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Professionnalisation et formation des chefs d’établissement. La Revue des Échanges, vol. 21, n° 3, 27-31. |
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
2004
Piloter une organisation efficacePiloter une organisation en développement
Formation et professionnalisation
Les cadres scolaires forment une catégorie hétérogène. Raisonner sur leur professionnalisation ne saurait aller au-delà de quelques principes généraux, reliés à leur position dans une structure hiérarchique davantage qu'au contenu de l'activité quotidienne des cadres. En effet, d'un pays à l'autre, voire d'une région à l'autre dans les pays fédéralistes, les statuts des chefs d'établissements diffèrent, de même que leurs missions, leurs compétences, leur rapport à d'autres catégories de professionnels, leur fonctionnement solitaire ou à la tête d'une équipe de direction. Pour ne rien simplifier, la fonction est presque partout en débat et en évolution, voire en tension entre différentes conceptions du rôle, par exemple entre une dominante gestionnaire et une insistance sur le leadership pédagogique.
Ces variations et ces évolutions sont liées à la formation de deux manières :
1. Les finalités et dans une certaine mesure les modalités de la formation ne peuvent être définies indépendamment du profil professionnel visé. Selon qu'on veut former des gestionnaires ou des leaders, on fera des choix curriculaires et didactiques bien différents.
2. Dans une période de redéfinition du rôle, la formation s'inscrit dans une stratégie d'innovation et va donc privilégier des dimensions identitaires en accordant peut-être moins d'importance aux aspects plus techniques.
À cette double complexité s'ajoute le fait connu, mais dont on ne mesure pas toujours les implications, que la plupart des cadres ont au préalable exercé une autre fonction dans un établissement scolaire. À quoi il faut ajouter une dimension politique : les cadres représentent l'autorité, on leur délègue du pouvoir. Ils doivent donc " montrer patte blanche ", accepter que leur formation soit pour une part une socialisation à une culture institutionnelle, à une conception du rôle du ministère, des commissions scolaires, des autorités locales ou régionales, de l'inspection.
La France se singularise à plusieurs titres : un fort investissement dans la formation des chefs d'établissement, alors qu'elle est inexistante ou très légère dans d'autres pays développés ; une forte dépendance à l'égard du Ministère de l'éducation nationale, qui contrôle de près l'école chargée de former les cadres, alors que d'autres systèmes confient la formation aux universités ou à d'autres organismes relativement indépendants ; et enfin, un poids immense donné à l'inspection, ce qui appauvrit la fonction de direction et la met en face d'une autre ligne de pouvoir, avec la problématique d'un pilotage partagé (Perrenoud, 2001 b).
Il serait sans doute pertinent de débattre de cette triple singularité et de s'inscrire dans une approche comparative. Nous prendrons ici un autre parti : développer une vision cohérente de la professionnalisation et de la formation des chefs d'établissement sans nous enfermer dans une structure nationale. Cela interdit évidemment d'aboutir à des propositions détaillées en termes de contenus, de parcours de formation, d'organisation de l'alternance. L'ingénierie de la formation des chefs d'établissement ne nous semble pas cependant devoir occuper le devant de la scène aussi longtemps que la nature exacte du travail et des compétences reste dans le flou (Perrenoud, 2002).Or, pour penser ce travail et ces compétences, il faut sans doute rompre avec l'héritage national, penser en termes de leadership dans le développement des organisations plutôt que de maillon dans la chaîne hiérarchique traditionnelle.
Second parti pris : on ne peut penser la fonction de chef d'établissement indépendamment d'une conception de l'unité dont il est responsable et de la relation qu'il entretient avec elle. Selon qu'il anime, encadre, coordonne, dirige, impulse, fédère, supervise, commande, oriente, mobilise, contrôle, inspire, son métier change.
Troisième parti pris : il faut choisir une priorité, lier la fonction de chef d'établissement soit au fonctionnement ordonné du système éducatif, soit à sa modernisation continue. On ne peut exclure aucune de ces composantes, mais on ne se donne pas le même scénario selon qu'on privilégie l'une ou l'autre. La composante d'innovation nous semble désormais prioritaire (Gather Thurler et Perrenoud, 2003), en vertu de l'écart de moins en moins acceptable et accepté entre les objectifs déclarés de l'école et ses résultats, mais aussi parce que diriger, dans une société en changement, c'est piloter des transformations incessantes, qu'elles soient impulsées par l'évolution de la demande sociale, les inflexions des politiques de l'éducation, le renouvellement des savoirs (à enseigner ou pour enseigner), les transformations des publics scolaires, les transformations culturelles et économiques (Perrenoud, 1998).
En simplifiant, retenons deux horizons d'attente dont les chefs d'établissements sont garants, pas à eux seuls, mais plus que d'autres :
Le premier axe se rapporte à la mission principale du système éducatif : éduquer, socialiser, instruire, qualifier les jeunes. Le second prend acte de la difficulté d'atteindre cet objectif pour tous et de la nécessité de remettre régulièrement sur le métier les pratiques et l'organisation du travail.
La culture de l'évaluation, dans ses excès, pourrait amener les gens d'école à rejeter l'idée même d'efficacité, parce qu'elle est assimilée à des indicateurs contestables, à des concurrences perverses ou à des régulations néolibérales. Si l'on vise avant tout l'amélioration du classement du pays dans les enquêtes internationales ou de l'établissement dans le palmarès national, voire l'obtention de certifications ou de labellisations de type ISO, l'efficacité deviendra un symbole de dérive.
Le passage d'une évaluation et d'une amélioration raisonnables de la qualité à l'obsession de la " qualité totale " nie la réalité du travail, qui est de rencontrer des résistances qui empêchent une parfaite adéquation entre les objectifs et les effets. Dejours (2003) montre qu'ignorer cette évidence entraîne les acteurs dans la terreur du " performatisme " (Ball, 2003), qui ne pourra qu'aboutir à une escalade dans les " faux-semblants " (Strittmatter, 2004) et aviver les sentiments d'injustice et de non-reconnaissance. L'efficacité devient alors un mot d'ordre, un slogan, une injonction paradoxale au lieu d'être une visée banale de tout travail, soumis à une évaluation méthodique et rigoureuse dans une école où les élèves vont pour apprendre.
Il reste que le souci que partagent les professeurs et les cadres quant à l'efficacité de l'action éducative est parfois atténué par des préoccupations plus centrées sur les adultes, leurs conflits, leurs malaises. Les enquêtes internationales récentes ont au moins l'avantage d'avoir administré un " électrochoc " à la plupart des systèmes scolaires. Nul ne peut plus se voiler la face : les conditions d'enseignement et d'apprentissage doivent être fortement améliorées si l'on veut lutter de manière plus effective contre un échec scolaire qui tend à persister, malgré les moyens investis durant les décennies passées. Par ailleurs, les études comparatives récentes (dont PISA) ont confirmé l'importance de l'effet-établissement qui avait été mis en évidence par Rutter (1979) il y a vingt-cinq ans déjà, déclenchant le mouvement des " écoles efficaces ".
Afin d'expliquer la complexité des différences contextuelles entre établissements scolaires, de nombreuses recherches ont tenté de dégager le profil commun des écoles efficaces, afin d'identifier les facteurs " structurels " ou " culturels " qui favorisent ou entravent l'efficacité de l'action pédagogique (Bressoux, 1994 ; Chauveau et Rogovas-Chauveau, 1997 ; Cousin, 1998 ; Purkey and Smith, 1933). Une synthèse rapide de ces recherches montre une assez grande convergence concernant les caractéristiques suivantes :
Au-delà de ces listes, l'on reconnaît aujourd'hui l'importance d'une approche systémique, interactionniste et culturelle (Duru-Bellat et Van Zanten, 2003 ; Hargreaves, Earl, Moore and Manning, 2001 ; Hopkins, 1990 ; Rosenholz, 1989 ; Senge, 2000). Autrement dit, c'est de la synergie de multiples facteurs que naît l'efficacité : la régulation du travail des élèves, de leurs engagements et de leurs apprentissages ; les choix faits par le système en termes d'objectifs d'apprentissage, les interprétations qu'en font les enseignants, l'étendue et la nature du curriculum caché ; la division du travail entre les professionnels, leurs besoins de positionnement dans un métier toujours plus difficile et mal reconnu ; les rapports entre l'école et les parents, marqués par une plus ou moins grande solidarité avec un projet visant la réussite de tous les élèves ; la composition de la population des élèves fréquentant l'établissement scolaire; le degré d'autonomie accordé aux établissements scolaires, la sensibilité à l'idée de " discrimination positive " ou encore l'état de professionnalisation des acteurs concernés.
Aujourd'hui, nous savons aussi mieux situer les apports, mais aussi les limites des recherches analysant l'établissement exclusivement à partir d'une perspective d'efficacité et d'efficience :
En dépit de ces critiques, de nombreux décideurs et experts persistent encore à croire à la valeur de standards de qualité et d'efficacité scientifiquement établis et généralisables par un mouvement descendant. Cependant, certains systèmes éducatifs semblent avoir compris que l'efficacité et l'équité de l'enseignement dépendent d'une dynamique locale et originale à favoriser plutôt que de standards à généraliser sur le mode bureaucratique. Cette orientation ne renonce pas à l'ambition d'atteindre, à terme, une plus grande efficacité, mais accepte que les cheminements et les moyens de mise en œuvre diffèrent sensiblement.
Ces inflexions ajoutent à l'importance du leadership. Si l'efficacité passe par un processus de développement à piloter localement, elle dépend de l'identité et des compétences de chefs d'établissements. Leithwood (2001) démontre que les établissements scolaires affichent des résultats supérieurs lorsque leurs leaders parviennent à impliquer la totalité des membres de la communauté scolaire dans un processus durable de développement et d'apprentissage organisationnels. Ce qui nous conduit au second axe.
Aucun professeur, aucun établissement n'est efficace de façon entière et définitive. Il y a toujours des classes, des disciplines dont l'efficacité est insatisfaisante, et surtout, il subsiste des élèves dont les années de scolarité ne se transforment pas en apprentissages suffisants. La recherche d'efficacité, quels qu'en soit les contours exacts, s'inscrit dans le projet non pas d'exclure les élèves qui n'apprennent pas ou de masquer leurs failles, mais de mieux identifier les obstacles à l'apprentissage et de les surmonter, au niveau des interventions et situations didactiques, mais aussi en remaniant l'organisation du travail, les rapports avec les familles ou tout autre composante du système suspecte d'empêcher les apprentissages, que ce soit dans l'ordre du rapport au savoir, de l'intégration, de la sécurité, des conditions de travail, de l'évaluation, du climat, etc.
Par ailleurs, même un établissement efficace ne peut maintenir cette caractéristique sans un développement professionnel et organisationnel constants, car l'efficacité est un acquis fragile, elle peut se dégrader, parfois très vite, au fil du renouvellement des professionnels, de l'évolution des publics ou des contextes.
La recherche sur les établissements permet d'identifier six dimensions de l'établissement scolaires favorables ou défavorables à l'innovation (Gather Thurler, 2000) :
On pourrait croire que la cinquième dimension concerne en priorité le chef d'établissement, puisqu'une part du leadership lui incombe. En réalité, il n'en est pas seul leader et il a une part au moins égale d'influence sur les autres dimensions.
Aucun chef d'établissement ne peut à lui seul faire évoluer l'établissement dont il a la charge vers un optimum en regard du développement et de l'innovation. C'est une affaire systémique, à commencer par la façon dont les établissements font émerger des cadres qui leur ressemblent et rejettent symétriquement des directions étrangères à leur culture. Sans leur prêter un pouvoir qu'ils n'ont pas, on peut cependant concevoir l'action, donc les compétences, l'identité et la formation des chefs d'établissements, de sorte à ce qu'ils favorisent le mouvement vers une école en constant développement. Il leur appartient d'accompagner l'innovation de l'intérieur (Gather Thurler, 2004).
À partir des deux axes esquissés (efficacité et développement), on peut commencer à construire un référentiel de compétences qui mette à leur juste place les activités gestionnaires. Bien entendu, il faut qu'un chef d'établissement sache gérer un budget, veiller à la sécurité des personnes et à l'état des locaux et des équipements, construire une grille-horaire, dialoguer avec les associations professionnelles, les parents ou les pouvoirs locaux, parfois recruter des professeurs ou obtenir des ressources. L'important est que ces tâches visibles soient mises au service d'ambitions et d'exigences qui aillent au-delà du maintien de conditions et d'un climat de travail acceptables. Il existe une tendance à faire du chef d'établissement un concierge de luxe, un comptable, un surveillant " en chef ", un planificateur, un gardien, un pompier,. Certains y trouvent leur compte et n'aspirent pas à d'autres tâches.
Ces tâches de gestion sont nécessaires, mais elles pourraient être largement déléguées, le chef d'établissement se bornant à les superviser et à les coordonner, si le système éducatif avait l'intelligence de comprendre qu'il a mieux à faire, que piloter un établissement, si on le veut efficace, innovant et vivable, c'est animer une communauté de travail et faire un travail de conception et d'animation qui demande une énergie immense, des connaissances et des compétences dans le champ des programmes et des didactiques aussi bien que dans le registre de la psychosociologie des organisations.
On peut facilement meubler un programme de formation des chefs d'établissements en ne se référant qu'aux tâches pratiques liées à la concentration de travailleurs dans un espace ordonné (veiller à l'entretien, à la sécurité, à la répartition des ressources humaines et matérielles, etc.) et à la vulgate des " relations humaines " (animer une réunion, conduire un entretien, etc.). Cet amalgame de tâches ne fait pas une profession. On ne peut définir la professionnalité du chef d'établissement (ou des conseillers d'éducation) en réunissant tout ce que les professeurs ne font pas et qu'il faut bien que quelqu'un fasse, en quelque sorte le " sale boulot " (Payet, 1997).
Si l'on veut professionnaliser le métier de chef d'établissement, il faut prendre le risque d'avancer une vision du système éducatif, des évolutions du métier d'enseignant et du statut des établissements. Il faut aller au-delà du consensus mou, dont chacun perçoit facilement les bénéfices immédiats, mais sous-estime le coût à moyen terme.
Organiser la formation des chefs d'établissement ne peut, comme dans tout autre formation professionnelle, que partir d'une analyse de l'activité réelle et des problèmes à résoudre. Mais ici, la problématique est plus complexe, car une reprise conservatrice de ce que font au jour le jour les chefs d'établissements ne rendra les écoles ni plus efficaces, ni plus innovantes, ni plus vivables.
Pour le dire autrement : si la fonction joue un rôle stratégique, on devrait penser sa professionnalité et la formation des chefs d'établissements dans le même registre. Non pas que font-ils, mais que devraient-ils faire pour contribuer à rapprocher le système éducatif de ses missions globales ?
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