et administrative, les inégalités persistantes. C'est au cur de l'organisation que l'innovation veut s'installer, donc qu'elle combattue. L'innovation " traverse " les institutions, touche la structure du pouvoir, la division du travail, la gestion des espaces, les statuts, les pouvoirs formels et informels. Le changement est une grille de lecture de l'ensemble de l'organisation plutôt qu'un objet particulier en son sein, ce qui ne simplifie pas le tableau.
10. Nul n'innove s'il ne trouve un certain sens aux nouvelles pratiques ou à la nouvelle organisation du travail. La construction du sens est donc au cur du processus d'innovation. Or, ce sens, ce sont les acteurs qui le construisent, nul ne peut le faire à leur place. Il suffit rarement de tenir un discours convaincant sur le sens du changement pour entraîner leur adhésion. Le sens ne se construit pas uniquement dans le monde des idées, mais dans la confrontation - qui ne se joue pas en un instant - entre des idées parfois séduisantes et ce qu'il en coûterait de les prendre au sérieux. Un innovateur devrait savoir que s'il ne prend pas le temps d'instaurer des conditions propices à un vrai débat, ni le sens, ni l'adhésion ne seront au rendez-vous. Du coup, il se retrouvera tout seul avec son projet.
Le sens ne concerne pas seulement ceux auxquels on propose d'innover. Ceux qui défendent et prétendent piloter le changement doivent aussi continuer à lui trouver du sens. Alter (1993) a écrit un bel article sur la lassitude des innovateurs, montrant qu'il est épuisant d'être toujours celui qui tire les autres en avant, que, dans ce rôle, on prend des coups, qu'on est souvent déçu. Cela peut engendrer du cynisme, une sorte de retrait, à la limite le désaveu, las ou militant, de ce que l'on a défendu pendant des années. Pourquoi cette usure, cette lassitude ? Alter souligne que la fragilité du job d'innovateur repose en partie sur l'incapacité du management à donner du sens à leur action. C'est une formule assez cruelle, qu'il faut sans doute nuancer. Alter met cependant le doigt sur un aspect essentiel : dans nombre de secteurs, les cadres ne sont pas préparés à tirer parti de leurs innovateurs, en les soutenant en même temps qu'ils contiennent leur impatience et leur utopie. Voilà qui suggère un programme de formation des chef d'établissement. Comprendre que les gens qui " ruent dans les brancards " et proposent de faire autrement sont aussi ceux sur lesquels on peut s'appuyer pour moderniser, et qu'il n'y en a pas d'autres. Si l'encadrement les décourage, les désavoue, ne les reconnaît pas ou les traite comme des fauteurs de troubles, ils désapprennent à innover, à croire que c'est possible. La lassitude des innovateurs naît du sentiment d'impuissance, de solitude.
Si le management n'a pas le courage de s'appuyer sur ses innovateurs, ils mettront leurs compétences à profit pour se constituer leur propre " niche écologique ". On leur laissera la paix et une certaine autonomie à condition qu'ils renoncent à vouloir transformer le système : donnant donnant ! Beaucoup d'innovateurs traités de la sorte deviennent amers, ils ont l'impression de ne pas avoir été entendus. Certes, aucune direction ne peut les suivre intégralement, elle peut au mieux rechercher un compromis entre ce qu'ils proposent et le statu quo. Pour la plupart, cela suffit à donner du sens à leur action. Les entreprises innovantes dans le monde technologique, notamment, le tertiaire, l'informatique, la technologie de pointe, sont des entreprises où le management n'est ni innovateur ni conservateur, mais tente une médiation intelligente entre des forces antagonistes.
Je retiendrai de ces quelques propos sur les jeux d'acteurs autour de l'innovation qu'il serait sage que cadres et innovateurs développent une forme de sociologie compréhensive des processus et des stratégies d'innovation, alliant savoirs d'expérience et formation en sciences sociales, de sorte à apprendre à tenir compte des acteurs, de leur partie rationnelle et de leur partie irrationnelle, de leurs peurs, de leurs désirs, de leurs tactiques, etc.
Quelles sont les caractéristiques de l'établissement scolaires favorables ou défavorables à l'innovation ? Sous le titre " Innover au cur de l'établissement scolaire " , un livre récent (Gather Thurler, 2000) propose une synthèse. Je me bornerai donc à mentionner et commenter les six dimensions retenues :
Ces dimensions sont mises en évidence par les travaux internationaux sur les écoles innovantes et en partie sur les écoles efficaces. Le lien n'est pas surprenant, puisque le but des innovations est en général de rendre l'action humaine plus efficace. Toutefois, il faut faire des nuances, les écoles efficaces ne sont pas toujours des écoles innovantes et les écoles qui innovent ne sont pas forcément efficaces immédiatement. L'objectif final est toujours que les apprentissages s'améliorent, mais nombre de voies détournées peuvent aider à y parvenir. Il y a maints facteurs à maîtriser pour qu'un établissement soit efficace. Ainsi, qu'élèves et enseignants se sentent bien dans l'école paraît une condition nécessaire, sinon suffisante, d'un bon travail pédagogique. Réaliser cette condition peut devenir, durant quatre ans l'objectif principal d'une stratégie d'innovation. Durant cette période, les élèves continueront à rencontrer des difficultés d'apprentissage, l'innovation ne se traduira pas immédiatement, du moins de façon spectaculaire, au niveau des acquis des élèves, des taux de réussite, des taux de diplômes. Mais le chef d'établissement saura que le climat a changé, que professeurs et élèves viennent travailler sans crainte et avec plaisir, qu'ils ne fuient plus l'établissement dès qu'ils en ont la possibilité. Il aura l'impression d'avoir construit avec eux l'une des fondations d'une école efficace.
L'un des problèmes, dans un système complexe, c'est que l'efficacité a plus d'une fondation. Quand on construit l'une, il arrive souvent qu'une autre se délite. Un établissement a rarement tous les atouts en même temps. Une approche systémique est donc de mise. Mais cela n'invalide pas l'idée que l'enjeu majeur de l'innovation est de construire des dispositifs de formation cohérents et efficaces, dont l'efficacité se mesurera à moyen terme. Viser un " développement durable " se heurte hélas à une culture de l'évaluation impatiente de voir frémir quelques indicateurs politiquement rentables. Mais c'est une autre histoire (Perrenoud, 1998).
Une école innovante est une école qui parvient, au fil des années, à se transformer de façon intentionnelle et maîtrisée, pour résoudre un certain nombre de problèmes parmi lesquels l'échec scolaire, l'absentéisme, les abandons, l'incivilité, la violence, un climat pesant, des tensions avec les familles, les pouvoirs locaux ou d'autres établissements, le renouvellement accéléré du corps enseignant, les conflits internes. Les problèmes à résoudre ne manquent pas dans les établissements scolaires et comme les malheurs, ils ne vont jamais seuls. Les acquis des élèves dépendent directement ou indirectement des solutions apportées.
La capacité d'innovation d'un établissement scolaire est toujours, en dernière instance, la résultante d'une histoire singulière. Cependant, selon sa position selon les six dimensions évoquées, on peut pronostiquer un fort potentiel de changement ou au contraire une forte tendance à l'immobilité. Sans être totalement indépendantes, ces six dimensions peuvent présenter des configurations variées. Chaque établissement peut tenter de se situer dans cet espace à six dimensions.
1. L'organisation du travail
Pour la plupart, les établissements fonctionnent selon une organisation du travail extrêmement stéréotypée : découpage en années de programme, en disciplines, en grilles horaires, gestion très conventionnelle du temps et des espaces. Alors que les entreprises bouleversent fréquemment leur organisation du travail, l'école reconduit grosso modo la sienne depuis 150 ans, depuis l'invention de l'école de masse.
Cela ne va pas sans avantages : chaque professeur sait dès la rentrée à quelle heure il intervient, dans quelles classes et quelles disciplines, selon quel programme, avec quels moyens d'enseignement, d'évaluation, de sanction. D'année en année, ces paramètres varient faiblement. Il ne reste à chacun qu'à faire son travail dans l'espace-temps que l'organisation lui attribue, en s'efforçant d'année en année de se rapprocher d'un idéal : une bonne classe dans un bon établissement. Les professeurs ne se sentent pas responsables de l'organisation globale du travail scolaire, ils tentent de tirer leur épingle du jeu.
L'école sera peut-être la dernière organisation tayloriste. L'industrie est revenue du taylorisme intégral depuis longtemps, du moins dans les pays développés. Elle valorise désormais la recomposition des tâches, l'autonomie des groupes ou ateliers, la possibilité d'inventer le travail là où il se fait, sans se borner à exécuter des procédures pensées par le bureau des méthodes.
Dans l'école, la situation est ambiguë, puisque le détail de ce qui se fait en classe semble faiblement prescrit. On peut donc avoir l'impression que le métier d'enseignant est de ceux qui ménagent le maximum d'autonomie professionnelle. En réalité, les marges de manuvre d'un enseignant sont assez limitées. Elles portent certes sur des choses importantes pour lui, symboliquement, affectivement et pratiquement : la manière de saluer et de traiter les élèves, de disposer les pupitres, d'instaurer des régulations, de donner des cours. Tout cela n'est pas négligeable, mais le paradoxe est que la plupart des professeurs croient faire ce qu'ils veulent alors qu'ils ne s'autorisent que de menues variations sur une trame commune, celle qu'imposent les programmes, les échéances trimestrielles et annuelles, les normes d'excellence, les procédures d'évaluation, la grille horaire, l'espace et l'aménagement de la classe, les équipements et moyens disponibles. L'enseignement est un travail très prescrit, mais les gens qui le subissent ne s'en rendent pas vraiment compte, car leur autonomie, ils la trouvent dans leur style, et parfois le genre qu'ils adoptent, ce qui semble leur suffire. La plupart des professeurs travaillent comme leurs collègues ou comme leurs propres professeurs, tout en ayant l'impression de le faire librement. C'est pourquoi l'organisation conventionnelle du travail ne leur pèse pas. En partie parce qu'ils ne perçoivent pas qu'elle se joue largement en amont, à travers des décisions prises à d'autres niveaux et souvent en d'autres temps.
Que chacun vaque à ses occupations sans s'interroger sur l'organisation du travail au-delà de celle de sa propre activité caractérise les organisations bureaucratiques. Dans une organisation professionnelle, un ensemble d'experts se concertent pour inventer ou faire évoluer l'organisation du travail à l'échelle du système, y compris l'organigramme, la division des tâches, la structuration en départements ou en équipes de projets.
L'innovation pédagogique et didactique se heurte presque toujours à l'organisation du travail, aux espaces et aux temps de formation, aux programmes et aux procédures d'évaluation. Les innovateurs s'épuisent fréquemment à développer des pratiques dans un cadre qui ne s'y prête pas : objectifs pluriannuels, travail en équipe, décloisonnements entre disciplines, regroupements de certains apprentissages en modules intensifs, travail sur le terrain, démarches de projets, autant de pratiques peu compatibles avec l'organisation conventionnelle du travail scolaire.
On comprend donc aisément pourquoi les établissements innovateurs sont plus proches d'une organisation professionnelle que d'une organisation bureaucratique et tayloriste. Mintzberg (1990) parle d'organisations " adhocratiques " pour décrire des organisations qui cherchent une solution ad hoc à chaque problème important plutôt que d'appliquer des prescriptions inadéquates. Dans de telles organisations, la créativité des travailleurs s'investit dans l'invention de solutions, sans s'épuiser dans la ruse nécessaire pour tourner des prescriptions qui empêchent de poser et de résoudre les vrais problèmes.
Tel est l'enjeu de la professionnalisation du métier d'enseignant : aller vers une liberté non pas individuelle, clandestine et limitée au style, mais collective, librement assumée et portant sur des stratégies majeures de formation. Avec le risque de l'erreur professionnelle et des comptes à rendre, mais aussi la chance d'inventer des solutions adéquates aux problèmes. Par exemple d'enseigner à lire à un élève de 13 ans plutôt que de lui demander d'analyser savamment des textes qui lui restent inaccessibles !
2. La coopération professionnelle
Le monde enseignant est probablement le secteur professionnel le plus individualiste. Dans nombre de domaines, le travail en équipe va de soi, les équipes sont composées sans que les gens se choisissent. S'ils ne veulent pas travailler en équipe, ils n'ont qu'à changer d'entreprise, voire de métier. Dans l'enseignement, la coopération n'est pas la règle. On n'empêche de moins en moins ceux qui y croient de s'y lancer, mais l'individualisme n'est pas une forme d'incompétence ou de faute. Il n'est pas interdit et même à nombre d'égards plus facile de travailler seul, car l'organisation reste conçue pour des individus. Les équipes doivent souvent déployer une grande énergie pour coordonner les emplois du temps ou rapprocher les espaces de travail de leurs membres.
Or, de même qu'on n'apprend pas tout seul, on ne peut innover tout seul. Comment un enseignant pourrait-il fortement différencier sa pédagogie s'il reste seul avec ses 25-30 élèves, dans les quatre murs de sa classe ? Différencier la pédagogie, c'est construire des réseaux, utiliser plusieurs espaces, des groupes de besoins, des groupes de projets, c'est par exemple confier à quatre ou cinq professeurs la responsabilité conjointe d'une centaine d'élèves, non pour les réunir chaque matin dans une grande salle, mais pour construire des dispositifs et des regroupements optimaux à cette échelle. On ne peut assumer une telle responsabilité sans vouloir et savoir coopérer, prendre des décisions et assumer solidairement leur mise en oeuvre.
Les écoles innovantes sont au minimum des écoles où les professeurs se parlent de leur travail, alors dans beaucoup d'établissements, on parle de tout sauf du métier, ou alors sur le mode de la plainte ou du défoulement. L'un des fondateurs du groupe français d'éducation nouvelle (Gloton 1979) raconte que dans certaines écoles, quiconque parlait de pédagogie devait mettre un franc (de l'époque) dans une petite tirelire, dans laquelle on puisait pour le repas de fin d'année. Façon de signifier un interdit : chacun chez soi, chacun pour soi, des collègues, on n'attend qu'un soutien global, sans jugements ni interférence. La situation a sans doute changé, notamment, et par nécessité dans les zones d'éducation prioritaire et les établissements difficiles. On est loin encore d'une coopération devant la règle.
Coopérer, échanger sur ses pratiques, prendre des décisions ensemble, coordonner des démarches didactiques ou des formes d'évaluation, cela ne va pas de soi. Le travail collectif ne se décrète pas. Sinon, il devient une forme de " collégialité contrainte ". Le chef d'établissement dit : " Nous allons travailler ensemble cette année ". Il impose des temps de travail en commun, des groupes de travail, des échanges structurés. Ce n'est pas absurde, mais cela ne tient pas longtemps s'il n'y a pas adhésion des professeurs. Favoriser la coopération, ce n'est pas la décréter. C'est, au niveau de la répartition des services, des locaux, des ressources aussi bien que dans la conception et le pilotage de formation ou de la reddition de comptes, faciliter formellement et matériellement la constitution d'équipes, mais surtout donner aux professeurs des raisons pragmatiques de travailler ensemble. La coopération doit devenir un bon calcul.
Un chef d'établissement peut favoriser une culture plus coopérative sans la décréter, ni faire comme si elle existait du seul fait que les professeurs sont des adultes responsables. Il peut favoriser les concertations, les coresponsabilités, les co-animations, les co-interventions, les synergies, les mises en réseau, les décloisonnements entre disciplines, entre niveaux, entre statuts.
Certes, travailler en équipe, c'est au départ perdre en efficacité et affronter certains conflits dont on fait l'économie lorsque chacun a raison tout seul. C'est ce qu'on appelle le " creux de l'implémentation " : au départ, toute innovation coûte plus qu'elle ne rapporte, le temps de reconstruire des routines collectives efficaces. Il importe donc de persister, de dépasser cette phase.
Un établissement innovateur favorise activement la coopération, reconnaît et privilégie les équipes, dans la confection des horaires, l'attribution des salles, les plans de formation, les décisions.
3. Culture et identité collective
Un enseignant arrive dans un nouvel établissement avec son histoire de vie, son origine sociale, sa vocation, sa formation initiale, son identité disciplinaire, ses affiliations syndicales et politiques, son expérience d'autres établissements, ses projets, ses attentes, sa vision de la pédagogie et du métier. Il a subi beaucoup d'autres influences que celles de l'établissement. La gestion des carrières provoque une forte hétérogénéité du corps enseignant, selon les âges, les statuts, le rapport au métier, etc. Tous les établissements ne parviennent pas à ajouter à ces singularités une part substantielle de culture commune. C'est pourtant un facteur favorable à l'innovation. Du moins si cette culture incite à la professionnalisation du métier et à la responsabilité collective plutôt que de cautionner la tradition et l'individualisme.
Dans un établissement innovateur, les enseignants se considèrent comme un ensemble de professionnels ou d'experts qui résolvent des problèmes plutôt que comme des fonctionnaires qui font " juste ce qu'il faut " pour être formellement irréprochables. Une professionnalité fondée sur l'expertise, cela représente plus de risques, mais aussi plus de pouvoir à et terme plus de satisfaction professionnelle.
La professionnalisation du métier d'enseignant ne se décrète pas. Un ministre peut adopter dans un texte qui dirait " À partir de maintenant, les enseignants sont des professionnels à 100% ". Cela ne changerait rien. Il peut, plus utilement, infléchir les statuts, les dispositifs et les objectifs de formation dans ce sens. Mais au bout du compte, l'identité professionnelle se fabrique au quotidien et dépend largement de la façon dont une organisation traite les gens qu'elle emploie. Nul ne rêve de devenir un rouage anonyme dans une bureaucratie. C'est presque toujours une identité de repli, un mécanisme de défense. Un chef d'établissement n'est pas tout-puissant et ne peut inverse la logique globale du système éducatif. Il peut cependant contribuer à la professionnalisation, en déléguant, en donnant des responsabilités, en faisant confiance, en faisant entrer les enseignant dans la complexité des problèmes, en partageant les informations, en ne prenant pas tout sur soi comme chef d'établissement.
La confiance est sans doute la dimension la plus importante. On pourrait dire " Traiter les enseignants en professionnels pour que progressivement ils le deviennent ". Non pas contre leur gré, non pas à travers des déclarations aussi flamboyantes qu'abstraites, mais en les impliquant concrètement dans le pilotage de l'établissement, à travers des consultations, des mandats, des groupes de travail, en reconnaissant et en valorisant ce qui existe, en soutenant et en suscitant diverses initiatives. Plus les enseignants se prennent pour des exécutants sans influence, plus ils trouvent confirmation de ce jugement. Ils disent "Nous ne pouvons nous engager dans ce processus aussi longtemps que les bases statutaires, matérielles, juridiques ne sont pas entièrement claires ". Le chef d'établissement en conclut qu'il ne faut pas compter sur eux et s'enferme dans son bureau. Le cercle vicieux se referme, les enseignants se replient sur leur classe, voire concluent que la vie est ailleurs que dans le travail. Si les enseignants pensent qu'ils sont là juste pour gagner leur vie et qu'ils seraient mieux à la plage, s'ils ne prennent aucun plaisir à ce qu'ils font, s'ils ont l'impression de n'avoir aucune prise sur leurs conditions de travail, leur métier ne leur offre aucune source d'identité majeure, qu'elle soit individuelle et collective. Constatant leur peu d'engagement, le chef d'établissement n'imagine pas pouvoir les impliquer dans un projet de changement, entretenant sans le vouloir le cercle vicieux.
Pourtant, un chef d'établissement peut agir pour que les enseignants se prennent plutôt pour des professionnels, parfois en sacrifiant la rapidité et l'efficacité des décisions. Il faut voir plus loin, se fixer comme priorité de construire une communauté durable de professionnels, non pas pour lui proposer un projet précis conçu solitairement par le chef d'établissement, mais pour la rendre capable de développer son propre projet, en fonction de l'ensemble des acteurs, chef d'établissement compris.
Un établissement ne s'approche jamais qu'imparfaitement de cet idéal, on reste dans le monde du travail salarié, qui fait coexister des gens très différents. Néanmoins, plus on s'approche d'une telle identité et donc aussi d'une telle intelligence collectives, plus on a de chance de construire des changements durables.
4. Capacité de se projeter dans l'avenir
Se projeter dans l'avenir, pour la plupart des travailleurs, c'est se voir à une autre place, plus haut dans l'échelle soit du pouvoir, soit du savoir. Se voir à la même place, faisant mieux, c'est beaucoup moins mobilisateur. Or, dans le métier d'enseignant, il n'y a guère de plan de carrière, sauf à devenir formateur ou chef d'établissement. Se projeter dans l'avenir n'est donc pas la caractéristique dominante. Un professeur de 28 ans a toutes les chances d'être, dix ans plus tard, un professeur de 38 ans, peut-être dans un établissement mieux situé ou une ville plus riante.
Dans le champ de développement le plus accessible, celui des pratiques, il n'est pas évident de se projeter dans l'avenir tout seul et de se dire : " En 2010, je ferai de l'évaluation formative, j'utiliserai les technologies, ou je dialoguerai mieux avec les élèves qui me résistent ". Les envies de changement sont plus réactives : fuir un sentiment d'insécurité, d'impuissance, de malaise, de non-sens, d'ennui, de solitude. Les spécialistes des migrations distinguent toujours ce qui pousse à quitter un endroit de ce qui attire dans un autre. Les enseignants savent mieux ce qu'ils veulent abandonner que vers quoi ils vont. Entrer pour soi tout seul dans une démarche de projet, avec un calendrier, des objectifs, des indicateurs de réussite, paraît disproportionné, presque ridicule.
On le vit très différemment si l'on est pris dans une dynamique collective. Chacun peut alors imaginer l'avenir, peut-être pas à terme de dix ou quinze ans, mais de trois ou quatre ans, comme le produit d'une action collective. Un projet est une raison de se mobiliser, de travailler et d'expérimenter pour que, quelques années plus tard, l'établissement, la classe ou la discipline aient évolué, de manière à mieux satisfaire les élèves, les parents, les professeurs. Un projet d'établissement est un contrat de coopération entre des personnes en vue d'atteindre des objectifs communs. Que le projet évolue ou ne se réalise qu'en partie n'est pas dramatique. Le changement n'advient que parce qu'un projet ambitieux a été formulé, même s'il faut souvent accepter de le redimensionner pour tenir compte de la réalité des forces et des résistances.
Il reste que le projet d'établissement est un levier de changement délicat à manier. L'avoir rendu obligatoire est un paradoxe, parce que l'obligation est la négation de ce qui est essentiel dans un projet, la liberté du sujet. " Faites un projet " est une variante de l'injonction paradoxale " Soyez spontané ". Comment rendre le projet désirable sans l'imposer, comment en faire un outil, une chance plutôt qu'un pensum ou une formalité bureaucratique ?
Quand vous interrogez, non pas le directeur, mais un enseignant pris au hasard sur le projet d'établissement, il vous dit : " Oui, il y en a un, je crois qu'il y en a un, mais je ne sais plus très bien de quoi il s'agit ". Il ne l'a jamais lu ou l'a oublié, et en tout cas n'a participé ni à sa genèse ni à son pilotage. Alors, on se paie de mots, le projet n'est qu'un bout de papier.
Un projet d'établissement est un projet connu, qui, s'il ne mobilise pas tout le monde au même degré, a le soutien d'une bonne moitié de l'établissement. Ce n'est pas le texte que la direction a déposé pour dire : " Nous avons fait notre devoir, nous avons un projet ", comme on remplit sa feuille d'impôts. C'est le produit d'un travail collectif, la mise en forme d'une intention et d'un contrat.
Il importe de savoir susciter un projet d'établissement sans le confisquer. Idéalement, le rôle du chef d'établissement n'est pas de faire, mais d'aider et d'inciter à faire. Écrire un projet dans son coin, pour demander ensuite aux enseignants s'ils sont d'accord et prêts à le réaliser, est une stratégie vouée à l'échec.
Il est plus difficile, mais plus prometteur, de mettre en place des mécanismes qui font émerger un projet. Pour que le projet émane des enseignants et les solidarise, il y un prix à payer pour le chef d'établissement. Il doit consentir, sans être jamais sûr du résultat, un important travail de cadrage, de reformulation, de médiation, d'organisation, de suivi. Ne pas faire seul ne consiste pas à devenir un acteur parmi d'autres, encore moins une simple personne-ressource. Le chef d'établissement doit exercer une forme de leadership, prendre des initiatives, afficher des convictions et en même temps chercher des accords, ne pas exclure. Tous les chefs d'établissement ne sont pas formés et disposés à agir dans ce sens. Certains ont le goût du pouvoir solitaire, d'autres se contentent d'être de " simples gestionnaires ", d'autres encore souhaitent engager une démarche de projet, mais ne savent pas s'y prendre. Les compétences peuvent s'acquérir, mais il faut en amont accepter cette idée simple : si le projet n'est pas soutenu au moins par une minorité active, il ne sera qu'un chiffon de papier, au mieux une devanture séduisante, certainement pas un outil de mobilisation.
5. Le mode de leadership
On parle aujourd'hui de leadership coopératif, d'autorité négociée, de pilotage partagé. Encore faut-il passer à l'acte, c'est-à-dire construire les décisions importantes avec les gens. C'est évident pour le projet d'établissement, mais pertinent aussi pour des décisions plus gestionnaires, mais qui affectent la vie des classes, des professeurs, des élèves, comme la répartition des ressources, les horaires, l'aménagement des espaces intérieurs et extérieurs, la place des parents.
Comme le professeur dans sa classe est tenté de faire tout seul, sans consulter les élèves, pour aller vite ou faire ce qui lui plaît, le chef d'établissement est tenté d'avancer plus vite, parce que le temps de négocier, il sera trop tard, ou parce que la gestion participative le met en concurrence défavorable avec d'autres établissements dirigés de façon plus autoritaires et qui donc réagissent plus vite et du coup captent des ressources ou les compliments de la hiérarchie.
Arrêtons-nous sur ce dernier point, essentiel. Un établissement autoritaire peut répondre immédiatement et docilement à une commande de la hiérarchie ; si le chef d'établissement dit à sa hiérarchie " C'est une hypothèse intéressante, mais il faut que je consulte mon corps enseignant ; cela va prendre trois semaines ", il entre en conflit avec un calendrier qui &emdash; est-ce par hasard ? &emdash; est rarement conçu pour des établissements participatifs. Même s'il est démocrate dans l'âme, un chef d'établissement reste ambivalent lorsque les contraintes externes créent un dilemme : décider seul ou consulter et perdre toute chance, parce qu'il sera trop tard.
Les avantages de la négociation ne se manifestent qu'à moyen terme, lorsque que le leadership devient coopératif, lorsque plusieurs leaders émergent et prennent des responsabilités, lorsque le collectif devient assez lucide pour savoir que, parfois, comme dans une classe, ne pas décider ou décider trop lentement, c'est laisser les autres décider à votre place. Dans tout État de droit, la Constitution confie à l'exécutif le droit de prendre certaines décisions urgentes. Mais c'est la résultante d'un long apprentissage institutionnel, avec des clauses précises et la nécessité de faire ratifier les décisions après coup. Il faut à ce propos souligner les incohérences d'un système qui invite les chefs d'établissement à consulter et associer les enseignants, mais impose des calendriers, des confidentialités ou des procédures peu compatibles avec la participation. Il est encore plus pervers de faire entendre à un chef d'établissement que sa compétence consiste à " faire entendre raison à ses troupes ", confirmant que la participation est une pure manipulation, puisqu'elle doit aboutir à une position définie d'avance. Expliquer à leurs troupes qu'on ne peut pas faire autrement est une des missions ingrates des chefs militaires, mais les armées ne feignent pas de pratiquer la démocratie interne !
Même si l'on fait abstraction du dilemme entre logique participative et choix stratégique, il faut admettre qu'un chef d'établissement perd du pouvoir en mettant en place des structures de décision participative. Les décisions sont alors plus solides, mieux soutenues, mais elles ne sont pas toujours celles que le chef d'établissement aurait prises s'il n'avait tenu qu'à lui. Il importe donc que le bien public lui importe davantage que d'avoir toujours le dernier mot.
Partager le leadership ne produit d'effets sensibles qu'au bout d'un certain nombre d'années, avec un corps enseignant plus ou moins stable. Il importe donc d'être patient, de comprendre que le jour où l'on aura vitalement besoin de s'appuyer sur la participation, il sera trop tard pour l'instituer. Ce ne peut être qu'une toile de fond, un dispositif de routine, pas une réponse improvisée pour faire face in extremis et de façon exceptionnelle à une crise ou à un conflit majeur.
Les établissements innovants sont en général des établissements dans lesquels les enseignants exercent une certaine influence. Le chef d'établissement joue le rôle d'un leader qui pose les problèmes et fait des propositions, mais n'apporte pas toutes les solutions, ne met pas les gens devant le fait accompli, au besoin en perdant du temps, en adhérant à des compromis et en acceptant que cela le mette parfois dans une position très inconfortable vis-à-vis de ses interlocuteurs externes. Le chef d'établissement peut avoir l'impression de payer le prix fort, d'être plus souvent encore pris entre le marteau et l'enclume. S'il veut diriger un établissement innovant, c'est sans doute le seul chemin.
6. Une identité d'organisation apprenante
Les établissements innovants fonctionnent comme des organisations apprenantes, qui apprennent de l'expérience, ont de la mémoire, des savoirs, une capacité de ne pas faire trois fois les mêmes erreurs. Dans une organisation apprenante (Senge, 1999 ; Bouvier, 2001), on se fait accompagner, on s'intéresse à ce que font les autres, on s'engage dans une formation commune, on envoie les enseignants en formation pour qu'ils rapportent des informations et des connaissances afin de les partager et les injecter dans le projet commun.
Tout cela ne va pas de soi. Dans nombre d'établissements, l'on sait à peine qui va en formation et pourquoi. En formation continue de professeurs, lorsqu'on demande aux participants " Demain vous rentrez chez vous, qui va s'intéresser à ce que vous avez appris ? ", la réponse est, neuf fois sur dix : " Mes collègues savent à peine que je suis en formation, ils ne me poseront pas de questions et je ne vais certainement pas leur raconter que j'ai appris quelque chose de neuf et encore moins que je vais tenter de l'intégrer à ma pratique, je me ridiculiserais ". Conclusion : souvent, on va se former en catimini.
Une organisation apprenante considère au contraire que tous les gens qui vont se former sont des ressources pour la collectivité. Le plan de formation fait partie d'une stratégie de développement et de changement, et l'on valorise des formations et interventions dans les murs, en prise sur le projet d'établissement ou des problématiques internes.
Toutefois, une organisation apprenante ne se limite ni à un état d'esprit, ni à une communautarisation des apprentissages externes. C'est d'abord et surtout une façon de collectiviser la pratique réflexive, de mettre en mot des constats, des stratégies, des réussites ou des échecs. L'enjeu est de constituer et d'enrichir une culture professionnelle, un capital de connaissances, d'expériences, de mise en mots de ce qui a fonctionné ou pas, par exemple dans le décloisonnement, les cycles pluriannuels, la lutte contre l'absentéisme, la pédagogie différenciée ou l'ouverture sur le milieu, etc. On construit du savoir local en même temps qu'on s'approprie des savoirs qui viennent de la recherche, d'autres établissements en innovation, d'autres domaines. Cela ne va pas sans un bon rapport à l'écriture, parce que si la mémoire est purement orale, personne ne pourra dire, quelques années plus tard, ce qui a été essayé, ce que cela a donné, pourquoi on a renoncé à tel dispositif ou allégé tel autre. Les organisations qui vont dans ce sens innovent plus que les autres.
Pour en savoir plus sur ces six dimensions, je vous renvoie à l'ouvrage évoqué, Innover au cur de l'établissement scolaire (Gather Thurler, 2000). Il s'agit dans tous les cas de l'organisation de l'établissement, mais dans un sens très large, qui inclut le fonctionnement, la culture, la structure de pouvoir, le rapport au savoir. On est donc bien loin d'un simple organigramme ou de quelques procédures ou institutions représentatives. Ces six dimensions concernent des fonctionnements, qui peuvent être facilités par des choix touchant aux infrastructures et aux structures, mais doivent d'abord s'incarner dans une vision, des valeurs, une culture et des savoirs d'innovation.
Nul ne peut créer de tels fonctionnements tout seul, par décret, très rapidement. Ils se mettent en place à travers une série d'orientations, de décisions, de postures cohérentes. L'important est de comprendre que tout processus de décision a deux enjeux, dont l'un cache souvent l'autre : le premier est d'optimiser la décision ponctuelle en débat, le second de favoriser une évolution vers un établissement apprenant et innovant. Le premier général venu sait qu'il faut savoir perdre certaines batailles pour gagner une guerre. Dans un établissement, la manière de prendre les décisions importe parfois plus, à moyen terme, que leur teneur.
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