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Assumer une identité réflexive. Educateur, n° 2, 18 février, 30-33. |
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
2005
Dans un établissement scolaire, un enseignant dispose d'au moins trois manières de se rendre détestable aux yeux de ses collègues :
Dans toutes les organisations, toutes les professions, tous les groupes, toutes les familles, on trouve des interdits équivalents. Qu'est-ce qu'un praticien réflexif ? C'est fondamentalement quelqu'un qui transgresse ou conteste ces interdits. Non par bravade, par provocation ou pour se donner de l'importance, mais parce qu'il y est porté par le cours de sa pensée, son rapport au monde, son identité.
Une injonction génératrice de conflit
Il n'est pas interdit de réfléchir dans son coin, sans rien dire à personne. Mais un praticien réflexif ne réfléchit pas pour le plaisir, il vise davantage d'efficacité, d'équité, de qualité, de continuité, de cohérence. Il a donc besoin des autres, d'abord pour confronter son analyse à la leur, ensuite pour s'assurer de leur coopération, voire déclencher une action collective lorsque l'analyse montre que c'est unique façon de s'attaquer aux vrais problèmes. Ainsi, un enseignant qui pense qu'un élève a les moyens de réussir si on lui laisse le temps d'apprendre à lire va travailler à une continuité de l'action éducative au fil des années, de même qu'un professeur convaincu qu'on peut rompre un cycle de provocation-répression va tenter de mobiliser ses collègues en charge d'autres disciplines.
Un praticien réflexif n'est pas un philosophe questionnant le sens de l'action à la manière d'un philosophe. Il veut agir. Il ne laisse donc pas les autres tranquilles, il les " dérange ", ne serait-ce qu'en formulant une autre vision du possible et du nécessaire, en mettant autrement en évidence les responsabilités, en suscitant parfois des culpabilités. Assumer une identité de praticien réflexif, c'est assumer un rapport aux autres qui peut engendrer agacement, rejet, ironie, controverse, lassitude, marginalisation.
On ne mesure pas assez que l'injonction " Soyez réflexifs ! ", adressée aujourd'hui aux professionnels comme une évidence, entre en conflit :
Ce second conflit n'attend pas, pour surgir, l'insertion à part entière dans un milieu professionnel. Un élève ou un étudiant réflexif se trouve rapidement en bute aux railleries de ses camarades d'études, qui ne manquent pas de lui rappeler que " couper les cheveux en quatre " peut se justifier pour faire bonne figure devant l'évaluation, mais qu'il ne faut pas se prendre à ce jeu.
Lorsqu'il devient stagiaire, le même étudiant peut, sans très bien mesurer ce qui se passe, mettre en action les routines défensives (Argyris, 1995) qui jouent dès que quelqu'un fait mine de mettre en question l'ordre établi : rires embarrassés, sourires entendus, silence pesant, réponses évasives, conversation aiguillée sur une autre piste, voire contre-attaque en règle.
Demander à quelqu'un pourquoi il fait les choses de telle ou telle manière suggère qu'il existe un choix et que le praticien a une bonne raison d'avoir adopté tel mode de faire plutôt qu'un autre. Or, dans la réalité, nombre de pratiques suivent des coutumes et ne résultent pas d'un raisonnement personnel pointu. La question du pourquoi oblige soit à " inventer " une argumentation ad hoc, soit à avouer qu'on ne sait pas très bien. Le questionnement naïf d'un étudiant-stagiaire peut être reçu comme une demande de justification ou une tentative de discréditation ou de déstabilisation. Si bien qu'être un stagiaire réflexif n'est pas sans risque. La socialisation professionnelle commence par l'intériorisation des prudences et des territoires à respecter…
Développer une identité réflexive
Ce n'est pas une entreprise purement intellectuelle. Certes, un enseignant réflexif :
Ces dimensions épistémologiques (Schön, 1996 a) ne devraient pas faire oublier que la pratique réflexive s'enracine d'abord dans une posture, un rapport au monde, au savoir, à la complexité, une identité. Certes, sans savoirs, sans méthodes, sans habiletés, la réflexion n'ira pas très loin. Mais nul ne développera de tels outils s'il n'a pas d'abord un désir de comprendre ce qui se passe dans son travail, la force de refuser la fatalité, le courage d'affronter ses propres ambivalences aussi bien que les résistances des autres.
Il n'est pas confortable d'être réflexif. Sa réflexion invite le praticien à faire partie du problème, à assumer des responsabilités, à concevoir des stratégies alternatives, à s'engager dans des changements. Devant un élève qui n'apprend pas, le praticien réflexif se demande s'il s'y est bien pris, s'il a construit une relation adéquate, s'il a envisagé toutes les hypothèses pertinentes et toutes les démarches possibles. Il ne se dit pas " Cet enfant n'est pas motivé, pas doué, c'est sans espoir, je ne peux rien pour lui ", il cherche au contraire de nouvelles solutions. Il ne s'agit pas seulement d'une activité mentale qui peut " prendre la tête ", coûter de l'énergie et empiéter sur la vie hors travail. C'est un engagement pratique et éthique, qui ne va pas sans une implication personnelle, des moments d'espoir et d'autres de découragement. L'ambivalence est absolument normale : il y a des jours où il est tentant de " faire avec " la réalité.
La recherche constante de solutions implique aussi, on l'a vu, des affrontements avec autrui, ceux qui voient les choses différemment et ne veulent être ni culpabilisés, ni mobilisés. La posture réflexive relève donc fondamentalement de l'identité de la personne. Sans doute est-il question d'une identité professionnelle, mais on peut douter que le rapport réflexif à l'ordre des choses puisse se cantonner à l'identité au travail (Sainsaulieu, 1985).
La plupart des hautes écoles et des universités prétendent aujourd'hui former des enseignants réflexifs. Lorsque ce n'est pas une formule creuse, une manière de se mettre au diapason, mais une visée sincère et prioritaire, sa traduction dans le curriculum n'est pas nécessairement limpide. Ou alors, elle se limite à une forme d'incantation générale doublée de quelques dispositifs d'analyse de pratique ou de situations complexes. À moins qu'on ne pense qu'une formation à la recherche soit à elle seule un gage de réflexivité.
Au-delà des déclarations d'intention, certains programmes travaillent les bases de connaissance, leur mobilisation dans l'analyse, le savoir-analyser, la décentration, la posture critique, interrogative, dubitative, le recadrage, bref les dimensions cognitives de la pratique réflexive. Nous sommes bien loin d'avoir fait le tour des dispositifs de formation et d'évaluation de ces dimensions.
Pourtant, n'attendons pas pour conjuguer à cette " didactique de la réflexivité " une approche plus clinique, centrée sur l'analyse des souffrances et des plaisirs professionnels (Cifali, 1994 ; Blanchard-Laville, 2001). On ne peut devenir et surtout rester praticien réflexif sans y trouver son compte. Le désir de venir en aide aux défavorisés ou de changer le monde peut être un moteur suffisant pour certains. Mais si seuls les militants et les altruistes invétérés deviennent durablement des praticiens réflexifs, on peut craindre que cette identité ne reste minoritaire dans le corps enseignant.
Pour que réfléchir ne soit pas une souffrance ou une source d'angoisse, mais de développement personnel et de maîtrise du réel, il importe que la personne y trouve son compte de manière plus " égoïste ", parce que réfléchir donne du sens, du sel, de la valeur à son existence professionnelle. Huberman (1989) a montré qu'une des craintes des enseignants expérimentés tourne autour d'une question existentielle simple, mais terrible : " Vais-je mourir debout au tableau noir une craie à la main ? " Le poids de la routine peut engendrer soit l'évasion vers d'autres conditions sociales, soit le minimalisme professionnel, enseigner devenant un gagne-pain pour vivre d'autres expériences, théâtre, voyages, politique par exemple.
La pratique réflexive et plus globalement l'engagement, l'innovation, l'implication dans des aventures professionnelles collectives et des projets sont des réponses d'un autre type. Il ne serait pas inutile qu'en formation initiale et continue, on travaille ces questions. Donc aussi des thèmes comme la prise de risque, l'angoisse, le goût du pouvoir, l'ennui, la solitude, la routine.
Travailler l'identité en formation n'est pas simple, en particulier dans les hautes écoles qui s'interdisent d'aller " chercher " les étudiants dans un registre qui ne relève pas seulement des savoirs. Même si l'on crée les conditions éthiques d'un tel travail, il est évident que l'identité ne s'enseigne pas, qu'elle se construit au gré d'un cheminement personnel que la formation ne peut que favoriser, parfois guider ou instrumenter. Sans doute pourrait-on faire quelques pas dans ce sens, plutôt que de laisser au hasard des histoires familiales et personnelles la genèse d'une identité réflexive.
Altet, M. (1994). La formation professionnelle des enseignants. Paris : PUF.
Altet, M. (1996). Les compétences de l'enseignant professionnel. Entre savoirs, schèmes d'action et adaptation : le savoir-analyser. In Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? Bruxelles : de Boeck, pp. 27-40.
Argyris, C. (1995). Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l'apprentissage organisationnel. Paris : InterÉditions.
Beckers, J. (2004). Comment amorcer la construction identitaire d'un praticien réflexif par la formation initiale ? Recherche et Formation, n° 46, pp. 61-80.
Blanchard-Laville, C. (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF.
Blin, J. -F. (1997). Représentations, pratiques et identités professionnelles. Paris : L'Harmattan.
Cifali, M. (1994). Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. Paris : PUF.
Dubar, C. (1996). La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles. Paris : A. Colin, 2e éd.
Dubar, C. (2000). La crise des identités. L'interprétation d'une mutation. Paris. PUF.
Huberman (1989). Survol d'une étude de la carrière des enseignants. Vais-je mourir debout au tableau noir une craie à la main ? Journal de l'enseignement secondaire, n° 6, avril, pp. 5-8.
Maheu, L. et Robitaille, M. (1991). Identités professionnelles et travail réflexif : un modèle d'analyse du travail enseignant au collégial. In Lessard, C., Perron, M. et Bélanger, P. W. (dir.) La profession enseignante au Québec. Enjeux et défis des années 1990. Montréal : Institut québecois de recherche sur la culture, pp. 93-111.
Paquay, L. et Sirota, R. (dir.) (2001). Le praticien réflexif. La diffusion d'un modèle de formation. Recherche et formation, n° 36.
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Sainsaulieu, R. (1985). L'identité au travail. Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.
Schön, D. (1996 a). À la recherche d'une nouvelle épistémologie de la pratique et de ce qu'elle implique pour l'éducation des adultes. In Barbier, J. -M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d'action. Paris : PUF, pp. 201-222.
Schön, D. (dir.) (1996 b). Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas. Montréal : Editions Logiques.
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