« Laisser du temps au temps »
Une vision simpliste des cycles
d'apprentissage pluriannuels
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences
de l'éducation
Université de Genève
2005
Le cahier d'Oliver Perrenoud pose avec pertinence la problématique des cycles d'apprentissage pluriannuels. Ce travail arrive en Suisse romande à la fois à point nommé et à contre-courant. À point nommé parce que divers cantons suisses ont introduit les cycles pluriannuels ou vont dans ce sens. Mais à contre-courant aussi, parce que la régression du débat sur l'éducation, dans un climat de contre-réforme, ne peut que vider les cycles d'apprentissage de leur potentiel, de ce qui justifie leur mise en place : mieux lutter contre l'échec scolaire.
Les historiens noteront avec amusement qu'au nom de l'efficacité de l'école, dont les limites viennent d'être mises en lumière par les enquêtes PISA, on met un frein aux réformes qui prétendaient justement rendre l'école plus efficace. C'est à peu près aussi intelligent que de renoncer aux trithérapies sous prétexte de mieux lutter contre le SIDA. Nous vivons une époque formidable, qui impute aux réformes les problèmes auxquels elles voulaient remédier, et qui juge de leurs effets à travers des données recueillies sur des générations d'élèves que ces réformes n'ont pas touchés ou à peine.
Dans ce climat propice au simplisme et au retour rassurant à l'école d'avant-hier, l'organisation du travail en cycles pluriannuels, l'évaluation formative, les pédagogies actives, la différenciation sont présentées comme la source des problèmes de l'école alors que la véritable cause, une pédagogie trop frontale et autoritaire, est présentée comme la planche de salut ! La pédagogie a toujours eu partie liée avec la recherche d'une école efficace pour les plus démunis. La rendre responsable de l'échec partiel du système éducatif est un non sens, une position intellectuellement malhonnête qui exploite de manière éhontée l'angoisse des parents.
Heureusement, si l'on dépasse la scène politico-médiatique, on trouve encore parmi les enseignants, les parents, les citoyens, de nombreux acteurs de bonne foi, qui ont des questions ou des réticences parfaitement légitimes. Le temps est révolu, des réformes simples et des idées qu'on peut soutenir ou combattre pour des raisons essentiellement idéologiques : pour ou contre la mixité, les langues anciennes ou les travaux manuels. Les réformes cherchent à apporter des réponses complexes à des problèmes qui seraient résolus s'ils étaient faciles à résoudre.
Enseigner à lire, écrire, compter à toute une génération est une entreprise très ambitieuse. Elle l'est plus encore lorsque les objectifs vont bien au-delà de cette base, suffisante au 19e siècle, mais plus de nos jours : savoir raisonner, argumenter, analyser, coopérer, négocier, innover, apprendre. Lorsqu'on a essayé toutes les solutions simples et qu'elles ne suffisent pas, il faut bien passer à des stratégies plus complexes. Dès lors, on convoque des connaissances, des représentations, des concepts que tous les interlocuteurs ne maîtrisent pas également ou qu'ils ne construisent pas de la même manière.
La notion de cycle d'apprentissage pluriannuel n'est pas simple, parce qu'aucune définition canonique ne fait l'unanimité. Lorsqu'on voit des projets de loi prévoir un redoublement au cours d'un cycle pluriannuel, on comprend que nous ne sommes pas sortis d'un état de confusion conceptuelle. C'est à peu près aussi logique que de prévoir le redoublement d'un mois d'école, par exemple le mois de novembre, durant une année scolaire.
Pour nombre de nos contemporains, l'année scolaire reste l'unité de base. Pour eux, un cycle d'apprentissage n'est qu'un empilement d'années, avec un (petit) souci de la continuité et de la fluidité des passages d'une année à l'autre. On se gausse de ceux qui compteront encore en francs, lires ou marks vingt-cinq ans après l'introduction de l'euro, mais en matière scolaire, la rigidité est aussi grande. Il nous est difficile de concevoir les objectifs de cycles pluriannuels sans les décomposer immédiatement en tranches annuelles, comme par un " retour du refoulé ". De là à envisager un redoublement en cours de cycle, il n'y a qu'un pas, vite franchi.
L'inertie de nos structures mentales n'est pas seule en cause : un cycle de deux ans et a fortiori de trois ou quatre est vécu comme un danger, celui de se risquer dans une étendue sans horizon, en perdant tout repère. Comme ces navigateurs qui, durant longtemps, ont " caboté " en vue des côtes, de peur de se perdre en haute mer. Pour s'aventurer loin des terres, il a fallu non seulement de l'audace, mais des instruments pour planifier le trajet, puis pour faire le point et ajuster le plan au gré des événements.
Ces instruments, nous commençons à en disposer : ce sont des objectifs critériés, définissant la destination, des objectifs intermédiaires et des outils d'évaluation des acquis et de la progression. Il est vrai que plus l'Océan à " traverser " est immense, plus le doute peut saisir le navigateur. Les pilotes des navires ou des avions d'aujourd'hui s'en remettent à leurs instruments, et cette confiance est fondée. En matière éducative, il y a moins de certitude et c'est une des raisons de ne pas lâcher les repères annuels en une fois. L'enjeu des cycles est de s'en détacher progressivement, d'en faire de simples points de repère plutôt qu'un contrat absolu. Pour que cet apprentissage collectif soit possible, il importe de faire confiance aux enseignants en leur conseillant de viser des objectifs pluriannuels tout en se servant de repères annuels ou même trimestriels aussi longtemps qu'ils en auront besoin. C'est tout autre chose que de maintenir une structuration du cursus en degrés annuels, structure qui n'appelle aucun apprentissage. Les enseignants ne peuvent apprendre à fonctionner en cycles pluriannuels qu'en assumant graduellement cette responsabilité, au fur et à mesure qu'ils s'en sentiront capables.
L'une des raisons qui peut, de bonne foi, inciter à leur refuser l'occasion d'apprendre à travailler en cycle, c'est une thèse absurde, que nul partisan éclairé des cycles ne défend, mais qui est volontiers associée à cette structure : les cycles " laisseraient du temps au temps " et permettraient aux élèves " d'avancer à leur rythme ". Rien n'est plus faux !
" Laisser du temps au temps " : cette formule de Cervantès ("Dar tiempo al tiempo"), reprise par François Mitterrand, proteste contre la violence faite aux processus, qu'ils soient biologiques, psychologiques ou sociaux. Il est absurde de vouloir accélérer un développement, quel qu'il soit, au mépris des lois qui le régissent. Cela ne signifie pas que l'attentisme est une sagesse. Savoir quand il vaut mieux attendre et quand il faut forcer le destin est le dilemme des politiques, des entrepreneurs, mais aussi des éducateurs et de tout " accoucheur " dont l'art est d'accompagner un processus, en le stimulant sans le briser. C'est une des expertises attendues d'un enseignant professionnel. Il est parfois " urgent d'attendre " parce que des processus de maturation ou de construction agissent dans l'ombre et qu'il faut les laisser se développer pour intervenir avec succès. On dit volontiers à propos de l'apprentissage de la lecture qu'il est parfois opportun d'attendre que " cela se décroche ".Loin de prêter une pensée magique à ceux qui affichent cette conviction, on leur fera le crédit d'un savoir d'expérience, identifiant les signes discrets d'un processus souterrain, affectif, cognitif, relationnel ou tout cela à la fois, processus qui rendra l'élève disponible pour apprendre, franchir une nouvelle étape. Personne ne dit qu'il est toujours judicieux de ne rien faire.
Tout enseignant apprend que l'acharnement pédagogique peut bloquer, humilier ou dégoûter un élève, le fermer durablement au savoir, le convaincre de son incapacité à apprendre, bref le contraindre à la fuite ou à la ruse. Tout enseignant apprend aussi qu'il y a des moments pour agir, intervenir, exiger, bref ne pas laisser l'apprenant tranquille. On peut se mordre les doigts aussi bien d'avoir trop tardé que d'avoir agi trop vite.
Les cycles d'apprentissage pluriannuels affaiblissent-ils ce dilemme ? Absolument pas ! Ou seulement s'ils sont mal compris. Le nombre total d'années disponibles n'augmente pas lorsqu'on passe d'un cursus structuré en années à un cursus structuré en cycle. L'objectif est certes plus éloigné, mais il est deux fois plus ambitieux. Il est certes humain, dans toutes les tâches, d'être plus tranquille au début d'une longue tâche qu'à la fin. On commence par avoir l'impression d'avoir la vie devant soi, on finit par être sûr de ne pas y arriver. Dans un cycle de deux ans, on peut être tenté d'oublier un peu plus longtemps les échéances, puisque la fin de la première année n'est plus un couperet. Mais cette sérénité ne pourrait qu'accroître les écarts si elle se prolongeait.
Il est vrai qu'avoir des échéances plus éloignées permet de varier le rythme, de calmer le jeu pour accélérer ensuite. Mais les coureurs de fond le savent bien : ces variations ont des limites. Selon les courses et les athlètes, un rythme régulier convient, ou un départ rapide ou au contraire une fin plus intensive. Au total, la piste à la même longueur pour tous et le temps imparti est le même. " Dis, au moins le sais-tu, que tout le temps qui passe ne se rattrape guère, que tout le temps perdu, ne se rattrape plus ", chante Barbara. Et en gros, c'est vrai en cycle comme en amour.
Il faut cesser de croire qu'en adaptant l'école au rythme des enfants, on lutte efficacement contre l'échec scolaire. D'abord, parce que cette notion est plus que vague : personne n'a un seul rythme, mais navigue entre deux limites. Le seuil inférieur est élevé pour les hyperactifs, les activistes, ceux qui ne supportent pas de faire du surplace. Pour d'autre, le seuil inférieur est très bas. Qui ne connaît Le Chat, ce personnage du dessinateur belge Philippe Gelück, Juché sur une bicyclette, il dit " Si je roulais à mon rythme, je ne roulerais pas ". Il résume ainsi tout le dilemme des cycles d'apprentissage : s'adapter intégralement au rythme d'apprentissage ou de travail des enfants, ce serait accentuer les écarts entre eux. Ce n'est pas la solution !
Quant au seuil supérieur de chacun, il n'est pas le même, mais chaque personne - à l'exception peut-être de celles qui souffrent d'un handicap - témoigne d'une certaine plasticité. Son rythme de réflexion aussi bien que d'apprentissage dépend de son investissement subjectif dans la tâche, donc de son sentiment d'urgence et de nécessité. Le rythme est fonction de l'activité, plus que l'inverse.
Le rôle de l'école est parfois de ralentir les élèves boulimiques, il est plus souvent encore de " tirer en avant "les élèves qui, abandonnés à eux-mêmes, seraient heureux de faire du surplace. Bien sûr, un enseignant doit savoir renoncer à faire le forcing, notamment lorsqu'un élève a besoin d'une maturation ou d'une pause avant d'aborder certains apprentissages. Les cycles permettent cette souplesse, mais leur intention n'est pas d'allonger indéfiniment la durée de la scolarité. Les recherches sur le redoublement le démontrent : il est rare qu'il mette les élèves " à niveau ". Tout simplement parce qu'un an de plus ou de moins ne fait pas une immense différence lorsque les difficultés ne sont pas liées à des causes occasionnelles. Si l'on proportionnait réellement le temps des études à l'ampleur des difficultés durables d'apprentissage scolaire, certains élèves atteindraient les objectifs de l'enseignement obligatoire à 10 ans et d'autres à 30 !
Cessons donc de considérer le temps comme la seule ressource disponible pour faire face aux inégalités. C'est la moins efficace, un supplément de temps ne devrait être accordé que dans des cas spécifiques - il y en a - où c'est la bonne indication. Dans les autres cas, raisonnons sur la qualité et l'intensité de la prise en charge pédagogique.
Dans tous les métiers, on sait faire des choses faciles et d'autres difficiles dans le même laps de temps. Il suffit de proportionner les moyens à la taille des obstacles. Un constructeur d'autoroute investit de grands moyens humains et matériels dans un tronçon en terrain difficile alors que, parallèlement, un tronçon de même taille progresse en terrain aisé, avec beaucoup moins de forces. Le " génie civil " consiste justement à distribuer les moyens et l'intelligence de façon optimale. Pourquoi pas un " génie scolaire " équivalent ?
Tel est le défi de l'école : investir non pas les mêmes moyens pour tous, mais des moyens proportionnés aux obstacles. Non pas en temps de scolarité, mais en attention, en intelligence, en inventivité, en qualité et en durée de la prise en charge personnalisée. Personne ne se formalise qu'à l'hôpital, on accorde à une maladie grave davantage de ressources et de compétences qu'à une blessure bénigne. Seule l'école persiste à défendre une équité formelle alors que les élèves n'ont ni les mêmes besoins ni les mêmes moyens d'apprendre.
Pour aller résolument dans ce sens, il faut faire appel à la solidarité des parents : si chacun demande " ce qu'il y a de mieux " pour son enfant, veut qu'il parcoure aussi vite que possible les marches de la scolarité, il prive d'autres enfants - souvent sans le vouloir et sans le savoir - de ressources indispensables à leur développement. Les familles se comportent parfois comme des patients qui exigent la meilleure équipe et la plus grande priorité pour une opération de chirurgie esthétique alors que de grands brûlés attendent leur tour ! Il importe que l'école reste un service public, qui doit un minimum à tous plutôt qu'un maximum à quelques-uns. Si nous voulons une société dans laquelle chacun soit instruit à un niveau suffisant pour vivre décemment, il faut que les parents acceptent l'inégalité de traitement comme condition de l'égalité des acquis minimaux.
Cela permettra de résoudre l'un des problèmes que rencontrent les enseignants : oser différencier ouvertement et fortement leur action en fonction de leur distance qui sépare chaque élève des objectifs de fin de cycle, sans qu'on les soupçonne pour autant d'être injustes ou de compromettre l'avenir des élites.
Pour le reste, c'est une question d'organisation du travail scolaire. Les cycles pluriannuels n'ont pas d'autre logique : permettre une prise en charge plus intensive, plus coopérative, plus suivie des élèves en difficulté ; développer des stratégies à moyen terme, des dispositifs efficaces d'évaluation et de différenciation.
Avoir deux ans ou davantage devant soi, ce n'est pas attendre, les bras croisés, qu'un miracle se produise, c'est intervenir activement dès le début du cycle, mettre régulièrement à jour le bilan des connaissances et compétences, puis rechercher à chaque étape la meilleure stratégie pédagogique pour la suite. On sait que si l'enseignant garde ses élèves l'année suivante, le redoublement disparaît, parce que l'enseignant sait qu'il y a mieux à faire et qu'il est le mieux placé pour le faire. Les cycles tirent les conséquences de ce constat. Ils ne donnent pas plus de temps aux élèves, ils ne s'adaptent pas à leurs rythmes, ils visent à utiliser de façon optimale les huit ans de scolarité enfantine et primaire.
Ceux qui associent les cycles à une baisse des exigences, à un respect obsessionnel des rythmes ou à une forme de non-interventionnisme n'ont rien compris ou rien voulu comprendre !
L'école ne peut pas, ne doit pas respecter intégralement les " rythmes de travail intellectuel et d'apprentissage ", à supposer que ces rythmes existent vraiment comme caractéristiques stables d'une personne. Sa mission est de les changer, de donner à tous les moyens de réfléchir et d'apprendre vite et bien. Si l'on considérait les rythmes comme des enjeux et des objectifs de la formation, on cesserait d'associer confusément " respect des rythmes " et " cycles d'apprentissage ", on verrait que les cycles ne parient pas sur la durée globale des études, mais sur la qualité de l'action pédagogique et sa différenciation.
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