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2003, .n° 3, pp. 22-25 |
La modularisation et
ses excès : le double seuil
Faculté de
psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2003
Standardisation et normalisation des modules et de leurs contenusTravail sur les ressources plus que sur leur mobilisation
Affaiblissement de la cohérence des programmes
Interchangeabilité des formateurs
Affaiblissement des établissements de formation et concentration des pouvoirs
" Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse ? Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ", écrivait Musset. Les obsédés de la modularisation des formations sont moins romantiques. Le contenu du flacon et ses effets leur importent de moins en moins. À leurs yeux, l'important est que les flacons soient calibrés, de sorte qu'on puisse facilement les empiler, les déplacer, les compter, comme des containers remplis de " choses ". La gestion néo-libérale des formations conduit à traiter les connaissances et les compétences comme des choses.
La logique progressiste des unités capitalisables trouve alors ses limites. Elle perd son sens lorsqu'on capitalise non plus des savoirs ou des compétences identifiables, mais des " crédits " , au nom de la mobilité, de la rationalité, de la comparabilité des acquis et du calcul des coûts.
Ceux qui ont défendu les formations par unités capitalisables contre les années de programme et les parcours rigides peuvent avoir aujourd'hui l'impression d'avoir joué les apprentis sorciers. La formation est devenue un marché auquel n'échappent plus les institutions publiques. Certes, la formation a un coût, que l'argent vienne des consommateurs, des contribuables pour d'ailleurs, il faut s'en préoccuper. Est-on pour autant condamné à créer des unités de formation plus propices à la comptabilité analytique qu'à la construction de savoirs et de compétences ?
Examinons quelques dérives inquiétantes.
Standardisation et
normalisation des modules et de leurs contenus
Imagine-t-on un cargo embarquant des containers de toutes tailles et de formes diverses ? Les mêmes préoccupations " pratiques " peuvent conduire à normaliser la taille des modules en heures, en ressources, en organisation temporelle. On choisira par exemple des modules de 24 heures, divisé en 4 journées de 6 heures chacune, une par semaine, le même jour. Ce qui permettra de faire courir quatre ou cinq modules en parallèle durant un mois, leur synchronisation permettant de redistribuer tous les étudiants.
Cette préoccupation est légitime. Lorsqu'elle prend le pas sur tout autre, le plan d'études devient une structure vide qu'il faut ensuite investir de contenus calibrés en fonction du contenant. Or, 24 heures, c'est trop pour certains objectifs et ridiculement peu pour d'autres.
Travail sur les
ressources plus que sur leur mobilisation
Un module, surtout s'il est de taille réduite, peut développer des connaissances ou des capacités. Les compétences puisent leurs ressources dans divers modules. Qui prend leur formation en charge dans un programme modulaire ? Certains modules d'intégration ou de stage ? Sans doute. Mais pour leur donner un rôle décisif, y compris dans l'évaluation certificative, il faut qu'une logique programme prenne le pas, que le plan de formation ressemble à un parcours construit en fonction d'objectifs finaux plutôt qu'à un assemblage de modules pris sur un marché libre.
Affaiblissement de la
cohérence des programmes
Lorsque les modules sont l'expression d'un projet de formation, sa traduction en unités capitalisables qui tendent vers une même finalité globale, la modularisation introduit de la flexibilité et de l'individualisation dans les parcours, sans pour autant déboucher sur une formation additive. Si la cohérence du parcours n'est plus pensée, si plus personne n'en a une vue d'ensemble, les formateurs vont tenter de sauvegarder leurs conditions de travail, en multipliant les prérequis aux modules dont ils ont la charge. Ce faisant, ils n'accroissent pas la cohérence de la formation, ils la transforment en un parcours plus complexe et contraignant qu'un cursus structuré en années.
Interchangeabilité
des formateurs
Une formation modulaire peut être une invention locale, l'expression d'un ensemble de formateurs oeuvrant dans la même institution. Mais la tentation existe de considérer une ville, une région, un pays comme un pool de modules, dans lequel chaque institution de formation irait puiser des modules " prêts à l'emploi ", voire des formateurs allant de site en site avec leur module, comme un représentant avec sa mallette. La professionnalisation de la formation continue a amorcé ce processus, mais les modules offerts demeurent la création d'un formateur ou d'une équipe. Le pas suivant est de communautariser les modules et les formateurs, ce qui abaisse évidemment leur coût de conception et permet d'amortir des modules " marginaux " en les proposant à un grand nombre de sites. Leur transfert sur Internet est l'étape ultime : un module unique, bien fait, accessible de n'importe quel endroit de la planète. Ce qui fera des modules de formation, progressivement, des produits de consommation comme les autres.
Affaiblissement des
établissements de formation et concentration des
pouvoirs
Alors que les systèmes scolaires reconnaissent peu à peu l'importance des établissements comme personnes morales et acteurs collectifs et leur accordent une part croissante d'autonomie curriculaire, les formations supérieures et les formations continues semblent suivre le chemin inverse. À force de normalisation des contenus et des modules, et de communautarisation des ressources, les établissements tendent à devenir des sites, des lieux où se réunissent formateurs et étudiants. Or, un lieu n'est pas une institution. Une collection de formateurs utilisant des locaux n'est pas un corps constitué, encore moins un acteur collectif. Le pouvoir déserte alors les établissements et se concentre dans des instances de coordination devenues instances de décision et de normalisation.
Les formateurs expérimentés sauront préserver leur autonomie individuelle, mais la profession risque de devenir une main d'uvre dépourvue d'influence sur la conception des formations, réduite à les mettre en uvre. On peut imaginer une gestion centralisée de l'offre et de la demande, les établissements devenant des prestataires de service, comme ces centres de rencontres qui offrent locaux, technologies, pauses café et repas à des séminaires de tout genre, qui se succèdent dans l'agenda ou se partagent les espaces sans avoir aucunement l'impression de faire partie d'un ensemble.
Primat de la
mobilité sur la qualité
Les formations modulaires sont aujourd'hui défendues par les chantres de la mobilité, en particulier dans le champ universitaire. Quelques modules à Manchester, d'autres à Varsovie, Barcelone ou Oslo : au bout du compte, le nombre de crédits suffisants pour obtenir une certification.
Nul ne plaide pour une vie sédentaire, chacun restant confiné dans son village natal. Toutes choses égales d'ailleurs, mieux vaut apprendre plusieurs langues, connaître plusieurs cultures. La question est de savoir si la mobilité justifie une moindre qualité de la formation. Il est possible que la mobilité géographique stimule la mobilité d'esprit, l'ouverture interculturelle, le pluralisme des façons de penser et de travailler. Rien cependant ne le garantit. Aujourd'hui, la combinaison de la mobilité des étudiants et de la modularisation des études donne aux " se-formant " une très forte responsabilité quant à la cohérence et à l'intégration de leur formation. Certains ont les moyens de l'assumer, d'autres non.
Ivan Illich avait, il y trente ans déjà, attiré notre attention sur le fait que, dans les institutions, le progrès n'est pas linéaire. Il le montrait à propos de la médicalisation aussi bien que de la scolarisation de nos sociétés. Au-dessous d'un seuil minimal, l'instruction ou la santé du plus grand nombre ne sont pas assurées. Mais au-delà d'un autre seuil, le développement a des rendements décroissants, les institutions ploient sous leur propre poids, créent autant de problèmes qu'elles en résolvent et finissent par desservir les finalités qui au départ justifiaient leur essor.
Ce modèle s'applique à la modularisation des formations : en deçà d'un certain seuil, elle est insuffisante pour permettre le développement de formations flexibles, différenciées et pertinentes ; au-delà d'un second seuil, la logique gestionnaire prend le dessus, la diversité et la qualité des formations cessent d'augmenter.
L'atteinte de ce second seuil n'est pas fatale. Les formateurs et les responsables de formation peuvent l'éviter, à condition de se mobiliser et de trouver les arguments susceptibles de faire contrepoids au rouleau compresseur de la rationalisation et de la normalisation.
Ces réflexions, forcément sommaires en si peu de pages, sont développées dans :
Perrenoud, Ph. (2002) Verwalten statt gestalten - die den modularisierten Bildungsgängen drohende Gefahr, Beiträge zur Lehrerbildung, n° 2, pp. 203-215 (la version française " La dérive gestionnaire des formations modulaires " est accessible sur Internet : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2002/2002_15.html).
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2003/2003_13.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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