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Texte d'une communication au symposium n° 7 " Formation des enseignants : entre savoirs issus de la recherche et savoirs issus de l'expérience professionnelle, intégration ou déni mutuel ? ", Université de Genève, Rencontres du Réseau Education-Formation (REF), 18-19 septembre 2003.

 

 

 

 

 

Sciences sociales et savoirs d'expérience :
conflit de questions ou conflits de réponses ?

 

Olivier Maulini et Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2003

Sommaire

Conflits de savoirs ou coexistence pacifique ?

Différences de positions et de statuts

Des questions différentes

Des réponses différentes à des questions semblables

Usages pluriels du singulier

Un conflit irréductible ?

Références


Enseignants et chercheurs diffèrent-ils par les questions qu'ils se posent ou par les réponses qu'ils donnent aux mêmes questions ?

La théorie est organisée par des questions, même si le développement de l'argumentation les fractionne à l'infini et fait parfois perdre de vue l'interrogation initiale. " Quand un philosophe vous répond, on se sait plus ce qu'on lui avait demandé ", écrivait Gide.

Les savoirs issus de l'expérience sont aussi des réponses, à des questions parfois plus pragmatiques, parfois plus philosophiques que les questions des chercheurs, puisque les enseignants doivent à la fois adopter un cours de l'action et l'inscrire dans des finalités.

Entre ces deux univers de questions et de réponses, y a-t-il des passerelles, des rencontres possibles ? Si les questions des uns n'ont pas d'écho dans l'univers des autres, la confrontation des réponses ne s'amorcera même pas. Même si les questions ont un équivalent, une traduction dans la culture de l'autre, rien n'assure que les réponses d'un monde seront recevables dans le monde voisin. À supposer, bien entendu, que le partage des questions et des réponses soit jugé souhaitable…

La formation de praticiens réflexifs disposant d'une culture en sciences de l'éducation ne règle pas ce problème (Perrenoud, 2001 b ; 2002 b). Elle transforme au mieux le dialogue praticien-chercheur en un dialogue intérieur. La double identité ne rend pas schizophrène, mais n'opère pas magiquement la traduction.


Conflits de savoirs ou coexistence pacifique ?

Cette question ne saurait avoir de réponse générale. Elle est posée ici dans le contexte de la formation initiale à l'enseignement. Les savoirs issus des sciences sociales sont portés en priorité par les formateurs ancrés dans la recherche, permanents des universités ou des hautes écoles en charge de la formation des enseignants ; les savoirs issus de l'expérience sont ceux des formateurs de terrain, dits aussi formateurs associés, formateurs praticiens. Ce découpage est bien sûr simplificateur : il y a parmi les formateurs universitaires des gens issus du terrain et qui sont au bénéfice d'une expérience ; il y a parmi les formateurs de terrain des gens qui ont une formation pointue en sciences humaines. Plus on va vers des formations orientées vers la pratique réflexive, assumées dans une large mesure par des professionnels formés aux sciences sociales, plus les conflits de savoirs peuvent se passer dans l'esprit des mêmes personnes plutôt que d'opposer deux " camps ". Les étudiants n'échappent pas à cette possible incorporation de la confrontation.

On peut supposer que le rapport entre sciences sociales et savoirs d'expérience varie selon la vision de la formation initiale qui prévaut dans telle ou telle institution et notamment selon la conception de l'articulation théorie-pratique. Pour schématiser, opposons, à un extrême, les curricula qui juxtaposent une formation dite théorique (évaluée à travers des examens de connaissance) et une formation dite pratique (évaluée par des stages), et à l'autre extrême, les curricula qui se réclament de la démarche clinique et de la pratique réflexive.

Le modèle juxtapositif

Dans le modèle juxtapositif, tant " formation théorique " que " formation pratique " sont des expressions ambiguës. Par formation théorique, on entend la théorie tantôt au sens que lui donnent les chercheurs (un modèle d'intelligibilité du monde), tantôt au sens que lui donnent souvent les praticiens : le travail prescrit, ce qu'on est " censé faire ", ce dont on peut dire " ça, c'est bien en théorie, mais en pratique… ".

Lorsqu'on forme les enseignants dans des facultés de sciences de l'éducation, la théorie professée ressemble de plus en plus à un ensemble de connaissances déclaratives. Écarte-t-on pour autant toute prescription ? Disons qu'elles devraient tendre à s'ancrer dans des connaissances déclaratives, à en dériver logiquement. Le conseil de ne pas essayer d'enseigner les fractions à un enfant de 10 ans se fonde sur la théorie des stades de développement et sur le fait qu'il faut dépasser le palier des opérations concrètes pour comprendre la notion de fraction. La même théorie piagétienne fera cependant la part des variations interculturelles et interindividuelles : certains enfants de 10 ans sont capables de construire les fractions. Et une approche vygotskienne ajoutera que cela dépend de l'étayage didactique proposé. On perçoit déjà qu'une procédure explicitement dérivée d'une théorie ne peut être plus solide et universelle que cette théorie elle-même.

Qui est en charge de cette dérivation dans la formation à l'enseignement ? Les formateurs qui professent la théorie laissent-il les étudiants " se débrouiller " ou vont-il jusqu'à détailler ses implications pratiques ? La formation théorique n'est elle pas alors à certains égards pratique ? Non seulement dans le sens de Lewin (" Rien n'est aussi pratique qu'une bonne théorie "), comme outil potentiel d'intelligibilité du monde, mais parce que l'usage de la théorie dans la pratique est pris en charge par les formateurs eux-mêmes, notamment sous la forme d'une traduction, fût-elle partielle et prudente, en savoirs procéduraux ?

L'ambiguïté n'est pas moins forte du côté de la formation dite " pratique ". Relève-t-elle de l'action pure (learning by doing), sans savoirs formalisés ? Ou s'appuie-t-elle sur certains savoirs, certains modèles du réel ou certaines procédures codifiées ? Dans ce dernier cas, la formation pratique serait, à sa façon, théorique, dans le sens normatif le plus courant, mais aussi, si peu que ce soit, dans le sens descriptif-explicatif familier aux chercheurs.

Ces ambiguïtés ne disparaissent pas complètement si l'on observe une seule institution de formation. Sans doute les concepts de formation théorique et formation pratique y prennent-ils un sens un peu moins vague, mais l'ambiguïté fondamentale demeure : comment pourrait-on imaginer une formation " purement théorique " lorsqu'on s'adresse à de futurs professionnels ? Et comment pourrait-on dispenser sur le terrain une formation " purement pratique ", en quelque sorte " sans paroles ", donc aussi sans idées ? Il existe un dialogue avec le maître de stage, appelé aussi formateur de terrain, formateur praticien, conseiller pédagogique, etc. Ce dernier commente, évalue, guide, conseille et, ce faisant, dispense inévitablement des fragments de sa théorie.

Ces ambiguïtés épistémologiques et didactiques n'empêchent pas le fonctionnement : la séparation des temps et des lieux rend la rencontre improbable, donc rare et épisodique, entre les formateurs investis dans la formation pratique et les formateurs investis dans la formation théorique. Les étudiants passent des uns aux autres, dénigrent parfois les uns auprès des autres et vice-versa. Les stagiaires entendent sur le terrain et à l'université des choses contradictoires, mais ils se gardent bien, en général, de provoquer une confrontation. Ces contradictions leur offrent une zone de libre choix. Seuls les plus angoissés ou les plus pointilleux ont absolument besoin que leurs formateurs " se mettent d'accord ". Les autres comprennent que ces failles peuvent tourner à leur avantage. La force du clivage entre formation théorique et formation pratique, c'est que les seuls acteurs en mesure de l'interroger &emdash; les étudiants &emdash; n'ont aucun intérêt à le faire. Ils pressentent que s'ils s'aventuraient dans cette zone, ils se heurteraient à des résistances : alors qu'une partie de l'identité des formateurs de terrain tient au déni emphatique de toute prétention théorique (ils " laissent " la théorie aux théoriciens), il n'est pas exclu que certains formateurs universitaires trouvent en miroir leur identité dans le déni de la pratique, quand bien même ils interviennent dans une formation professionnelle, en particulier s'ils ont accepté cette fonction faute de mieux et s'ils rêvent de transmettre une théorie dégagée de toute pesanteur pratique.

Le modèle clinique-réflexif

Les choses se compliquent lorsqu'on va vers une formation réflexive et clinique. L'alternance n'est plus alors une juxtaposition d'une formation théorique (des cours) et d'une formation pratique (des stages), avec deux corps de formateurs bien distincts, quelques " marginaux-sécants " assurant le minimum de contacts. Au contraire, une formation clinique prétend construire les savoirs théoriques à partir de situations singulières (Perrenoud, 1998 a, 2001 a). Dans la tradition des études de cas, même si les situations sont inspirées de faits réels, ce ne sont pas les étudiants qui les amènent, mais les formateurs, avec une intention précise. Dans les dispositifs d'analyse de pratiques, de situations complexes, de problèmes professionnels ou de dilemmes éthiques, les situations sont rapportées par les étudiants, oralement ou par écrit, voire en vidéo. On demande au moins aux formateurs de terrain de faciliter l'observation de ces situations, voire de contribuer à leur mise en forme et à une amorce d'analyse. On leur demande aussi &emdash; plus ou moins explicitement et de façon plus ou moins pressante &emdash; de faire le même travail avec leurs stagiaires, sachant l'impossibilité de traiter toutes les situations hors de la classe (Perrenoud, 1998 b, 2002 a). En soins infirmiers ou en travail social, la coutume et les contraintes des services qui accueillent des stagiaires se conjuguent pour instituer des stages de plusieurs mois. Il est clair alors qu'il est tout à fait impossible de traiter tous les incidents critiques, toutes les situations potentiellement génératrices de connaissances nouvelles. Dans la formation à l'enseignement, on peut organiser un va-et-vient plus rapide entre le terrain et l'université, mais, même si les étudiants allaient le matin en classe et revenaient l'après-midi à l'université pour construire du savoir à partir des observations du matin, la déperdition serait immense. Elle est fonction du nombre d'étudiants : même dans un groupe restreint, il est impossible de reprendre toutes les situations rapportées. N'y aurait-il qu'un étudiant que la disproportion resterait grande entre le temps de vivre une situation (parfois moins d'une minute) et le temps requis pour la raconter, l'analyser et construire des savoirs (facilement une heure ou davantage si l'on va au fond des choses).

Cela signifie qu'une formation clinique n'a de sens que si elle se pratique aussi et d'abord sur le terrain, durant le stage, à proximité immédiate de l'action. La déperdition reste importante, et sans doute les conditions ne sont-elles pas idéales. " The show must go on " : un formateur de terrain et son stagiaire ne peuvent pas suspendre l'action pour passer dans le registre de l'analyse ; et lorsque les élèves sont partis, chacun a mille autres choses à faire.

Une formation clinique est toujours à court de temps, comme toute approche constructiviste, car le savoir s'élabore… laborieusement. Hâter sa formulation compromet son appropriation. Il est inutile de mettre en place un dispositif d'analyse de pratiques si le formateur se saisit du récit des étudiants-stagiaires pour leur dire ce qu'il faut penser de la situation.

Cette contrainte de temps est suffisamment forte pour que ce type de programme ne s'accommode pas de la coexistence pacifique de deux formations, l'une théorique (fût-ce à partir de situations singulières), l'autre pratique (pour apprendre les ficelles du métier). Pour la bonne raison qu'une formation clinique va de pair avec une visée réflexive et postule que la théorie est un outil de travail des professionnels, non une matière d'examen.

Pour gagner ce pari, qui n'est pas stupide, mais se heurte à nombre d'obstacles, on ne saurait se satisfaire du dicton " que chacun balaye devant sa porte ". Il n'y a qu'une porte. La formation est " une et indivisible ". Il est hors de question que formateurs de terrain et formateurs universitaires mettent en œuvre un tout autre curriculum.


Différences de positions et de statuts

Nous nous référons désormais au modèle clinique-réflexif, non seulement parce qu'il correspond à notre contexte de travail et à nos orientations épistémologiques et didactiques, mais aussi parce que c'est le seul dans lequel les conflits ou les dénis mutuels de savoirs sont fortement problématiques, du simple fait qu'ils sont porteurs d'une contradiction majeure entre le dispositif et les représentations des acteurs.

Mêmes objectifs, même curriculum, mêmes exigences de part et d'autre… Quiconque est familier des institutions de formation des enseignants perçoit les limites de ces affirmations ! Pour avoir une chance de dépasser les stéréotypes, les luttes de territoire et des enjeux identitaires, il faut tenter de comprendre non seulement les différences de position entre formateurs universitaires et formateurs de terrain et les relations asymétriques qui s'établissent entre eux, mais encore les différences dans le rapport au savoir et à l'action, à la théorie et à la pratique.

Il y a entre formateurs universitaires et formateurs de terrain des différences qui tiennent aux positions et aux statuts des uns et des autres dans le champ de la formation initiale:

Ces différences de condition ou de position induisent des différences à la fois de savoirs et de rapports au savoir. Reconnaître que le savoir et le rapport au savoir d'un acteur sont ancrés dans sa condition et sa position sociales est au fondement de toute sociologie de la connaissance. Nous n'entendons pas ici enfoncer cette porte ouverte, mais décrire de façon plus concrète la nature des différences induites et leurs effets sur les dispositifs de formation clinique.

La problématique est théoriquement féconde, elle nous pousse aux limites de nos connaissances sur les connaissances. Elle est pratiquement pertinente, car une démarche clinique veut rompre avec une coexistence pacifique qui ne serait fondée que sur l'ignorance mutuelle entre sciences humaines et savoirs d'expérience.

Comprendre ce qui distingue ou oppose savoirs et rapports au savoir des formateurs universitaires et des formateurs de terrain est une condition nécessaire, sinon suffisante, d'une formation clinique intégrée. Le pire serait en effet qu'on institue une formation clinique pour découvrir quelques années plus tard que les uns offrent en catimini une formation théorique déconnectée du travail réel des enseignants, alors que les autres offrent une formation pratique détachée de toute connaissance issue de la recherche.

Nous distinguerons deux façons (non exclusives) d'être en conflit : conflit quant aux questions qui méritent réponse et conflits quant aux réponses apportées à des questions partagées. Cette façon de poser le problème devrait permettre de circonscrire la nature des oppositions, donc de mieux cerner les obstacles à la coopération.


Des questions différentes

Les chercheurs ont entre eux des conflits de questions autant que de réponses. Le débat sur une recherche en projet consiste notamment à décider si elle pose " de bonnes questions ". Qu'est-ce qu'une bonne question ? Sans doute est-ce d'abord une question empirique, ni rhétorique, ni purement sémantique ou conceptuelle. C'est donc une question qui n'a pas encore de réponse satisfaisante et n'en recevra qu'au prix de nouvelles investigations ou d'une analyse secondaire de données disponibles. C'est aussi une question conceptuellement rigoureuse, dont chaque terme est pesé et renvoie à une définition explicite. Sans quoi les données empiriques laisseront la question sans réponse, voire la mettront en pièces.

Au-delà de ces évidences, une bonne question de recherche est une question qui s'appuie sur des propositions assez solides et assez largement acceptées. Toute question est en effet " juchée " sur une affirmation, implicite ou explicite. " Peut-on dépasser la vitesse de la lumière ? " La question n'a de sens que pour ceux qui partagent l'idée que la lumière se déplace et a une vitesse mesurable. Cette question n'avait pas de sens, ou pas le même sens, aux âges archaïques de la physique. Les développements les plus " modernes " de cette discipline pourraient la ruiner, s'ils en venaient par exemple à faire douter qu'il faille " parcourir une distance " pour aller d'un point à un autre de l'univers. La plupart des romans de science-fiction prennent le contre-pied d'une affirmation évidente, partant du principe qu'on peut remonter dans le temps, se trouver à plusieurs endroits en même temps ou qu'il existe des mondes parallèles.

Certaines questions font consensus &emdash; même s'il y a divergence sur les réponses attendues, autrement dit les hypothèses &emdash; parce que nul ne doute des affirmations sur lesquelles elles prennent appui. D'autres suscitent le débat, car elles prennent pour acquises des connaissances que certains contestent ou jugent fragiles. Reprenons par exemple la question piagétienne des stades opératoires. Dans sa forme initiale (" A quel âge accède-t-on aux opérations formelles ? "), elle a été progressivement minée par l'idée que cet âge variait selon les familles, les classes sociales et les sociétés. Il reste en revanche légitime de chercher à identifier un âge modal ou moyen dans un milieu socioculturel donné. À moins de mettre en doute l'universalité des stades de développement, l'invariance de leur chronologie, voire leur existence. Autre façon de remanier la question : introduire la prise en compte de la zone de proche développement et distinguer développement autonome et développement encouragé par une forme de médiation, de l'éducation familiale à la scolarisation.

Les chercheurs sont censés avoir l'habitude d'un débat sur leurs questions, donc aussi sur les présupposés de leurs questions. Ils sont même censés savoir que c'est, paradoxalement, au moment de prendre appui sur ces présupposés que leur bien-fondé peut être mis en doute. Comme s'il fallait projeter la question suivante pour évaluer " sérieusement " la solution du problème précédent.

Les chercheurs ne peuvent se permettre ce jeu avec les propositions et les questions que parce qu'il n'a pas d'implication pratique immédiate. Dans une classe, on ne peut pas jouer de façon aussi " légère " avec les idées, car il y a des décisions à la clé. Il serait simpliste, pourtant, d'opposer la flexibilité du questionnement scientifique à la rigidité du questionnement pratique. Un praticien réflexif est notamment quelqu'un qui, dans n'importe quel domaine, admet que son impuissance pratique naît parfois du fait qu'il (se) pose une mauvaise question. " Pourquoi cet enfant ne travaille-t-il pas ? " : ainsi posée, la question déclenche une investigation sur l'état de santé, la paresse, l'encadrement familial, le manque de sens ou l'absence de projet, etc. Jusqu'au jour où l'on découvre que cet enfant travaille, mais le cache, rend une feuille blanche ou se soustrait aux épreuves. Le questionnement change alors de nature, et l'on formule d'autres hypothèses : enfant " surdoué " qui préfère le cacher ? enfant " orgueilleux " qui préfère ne rendre aucun travail qu'un travail médiocre ? enfant qui ne veut pas montrer un travail entièrement fait ou guidé par ses parents ? enfant qui ne veut pas réussir ? enfant qui protège son intimité et qui préfère la sanction (punition ou mauvaise note) à la métacognition et à l'investigation formative ? Passer de l'affirmation " Il ne travaille pas " à l'affirmation " Il travaille mais le dissimule " ne va pas de soi. La première affirmation est plus banale. Pour en venir à la seconde, il faut une intuition, une observation, quelque chose qui fait sortir du rail de la pensée commune. En va-t-il autrement du côté des chercheurs ? Dans tous les cas, chacun préférerait que les affirmations ne soient pas mises en doute, de sorte à pouvoir se concentrer sur la réponse aux questions. Les enjeux ne sont pas seulement intellectuels, ils sont aussi émotionnels, relationnels, identitaires. Nul n'abandonne volontiers un savoir qu'il tenait pour acquis.

Il n'y a donc pas de raison d'opposer schématiquement chercheurs et praticiens. D'autant que les formateurs universitaires, même s'ils font de la recherche à leurs heures, ne sont pas chercheurs lorsqu'ils enseignent. À ce moment, ils doivent eux aussi disposer de quelques certitudes pour construire leur curriculum et s'adresser aux étudiants.

Il est probable néanmoins que le rapport modal au savoir diffère, en fonction des urgences de l'action. Il y a, dans la vie, des temps pour les questions et d'autres où il faut avoir des réponses (au moins provisoires) pour agir. Les métiers ne sont pas de ce point de vue à la même enseigne : aucun n'est totalement protégé des urgences du quotidien, mais les chercheurs en moyenne ont plus de temps pour poser et débattre des questions didactiques et pédagogiques que les formateurs, qui à leur tour en ont plus que les enseignants.

Il est donc évident qu'une des lignes de tension s'organise autour du poids respectif des questions et des réponses dans les activités mentales propres aux divers métiers. La culture scientifique peut vivre avec un nombre impressionnant de doutes, de controverses et de questions ouvertes parce qu'il n'est pas urgent de conclure. Un chercheur a besoin de savoir immédiatement s'il lui reste quelques sous pour un voyage ou des photocopies, mais il peut laisser en suspens la question de savoir si l'apprentissage des fractions exige les opérations formelles, la réponse différant selon qu'on adopte une perspective inspirée de Piaget ou de Vygotski. L'enseignant qui doit enseigner les fractions ordinaires à des enfants de 11 ans a besoin d'une réponse. Tout simplement parce que le statut des fractions a pour l'enseignant le même statut pragmatique que son budget pour le chercheur.

Chaque praticien a besoin de résoudre un certain nombre de questions cruciales pour son action et peut laisser dans l'ombre mille autres moins importantes pour lui, qu'elles soient éthiques, scientifiques, philosophies, juridiques, etc. Si les questions posées sont conditionnées, par les présupposés qui leur servent d'arrière-fond, elles sont d'abord orientées vers des réponses potentiellement intéressantes. Ce que les philosophes du langage et de la connaissance ont montré, c'est que l'homme s'interroge sur la base de ce qu'il suppose connu, mais aussi en direction de ce qu'il se propose de connaître (Wittgenstein, 1958/1976 ; Meyer, 2000 ; Maulini, 2003 b, c). En pédagogie comme ailleurs, il n'y a pas de connaissance désintéressée. Toute question exprime un intérêt de connaissance (Habermas, 1968/1976, 1999/2001) qui varie forcément d'une sphère à l'autre d'activité.

Un enseignant peut vivre avec des questions ouvertes sur les finalités du système éducatif, les causes de l'échec scolaire ou le sort de la réforme en cours. Il peut difficilement laisser sans réponse la question " Faut-il répéter la consigne aux élèves qui l'ont mal écoutée ? " ou "  Comment justifier mon système de correction alors que les parents disent n'y rien comprendre ? "

En tant que praticien, le chercheur a des questions tous aussi prosaïques que celles de l'enseignant et qui exigent des réponses aussi rapides pour continuer à agir. Toute confrontation de praticiens n'exerçant pas le même métier induit des divergences quant aux questions pratiques à résoudre en priorité et à celles qu'on peut laisser en suspens, ce qui peut entraîner des incompréhensions, des dévalorisations mutuelles ou des conflits. Les difficultés de la coopération enseignants-parents sont en partie de cet ordre, de même que la coopération entre enseignants et psychologues, travailleurs sociaux, soignants, policiers ou juges. La question de savoir si l'action est conforme au droit est vitale pour les uns, secondaire pour les autres ; la question de savoir si elle est utile, éducative, dangereuse pour la santé ou la cohésion du groupe n'a pas le même poids selon les finalités, les valeurs et les contraintes de chaque profession en jeu. Autre façon de formuler le même constat : si les questions résolues, au moins provisoirement, ne sont plus vécues sur le mode de l'interrogation, mais de la proposition, les divers praticiens n'ont pas besoin des mêmes propositions et ne tolèrent pas les mêmes incertitudes.

On peut certainement analyser la rencontre chercheurs-praticiens dans le même registre lorsqu'ils coopèrent dans une recherche-action ou une recherche collaborative, La question du passage à l'écrit ou de la signature d'une publication importe au praticien de la recherche, alors qu'elle indiffère au praticien de l'enseignement, qui se préoccupera en revanche des retombées sur ses élèves.

Le dialogue se noue tout autrement en formation initiale : le chercheur-formateur met de côté ses questions pratiques lorsqu'il travaille avec ses étudiants. Il ne leur parle pas &emdash; en principe &emdash; de ses problèmes d'argent, de carrière, d'écriture, etc. Il aborde des questions qui sont pour lui " théoriques ", au sens où sa vie et son action quotidiennes n'en dépendent pas. Les questions scientifiques sont par définition des questions qui peuvent rester ouvertes, même si les chercheurs manifestent parfois un vif désir de trouver des réponses et doivent aussi tenir des délais.

Les étudiants sont confrontés pour une part de leur temps à des formateurs de terrain qui, eux, se posent des questions essentiellement " pragmatiques ". Ces différences dans les questionnements prioritaires et le statut existentiel des questions ne portent pas à conséquence quand chacun travaille dans sa sphère, mais peuvent susciter conflits, rejet et agressivité lorsque chacun tente de faire partager ses questions à l'autre et ne comprend pas qu'il n'y attache pas autant d'importance, voire ne s'en préoccupe aucunement.

Le premier conflit ne porte pas alors sur les réponses, mais sur ce qui fait question, donc, d'une part, sur ce qui est supposé acquis, d'autre part, sur ce qui est supposé à acquérir. Les questions cruciales des uns peuvent paraître d'importance mineure aux yeux des autres. C'est ainsi que la plupart des enseignants prêtent une attention considérable aux conduites des élèves : c'est à elles qu'ils sont confrontés au quotidien, ce sont elles qu'ils doivent tenter d'anticiper, de contrôler, de comprendre. La plupart des chercheurs en éducation se posent en priorité des questions sur les processus d'apprentissage et c'est sous cet angle qu'ils prêtent attention aux conduites des élèves, conçues comme des obstacles à leurs apprentissages plutôt que comme des menaces pour le fonctionnement de la classe. L'enseignant se demandera comment neutraliser tel élève qui dérange sans cesse le dialogue didactique, alors que le chercheur tentera de comprendre ce que manifeste sa manière d'être dans l'ordre de l'image de soi, du rapport au savoir, de l'intégration, etc.

Acteur dans la situation, l'enseignant découpe ses objets dans son environnement et se pose des questions à propos des élèves, de leurs parents, de ses collègues, de sa hiérarchie ou encore de processus moins liés à des personnes particulières (la dynamique de la classe, le climat de l'établissement, la sécurité dans le quartier). À ses heures réflexives, il peut aussi se poser des questions sur lui-même, ses compétences, ses colères, sa fatigue ou ses peurs. Mais il lui est plus difficile de prendre constamment comme objet de questionnement le tout dont il fait partie. Alors que le chercheur, en extériorité, n'a aucune difficulté à observer l'ensemble du système, l'enseignant n'en est qu'une composante.

Si bien que, lorsqu'un enseignant se demande pourquoi ses élèves sont aussi agités ou distraits, et comment y remédier, un chercheur peut se demander pourquoi cet enseignant est aussi sensible à l'agitation et à la distraction des élèves, voire comment il induit lui-même ces attitudes, par exemple par sa propre agitation ou la faible cohérence dont il fait preuve dans sa manière de travailler.


Des réponses différentes à des questions semblables

Il arrive aussi que les questions des praticiens coïncident avec celles des chercheurs, soit spontanément, soit à l'issue d'un processus de négociation. Apportent-ils alors les mêmes réponses ? Rarement, et pour les mêmes raisons : les premiers n'ont pas besoin d'une réponse immédiate, ils peuvent différer, recadrer, complexifier, questionner la question. À la limite, c'est leur métier. À donner des réponses trop rapides, ils failliraient à leur tâche.

Les praticiens, eux, seraient fautifs s'ils différaient trop longuement les réponses, restant paralysés alors que les événements suivent leur cours. Dans l'instant, c'est l'habitus qui parle et l'action ne procède pas d'une délibération intérieure. D'une certaine manière, il n'y a pas alors de question, il n'y a que des actes, qui s'adressent à la situation plutôt qu'à une interrogation, même implicite et fugitive.

Toutefois, dans le métier d'enseignant, tout n'est pas instantané. Il y a donc place pour une " activité interrogative ", suscitée notamment par :

Dans tous ces cas, et sans doute d'autres encore, l'enseignant se pose des questions qu'il pourrait poser à un chercheur s'il en avait un " sous la main " et envisageait qu'il puisse lui être d'une aide quelconque. Ces questions seraient par exemple :

Si, sur ces divers sujets, les sciences de l'éducation n'avaient rien à dire, on pourrait douter de leur pertinence. Si elles méprisaient ces questions " terre-à-terre ", on ne s'étonnerait pas qu'elles soient rejetées en bloc par les professionnels. Envisageons le cas plus favorable d'un chercheur partageant les questions de l'enseignant et les estimant pertinentes et importantes. Vont-ils alors développer les mêmes réponses ?

Confrontés à la même énigme, deux personnes différentes adoptent des attitudes et des hypothèses différentes. Face aux mêmes blocages, aux mêmes absences, aux mêmes déviances, elles n'avanceront pas les mêmes explications. Il y a cependant des raisons de penser qu'ici encore les différences ne tiennent pas seulement aux personnes, mais aux rôles, aux statuts et surtout au rapport des uns et des autres au savoir, d'une part, à l'action, d'autre part.

L'enseignant est dans la singularité totale lorsqu'il est préoccupé par un élève. Il cherche une solution sur mesure, ici et maintenant, sans trop tenter de découvrir une règle générale, encore moins une théorie. Le chercheur tentera au contraire d'identifier des régularités, même s'il ne prétend pas conduire une recherche. Tout simplement parce que sa philosophie du réel le porte à croire 1) qu'il existe des régularités ; 2) que leur identification est un précieux outil pour l'action.

De telles différences existent aussi entre praticiens exerçant le même métier : certains informaticiens bricolent des solutions très ingénieuses, mais non transférables, alors que d'autres s'efforcent de découvrir un problème général sous chaque cas particulier, de le résoudre et de revenir à la situation initiale avec un outil nouveau. Les enseignants aussi diffèrent entre eux. Et les chercheurs ne font pas exception : les uns courent après des lois, d'autres préfèrent investir la singularité. Gardons-nous donc d'opposer en bloc des chercheurs tous en quête de savoirs généraux et des praticiens tous enfermés dans des cas exceptionnels. Aucun métier ne se développe sans construire des concepts, des catégories, des généralisations, à partir desquels le praticien pourra anticiper ou résoudre des problèmes analogues.

Il y a cependant des raisons de penser que, par fonction et par formation, les chercheurs accordent davantage de prix à la généralisation. Ce que nous avons dit sur le versant des questions, nous pouvons le dire sur celui des réponses : quels que soient les présupposés, les intérêts de connaissance des uns et des autres ne sont pas interchangeables. Pour le praticien, la connaissance a une valeur d'usage. Si elle permet de maîtriser le réel, elle joue son rôle, on ne lui demande rien de plus. Pour le chercheur, au contraire, la connaissance a une valeur d'échange sur le " marché des savoirs homologués ". Si la validité de ce qu'il dit ou écrit se limite à un cas singulier, son propos perd toute valeur, sauf peut-être dans le registre littéraire ou documentaire.

Renonçons toutefois à opposer un chercheur qui voudrait comprendre à un enseignant qui ne voudrait que réussir. Chaque praticien apprend à ses dépens que, devant des réalités complexes, on ne peut réussir par essais et erreurs ou de façon purement intuitive. Il faut comprendre, autrement dit construire un modèle d'intelligibilité des causalités et des intentions en jeu dans les processus qu'on cherche à neutraliser, créer ou infléchir. Mais ici encore, l'usage pragmatique consiste à proportionner la compréhension aux exigences de la réussite. Il n'est pas besoin d'étudier la mécanique et la physique pour aller à bicyclette, un modèle sommaire suffit.

Même si, au départ, ils partagent les mêmes questions, l'enseignant et le chercheur se sépareront au moment où le premier estimera en savoir assez pour passer à l'acte, alors que le second voudra élaborer un modèle plus complet, plus fiable, plus explicite, plus communicable.

La divergence est probable aussi sur ce qu'on pourrait appeler la " profondeur de l'anamnèse ". Seul un praticien peu réflexif imaginera qu'on peut se contenter de soigner les symptômes, par exemple un faible désir d'apprendre, une agressivité constante, le souci obsessionnel de bien faire, le refus du principe de réalité, des mensonges permanents, une indifférence aux consignes ou aux objets. Pas besoin d'être didacticien, sociologue ou psychanalyste pour se douter que les conduites s'enracinent dans des configurations personnelles, familiales, sociales qui viennent de loin. Un praticien n'éprouvera pas pour autant le besoin de reconstituer toute l'histoire de vie de l'élève, encore moins son histoire familiale. Pour lui, l'explication n'est qu'un détour nécessaire, dont il ne tire pas nécessairement de satisfaction intellectuelle intrinsèque. Le chercheur estimera volontiers que le praticien " se contente de peu ". Entre la quête du Graal et l'enquête pragmatique, le divorce surviendra tôt ou tard.

Le chercheur, lorsqu'il n'est pas lui-même acteur, n'a aucune réticence à avancer l'hypothèse que le praticien fait partie du problème, alors que ce dernier n'envisagera cette éventualité qu'en dernier recours, sauf si sa personnalité l'incline à porter tous les péchés du monde et à s'attribuer tous les problèmes, en les vivant comme un échec ou un constat d'incompétence.

Bref, il ne suffit pas de partager les questions pour se mettre d'accord sur les réponses. Deux cultures, deux rapport au savoir, deux rapports à l'action s'affrontent et ne se complètent pas spontanément. Est-ce fatal ? Non, c'est probablement une toile de fond qui explique pourquoi il faut un immense travail et des dispositifs subtils pour provoquer un rapprochement.

Il serait vain que les formateurs universitaires attendent des formateurs de terrain qu'ils fassent l'entier du chemin. Ils ne peuvent pour autant renoncer entièrement à leur propre rapport au savoir. L'important n'est pas tant de se rencontrer à mi-chemin que de déterminer ce qui semble le plus efficace du point de vue de la formation initiale à l'enseignement. Mais ici encore, le consensus ne va pas de soi, car chacun aura tendance à considérer son propre rapport au savoir comme plus fécond, plus réaliste, plus juste, donc plus formateur…

On peut présenter le paradigme réflexif comme un compromis équitable : il ne tente pas de transformer les enseignants des chercheurs, il met l'accent sur une réflexion critique adossée aux sciences humaines, sans prétention à produire des savoirs à la fois généraux et nouveaux. Il reste que ce paradigme est une proposition élaborée par les chercheurs…


Usages pluriels du singulier

Il peut sembler paradoxal que le problème des conflits de savoirs se pose dans le cadre d'une formation clinique et réflexive. Les formateurs ne tentent-ils pas alors de construire la théorie à partir de situations spécifiques, de façon qu'on pourrait dire inductive, à travers une sorte d'herméneutique qui cherche à exploiter toute la force de la singularité et de la complexité ?

Il reste une ligne de fracture, qui ne porte pas sur la situation de départ, mais sur l'usage qui en est fait. Prenons l'exemple du travail sur les situations éducatives complexes dans le cadre d'un module dit transversal. Les étudiants sont censés conduire sur le terrain une démarche d'observation-intervention et identifier deux ou trois situations éducatives complexes (Perrenoud, 1996 ; Maulini, 2003 a), susceptibles d'être analysés selon l'un au moins des quatre regards théoriques constitutifs de ce module :

  • Relations intersubjectives et désir d'apprendre.
  • Rapport au savoir, métier d'élève, métier d'enseignant.
  • Diversité culturelle et gestion de classe.
  • École, familles, société.

Les étudiants impliquent leurs formateurs de terrain dans l'identification de situations complexes. Cette notion est elle-même comprise de façon fort variable et les formateurs ne tentent pas de la définir trop étroitement, de peur d'appauvrir le matériau, à force de vouloir le conformer à un modèle. Mais ce flou indique déjà deux perspectives :

Dans le premier cas, la complexité se définit par la charge émotionnelle de la situation, son caractère d'exception ou l'impuissance de l'enseignant qui l'affronte. Dans le second cas, elle se définit par ses vertus formatrices potentielles, autrement dit par les enseignements que l'on peut en tirer.

Ces enseignements vont nécessairement au-delà de la situation. On retrouve le même clivage dans les séminaires d'analyse de pratique : alors que les participants attendent souvent sinon des conseils, du moins des éclaircissements sur ce qu'il fallait comprendre et donc faire, les formateurs se servent des situations pour en sortir.

Il ne s'agit pas de " placer " à bon escient un petit exposé théorique tenu en réserve, la situation étant soit choisie par le formateur, soit fortement sollicitée pour rendre son apport pertinent. Non, dans une démarche clinique digne de ce nom, les situations amenées par les étudiants ne sont pas comme ces " démonstrations " de chimie ou de physique qui permettent au professeur d'enchaîner avec la " théorie du jour ", après avoir capté l'attention et suscité la curiosité de ses élèves. Dans une démarche clinique, les situations ne sont pas exploitées comme des invitations bienvenues au discours magistral, mais comme des occasions de construction collective de savoirs, même si le rôle central du formateur, qui non seulement anime la conversation mais intervient sur le fond, est parfois ambigu.

Même dans une démarche réellement constructiviste, l'usage des situations singulières " apportées " dans un séminaire n'est pas le même que l'usage qu'on peut en faire dans une conversation entre le formateur de terrain et l'étudiant. La distance est d'autant plus grande que le formateur universitaire ne s'identifie pas au praticien, ne cherche pas évaluer son action ou ses compétences et dissuade les étudiants de toute perspective normative. Cette neutralité normative ne va pas de soi, elle est fragile. L'énergie investie pour la maintenir pourrait laisser entendre que c'est la différence essentielle. Il n'en est rien. La différence porte d'abord sur la nature de ce qu'on peut et veut apprendre d'une situation singulière. C'est-à-dire : quelles questions posera-t-on et quelles réponses leur apportera-t-on ?

Évitons ici encore les caricatures : un praticien ne s'arrête pas à décrire une situation à des fins de justification ou de catharsis. Il envisage toujours une " prochaine fois ", donc un apprentissage possible. La situation peut engendrer un savoir d'expérience ; ce ne sera pas nécessairement une procédure précise permettant d'éviter à coup sûr un problème semblable ou de le résoudre rapidement ; il suffit parfois que se développe une sensibilité, une vigilance, un doute, une ouverture à une interprétation autre. Le savoir d'expérience prend des allures diverses.

Le formateur universitaire se sert aussi de l'expérience, celle du formateur de terrain et/ou de l'étudiant, voire de la sienne propre. Pourtant, il ne s'en sert pas pour constituer un savoir d'expérience, ni pour lui ni pour les étudiants. Sauf si le formateur est en même temps enseignant pour une autre partie de son emploi du temps et oscille donc constamment entre deux logiques. Sauf si les étudiants sont à tel point identifiés au métier et projetés dans une possible prochaine fois qu'il ne veulent apprendre qu'une chose : " Si cela m'arrive (ou m'arrive encore), que faire ? "

Si l'on parvient, au moins provisoirement, à abandonner cette posture pragmatique, on peut poser à nouveaux frais le problème de l'articulation théorie-pratique en formation. Puisque l'apprentissage visé reste à moyen terme une composante de cette formation, il ne se désintéresse pas de la réussite de l'action. Il s'agit toujours d'accroître la maîtrise pratique des situations. Il s'agit toujours d'apprendre de l'expérience, mais quelque chose qui ne serait ni une réponse de circonstance, inutilisable hors contexte, ni une théorie générale, dont l'anecdote serait juste le prétexte. Alors quoi ? La différence et peut-être le différend portent sur le détour. Pour le saisir, prenons une situation de formation et analysons-la sous l'angle du rapport entre construction du savoir et questionnement.

Un salon en questions…

Soit une situation éducative complexe, analysée par l'un d'entre nous avec un groupe de vingt-cinq étudiants. Trois d'entre eux ont passé leur temps de terrain dans la même école, dans trois classes voisines des degrés primaires (+3 à +6). Ils ont réalisé un projet commun d'observation-intervention, qui a débouché sur cette situation :

Plusieurs discussions avec les formateurs de terrain ont tourné autour de la gestion de classe et des différentes manières d'aménager les espaces de travail et de réglementer leur usage. Comme les couloirs de l'école sont larges, bien éclairés et bien chauffés, les étudiants ont eu l'idée d'en faire un lieu d'activité. Quelques cloisons amovibles, un vieux tapis et du mobilier de récupération ont transformé l'espace vide en une espèce de " salon de lecture " dont il a bien fallu discuter la fonction. L'accord s'est fait autour du principe suivant : le salon n'est pas un lieu comme un autre. Ce n'est pas un extension de la classe, dans laquelle on va et on vient au gré des besoins. L'élève qui " passe au salon " n'est plus tout à fait dans la classe, mais il n'est pas non plus " derrière la porte " comme les enfants punis dont la sanction (provisoire) est l'exclusion. " Aller au salon " n'est pas un geste anodin, mais ce n'est pas non plus une punition. C'est une décision personnelle, que chaque élève peut prendre une fois par jour, lorsqu'il ressent le besoin de s'isoler, de travailler dans la tranquillité ou alors de faire lui-même le choix d'" aller se calmer ".

Bonne ou mauvaise idée ? L'invention, bien sûr, sera tout de suite questionnée. Sur le terrain, d'abord, mais aussi à l'université, dans le groupe d'étudiants confronté à la situation telle que nous venons de la résumer. Il serait intéressant de rester dans l'école pour décrire l'évolution et le destin de l'institution-salon. Mais nous allons nous concentrer sur la situation de formation, sur la manière dont les étudiants et le formateur ont questionné l'usage du boudoir et sur les apprentissages qui ont pu découler de cette singulière innovation.

Le premier temps de l'analyse, c'est le questionnement " spontané " des étudiants. Qu'ils aient vécu ou non la situation, qu'ils estiment ou non que le salon est une " bonne invention ", ils posent et ils se posent a priori les mêmes questions : des questions " pratiques " (" Combien de temps peut-on rester dans le salon ? Comment savoir ce qu'y font les élèves ? La porte de la classe restera-t-elle ouverte ? ") à fort contenu normatif (" Est-ce aux élèves de faire ces choix ? Avons-nous le droit de les laisser sans surveillance ? "). Des questions de praticiens, sans doute, mais qui ne font pas longtemps l'unanimité d'un groupe qui a sa diversité.

Entre questionneurs, en effet, le divorce peut être vite consommé. Les plus pressés veulent connaître le règlement, et ne voient pas de raisons de chercher ensuite des complications. On ne peut passer au deuxième temps du questionnement qu'à condition de distinguer le plan juridique (" Quelles sont les règles à respecter ? ") du plan politique (" Quelles seraient les règles à inventer ? ") et de faire la part de l'institué et de l'instituant dans la pratique pédagogique.

La question de l'invention réglementaire est un détour, parce qu'elle remonte dans le raisonnement. Elle pose un problème que la première a refoulé (Meyer). Elle retarde le moment de la résolution, parce qu'elle problématise des propositions qui sont indiscutables dans la première discussion (Habermas). Il y a une tension entre les deux plans, que tous les étudiants n'assument pas de la même façon. Certains acceptent de changer de niveau, et de mettre &emdash; au moins provisoirement &emdash; les réponses du règlement en question, sans transiger pour autant sur la demande de prescription : " Pratiquement, les règles interdisent de laisser un élève sans surveillance hors de la classe, c'est entendu. Mais théoriquement : est-ce une bonne ou une mauvaise précaution ? "

…et l'étayage du Panopticon ?

Ce qu'illustre cette situation, c'est que les hommes s'opposent quand ils répondent différemment aux mêmes questions, mais qu'ils se séparent pour de bon quand ils ne partagent plus d'interrogation, quand il n'y a plus d'accord sur le terrain [de leur] désaccord (Bourdieu, 1967). Si l'intérêt des uns n'est pas celui des autres, que peut-on attendre d'une discussion ?

Pour le formateur et pour la formation, ce moment est critique. Dans un groupe, comment discuter des pratiques et des règles, à moitié telles qu'elles sont, à moitié telles qu'elles pourraient être ? Le problème, heureusement, est un peu la solution. La tension entre la tradition et l'innovation permet de basculer vers un troisième questionnement : puisqu'il y a de bonnes raisons, désormais, d'hésiter entre les pratiques instituées et les pratiques instituantes, y a-t-il, quelque part dans le patrimoine pédagogique, de quoi nourrir la discussion ? Des travaux, des expériences ou des savoirs sur lesquels s'appuyer, sur lesquels fonder et justifier une décision ?

La demande d'arbitrage, bien sûr, n'est pas aussi explicite. D'ailleurs, il n'y a pas vraiment de demande. S'il y a rupture dans l'analyse, c'est que le formateur, cette fois, reprend la main et qu'il formule lui-même des questions. D'abord, il interpelle le groupe pratiquement : " Et dans votre classe, comment ferez-vous ? Vos élèves, les verrez-vous tout le temps ? Auront-ils ou non le droit d'échapper à votre regard d'enseignant ? " Et il enchaîne théoriquement : " Vous connaissez le Panopticon ? Bentham, Foucault, en avez-vous entendu parler ? " Le mélange des genres n'est pas fortuit. Il est censé produire la rencontre des perplexités : " Quel rapport entre Foucault et ma façon d'aligner les bureaux ? "

Si la situation singulière (l'institution-salon) n'était que le prétexte d'un cours théorique, il suffirait de greffer une leçon sur la question. Et de commenter, dans le détail, le Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection et Surveiller et punir, charge aux étudiants de faire le lien entre la ressource académique et la situation pratique. Mais hormis le fait que l'improvisation a ses limites, là n'est justement pas l'intention. Ce qui compte, dans la formation, ce n'est pas d'" épuiser " la question sous le flot des réponses, mais de faire le va-et-vient entre l'activité professionnelle qui engendre un premier questionnement, la confrontation entre pairs qui élargit la réflexion et les savoirs constitués qui peuvent à la fois étayer la résolution et relancer la problématisation.

Ces savoirs sont tantôt issus de la recherche, tantôt issus de l'expérience. C'est à leur point de rencontre que se densifie souvent le questionnement. Dans l'analyse de l'institution-salon, les étudiants ont peut-être appris que les prisons, les casernes mais aussi les écoles " panoptiques " ont amélioré l'exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace en inventant des mécanismes disciplinaires de coercition subtile (Foucault, 1975, p.244). Certains ont peut-être eu envie de lire Foucault. Mais tous (?) ont pris conscience d'un enjeu pédagogique important. Ils ont compris que les maîtres aménagent, sciemment ou non, des manières de tout contrôler ou au contraire de ne pas voir ce que font les enfants. Ils ont ajouté une couche de complexité, en s'interrogeant sur la manière dont peuvent réagir les parents. Au croisement de leurs propres expériences et des récits du formateur, ils ont comparé des classes où les petits peuvent se cacher sous une tente, où le bureau de l'enseignant regarde par la fenêtre, où les élèves " gardiens du silence " et " gardiens de la participation " contribuent au contrôle des comportements. Ils sont revenus sur une situation précédente, où la maîtresse hésitait entre l'inspection régulière des cartables et le respect de l'intimité des enfants. Ils ont réinterrogé la pratique du salon, cherché à savoir quels élèves le fréquentaient, ce qu'il y faisaient, la façon dont la confiance des maîtres fut renforcée ou non. Ils ont peut-être découvert des savoirs nouveaux, mais aussi remobilisé un fonds théorique déjà constitué. Ils se sont rappelés que le métier d'élève s'exerce en permanence sous le regard et le contrôle de tiers, non seulement quant à ses résultats, mais quant à ses moindres modalités (Perrenoud, 1994, p.14). Ils ont confirmé que le maître prudent travaille à se tenir à bonne distance et met en place des dispositifs de savoir qui laisse respirer [l'élève] dans un espace respecté (Cifali, 1994, p.219-220).

Toutes ces ressources peuvent paraître éparpillées. Leur cohérence tient moins à leur mise en texte, qu'à la manière dont elles ont pu étayer, dans la situation de formation, le travail d'analyse et de compréhension. Entre questionnement pratique et questionnement théorique, les savoirs issus de la recherche et les savoirs issus de l'expérience peuvent faire alliance à deux moments : quand ils suffisent à répondre aux questions (mobilisation) et quand ils font défaut, mais qu'ils s'élaborent dans et par la situation de formation (construction).


Un conflit irréductible ?

Que la recherche et la pratique ne partagent pas (toujours) les mêmes " intérêts de connaissance ", cela n'a rien d'étonnant. Si chercheurs et enseignants ne partagent ni les questions, ni, cas échéant, la manière d'y répondre, il faut sans doute préférer la coexistence pacifique au conflit ouvert. L'ignorance mutuelle est une forme d'arbitrage, parce qu'en évitant les discussions, elle évite les complications. Elle ne pose de problèmes qu'à ceux qui le veulent bien : les chercheurs qui proposent des ressources aux praticiens et les praticiens qui posent des questions aux chercheurs.

On peut aussi trouver et pérenniser ce modus videndi dans le contexte de la formation initiale, lorsqu'elle se borne à juxtaposer une formation théorique et une formation pratique que nul ne songe à articuler fortement. La divergence des questionnements n'est alors pas problématique puisque chacun campe dans les limites de sa propre culture.

Dans une formation intégrée et clinique, visant la pratique réflexive, on ne saurait échapper à une confrontation des questionnements. Ce que montre la situation du Panopticon, c'est que la discussion des questions peut et doit être au cœur de la formation, puisque c'est elle qu'on appelle problématisation (Fabre, 1993 ; Fabre & Vellas, 2003 ; Maulini & Wandfluh, 2004).

Le premier défi est de le faire comprendre aux étudiants. Cela ne va pas de soi, car ils sont souvent plus centrés sur la réussite de l'action et la réponse normative que des enseignants expérimentés. On peut notamment en conclure que l'explicitation des démarches de formation à l'intention des étudiants n'est jamais suffisante.

Le second défi concerne les formateurs de terrain. L'institut de formation n'attend pas de leur part qu'ils mobilisent Bentham et Foucault en buvant le café avec leur stagiaire entre deux moments de classe. On peut en revanche espérer l'amorce d'un travail de problématisation, amenant par exemple l'étudiant à comprendre qu'il ne suffit pas toujours de s'enquérir des règles en vigueur, qu'il faut savoir les instituer ; ou encore à percevoir le conflit latent entre le désir de contrôle et la nécessité de laisser respirer l'élève dans un espace respecté.

Ne peuvent engager cette problématisation que les formateurs de terrain qu'elle ne déstabilise pas, qui y trouvent au contraire une occasion de développement professionnel. Leur " salaire " n'est pas alors l'admiration ou la ressemblance, mais une façon de tirer parti de la présence d'un stagiaire pour reprendre ou amorcer un processus de problématisation qui les concerne autant, sinon davantage que l'étudiant débutant, dont on ne peut pas attendre qu'il pose spontanément toutes les " bonnes " questions. C'est pourquoi il importe que les formateurs de terrain (et les formateurs tout court) soient des praticiens réflexifs beaucoup plus que des maîtres sans failles. Comment confronter des questions si l'on a réponse à tout ?


Références

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Wittgenstein, L. (1958/1976). De la certitude. Paris : Gallimard

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