Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
2005
Ne pas faire abstraction des apprentissages des élèvesContre une obligation de procédure
Obligation de compétence et analyse du travail
Du travail prescrit au travail réel
Qu'est-il de
l'éducation scolaire ? Comment rend-on compte, que ce soit à
l'échelle d'un système éducatif, d'un établissement, d'une équipe ou
d'un enseignant ? A quoi les acteurs individuels ou collectifs
sont-ils obligés ?
•
A quoi les responsables et les professionnels de l'école se sentent-ils obligés ?
•
A quoi les autres acteurs, notamment les usagers, pensent-ils
que les responsables et les professionnels de l'école sont
obligés ?
Dans le champ
scolaire, alors que la société civile demande des comptes, joue avec
les idées d'efficacité, d'indicateurs de performance, d'obligation de
résultats et d'évaluation institutionnelle, les professionnels
mobilisent des argumentations défensives qui, au nom de la spécificité
de l'éducation, de l'autonomie des établissements et des universités,
du caractère sacré du savoir et de la culture, du respect des
personnes et des différences, refusent toute innovation dans la façon
actuelle de rendre des comptes, pourtant bien peu convaincante.
Du coup, les gens
d'école donnent facilement l'impression qu'ils réclament le privilège
d'échapper à ce qui semble la condition commune dans le monde du
travail et des organisations. Ce privilège apparaît de plus en plus
exorbitant en un temps où les budgets publics s'amenuisent, alors que
le contrôle et l'évaluation s'étendent à toutes les sphères de
l'activité humaine. Les parents d'élèves, par exemple, qui rendent des
comptes dans leur propre secteur d'activité, ne comprennent pas
pourquoi les enseignants en seraient dispensés. Cela d'autant que le
système éducatif inflige aux élèves, sans états d'âme, une obligation
de résultats pure et dure dans le domaine des apprentissages, dont
dépendent l'orientation et la certification.
Qu'une stricte
« obligation de résultats » est impraticable en
éducation, mais qu'il serait absurde de ne tenir aucun compte des
apprentissages des
élèves dans l'évaluation du travail enseignant.
Qu'une obligation
de
moyens, alternative proposée par Philippe Meirieu à
l'obligation de résultats, reste une formule ambiguë qui, mal
comprise, peut renforcer la bureaucratisation du système éducatif,
le strict respect de procédures ou de méthodes prescrites ou
jugées orthodoxes.
Qu'il serait
plus clair et plus conforme à l'idée de professionnalisation du
métier d'enseignant, de parler d'une obligation
de compétences.
Que cette
dernière exigerait, pour n'être pas un voeu pie, non seulement des
dispositifs assez sophistiqués, mais une évolution de la culture
professionnelle dans le sens de l'analyse
du
travail comme moteur du développement professionnel.
Que l'un des
obstacles demeure la faible étendue des savoirs
partagés relatifs aux processus
d'enseignement-apprentissage.
Dans des travaux
antérieurs (Perrenoud, 1996 b ; 1997, 1998), j'avais avancé quatre
conditions pour qu'il soit à la fois possible et légitime
d'exiger des résultats définis
d'avance dans un métier donné :
1. Que le problème
à résoudre soit purement technique, autrement dit que les finalités de
l'action soient parfaitement claires et que les professionnels n'aient
d'autre tâche que de chercher les meilleurs moyens d'atteindre des
objectifs sans équivoque.
2. Que l'action
des professionnels ne dépende que marginalement de la coopération ou
de la mobilisation de personnes ou de groupes indépendants de
l'organisation qui les mandate.
3. Que l'état des
savoirs savants et professionnels rende possible une action efficace
dans la plupart des situations rencontrées.
4. Que les
situations qu'affrontent les professionnels de même niveau de
qualification soient sinon identiques, du moins relativement
comparables.
Il n'est pas
nécessaire de revenir sur le détail de l'analyse pour constater que
ces conditions ne sont pas véritablement remplies dans l'enseignement,
du moins si les résultats sont jaugés à l'aune d'une norme standard,
indépendante du contexte et identique pour tous les praticiens.
Peut-on en
conclure que l'enseignant n'a dès lors aucun compte à rendre quant aux
apprentissages de ses élèves ? Ne risque-t-on pas, en
caricaturant l'obligation de résultats, de délivrer à bon compte les
professionnels de l'humain de toute responsabilité quant à
l'efficacité de leur action ?
Nul ne saurait
soutenir l'idée que le mandat d'un enseignant est d'amener en un an tous
ses élèves à maîtriser l'intégralité des connaissances et à manifester
sans faille toutes les compétences visées par le programme. Chacun
sait qu'il faut faire avec le niveau initial des élèves, les appuis
dont ils disposent, leur rapport au savoir, leurs résistance à
l'intention et à l'action de les instruire, la dynamique de la classe,
son effectif, les circonstances, les conflits, les incidents qui
détournent des apprentissages et du savoir. On peut attendre d'un
travailleur peu qualifié que, nanti des matériaux et des équipements
requis, dans des conditions normales, il découpe un nombre fixé de
tôles ou lave un nombre fixé de vitres en respectant un seuil de
qualité. On ne peut attendre d'un enseignant qu'il instruise un nombre
prescrit d'élèves en un temps donné.
Cela autorise-t-il
à se désintéresser de ce que les élèves apprennent dès lors qu'il
s'agit d'évaluer le travail des enseignants ? Ce serait
reconnaître que toutes les pratiques pédagogiques se valent. On sait
bien que c'est faux. « Toutes choses égales d'ailleurs »,
les professeurs ne sont pas interchangeables. La
« performance » d'un enseignant moyen,
faisant correctement son
travail, se positionne entre deux extrêmes :
d'une
part, les apprentissages que feraient les mêmes
élèves accompagnés dans
les mêmes circonstances par un adulte de bonne volonté
dépourvu de toute formation à l'enseignement ;
d'autre
part, les apprentissages qu'ils feraient dans
les mêmes circonstances sous la conduite d'un enseignant
hors du commun, expérimenté, efficace, démocratique, sensible,
charismatique, etc.
Il est bien
entendu difficile de chiffrer ces deux seuils extrêmes aussi bien que le niveau de
performance attendu d'un enseignant moyen. Il n'est pas exclu que des
travaux sur l'effet-maître, l'effet-établissement et le poids des
variables agrégées, écologiques et contextuelles permettent peu à peu
de calculer une performance attendue (moyenne et dispersion) pour
chaque classe. Encore faudrait-il que ces bases de comparaison soient
solides, comprises et acceptées par les intéressés. On peut calculer
un chiffre d'affaire raisonnable pour une succursale d'une chaîne de
distribution, en tenant compte du quartier, de la concurrence, de la
date d'implantation, de la conjoncture, etc. Nous sommes loin de
pouvoir assurer et faire accepter un tel calcul pour les classes et
les enseignants.
Il faut donc
renoncer à toute vision technocratique de l'obligation de résultats,
qui assignerait à chaque professeur des résultats attendus :
définis
a priori, avant même que
l'année scolaire ne commence ;
standardisés
ou du moins calculables en fonction d'un certain nombre de
paramètres.
Doit-on pour
autant déclarer définitivement impossible de juger a
posteriori de l'efficacité d'un enseignant, en tenant compte des
élèves, et des circonstances ? Est-il absurde d'envisager que
l'on puisse répondre à la question suivante : dans
les conditions de travail qu'il avait, avec les élèves qui étaient
les siens, cet enseignant a-t-il fait, cette année-là, ce qu'il
était possible de faire dans l'état de l'art et de la science de
l'enseignement et de l'apprentissage ?
Clermond Gauthier
indique qu'aux États-Unis, dans les procédures pour incompétence
professionnelle d'un professeur, on n'exige pas que le praticien soit
hors du commun, mais simplement moyen. Il ne s'agit donc pas d'opposer une inaccessible perfection à
une pratique réelle, mais de confronter une pratique défaillante à
celle qu'on pourrait attendre d'un professionnel ordinaire
placé dans les mêmes circonstances.
Ne nous
précipitons pas pour dire que cette norme moyenne est difficile à
fixer ou que l'écart qui en sépare ne peut être mesuré exactement.
Demandons-nous plutôt si nous sommes prêts à soutenir que nul jugement
ne peut être porté sur l'efficacité d'un enseignant dans des
conditions de travail spécifiées.
Si l'on pense
qu'il est radicalement impossible de juger de l'efficacité d'une
pratique pédagogique, même dûment contextualisée, il faut en accepter
le corollaire :
l'enseignement est un métier sans rationalité commune, sans
autres références partagées que les savoirs à enseigner. C'est une
aventure singulière, chacun restant enfermé dans sa propre histoire,
définissant sa propre forme de professionnalité, construisant sa
propre didactique, sa propre pédagogie, sa propre éthique, sa propre
manière de faire, incommensurable, incomparable à d'autres.
Si l'on adhère à
cette vision - qui séduira sans conteste les professeurs les plus
conservateurs et les moins compétents - on peut en conclure que les
chercheurs en éducation et les formateurs d'enseignants n'ont plus
qu'à mettre la clé sur la porte. Ou du moins à renoncer à introduire tout élément de rationalité partagée dans le
travail d'organisation des apprentissages. On peut du même coup
renoncer à toute inspection ou évaluation, ou les limiter aux aspects
les plus extérieurs de l'acte pédagogique : présence, respect des
élèves, suivi du programme et des procédures d'évaluation.
À l'inverse, si
l'on pense que faire apprendre n'est pas un processus aléatoire, que
la pratique et les compétences de l'enseignant font
une différence, si l'on admet la réalité de
« l'effet-maître » et si l'on considère qu'il dépend non
seulement des caractéristiques personnelles du professeur, mais aussi
et d'abord de son action professionnelle,
alors on ne peut faire abstraction des apprentissages des élèves et
refuser de s'intéresser à l'efficacité pédagogique d'un enseignant. Ce
serait faire comme si la qualité professionnelle d'un médecin n'avait
« rien à voir » avec le pourcentage de patients qu'il
guérit, la qualité d'un ingénieur civil aucun rapport avec le nombre
d'ouvrages fiables et fonctionnels qu'il construit, etc.
On peut rejeter
« l'obligation de résultats » sans cesser de prendre en
compte raisonnablement les
résultats. L'obligation de compétences, pour laquelle je plaiderai
plus loin, s'efforcera donc de réintégrer les apprentissages des
élèves comme données pertinentes dans un « tableau
clinique » brossé par un expert capable de « faire la part
des choses », de ne pas appliquer mécaniquement des « normes
de production », mais d'assumer tranquillement le fait que les
enseignants ne sont pas interchangeables et que certains posent des
gestes professionnels en moyenne, toutes choses égales d'ailleurs,
plus justes et efficaces que d'autres.
Une autre piste
consiste à tenir les enseignants pour comptables, non pas des
apprentissages des élèves, mais des moyens
mis en oeuvre pour les faire advenir. Ce qui substitue une « obligation
de
moyens » à une « obligation de résultats ». C'est
ce que propose Philippe Meirieu. Sans prendre le contre-pied de cette
position, je voudrais montrer qu'elle peut conduire à la
déprofessionnalisation ou à son contraire selon la conception qu'on se
donne des moyens.
Si les moyens sont
connus a priori et font partie des composantes du travail prescrit, on se
trouve du côté des métiers de l'exécution. Le praticien qui peut
apporter la preuve qu'il a utilisé les bons équipements et les bons
produits, fait les vérifications d'usage, suivi les méthodes et les
procédures standards, se trouve libéré de toute responsabilité morale,
civile et pénale quant aux résultats de son action. Le débat sur la
faute professionnelle éventuelle (Chateauraynaud, 1991) ne tient
évidemment pas pour acquis le respect de toutes les règles. La
controverse peut porter aussi sur leur légitimité ou leur publicité.
Il est improbable en effet que même dans un métier en apparence simple
et peu qualifié, les situations à gérer soient entièrement prévisibles
et couvertes par des règles claires. Improbable aussi que, même dans
le milieu le plus technique ou juridique, les règles fassent
l'unanimité, ne serait-ce que parce que l'évolution des savoirs, des
technologies ou du droit provoque des développements méthodologiques
ou normatifs permanents, qui ne sont pas stabilisés sans délai ni
débat.
Il serait donc
absurde de prétendre qu'un salarié, aussi peu qualifié soit-il,
n'exerce aucun jugement et n'est donc jamais incriminable pour n'avoir
pas « fait le bon choix » dans une situation qui échappe aux
prescriptions ou provoque un conflit de règles. Toutefois, dans un
métier peu qualifié, cela se produit à la marge et la responsabilité
morale, civile ou pénale est imputée d'abord à l'organisation qui
structure et prescrit le travail. Dès lors qu'on peut montrer une
défaillance dans la formulation des règles et des procédures, ou dans
la formation et l'information visant à en garantir la compréhension et
la mise en oeuvre, le salarié est hors de cause. Il lui suffit de
faire la preuve qu'il a suivi
les règles pour se laver de toute faute professionnelle. Ce sont
les auteurs de règles et ceux qui les transmettent ou en supervisent
l'application qui assument la responsabilité principale des effets de
l'action.
Transposé à
l'enseignement, ce modèle amènerait à dire qu'un enseignant qui a
suivi le programme, utilisé la méthode et les moyens d'enseignement et
d'évaluation préconisés n'est aucunement responsable si tout ou partie
de ses élèves n'apprennent rien ou beaucoup moins que ce qui était
visé !
Sous cette forme
un peu caricaturale, la description peut faire sourire. C'est pourtant
une pente possible du métier d'enseignant, et une forme de tentation,
car elle délivre du poids de la responsabilité. Contrairement à ce
qu'on imagine souvent, l'autonomie dont rêvent la plupart des
praticiens - dans l'enseignement comme ailleurs - ne consiste pas à
réinventer le métier de fond en comble, mais à faire les choses
« comme ils les aiment » aussi bien qu'à ne
pas
faire certaines choses pesantes ou auxquelles ils ne croient
pas. Le métier d'enseignant favorise cette forme d'autonomie, car il
s'exerce dans une certaine opacité, qui autorise à prendre de
« petites libertés » avec le programme, les méthodes
orthodoxes, l'usage prescrit du matériel ou les procédures
d'évaluation. Cette liberté, que j'ai appelé de contrebande
(Perrenoud, 1996 c), n'exige pas du système éducatif qu'il reconnaisse
aux enseignants une nouvelle professionnalité, assortie d'une plus
forte responsabilité formelle. L'opacité des pratiques et la
difficulté de reconstituer les gestes professionnels peu orthodoxes ou
défaillants suffit à garantir l'impunité.
Ce dernier élément
est particulièrement important. Dans un traitement médical, une
seule erreur peut-être
fatale : contrôle de routine omis, confusion de formule sanguine,
mauvais dosage d'un médicament vital, contre-indication oubliée,
fausse manoeuvre opératoire, échange de dossiers. Rien de tel dans
l'enseignement. Si, jour après jour, un enseignant ignore les
questions d'un élève ou le ridiculise dès qu'il se manifeste, les
effets ne seront visibles qu'à long terme et il sera difficile de les
rapporter à une décision précise. Si, durant toute l'année, un
professeur juge qu'un élève est inéducable ou que son comportement
« ne mérite aucune indulgence », cela ne se verra pas à
l'oeil nu lors d'une simple visite de classe et aucune reconstitution
d'un moment de travail isolé ne pourra objectiver le rapport entre une
attitude constante de l'enseignant et le processus de marginalisation
progressive et de désinvestissement intellectuel qu'elle induit chez
un élève.
Entendue au sens
bureaucratique de l'expression, l'obligation de moyens
ferait régresser le métier d'enseignant vers la prolétarisation et la
dépendance, sans garantir grand chose dans le registre des
apprentissages. Ni l'amour, ni l'intelligence, ni la sollicitude, ni
le respect ne sont des « moyens prescriptibles » et même
dans le registre plus technique des séquences didactiques et des
régulations cognitives, l'indication méthodologique n'a guère de
valeur si elle n'est pas habitée par une
intelligence professionnelle (Carbonneau et Hétu, 1996 ;
Jobert, 2000 a).
Ce qui conduit à
concevoir tout autrement l'obligation de moyens, à la définir comme l'obligation
de
se donner les moyens d'une action pédagogique réussie, tous
les moyens, ceux qui relèvent des règles, méthodes et techniques
connues lorsqu'elles sont efficaces, et ceux qui passent par une
stratégie originale et inventive, voire déviante, lorsque les
démarches standards sont sans effets.
Pour éviter toute
confusion, je parlerai alors d'une obligation
de compétence plutôt que de « moyens ». Elle
s'applique au praticien, à son expertise, à sa capacité de jugement, à
son aptitude à prendre des risques calculés, à ses stratégies
d'enseignement. L'attente se déplace et touche moins aux moyens
eux-mêmes qu'au choix avisé des
moyens, autrement dit à l'expertise du professionnel qui en
adopte, en adapte ou en développe, pour vaincre les obstacles et
atteindre les objectifs.
En
conclusion : je propose de renoncer à parler d'obligation de
moyens dans la mesure où elle peut s'entendre comme une obligation de
procédure ou de méthode. Il est plus clair de viser une obligation de
compétence ou d'expertise. Comme l'expertise pourrait évoquer un
niveau d'excellence hors du commun, je parlerai donc désormais d'obligation de compétence, celle qu'on peut attendre d'un enseignant
moyen, compte tenu de son
expérience et de son parcours de formation.
Il resterait à
passer d'une obligation éthique, morale, celle qu'évoque l'idée de
« conscience professionnelle », à une obligation plus
contraignante, à laquelle on ne peut manquer sans conséquences. De là
à imaginer des sanctions, par exemple salariales, il y a un pas à ne
pas franchir. Si l'obligation de compétence devait avoir des
conséquence, ce serait d'abord, il faut y insister, justement en
termes de compétences. Si aucune régulation ne s'opère en cas de défaut de
compétence, défaut qui ne peut être établi qu'après plusieurs
tentatives et en laissant à l'intéressé le temps de combler ses
manques, il sera sans doute inévitable, en désespoir de cause, d'en
venir à des mesures plus répressives.
En
amont, l'enjeu est le développement
professionnel. Mais on reste dans le registre du contrôle,
qui n'est jamais sympathique. D'autant qu'on trouve dans tous les
corps de métier des praticiens dont la conscience professionnelle et
les compétences sont au-dessus de tout soupçon, qui s'appliquent à
eux-mêmes des exigences bien plus sévères que les standards moyens et
ne cessent de s'autoévaluer et de se perfectionner. Affirmer qu'il
faut une « police », c'est faire injure à ces gens dévoués,
honnêtes et efficaces, adopter une vue pessimiste, entrer dans
l'univers du soupçon. L'idéalisme des pédagogues les porte, plus
encore que dans d'autres secteurs du monde du travail, à faire
confiance à l'autocontrôle.
Sans doute, dans
le meilleur des mondes, la confiance dispenserait-elle du contrôle.
Pourtant, l'enseignant qui prétend « savoir ce qu'il fait »
et exige qu'on lui fasse confiance ne s'interdit pas de vérifier le
travail de son garagiste ou du concierge de l'école. Il est plus
facile d'exiger la confiance que de l'accorder. Assimiler le contrôle
du travail à une insupportable agression, à un soupçon infamant n'est
en réalité qu'une tactique défensive pour se prémunir contre une
pratique légitime, à condition qu'elle respecte la nature des tâches
et reste dialogique.
Toutefois, ne nous
trompons pas d'enjeu. Il y a certes dans l'enseignement comme dans
d'autres métiers quelques « brebis galeuses » qui
« déshonorent la profession », des sadiques, des pervers,
des « fumistes », des irresponsables, des pédérastes, des
paresseux, des violents, des gens toujours absents. L'obligation de
compétence ne vise pas d'abord à réprimer ces « déviants »,
car leur déviance ne manifeste pas d'abord un défaut de compétence,
mais un rapport brouillé à leur travail.
Il existe des
enseignants intègres, travailleurs, jamais absents, équilibrés,
sympathiques et néanmoins inefficaces. C'est dans ce registre
qu'interviendrait une obligation de compétence. Prise au sérieux, elle
amènerait à s'assurer que le travail des enseignants manifeste les
compétences didactiques et pédagogiques que l'institution est en droit
d'en attendre, au-delà de leur respect des règles de base du métier.
Aller dans ce
sens, on s'en doute, ne va nullement de soi.
Lorsqu'on engage
un travailleur manuel, mieux vaut le mettre à la tâche plutôt que de
l'interviewer sur sa pratique : « C'est
au pied du mur qu'on juge le maçon ». On postule que le
défaut de compétence se verra alors immédiatement.
Plus on va vers des métiers complexes, moins il est évident de juger
de la compétence de visu, à partir de quelques performances isolées. Car la plupart
de ces tâches s'inscrivent dans une stratégie à moyen terme et ne
peuvent être appréciées hic et
nunc que sous l'angle de leur accomplissement technique, non de
leur pertinence stratégique (Tardif, 1992), autrement dit de leur
contribution au plan d'ensemble.
Même en
s'installant durablement dans le lieu de travail, il ne suffirait pas
d'observer les gestes posés : une partie essentielle de la
compétence se niche dans le jugement
professionnel, les questions que le praticien se pose, les
hypothèses qu'il formule dans sa tête, les hésitations qu'il éprouve,
les décisions qu'il prend, les modulations qu'il envisage et opère,
les interventions auxquelles il renonce délibérément. Bref, sans un
accès au raisonnement professionnel, l'observation directe de l'action, même
de longue haleine, et l'enregistrement de ses résultats, ne
renseigneront pas véritablement sur les compétences du praticien. Le
constat de son (in)efficacité. ne permet pas d'en saisir les causes.
Ce qui ne veut pas
dire qu'il suffit de s'entretenir avec un professionnel pour juger de
ses compétences. On sait bien que le discours peut faire illusion, en
particulier en pédagogie. C'est ainsi que si l'on observe les
enseignants qui prétendent - et pensent de bonne foi - faire de
l'évaluation formative, favoriser la métacognition, travailler à
partir des erreurs des apprenants, différencier leurs interventions,
on tombe parfois de haut. Essentiellement parce qu'entre le principe
et sa mise en oeuvre, on observe une déperdition de sens, un
appauvrissement conceptuel, une réduction à quelques pratiques
stéréotypées.
Évaluer les
compétences professionnelles d'un enseignant n'est donc pas simple et
lui proposer des régulations moins encore. L'orientation envisagée ici
ne constitue en aucun cas une solution de facilité. Elle me semble en
revanche de nature à favoriser une réelle professionnalisation du
métier d'enseignant.
Je ne m'attaque
pas encore ici à la question des ressources, de la position
institutionnelle et des compétences des évaluateurs. En formation
initiale, la certification porte sur les compétences, de façon
convaincante ou non. L'obligation de compétences fait partie du
contrat et son défaut justifie - en principe - le refus de la
certification. Une fois les enseignants en fonction, l'obligation de
compétences appelle une forme d'évaluation qui est pour l'instant
« en quête d'acteurs » (Perrenoud, 1996 b). Avant de
chercher qui pourrait la prendre en charge, tentons d'abord d'en
préciser les contours.
Lorsqu'on pense
« obligation de compétences », la première idée qui surgit
est d'établir périodiquement un bilan
de compétence. Adossé à un référentiel établi et accepté, il
ferait le point sur les compétences construites, en cours de
construction ou à construire (Lévy-Leboyer, 1993). Cette logique, à
l'oeuvre dans nombre d'entreprises, se heurterait d'emblée à de
sérieux obstacles dans le monde de l'enseignement.
Ce qui est légitime, sinon facile, en formation initiale, devient presque infamant dans le métier d'enseignant, une fois le praticien titularisé. Un pilote d'avion ne se formalise pas lorsqu'on lui demande de refaire régulièrement la preuve de ses compétences, soit en simulateur, soit en vol, sous le regard d'un pair instructeur ; dans ce métier, on part du principe que le diplôme obtenu et l'acte d'engagement ne garantissent pas, une fois pour toutes, un niveau de compétence optimal :
les technologies
évoluent, les conditions de travail changent ;
les
modes de coopération et l'organisation du travail se
transforment ;
les routines
s'installent, la vigilance décroît ;
les
savoirs et savoir-faire acquis se démodent, s'émoussent,
s'estompent ou deviennent moins facilement mobilisables ;
l'âge, l'usure, la
santé interfèrent avec la lucidité, la rapidité, la sûreté du
jugement ;
le
désir de bien faire, la tension vers le perfectionnement continu
peuvent s'affaiblir.
Les enseignants
sont-ils à l'abri de ces processus de dégradation des
compétences ? Nullement. Le défaut de compétence a-t-il moins de
conséquences ? Le « crash pédagogique » est simplement
moins mortel, visible et global. Pourquoi donc serait-il injurieux de
demander aux professeurs de se soumettre régulièrement à un bilan de
compétences ?
Certains refusent
l'idée même qu'il faut, au-delà de la maîtrise des savoirs à
enseigner, des compétences professionnelles spécifiques pour professer
une discipline. Mais ils refusent tout autant que leur maîtrise des
savoirs à enseigner soit périodiquement vérifiée. La culture
académique semble un acquis indélébile,
contrairement aux connaissances professionnelles ordinaires.
Parmi ceux qui
acceptent l'idée d'un bilan de compétences, un second obstacle
surgit : quelles sont les compétences de référence et quel est
pour chacun le seuil qui définit la professionnalité ?
J'ai analysé
ailleurs (Perrenoud, 1999) les clivages que tout référentiel de
compétences induit au sein du corps enseignant. Non seulement en
raison de désaccords sur telle ou telle compétence, mais d'une
profonde divergence sur l'idée même qu'on puisse « réduire »
le métier d'enseignant à un référentiel, quel qu'il soit. Au nom des
qualités humaines, des dimensions relationnelles et affectives, de la
diversité des personnes, de leurs parcours, de leurs rapports au
savoir, du génie propre de chacune, on prétendra qu'aucun référentiel
ne saurait rendre compte de la richesse, de la complexité, de la
valeur d'une pratique singulière.
Sans doute les
métiers techniques se prêtent-ils mieux à l'inventaire d'un certain
nombre d'opérations qu'il faut savoir choisir et conduire pour arriver
à ses fins. Les savoirs théoriques et méthodologiques font aussi
l'objet d'un plus grand consensus. En éducation, imposer un
référentiel au nom de la connaissance scientifique ou d'une autorité
administrative n'aurait guère de sens en l'état des savoirs. La seule
chance est de le construire en
partenariat, en consentant des compromis. Mieux vaudrait, dans
le contexte de l'évaluation des enseignants, disposer d'un référentiel
imparfait mais accepté que d'un outil de construction plus rigoureuse
à laquelle personne n'adhèrerait, en dehors de ses auteurs et -
éventuellement - de leurs commanditaires.
À supposer établi
un tel référentiel, il resterait à fixer des seuils de compétence
acceptable. Que signifie, par exemple, gérer des parcours
individualisés, pratiquer une observation formative, travailler par
situations-problèmes, partir des représentations préalables des
apprenants, dialoguer avec les parents, coopérer avec des
collègues ? Ces compétences n'ont guère de sens si l'on ne se
risque pas à fixer un seuil minimal. Or, selon la façon dont on le
fixe, on court le risque soit de mettre en difficulté un grand nombre
d'enseignants, soit de donner à chacun un satisfecit à bon marché.
Troisième
catégorie d'obstacles : à supposer que les professeurs admettent
le principe, adhèrent à un référentiel, acceptent des seuils de
compétences, il leur resterait à donner le droit à quelqu'un
de devenir juge de leurs compétences. Qui ? Des
collègues ? Ce sont des égaux, dont on désapprouve souvent les
orientations ou dont on n'estime guère la pratique. Des chefs
d'établissements ? Ils ne paraissent pas plus compétents que les
enseignants, plutôt moins, puisqu'ils ont quitté la classe. Des
experts, formateurs ou chercheurs ? Ils ont la tête dans les
nuages et n'ont aucune idée de la réalité. Des inspecteurs ? Ils
sont tout juste bons à donner une note ou à détecter les moutons noirs
de la profession.
L'évaluation ne
laisse aucun professionnel serein, le regard de l'autre est toujours
une menace potentielle, nul n'est certain d'être irréprochable, mais
il est sans doute peu de métiers où l'on récuse aussi facilement tous
les juges.
Sans renoncer au
bilan de compétences, peut-être ne faut-il pas lui donner la priorité
et en faire plutôt la synthèse d'un parcours coopératif s'apparentant
au débriefing, tel qu'on le
pratique dans certaines activités à hauts risques. Le débriefing
s'effectue au retour d'une mission difficile. Il consiste, dans
l'après-coup, à revenir sur les conditions de l'action, les décisions
prises, les erreurs aussi bien que les options fondées. Non pas
tellement pour juger positivement ou négativement, encore moins pour
noter ou certifier. Essentiellement pour aider le praticien à comprendre,
à porter un regard réflexif sur sa façon de fonctionner, sur les
dangers et les effets pervers de ses routines aussi bien que sur les
erreurs qu'il commet sous l'empire de l'urgence, de l'incertitude ou
du stress.
Il faudra sans
doute une forme de révolution culturelle, surtout dans les traditions
les plus bureaucratiques, pour accepter que l'enjeu majeur de
l'évaluation des enseignants ne soit plus de noter pour régler
l'avancement, mais de faire
évoluer les pratiques pédagogiques vers plus de justesse et de
justice, plus d'efficacité, plus de fiabilité.
Développer un
rapport réflexif et analytique à la pratique est l'un des objectifs de
la formation des enseignants telle qu'elle est conçue aujourd'hui.
Idéalement, un praticien réflexif sollicite un regard
externe lorsqu'il en a besoin, par souci de décentration ou s'il
a l'impression d'être à la limite de ses ressources propres et de ce
que peuvent lui apporter ses interlocuteurs et partenaires habituels.
Dans le monde tel
qu'il est, la pratique réflexive reste une ascèse et il n'est pas
déraisonnable de la stimuler par des dispositifs fortement incitatifs,
voire contraignants. On a, comme souvent, affaire à un double
seuil : en deçà d'une certains sollicitation externe, la
« machine réflexive » ne se met pas en route ; au-delà
d'un second seuil, elle se bloque et le sujet actionne des mécanismes
de défense, des stratégies de dissimulation, de justification, de
dénégation.
Il importerait
donc que la « culture de l'évaluation » soit, dans tous les
domaines, mais en particulier dans celui du travail des enseignants,
une culture de la confrontation
entre points de vue et de l'élucidation,
de l'analyse et de la théorisation des obstacles qu'on rencontre dans
le travail quotidien aussi bien que des tactiques qu'on leur oppose.
Cette analyse peut
être stimulée par :
une
posture intériorisée, un rapport positif à l'analyse, une
cohérence avec le type de professionnalité revendiquée par
l'enseignant ;
des
interactions coopératives dans le travail quotidien, y compris
avec les élèves ;
des
rencontres avec des intervenants externes dont c'est le rôle et
l'expertise spécifiques.
Si les deux
premières sources sont absentes, on peut douter du poids de la
troisième. L'évaluation du travail des enseignants, telle qu'elle est
conçue ici, n'a véritablement de sens que dans une culture
professionnelle qui y prépare. On pourrait dire qu'on vise une
« autoévaluation assistée », que l'intervenant externe ne
peut que renforcer les mécanismes réflexifs du sujet, à la manière
d'un remède homéopathique qui n'a d'autre vertu que de stimuler les
défenses « naturelles » de l'organisme.
Dans la phase de
transition où se trouve le métier d'enseignant - à supposer qu'il
progresse véritablement vers la professionnalisation - on peut
considérer que des formes d'évaluation du travail qui devraient,
idéalement, se fonder sur une professionnalité exigeante, peuvent
aussi contribuer à la développer. Une des fonctions des dispositifs
soutenant une obligation de compétence serait de modéliser des
postures et des pratiques réflexives, de leur proposer des instruments
et des démarches que les professionnels pourraient s'approprier et
utiliser de façon autonome par la suite, seuls ou en équipe
pédagogique.
Sans proposer un
dispositif, on peut indiquer une orientation. Posons qu'on reviendra
d'autant mieux aux compétences qu'on les oublie provisoirement pour
s'absorber dans l'analyse fine d'actions situées, autrement dit de situations
de travail. L'observateur ne s'empressera pas d'en déduire des
points forts ou faibles, il s'abstiendra de juger, il prendra le temps
d'entrer dans le monde professionnel de son interlocuteur, en
respectant sa complexité, sur le mode du débat et de l'analyse dans l'après-coup.
Le but n'est pas
de dire ce qu'il aurait fallu faire, ni de louer, ni de blâmer. C'est
de faire expliciter un
raisonnement professionnel, en adoptant une posture qui ne soit
ni de recherche, ni de formation, mais d'aide à la régulation. L'analyse devrait en quelque sorte inciter
puis aider l'enseignant à formuler des éléments de réponse à deux
questions :
1. Dans les
situations rencontrées, me suis-je donné des moyens suffisants, adéquats de résoudre le
problème, de faire face à l'obstacle ?
2. De façon plus
générale, dans quel registre de savoirs savants, experts ou
personnels, dans quel ensemble de ressources, avec quelle prise de
risque, quelle ouverture à des apports externes, quelle méthode,
quelle énergie et persévérance ai-je cherché les moyens d'affronter un
problème professionnel ?
Même si chaque
enseignant passait deux heures par semaine avec un visiteur
disponible, expert, auquel il accorderait sa confiance, avec lequel il
aurait construit une complicité et des codes communs, il ne ferait pas
le tour des problèmes qu'il résout au jour le jour. L'analyse n'est
donc pas une ressource pour résoudre des problèmes concrets hic
et nunc. Si c'est un bénéfice
secondaire, tant mieux, mais l'objectif vise la prise de
conscience d'un fonctionnement intellectuel et affectif plus stable.
La seconde question est en ce sens plus cruciale.
Un expert entraîné
peut, à partir d'un petit nombre de situations, aider un praticien à
repérer ses habitudes mentales et son univers de ressources. La
condition est évidemment que les situations de travail analysées
soient fortement significatives,
ce qui exige que le praticien joue le jeu, n'ait pas peur de s'exposer
et ne mette pas toute son énergie à raconter des « contes de
fée ». Cela ne veut pas dire qu'il faut se limiter aux échecs,
aux conflits et aux crises, mais que la situation évoquée doit
permettre de remonter à des fonctionnement récurrents, à des zones
d'ombre ou d'incertitude dans l'exercice du métier. Comme dans un
contrat de supervision, il appartient au praticien de choisir et de
narrer les situations mais il revient à son interlocuteur de ne pas se
laisser « mener en bateau ». Il y a évidemment dans une
telle analyse une part de tension. Sans toile de fond coopérative,
sans un minimum de confiance mutuelle, chacun perd son temps, mais une
bonne relation ne garantit pas la transparence absolue et l'absence de
conflits sur les limites à poser ou à dépasser…
Ce travail
permettrait de cerner certaines compétences sous la double perspective
des ressources mobilisées et de leur mode de mobilisation. Ce n'est
pas le moyen de dresser un bilan de compétences complet, mais ce
pourrait être l'amorce d'une seconde phase, plus méthodique mais aussi
plus superficielle, dans la mesure où le temps fait défaut pour
articuler chaque composante d'un bilan de compétences à des situations
de travail précisément rapportées et analysées en commun.
L'analyse du
travail fonctionnerait en quelque sorte comme un zoom avant, un plan
rapproché, autorisant dans un second temps à prendre du champ et à
voir plus large. Elle se développera d'autant mieux que les
« gens d'école » apprennent à voir leur travail, à certains
égard, comme un travail ordinaire et s'approprient les acquis des
sciences du travail, en s'appuyant plus spécifiquement sur les travail
qui tentent de décrire le travail enseignant au quotidien (Durand,
1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Tardif et Lessard, 1999).
Bien entendu, tout
cela peut se faire en équipe, en duo, en réseau, en établissements.
Présenter
l'évaluation comme une analyse peut sembler aberrant si l'enjeu est de noter des
fonctionnaires, d'accorder des promotions ou des privilèges, voire de
proportionner le salaire au mérite.
De ce point de
vue, l'obligation de compétence n'est qu'une façon de nommer la face
contraignante du développement
professionnel. En réalité parler d'obligation de compétence est
encore un raccourci. Ce qui devrait être obligatoire, dans une
profession, c'est la lucidité
du praticien sur lui-même, ses actes, son rapport au travail, son
éthique, le sens de ce qu'il fait, les savoirs dont il dispose, les
compétences qu'il a et celles qu'il n'a pas. Et c'est aussi la régulation
de ce qui peut être amélioré.
Inscrire une obligation
de
lucidité et de régulation dans le statut des enseignants ne
consisterait pas à formuler un voeu pie, à en appeler à la bonne
volonté, à la conscience professionnelle. Il faudrait qu'une telle
obligation soit assortie de dispositifs,
et ne puisse être esquivée, ou du moins pas sans efforts et
ingéniosité.
C'est pourquoi il
importe de ne pas faire de l'évaluation des enseignants un dispositif
de répression, donc une menace, mais une ressource,
de la même manière qu'un check-up
périodique est une ressource offerte aux patients par les services de
soins. L'ambivalence ne disparaîtra pas miraculeusement : la
lucidité est une figure de la raison, qui a ses lettres de noblesse
tout en faisant peur à chacun lorsqu'il est question de l'exercer. La
plus forte pente de chacun est de se bercer de l'illusion que
« tout va bien » ou que « tout s'arrangera
spontanément ». Les médecins préventistes doivent donc exercer
une forte influence, intégrer le check-up
à une forme de « contrat moral », se battre comme la
tentation qu'à chacun de préférer l'optimisme ou de remettre l'épreuve
de vérité au lendemain. De l'insistance pressante au dépistage
autoritaire, il reste un abîme.
Dans un contrat de
travail, l'employeur a, à l'égard des salariés, davantage de droits
qu'un médecin à l'égard de ses patients. Le paradoxe est le
suivant : s'il se sert de son autorité pour imposer
unilatéralement une évaluation, elle sera vécue comme une machine de guerre contre le salarié. Ainsi ressentie, l'obligation
de compétence perdra l'essentiel de ses vertus de régulation. À
l'inverse, si l'employeur fait aveuglément confiance à
l'autoévaluation spontanée, il sera probablement déçu, car ne la
pratiqueront que les professionnels les plus courageux ou ceux qui
n'ont rien à craindre.
Il faut donc
inventer des dispositifs « fortement incitatifs », ou plus
exactement contraignants dans leur principe, mais non inquisiteurs et
dont les salariés peuvent espérer plus d'avantages que
d'inconvénients. Toute évaluation constitue une menace et fait courir
des risques. Il importe qu'ils soient contrebalancés par des profits
pratiques ou symboliques.
On sait que les
dispositifs les plus subtils ne servent à rien, voire aggravent les
choses, si les intéressés ne les comprennent pas, n'y adhèrent pas ou
les soupçonnent de cacher des intentions manipulatrices ou
répressives. Plutôt que de se hâter d'instituer des dispositifs
condamnés à être mal accueillis, on ferait mieux de viser à une
transformation de la culture professionnelle des enseignants. Elle ne
peut s'opérer que lentement, à travers une évolution des
représentations, des savoirs, des identités des enseignants.
Faut-il tenter de
les gagner à la « culture de l'évaluation », issue du monde
du management ? Cela ne me semble pas très prometteur. Ses
origines, ses excès, le simplisme de cette « culture » ne
peuvent que rebuter le monde enseignant. Je propose de travailler à
plus long terme sur deux axes plus ambitieux, qui ont partie liée avec
le processus de professionnalisation :
Le
développement d'une culture et de pratiques d'analyse du travail.
La mise en
forme de savoirs professionnels mieux partagés,
qu'ils soient issus de la recherche ou de l'expérience.
Un détour par la
sociologie du travail ordinaire permettrait peut-être de voir le
travail enseignant de façon mythifiée.
Pourquoi
l'évaluation du travail fait-elle peur, dans tous les métiers ?
Parce que le monde du travail repose sur une fiction :
puisqu'il occupe un poste, le salarié est censé maîtriser tous les
gestes professionnels correspondants. Or, la réalité est souvent plus
complexe, en raison des failles du système de formation, des pressions
de l'encadrement, des effets pervers de la concurrence et de la
flexibilité (Sennett, 2000), des conditions concrètes du travail
humain et surtout de l'impossibilité pratique de respecter toutes les prescriptions tout en assurant la
production.
Les
organisations
ne peuvent guère adopter ouvertement ce point de vue. Lorsqu'elles le
font, c'est avec la tentation naïve de rationaliser et de maîtriser
cet écart au travail prescrit, de l'intégrer aux prescriptions, alors
qu'il ne peut que se déplacer.
Or,
cette fiction ruine toute analyse du travail. Un salarié ne peut que
se défendre contre une évaluation qui ne s'intéresse qu'à mettre en
évidence l'écart entre ce qu'il fait et ce qu'il devrait faire, pour
le stigmatiser, voire le sanctionner. C'est pourquoi la première
compétence d'un salarié ordinaire est de
masquer ses failles, parfois à ses propres yeux, au moins à ceux
des usagers, de sa hiérarchie, voire de ses collègues de travail s'il
n'a pas confiance en eux. Cela ne signifie pas que la plupart des
salariés sont incompétents, mais seulement que chacun s'écarte parfois
ou souvent des prescriptions, pour de bonnes et de moins bonnes
raisons.
Le regard d'autrui
est d'autant plus redouté que l'observateur-évaluateur ne sait ou ne
veut pas faire « la part des choses », autrement dit adopte,
naïvement ou non, le point de vue selon lequel le travail réel doit et
peut sans cesse s'approcher du travail prescrit, et considère donc
tout écart comme une faute professionnelle, un passage à vide ou un
signe, soit d'incompétence, soit de manque de sérieux ou
d'investissement. Si les salariés demandent à être évalués par
« quelqu'un du bâtiment », ce n'est pas seulement parce
qu'ils espèrent une solidarité de corps, mais parce qu'ils imaginent
que ceux qui ont fait le même travail ont éprouvé de l'intérieur
l'écart entre le prescrit et le réel et savent qu'il est inéluctable
et souvent fonctionnel. L'un des problèmes que rencontrent une partie
des inspecteurs scolaires comme d'autres « contremaîtres »
issus du métier est de ne pas transformer cette communauté
d'expérience en complicité et en indulgence inconditionnelle. Pour que
le regard informé reste expert et critique, peut-être faut-il que
celui qui observe n'ait pas à se faire pardonner de ne plus avoir
« les pieds dans la glaise »…
Si l'on adoptait
sur le travail une perspective plus proche de l'ergonomie de langue
française ou de la psychosociologie du travail, on verrait que l'écart
entre le prescrit et le réel est non seulement inévitable, mais qu'il
est nécessaire et souvent bénéfique. Les ergonomes vont jusqu'à
concevoir la compétence comme la capacité de gérer un écart inévitable
et nécessaire entre travail prescrit et travail réel
Dans le travail,
il s'agit de faire les choses à la fois « comme il faut »,
« le mieux possible » et « au moins aussi bien que les
autres », le conformisme aux prescriptions étant le minimum
requis, le dépassement de ce minimum donnant des atouts dans la
compétition pour l'estime et parfois pour des gratifications moins
symboliques, un salaire plus élevé, un peu plus d'autonomie ou une
promotion.
L'évaluation du
travail opère dans deux registres normatifs au moins. L'un couvre
l'ensemble de l'activité et prescrit des attitudes, un rapport au
travail à l'autorité, au temps davantage que des gestes précis. Le
second prescrit des procédures à respecter dans des postes et des
situations de travail définis.
Dans le premier
registre, chaque milieu de travail, chaque métier produit une
impressionnante série de normes spécifiques, mais ce sont assez
souvent des déclinaisons de principes généraux tels que :
Observer les horaires de présence et de travail.
Tenir les échéances et la planification du travail.
Suivre la voie hiérarchique et les procédures formelles.
Ne pas détourner les ressources de l'organisation à des fins personnelles.
Se montrer efficace et efficient dans l'emploi du temps et des ressources.
Coopérer sans réticence avec des collègues dans le cadre de l'organisation du travail (transmettre les informations, demander ou apporter de l'aide, etc.)
Respecter la division du travail, ne pas s'attribuer des tâches relevant d'autres personnes, ne pas se décharger de ses tâches propres sur d'autres.
Ne pas utiliser des moyens illégaux ou contraires au code d'éthique.
Honorer le secret de fonction, ne pas divulguer des informations confidentielles hors des cercles autorisés.
Ne pas conserver pour soi des informations, des idées ou des ressources utiles à l'organisation.
Respecter les règles de sécurité, d'hygiène, de protection contre diverses nuisances.
Obéir aux directives de l'autorité légitime.
Lui rendre des comptes à sa demande et se prêter à des procédures d'évaluation.
Ne pas s'approprier le travail ou les compétences d'autrui.
Utiliser les méthodes de travail reconnues par la corporation ou l'organisation.
Ne pas nuire au fonctionnement ou aux intérêts de l'organisation.
Manifester solidarité, loyauté, disponibilité, responsabilité, sens de l'initiative en cas de difficultés imprévues.
S'adapter
aux changements de technologies, de structures, de normes et se
former en conséquence.
Le nombre, la
nature, le caractère impératif ou indicatif des prescriptions varient
selon le niveau de qualification. La professionnalisation s'accompagne
d'une diminution des prescriptions édictées par la hiérarchies, mais
d'autres s'y substituent, émanant de la corporation ou dérivant de
savoirs établis.
Dans tous les
métiers, l'observation montre que toute activité réelle s'écarte,
parfois spectaculairement, de la tâche prescrite. D'où vient cet écart
entre travail prescrit et
travail réel ? Ses sources sont multiples :
a. L'écart à la
norme est parfois une condition de la réussite de l'action dans ses
conditions effectives de déroulement. Dans certains cas, si l'on
observe à la lettre les prescriptions de sécurité, les procédures
formelles, les méthodes standards, on est irréprochable, mais on ne
maîtrise pas la situation. Dans les professions les plus qualifiées,
savoir jouer avec les règles
fait partie de la compétence de base ; dans des situations
d'exception, on attend de chaque salarié qu'il « prenne des
initiatives » et « se montre plus intelligent que la
règle ».
b. La pression au
rendement est une cause constante d'écart à la norme. Si les
chauffeurs routiers respectaient strictement les limitations de
vitesse et les heures de sommeil, si les douaniers faisaient
systématiquement les vérifications prescrites, si les caissiers
prenaient le temps de compter et recompter les sommes d'argent qui
passent entre leurs mains, ils mécontenteraient leurs employeurs ou
les usagers, ou les deux à la fois. La grève du zèle en est la
démonstration par l'absurde : la société se bloque si chacun
observe scrupuleusement toutes les règles.
c. L'écart entre
travail réel et travail prescrit peut trahir une incompétence ou en
tout cas une difficulté d'agir de façon aussi rapide et sûre que le
prévoit le poste de travail. Le job le plus simple suppose au minimum
une certaine dextérité. Si elle n'est pas présente, le salarié doit
feindre de nettoyer, vérifier, livrer ou réparer une partie des objets
qu'on lui confie. Dans les métiers plus qualifiés, le défaut de
compétence a des effets plus subtils, il peut par exemple infléchir
les choix professionnels, voire le diagnostic des situations.
d. L'écart aux
normes professionnelles peut refléter un manque de compréhension de
leurs fondements scientifiques ou éthiques, donc des risques et des
enjeux. Une partie des accidents du travail ou des erreurs naissent
d'une vision fausse ou simplificatrice des forces et des processus à
l'oeuvre, radiations, contamination, courants électriques, produits
chimiques, processus économiques ou psychosociologiques. Ce manque de
compréhension peut refléter une désinvolture personnelle, mais c'est
souvent la rançon d'un écart entre la qualification des salariés et la
complexité qu'on leur demande de maîtriser.
e. L'écart peut
manifester le refus de normes dont le salarié ne voit pas la
nécessité, par exemple rester debout derrière un comptoir, porter une
cravate ou se laver régulièrement les mains. Il ne méconnaît pas alors
les raisons d'être de la norme, mais il n'y adhère pas personnellement
ou seulement dans certaines circonstances.
f. L'écart peut
naître de la paresse, du refus d'investir dans son travail l'énergie,
la rigueur, la concentration, la persévérance exigée du sentiment que
sa contribution équilibre sa maigre rétribution financière ou
symbolique (Jobert, 2000 b).
g. L'écart peut
traduire un manque de courage, d'esprit de décision. Dans de nombreux
métiers, il faut agir dans l'incertitude, avant d'avoir toutes les
données et toutes les garanties. Certains praticiens ont peur de
prendre ce risque et n'agissent jamais qu'à coup sûr, ce qui peut
amener à multiplier les examens et les études, à geler les problèmes,
à différer les arbitrages, à laisser les problèmes se transformer pour
que quelqu'un d'autre en hérite.
h. L'écart peut
résulter d'un conflit entre le mandat et le projet personnel d'un
praticien. La plupart des salariés rêvent d'être aussi libres qu'un
artisan à son compte, sans courir les mêmes risques économiques. Ils
composent donc entre les exigences du poste et ce qu'ils aiment et
savent faire, ce qui donne du sens et de l'attrait à leur vie
professionnelle.
i. L'écart à la
norme peut provenir de l'irruption dans le monde du travail de
pulsions et de passions humaines : désirs, séduction,
complicités, histoires de sexe, histoire d'amour ou d'amitié mais
aussi histoires de haines, de pouvoir, d'exclusion, règlements de
comptes, manipulations.
j. L'écart peut
être la conséquence de maladies, de handicaps ou de troubles de la
personnalité qu'il faut dissimuler le plus longtemps possible pour ne
pas perdre son emploi.
k. L'écart peut
être une forme de délinquance permettant le travail au noir,
l'obtention de pots-de-vin ou d'autres avantages, le commerce des
ressources de l'organisation (matières premières, fichiers,
technologies par exemple) ou de plus graves escroqueries encore,
détournements de fonds, espionnage économique.
l. L'écart peut
encore manifester une opposition, larvée ou ouverte, au pouvoir qui
édicte des normes jugées abusives, contraires aux droits de l'homme,
par exemple lorsqu'elles interdisent de bavarder, de s'asseoir,
d'aller aux toilettes lorsqu'on en a besoin. Plus une institution est
« totale », au sens de Goffman (1968), plus elle développe
des déviances à large échelle, sans lesquelles il serait difficile de
survivre, dans une prison, un asile ou une armée, mais aussi certaines
entreprises.
m. L'écart peut
être une affaire de solidarité entre collègues ou camarades de
travail. La sociologie du travail a montré depuis longtemps qu'à la
norme de l'entreprise, guidée par la loi du profit maximal, s'opposait
une norme émanant des travailleurs et les protégeant de la pression au
rendement qu'ils subissent.
Ce dernier point
montre que l'écart peut exprimer une culture
et ne pas être une affaire purement individuelle. C'est vrai, à des
degrés divers, de chacune des sources évoquées.
Les écarts entre
travail prescrit et travail réel sont assez souvent la résultante des
contradictions de
l'organisation, qui doit à la fois avoir l'air de faire les choses
dans les règles de l'art et « tourner » avec des ressources
limitées, soit pour dégager des profits, soit pour faire avec des
financements publics en baisse ou qui n'augmentent pas en proportion
de la demande sociale. Sociologiquement, l'écart entre travail
prescrit et travail réel est à la fois inévitable et
indispensable : c'est parce qu'il y a du jeu
que la machine sociale peut tourner. Les systèmes humains sont moins
fragiles qu'un mécanisme d'horlogerie, parce qu'ils continuent à
fonctionner avec une dose d'écart à la norme qui paralyserait toute
machinerie. Ce qui apparaît une déviance, pas toujours reluisante,
prise cas par cas, permet globalement la coexistence plus ou moins
pacifique et la mobilisation d'ensembles immenses de personnes au
service de buts collectifs.
Cela n'empêche pas
- contradiction de plus - l'écart entre le travail réel et le travail
prescrit de faire l'objet d'une réprobation morale ou rationaliste qui
fait abstraction des contextes et de la complexité des systèmes
sociaux. Cette réprobation empêche toute analyse du travail. Il
importe donc que quiconque veut aller dans le sens d'une obligation de
compétences se départisse de tout jugement moral et donne au contraire
à ses interlocuteurs l'impression qu'il connaît les contradictions
dans lesquelles ils se débattent, qu'il sait que chacun ne fait pas ce
qu'il veut et compose avec toutes sortes de contraintes, de limites,
d'attentes, de circonstances qui justifient un écart entre le prescrit
et le réel. Aussi longtemps qu'on enfermera les acteurs dans la
fiction d'un travail entièrement rationnel, l'évaluation sera vécue
comme un danger, une façon de donner à voir la réalité pour la condamner
au nom de la norme, pour mieux restreindre les marges de liberté des
salariés.
Si
l'évaluation du travail continue à entretenir la fiction d'un travail
constamment cohérent, efficace, maîtrisé, conforme aux prescriptions
et à l'état de l'art consacré par quelques experts, elle ne peut
qu'alimenter des stratégies de défense ou de dissimulation. Il en ira
de même si elle est vécue comme une atteinte à l'autonomie
professionnelle, que cette dernière permette de faire son travail ou
d'y échapper.
La
porte est étroite : voir l'évaluation comme une pure relation
d'aide serait faire fi du droit
au contrôle que tout contrat de travail donne à l'organisation.
À l'inverse, se placer entièrement du côté de la norme met le salarié
en position défensive et le pousse à saboter tout système
« intelligent » d'évaluation, autrement dit tout système qui
requière la coopération active des intéressés.
Je
ne sais pas si cette contradiction est surmontable. Peut-être le
« refus de participer à sa propre évaluation » est-il
l'équivalent, dans le monde du travail, du droit d'un prévenu de ne
pas contribuer à son propre procès. Il se peut que les organisations
soient condamnées à pencher, soit vers des évaluations violentes,
intrusives, menaçantes et cruelles, comme dans une partie des
entreprises, soit vers des simulacres, comme dans les administrations
publiques…
Une
vision plus réaliste du travail des enseignants n'aplanira
certainement pas tous les obstacles, mais c'est sans doute une
condition nécessaire de l'obligation de compétences.
Une obligation
de compétences permettrait de concilier une forme d'évaluation
du travail et le mouvement vers la professionnalisation du métier
d'enseignant. Cette orientation se heurte toutefois à de nombreux
obstacles. L'un d'eux, et je conclurai sur ce point, touche à la part
congrue de rationalité partagée dans le métier d'enseignant.
Dans certains
métiers, l'arbitraire du jugement est limité par une
communauté de savoirs déclaratifs et procéduraux qui
« mettent d'accord » des professionnels par-delà la
diversité des places et des valeurs. Aujourd'hui, cette communauté est
fort restreinte dans le métier d'enseignant, en particulier lorsqu'il
s'agit de « faire partie du problème ». Comme tout métier,
l'enseignement fabrique des « idéologies défensives »
(Dejours, 1993) qui fonctionnent comme des modèles descriptifs et
explicatifs du réel. Dans l'enseignement, ces idéologies se
construisent autour de l'échec de l'intention d'instruire, et
fonctionnent comme justification de l'impuissance, que le fatalisme
soit biologique - l'idéologie du don -, psychosociologique - le mode
de vie, le milieu socioculturel, la famille désorganisée - ou encore
dans le registre de la psychologie clinique : troubles, carences,
faiblesses, manques en tous genres. Dans une école ordinaire, ces
stéréotypes fonctionnent dès qu'un enseignant cherche du renfort ou se
pose des questions culpabilisantes.
L'évaluation du
travail dans l'esprit d'une obligation de compétences, n'a pas pour
but premier de confirmer sans examen que nul ne pouvait mieux faire.
Elle adopte au contraire, non par suspicion maladive, mais parce que
c'est son seul sens, l'hypothèse qu'un autre cadrage, un autre
diagnostic, une autre stratégie didactique, une autre attitude
auraient pu changer quelque chose au cours des événements. Le dialogue
va donc conduire à interroger l'évidence selon laquelle le praticien
« a fait tout ce qu'il pouvait », aussi bien d'ailleurs que
l'évidence contraire, moins fréquente, selon laquelle il serait
responsable de tout ce qui a mal tourné.
Le débriefing,
l'analyse ex post,
consistent à reprendre patiemment le cours des choses pour trouve non
pas une faute, ni même une erreur caractérisée, mais des bifurcations,
des raccourcis, des analogies fallacieuses ou des stéréotypes dans le
jugement professionnel. Pour conserver une posture analytique, ne pas
fuir immédiatement dans la justification ou l'autoflagellation, il
importe que le praticien ait une théorie du sujet et de l'action qui
fasse la part de l'inconscient, des déterminations affectives, des
limites de la raison et de la volonté. L'analyse ne mènera à rien si
le praticien refuse de se considérer comme un être faillible,
inconstant, avec des intuitions fulgurantes et des aveuglements, des
temps de persévérance et d'autres d'abandon, des moments de lucidité
pointue et d'autres de pensée magique ou de sens commun, des
cohérences obsessionnelles et des contradictions, une part d'autonomie
mais aussi une culture due à un ancrage culturel et social dont on ne
se défait jamais.
Aussi longtemps
qu'un enseignant se juge porteur d'un savoir dont il ne met pas en
cause la légitimité, fait de son propre rapport au savoir une norme
universelle, dénie en lui tout goût du pouvoir au-delà d'une autorité
didactique fonctionnelle, refuse la part de narcissisme et de
séduction dans le rapport pédagogique, prétend n'avoir aucune
préférence parmi ses élèves, pense évaluer en toute impartialité,
mésestime la part de routine et d'arbitraire dans sa planification et
sa gestion de classe, affirme n'avoir jamais peur et ne pas connaître
le doute ou la panique, aussi longtemps qu'il fait fonctionner
l'illusion de la rationalité et que ce que j'ai appelé la
« comédie de la maîtrise » (Perrenoud, 1995), le dialogue
avec un autre professionnel deviendra menaçant s'il s'écarte de
l'esprit de corps et de la complicité dans l'attribution des
difficultés du métier aux élèves, aux familles, aux médias ou à la
« société ».
Une partie des
enseignants ont construit de tels savoirs par des itinéraires
personnels : formation en sciences humaines, expérience de vie,
psychothérapie, supervision, contacts intensifs avec des
professionnels de la santé ou du travail social, culture familiale. Il
reste que ces savoirs et cette vision du sujet ne font pas partie de
la culture professionnelle de base des enseignants. Au vu de
l'hypertrophie des savoirs à enseigner et des didactiques des
disciplines dans la plupart des cursus de formation initiale, et de la
pauvreté de l'apport en sciences
humaines et plus encore en sciences sociales, il n'est pas sûr
que la situation soit en train d'évoluer. Il subsiste, dans le métier
d'enseignant, un écart sans pareil entre ce qu'on fait fonctionner au
jour le jour dans la classe et l'établissement et les savoirs formels
construits en formation professionnelle.
Cela me paraît le
principal obstacle à une évaluation du travail visant l'analyse et la
régulation des pratiques dans la perspective d'une obligation de
compétence.
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