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Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (2005).
Coopération entre enseignants :
la formation initiale doit-elle devancer les pratiques ?
Recherche et Formation, n° 49, 91-105.










 

 

 

 

Coopération entre enseignants :
la formation initiale doit-elle devancer les pratiques ?

 

Monica Gather Thurler et Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2005

Sommaire

Une formation professionelle à la coopération

Et la coopération entre formateurs ?

Références


Résumé : La coopération entre professionnels est plus présente dans les discours que dans les pratiques. En formation initiale, faut-il coller à l'état de la profession, anticiper ses évolutions prévisibles, voire tenter de les orienter ? Les pratiques de référence, en formation professionnelle, sont diverses, évolutives et sujettes à controverse. Si la coopération devient malgré tout un enjeu de formation, d'autres questions se posent : quelle identité, quel rapport aux autres et à l'organisation, quelles compétences, quelles connaissances développer, au-delà de l'incantation ou la contrainte qui, l'une et l'autre, ne produiraient que des effets insatisfaisants ?

La coopération entre professionnels interroge la conception de la transposition didactique dans la formation des enseignants. Les pratiques évoluent, l'individualisme décroît, mais souvent sur la base de choix militants ou de circonstances particulières, par exemple le travail dans les zones et réseaux d'éducation prioritaire. Les IUFM ou leur équivalent dans d'autres pays peuvent privilégier les pratiques émergentes, au risque de projeter des débutants dans des établissements scolaires qui proscrivent la coopération. Les institutions de formation initiale peuvent faire le choix inverse, laisser l'apprentissage de la coopération à l'initiative des individus ou à la formation continue, au risque de projeter dans d'autres établissements, où une forte coopération est de mise, des enseignants peu désireux et peu capables d'échanger sur leurs pratiques et de travailler en équipe ou en réseau.

Ce choix, politique, devrait se fonder sur l'état des pratiques. Mais aucune enquête ne peut faire l'économie d'une conceptualisation tant de la coopération que des évolutions culturelles et structurelles du métier d'enseignant et du système éducatif. Si la coopération n'est pas inscrite - conceptuellement et structurellement - dans l'organisation du travail (cycles, démarches pluridisciplinaires et autres formes instituées d'action collective), elle restera un mode de relation relevant du libre-arbitre des professeurs et du climat de l'établissement.

À travers cet exemple se pose toute la question de la juste distance entre la reproduction des pratiques traditionnelles et la fuite dans l'utopie.

On peut, lorsqu'on construit un plan de formation, se référer à une image aussi idéale qu'abstraite du métier d'enseignant. Aux questions " Qu'est-ce qu'enseigner aujourd'hui ? Et comment le métier se présentera-t-il demain ? ", on donne des réponses à la fois simples, consensuelles et positives. Le gain symbolique ne fait aucun doute, mais à quel prix ? On forme des enseignants pour un métier qui n'existe plus, n'a jamais existé ou, au mieux, représente une faible partie de la réalité. Et l'on continue à travailler, dans l'enseignement :

  • (…) au sein de structures d'hier avec des méthodes d'aujourd'hui pour résoudre des problèmes de demain, essentiellement avec des personnes qui ont mis en place, au sein de cultures d'avant-hier, ces structures d'hier et qui ne connaîtront jamais l'avenir de nos entreprises (Sprenger, 1992, p. 43, trad. M. Gather Thurler).
  • Il est vrai toutefois que si l'on veut fonder la formation initiale sur la réalité du métier et de son évolution, les ennuis commencent : cette réalité est multiple, controversée, difficile à cerner sans enquêtes précises et voulues par les principaux acteurs collectifs concernés. Les tendances qui guident l'évolution sont discernables, mais non exemptes de contradictions et d'impasses.

    La didactique nous a habitués à l'idée de " pratiques sociales de référence ", dans un mouvement essentiel pour ne pas enfermer la transposition dans les savoirs. En langues, en arts, en sport, mais aussi en sciences, en mathématique, en géographie, on n'enseigne pas que des savoirs, on développe des pratiques, à commencer par la lecture et la production de textes. Ce qui pose aux concepteurs de programmes scolaires un problème nouveau : alors que les savoirs à enseigner à l'école ont des porte-parole, les sociétés savantes, les universitaires, les Académies et autres instances autorisées à " dire le savoir ", il n'y a aucun équivalent pour les pratiques sociales et encore moins pour les plus émergentes. La diversité est plus grande et le choix d'une référence à l'exclusion des autres apparaît clairement pour ce qu'il est : arbitraire, orienté idéologiquement, favorisant une vision de la pratique - et du monde - plutôt qu'une autre.

    Il n'en va pas autrement dans les formations professionnelles. La diversité des références y est la règle. Tout métier connaît des conditions d'exercices différentes, mais il est fait aussi de la coexistence de figures différentes et souvent inconciliables de ce que devrait être le métier, entre passéistes et avant-gardistes, entre défenseurs d'une corporation fermée et ceux qui franchissent les frontières, entre les fous de technologie et les adeptes de la relation, clivages " classiques " auxquels s'ajoutent tous ceux qui n'ont de pertinence que dans tel ou tel métier.

    L'enseignement ne fait pas exception, ou alors c'est par la diversité immense des références possibles. Si bien que l'on ne saurait réfléchir isolément à la dimension coopérative du métier d'enseignant, car elle ne représente qu'une composante d'une immense kaléidoscope, dont les éléments se combinent et recombinent sans cesse, selon les vécus, les priorités du moment, le climat, les rapports de pouvoir entre les divers acteurs concernés.

    Peut-être fut-il un temps où la substance du métier d'enseignant était relativement homogène. Sans doute n'était-ce pas exactement le même métier que d'enseigner au premier ou au second degré, en centre ville, en banlieue ou en campagne, dans des quartiers populaires ou bourgeois. Mais on imagine, sans doute en raison de l'état de relatif consensus autour des valeurs aussi bien que de la normalisation des formations, une certaine unité de conception du métier, avec des adaptations à la fois inévitables et souhaitables à l'âge, au niveau, aux aspirations des élèves et aux contenus des programmes.

    Aujourd'hui, les raisons de devenir enseignant se sont diversifiées, de la vocation humanitaire au job alimentaire ; les origines sociales sont hétérogènes, des enfants " déclassés " de la haute bourgeoisie aux enfants d'ouvriers en mobilité ascendante, en passant par les innombrables figures de la reproduction des classes moyennes, le mariage compliquant singulièrement l'identification sociale dans une profession fortement féminisée. Dans notre sociétés, le statut des enseignants est devenu banal, ils ne sont plus les seuls, et de loin, à pratiquer un métier de l'humain et de la communication, ils se fondent dans le tertiaire en expansion et dans les nouvelles classes moyennes.

    Il existe manifestement des rapports fort divers à ce métier. La scène médiatique oppose les gardiens de la culture, tenants de l'élitisme républicain, aux pédagogues à genoux devant l'enfant-roi. Ces oppositions masquent la relative indifférence de la grande masse des enseignants à ces débats idéologiques. Certes, le temps de brocarder un ministre ou de bloquer une réforme, un clivage plus large s'installe, les indifférents choissent leur camp. Ils reviennent assez vite au quotidien.

    Entre souffrance et plaisir, chaque enseignant peut osciller, dans le cours de la même journée, de la même semaine, de la même année. Certains sont dans une révolte douloureuse face aux inégalités persistantes, d'autres dans une souffrance quasi permanente devant leur impuissance, se demandant chaque matin s'ils vont " y retourner ". Certains maîtrisent suffisamment le rapport pédagogique pour considérer l'enseignement comme un travail " normal " et routinier, alors que d'autres encore le vivent en permanence comme une aventure humaine passionnante, que ce soit à travers l'innovation, les mouvements pédagogiques, les projets ou simplement une forme de créativité personnelle.

    Le système d'enseignement, de son côté, est loin de présenter sur le terrain autant d'homogénéité que les textes le suggèrent. Van Zanten (2001) identifie une " école de la périphérie " qui a sa propre logique. Dans certaines zones déshéritées, on se trouve sur une autre planète, tant se concentrent les problèmes, le manque de moyens, les enseignants peu formés. Une constante se confirme : les enseignants les plus qualifiés et expérimentés se retrouvent, par les mécanismes de l'ancienneté, dans les zones les plus " confortables ", alors que l'on lâche des enseignants débutants ou des vacataires dans la fosse aux lions. Ce qui accroît les contrastes.

    Quant aux normes et modèles pédagogiques, ils se succèdent depuis les années 60 à une telle allure qu'ils deviennent une sorte de bazar dans lequel chacun fait son marché. Si bien que coexistent, au sein du corps enseignant, souvent dans le même établissement, des " excellents enseignants des années 1930 ", selon la formule ironique d'un leader syndical et des enseignants très " modernes ", ce qui ne veut pas dire ipso facto efficaces.

    D'un système éducatif relativement immobile, secoué par de grandes réformes institutionnelles assez espacées, on est passé à un système " en réforme permanente ", qu'il s'agisse des structures, des programmes, des démarches.

    On peut tenter de décrire des tendances. Au cours du XXéme siècle, l'on est passé progressivement, dans l'enseignement primaire (Perrenoud, 2002) :

    1. d'une programmation détaillée à des indications plus larges, laissant davantage d'autonomie aux enseignants ;
    2. de l'idée qu'il existe un ordre unique de progression dans les savoirs à l'acceptation de cheminements diversifiés, correspondant à la diversité des manières d'apprendre, des styles cognitifs, des modes et des niveaux de développement ;
    3. de l'apparition d'un savoir à un seul moment du cursus, selon le principe " Ce qui est fait n'est plus à faire ", à des conceptions dites cycliques ou " en spirale ", les mêmes notions étant retravaillées et remaniées à plusieurs reprises au fil des années ;
    4. de grilles horaires à respecter strictement chaque semaine à la prescriptions de grands équilibres à observer entre disciplines sur l'ensemble d'un mois, d'un trimestre, voire d'une année scolaire ou d'un cycle ;
    5. de l'énonciation des contenus à enseigner à la spécification d'objectifs d'apprentissage, ce qui met l'accent sur les acquis ;
    6. d'une vision encyclopédique des savoirs à enseigner à des essentiels définis comme des " objectifs-noyaux " ;
    7. d'un strict cloisonnement des disciplines scolaires à une forme de pluridisciplinarité ;
    8. d'une priorité donnée aux connaissances à une insistance sur leur transfert et leur mobilisation au service de compétences ;
    9. d'objectifs de bas niveau taxonomique (mémorisation) à des objectifs de haut niveau (compréhension) "
    10. d'une structuration du cursus en étapes annuelles à une structuration en cycles d'apprentissages pluriannuels ;
    11. d'un curriculum prescrit imposé sans justifications à un curriculum lisible, expliqué aux élèves et aux parents et dans une certaine mesure négocié avec eux ;
    12. d'un curriculum prescrit par des experts (inspecteurs, formateurs, parfois chercheurs) à un curriculum élaboré ou agréé par une base sociale plus large, impliquant une partie des enseignants ;
    13. d'un curriculum prescrit conçu sans aucune référence à l'évaluation des élèves à des tentatives de forte articulation aux exigences, partant du principe que l'évaluation définit " le vrai programme ", dans l'esprit des élèves, des parents et même des professeurs ;
    14. de programmes entièrement standardisés à l'échelle d'un système politique à l'attribution d'une certaine " autonomie curriculaire " aux établissements scolaires ;
    15. d'un curriculum prescrit étroitement associé à des manuels officiels à un curriculum autorisant une assez grande diversité de moyens d'enseignement, choisis sur un marché libre ;
    16. d'un curriculum prescrit assorti de méthodes d'enseignement imposées ou fortement recommandées à une plus grande liberté didactique.

    Même si ces tendances, variables d'un système à l'autre, sont attestées, rien ne permet d'affirmer qu'elles correspondent à un changement homogène des pratiques. On devrait plutôt envisager qu'elle ont provoqué un immense " étirement de peloton ", comment disent les commentateurs d'une course cycliste. Les nouvelles conceptions curriculaires autorisent des pratiques nouvelles audacieuses, souvent inspirées des mouvements pédagogiques ou de la recherche en didactique, mais donnent aux enseignants réfractaires la latitude de ne pas changer grand chose à leur manière d'enseigner, à la faveur de l'importante marge d'interprétation du curriculum laissée statutairement aux professeurs, marge qui va croissant du premier degré à l'université. Dans leur immense majorité, les enseignants " en prennent et en laissent ", en fonction de leurs convictions, de leurs compétences, de leur énergie. Si bien qu'on peut avancer l'hypothèse que le curriculum réel traduit dans certaines classes les idées didactiques les plus récentes et se rapproche dans d'autres de ce qu'on enseignait au même niveau il y 20 ans ou davantage. C'est pourquoi il est difficile de savoir si les réformes curriculaires majeures qui ont touché les mathématiques, la langue maternelle, les sciences humaines, les sciences naturelles, les langues secondes, l'éducation artistique, physique ou citoyenne, ont changé les pratiques dans la même mesure. Sans doute cela dépend-il fortement, entre autres, de la capacité et de la volonté très inégale des établissements et des professeurs de comprendre, d'accepter et de mettre en œuvre l'esprit de ces textes.

    On peut faire état des mêmes incertitudes à propos d'autres dimensions de changement potentiel des pratiques. Les tendances sont là aussi repérables (Perrenoud, 2000) :

    1. Les pratiques pédagogiques sont fondées sur des objectifs de niveau taxonomique de plus en plus élevé (par exemple apprendre à apprendre, à raisonner, à communiquer).
    2. Elles ont de plus en plus souvent la tâche de construire des compétences, de ne pas s'en tenir aux savoirs.
    3. Elles recourent davantage aux méthodes actives et aux principes de l'école nouvelle, aux pédagogies fondées sur le projet, le contrat, la coopération.
    4. Elles exigent une discipline moins stricte, laissent davantage de liberté aux élèves.
    5. Elles manifestent un plus grand respect de l'élève, de sa logique, de ses rythmes, de ses besoins, de ses droits.
    6. Elles s'attachent davantage au développement de la personne, moins à son adaptation à la société.
    7. Elles se centrent davantage sur l'apprenant et l'enseignement conçu avant tout comme organisation de situations d'apprentissage.
    8. Elles sont plus sensibles à la pluralité des cultures, moins ethnocentriques.
    9. Elles prennent de moins en moins l'échec scolaire pour une fatalité et évoluent dans le sens de la différenciation de l'enseignement comme discrimination positive.
    10. Elles tendent à faire éclater le groupe classe stable comme unique structure de travail, à composer des groupes de besoin, de projet, de niveau.
    11. Elles sont de plus en plus concertées avec d'autres intervenants et une équipe pédagogiques, inscrites dans une coopération.
    12. Elles sont de plus en plus encadrées ou infléchies au niveau de l'établissement.
    13. Elles vont vers une planification didactique plus souple et négociée.
    14. Elles donnent davantage de place aux tâches ouvertes et aux situations-problèmes.
    15. Elles vont dans le sens d'une évaluation moins normative, plus formative.
    16. Elles s'articulent plus facilement avec les pratiques éducatives des parents, à la faveur d'un dialogue plus équilibré.
    17. Elles deviennent plus dépendantes des technologies audiovisuelles et informatiques.
    18. Elles font plus de place à la manipulation, à l'observation, à l'expérimentation.
    19. Elles tendent à devenir réflexives, sujettes à une évaluation et à une mise en question périodique.
    20. Elles tiennent plus largement compte de la recherche.
    21. Elles changent plus vite, l'innovation se banalise.
    22. Elles sont socialement moins valorisées, elles apparaissent à la portée des gens instruits, plus nombreux.
    23. Elles sont en voie de professionnalisation, elles se fondent sur des compétences acquises en formation initiale et continue.

    Ici encore, ces tendances se manifestent très inégalement et l'hétérogénéité des pratiques tend à s'accroître, en raison de la décentralisation et de la politique des projets d'établissement, qui ont permis des expériences d'avant-garde dans certains lieux et des dérives conservatrices dans d'autres.

    Que faire face à cette diversité lorsqu'on conçoit des programmes de formation initiale ? Dans d'autres secteurs, les écoles professionnelles se diversifient et entrent en concurrence. La coexistence de genres et de styles professionnels trouve un miroir au moins partiel dans la palette des formations, qui se distinguent non seulement par leurs démarches, mais aussi par leurs objectifs. Les psychothérapeutes, les acteurs, les artistes, les managers sont formés dans les écoles qui se singularisent en affichant leur conception du métier. Aux étudiants de s'orienter sur ce marché de la formation.

    Lorsque la formation fait l'objet de normes nationales et obéit au principe de la carte scolaire plutôt que de la libre concurrence, cette forme avouée de diversité est interdite. C'est plus vrai encore lorsqu'on prétend, dans les divers établissements, inciter les professionnels à s'intégrer à un " corps de métier " dont les membres sont appelés à exercer de façon normalisée, en particulier dans le cadre de la fonction publique. Même hors de l'administration et dans les secteurs qui échappent au principe d'égalité devant la loi, la tendance à la standardisation des diplômes à l'échelle nationale, voire continentale, rend de moins en moins probable la coexistence à ciel ouvert de conceptions très différentes du même métier.

    S'il faut une référence unique, laquelle choisir et pourquoi ? La question ne sera discutée ici que du point de vue de la coopération professionnelle, mais elle se pose en des termes semblables à propos de toutes les dimensions du métier.



    Une formation professionnelle à la coopération

    Toute formation initiale d'enseignants prétend préparer à une action professionnelle efficace et pertinente, dont il n'est guère possible d'ignorer innocemment les aspects systémiques et collectifs. Sans doute faut-il rester attentif à ne pas tomber dans le travers d'une culture de l'évaluation excessive, qui pourrait amener les gens d'école à rejeter l'idée même d'efficacité, parce qu'elle est assimilée à des indicateurs contestables, à des concurrences perverses ou à des régulations néolibérales.

    Il n'est reste pas moins que le souci que partagent les professeurs et les cadres quant à l'efficacité de l'action éducative est parfois atténué par des préoccupations trop centrées sur les enjeux personnels et relationnels, et dès lors insuffisamment orientés vers le besoin de développer la qualité de l'action pédagogique auprès des élèves. Les enquêtes internationales récentes ont à ce sujet administré un " électrochoc " à la plupart des systèmes scolaires. Nul ne peut plus se voiler la face : les conditions d'enseignement et d'apprentissage doivent être fortement améliorées si l'on veut lutter de manière plus effective contre un échec scolaire qui tend à persister, malgré les moyens investis durant les décennies passées. Par ailleurs, les études comparatives récentes (dont PISA) ont confirmé l'importance de l'effet-établissement qui dépendrait, selon les recherches largement convergentes, des caractéristiques suivantes :

    L'efficacité naît de la synergie de ces caractéristiques, des configurations favorables qui peuvent, dans certains cas de figure, faire basculer les paradigmes, transformer de fond en comble les représentations du métier et des pratiques pédagogiques et, de ce fait, produire des effets remarquables du côté des élèves. Mais il ne suffit pas de le dire, encore faut-il créer les conditions nécessaires pour rendre possible cette évolution, à tous les niveaux du système, en adaptant en conséquence les dispositifs de formation initiale et continue.

    En quoi consisterait une formation professionnelle à la coopération en phase avec ces caractéristiques ? Nous retiendrons les traits suivants :

    1. Se rendre compte que la coopération n'est pas la figure dominante de la professionnalité enseignante.
    2. Ne pas confondre coopération et affinités électives.
    3. Entretenir un rapport utilitariste et sélectif à la coopération.
    4. S'approprier les outils psychosociologiques, éthiques et juridiques pertinents.
    5. Apprendre à affronter les crises, les conflits, les non dits et à réguler l'action collective.
    6. Apprendre par la pratique à fonctionner dans plusieurs registres.

    Ces éléments sont en partie transposables à d'autres dimensions du métier. Limitons-nous ici à les développer quelque peu à propos de la coopération.

    1. Se rendre compte que la coopération n'est pas la figure dominante de la professionalité enseignante

    Les observateurs savent que l'individualisme reste la figure dominante du métier d'enseignant. Les enseignants en formation le savent-ils ? Certes, s'ils font de nombreux stages dans des établissements différents, ils comprendront qu'entre le discours qui présente la coopération comme allant de soi et les pratiques, il y a parfois un fossé. Cette expérience de la diversité n'est pas suffisante. Elle aboutit généralement à un positionnement normatif. Les étudiants-stagiaires les plus coopératifs prennent leurs distances à l'égard des " individualistes invétérés " qu'ils croisent sur le terrain et rêvent de " tomber " dans un établissement comptant moins de " combattants solitaires ". Les étudiants-stagiaires les plus individualistes sont rassurés de voir que ce que certains de leurs formateurs présentent comme une évidence &emdash; travailler ensemble - n'est qu'une figure parmi d'autres de l'enseignant ; ils se réjouissent de voir qu'il existe encore des écoles sans équipes, sans projet, dans lesquelles ils ont une chance de pratiquer l'enseignement dont ils ont rêvé : seul maître à bord face aux élèves, porte fermée.

    Constater la diversité des rapports à la coopération ne suffit pas. Il importe qu'en formation initiale ces représentations soient travaillées explicitement, selon deux axes :

    On touche alors à la personne et à son rapport à soi et aux autres. Il faut évidemment trouver des démarches et des dispositfs de formation adéquats.

    2. Ne pas confondre coopération et affinités électives

    Savoir coopérer avec une personne choisie et qui vous a choisi, c'est mieux que rien, mais le mode de gestion des personnels enseignants rend cette situation improbable. Et même les quelques exceptions à la règle nous montrent que la cooptation n'est que rarement une solution assurée. Car les acteurs concernés ont souvent tendance à oublier qu'un système est plus que la somme de ses parties, que l'introduction d'un nouveau maillon dans un réseau de relations va détruire d'anciens équilibres, souvent difficilement atteints, et qu'il faudra investir une grande énergie pour (re)négocier de nouveaux accords, élaborer de nouvelles manières de faire, tenir compte des besoins de chacun. Les limites de la cooptation tiennent à la fragilité de tout système humain, avec ses espoirs, ses tensions, ses conflits de pouvoirs, d'idées et d'intérêts…

    À cette difficulté s'en ajoute une autre : aucune procédure d'engagement, aussi sophistiquée soit-elle, ne donnera de totales garanties quant aux attitudes et compétences des nouveaux arrivants, quant à leur compatibilité avec le fonctionnement de l'équipe dans laquelles ils s'intègrent. D'où l'importance d'une forme de contrat social qui oblige toutes les parties concernées à investir l'effort nécessaire pour élaborer un modus vivendi qui, d'une part, tiendra compte des orientations prises par l'équipe d'accueil, et, d'autre part, permettra aux nouveaux de trouver leur place et de questionner les évidences des anciens.

    3. Entretenir un rapport utilitariste et sélectif à la coopération

    Coopérer n'est pas une valeur en soi, ce n'est qu'une façon de mieux faire le travail. Savoir coopérer, c'est peut-être d'abord, savoir ne pas coopérer lorsque ce n'est pas nécessaire (Gather Thurler, 1996) ! Si, pour se disculper de toutsoupçon d'individualisme, nul n'ose plus prendre de décision, ni conduire aucune démarche sans demander l'avis des collègues, l'on va vers la paralysie et l'on prépare effectivement le retour à l'individualisme d'enseignants qui se sentent asphyxiés par une coopération envahissante. Ce sentiment d'asphyxie se développe très vite et mériterait comme tel de devenir un objet de formation : le métier d'enseignant semble engendrer (ou privilégier dès l'orientation) une faible tolérance aux compromis passés avec d'autres adultes.

    Dans les cultures de coopération professionnelle orientées vers le changement, la priorité est accordée à la problématisation des dilemmes professionnels et à la résolution de problèmes pédagogiques. On ne s'attache pas d'abord à " devenir une équipe ", la démarche ne vise en priorité ni le " bien-être " des uns et des autres, ni le fonctionnement de l'équipe, car l'équipe et le travail d'équipe ne se situent pas au même niveau de préoccupation. Sans doute est-il important de soumettre tant le fonctionnement que le bien-être des uns et des autres à une évaluation, pour éviter les dérives et pour introduire, le cas échéant, les régulations nécessaires. Lui accorder la priorité empêche cependant l'avancement sur des contenus, entraîne vers un certain " nombrilisme collectif " et peut devenir proprement paralysant.

    De fait, il est important d'amener les futurs enseignants à déconstruire toute représentation " romantique " de la coopération professionnelle, en leur faisant prendre conscience que celle-ci est souvent l'aboutissement d'une longue évolution, marquée par de nombreux problèmes de communication, des conflits de pouvoir et d'intérêts. Et qu'elle n'est rendue possible que par la volonté très explicite et opiniâtre d'une équipe d'enseignants d'orienter l'essentiel de sa démarche vers la poursuite d'un objectif commun, de viser l'élargissement des compétences individuelles et collectives pour assurer la réussite des élèves, de se percevoir, en tant qu'individu, comme un maillon important du système et de participer activement à son développement.

    4. S'approprier les outils psychosociologiques, éthiques et juridiques pertinents

    Le fonctionnement d'une équipe ou de rapports de coopération ne sont pas des réalités indicibles et opaques. L'analyse ne règle pas tout, mais elle permet de prendre de la distance, de ne pas interpréter ce qui se passe exclusivement en termes normatifs et affectifs, de ne pas avoir à choisir entre tout prendre sur soi et tout rejeter sur l'autre. Cette analyse peut s'adosser à trois registres de savoirs et de réflexion.

    Les sciences sociales et humaines, de l'éthologie à la sociologie, en passant par la psychanalyse, la psychologie sociale, la psychosociologie, l'ergonomie, ont accumulé un certain nombre de connaissances sur la coopération, la formation et la dynamique des groupes restreints, sur les processus d'influence, de décision, de ségrégation, de contrôle social, de concurrence, d'exclusion, de conflit, sur les phénomènes de leadership et de conformisme, bref sur les rapports entre l'individu et le groupe. S'approprier une partie de ces savoirs rendrait les enseignants moins naïfs et donc aussi moins vulnérables devant l'inconscient, le pouvoir, la complexité des relations humaines et de la vie dans les organisations.

    L'éthique est en question dans les rapports avec les élèves et leurs parents, mais aussi dans les rapports avec les collègues. Même lorsqu'il travaille en solitaire, un enseignant peut être appelé à l'aide ou appeler lui-même à l'aide. Il peut être impliqué dans une lutte de clans ou des tentatives de séduction ou de persécution par des collègues. Même un individualiste a besoin d'une éthique de la relation, s'il ne vit pas sur une île déserte. Elle est plus nécessaire encore dans une équipe, à propos de la solidarité, du secret, du respect de l'autonomie de chacun, du partage des informations et des ressources, des rapports de chacun avec les élèves, qui n'hésitent pas à jouer les professeurs les uns contre les autres. Par définition, l'éthique n'est pas un système de règles, mais elle permet de réfléchir, de s'orienter, d'affronter des dilemmes à la ois récurrents et singuliers.

    Le droit est le grand absent de la formation des enseignants. Peut-être reçoivent-ils une initiation à la législation qui régit l'éducation nationale : les programmes, le statut des établissements, les sanctions, les droits et devoirs du fonctionnaire, etc. La coopération pose des problèmes d'un autre ordre : propriété intellectuelle, responsabilité collective, secret professionnel, délégation du pouvoir d'animer ou de représenter une équipe, règlement des litiges, droit d'exclure un coéquipier ou de refuser une adhésion.

    5. Apprendre à affronter les crises, les conflits, les non dits et à réguler l'action collective

    Les systèmes éducatifs ont intégré l'idée qu'il faut accorder une certaine autonomie aux établissements scolaires et, par conséquent, leur donner la responsabilité de définir, à l'intérieur d'un cadre établi, leur propre projet. En même temps, les sociétés modernes ont compris qu'il fallait mettre fin au mythe de l'objectivité absolue, cesser de croire que les systèmes d'action évoluent selon des lois parfaitement rationnelles. Face aux dilemmes professionnels, il n'existe jamais une seule réponse défendable. Obligés d'agir dans l'urgence là où ils auraient besoin de temps pour décider en connaissance de cause, constamment exposés à des sollicitations de toutes parts, les enseignants auraient intérêt à négocier des accords sans lesquels ils ne peuvent s'engager dans une action collective efficace.

    Or, ce processus de construction s'avère difficile : il se déroule rarement sans crise, enrôlant les parties intéressées dans des conflits dont l'aboutissement n'est pas toujours salutaire. Face à cette réalité - incontournable, car inhérente à toute collectivité contrainte à faire évoluer ses pratiques et modes de penser afin de répondre aux demandes toujours plus exigentes de son environnement - beaucoup d'enseignants sont démunis, car ils n'ont aucune " culture du conflit ", se désagrègent dès que les désaccords se font sentir, ne supportent pas de questionner leurs certitudes, ont peur que le groupe éclate et préfèrent rester dans le non-dit plutôt de pointer les dysfonctionnements.

    Il est donc important de développer chez les futurs enseignants les compétences indispensables pour qu'ils affrontent la coopération professionnelle en connaissance de cause, armés d'un certain nombre de concepts et d'outils pour faire évoluer la dynamique de groupe dans le bon sens, pour apprendre à gérer ls émotions qui vont de pair avec chaque aventure collective (Hargreaves, 2002 a et b).

    6. Apprendre par la pratique à fonctionner dans plusieurs registres

    Comment espérer que les étudiants apprennent à coopérer si, durant leurs études, on les incite au maximum d'individualisme, à travers les concours, les formes de l'évaluation, les démarches de formation ? Comment espérer qu'ils puissent à leur tour former leurs élèves à la coopération si l'occasion ne leur est pas offerte d'en faire l'expérience et d'en acquérir les compétences durant leur formation à l'enseignement ?

    Il serait intéressant de voir jusqu'où et par quels moyens les institutions de formation parviennent réellement à développer chez leurs étudiants les compétences dont ils auront besoin pour être à même de :



    Et la coopération entre formateurs ?

    Faites comme je dis, pas comme je fais " : qui oserait croire aux effets de formation d'une telle posture ? En même temps, la structure des institutions universitaires de formation des enseignants n'est pas faite pour favoriser une coopération professionnelle de haut niveau. La division du travail à l'extrême, la grille-horaire, un individualisme renforcé par les modes de gestion des carrières, le primat des divergences épistémologiques et théoriques ne sont que quelques éléments parmi d'autres qui font penser que peu d'occasions sont données aux étudiants de vivre, pendant leur parcours de formation, ce que l'on exige pourtant de leur part. Paradoxalement, les équipes universitaires les plus convaincantes sont des équipes de recherche, les moins visibles pour les étudiants.

    Lorsqu'il existe de véritables équipes de formation, la pudeur ou la prudence interdisent aux formateurs de les ériger en exemple, d'afficher leur propre mode de coopération pour inciter les étudiants à identifier les aspects favorables et les difficultés du travail en équipe. Les étudiants ne sont pas aveugles, l'individualisme des formateurs ne leur échappe pas, ni la contradiction entre leurs pratiques et leur discours. Cependant, leurs critiques sont rarement suffisamment pointues pour dépasser le sens commun et placer les formateurs devant leurs contradictions. Ces derniers, sauf si leur vertu ou leur militantisme les en dissuade, suivront la logique de l'institution. On touche là un enjeu majeur : si les universités se mêlent de formation professionnelle, il serait souhaitable qu'elles apprennent à fonctionner autrement dans le registrer de la coopération… et quelques autres.



    Références

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