Vers un modèle mathématique de la conscience humaine
"Ex Machina", film d'Alex Garland, 2015
Modéliser le comportement humain à l’aide d’une formule mathématique? Voilà un rêve ambitieux que bien des scientifiques ont essayé d’approcher, que ce soit pour prédire les décisions prises par un individu ou pour fabriquer des robots de plus en plus similaires à notre espèce. Un pas supplémentaire dans cette direction vient d’être effectué par le professeur David Rudrauf de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE) et membre du Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA), dans le cadre d’une recherche menée par une équipe internationale de scientifiques.
Pour commencer, le professeur et son équipe se sont attelés à la revue des principaux travaux réalisés dans le domaine. Si de nombreuses modélisations de processus cognitifs spécifiques – comme la mémoire ou le langage – ont déjà été développées, il restait à réaliser un modèle général du comportement humain. Interdisciplinaire, le problème se révèle également hautement technique. Outre David Rudrauf, il a mobilisé des neuroscientifiques, des mathématiciens et des informaticiens, mais aussi des philosophes, des psychiatres et des ingénieurs. «Contrairement aux études traditionnelles qui s’intéressent aux processus neuronaux, nous avons abordé cette modélisation avec une approche nouvelle, en caractérisant de manière très précise l’expérience subjective des individus pour en extraire une structure formelle qui soit modélisable mathématiquement», explique le professeur Rudrauf.
L'individu recherche toutes choses susceptibles de lui apporter du plaisir tout en étant inoffensives et compatibles avec ses normes morales.
L’individu vise avant tout à satisfaire ses désirs et recherche toutes choses susceptibles de lui apporter du plaisir tout en étant inoffensives et compatibles avec ses normes morales. «Il s’agit ici d’une simplification à trois dimensions des couches d’évaluation présentes dans le système, mais une fois celui-ci modélisé, on peut ensuite y ajouter toutes les couches que l’on veut», précise le professeur. Le processus décisionnel se déroule ainsi: à partir de sa situation spatiale et de son état interne, l’individu établit d’abord une carte spatio-temporelle des actions potentielles considérées. Puis, pour chacune de ces actions, il établit des probabilités conditionnelles sur son état interne futur. La conscience se remplit alors de perceptions spatiales simulées. Pour mesurer son état interne, le modèle développé utilise une quantité qui représente la violation des attentes au moment de la mise à exécution de l’action, une quantité qu’on appelle l’énergie libre et que l’individu cherche à minimiser. Ce qui correspond exactement à un algorithme d’optimisation. Pour terminer, en fonction des résultats obtenus, le système révise ses critères en mettant à jour les cartes spatio-temporelles de probabilités encodées dans sa mémoire. «Les composantes géométriques de notre conscience sont en permanence contrôlées par ces processus d’inférence active et de minimisation de l’énergie libre», conclut le professeur.
Concrètement, lorsqu’un individu passe devant une boulangerie, voit un gâteau en vitrine et imagine le plaisir que ressentiraient ses enfants devant un tel dessert, deux options se présentent à lui: acheter le gâteau (A) ou le cuisiner (B). Les deux options sont très similaires, elles apportent toutes deux du plaisir, mais A demande une dépense irréversible alors que B demande un effort ponctuel. Pour chacune des options envisagées, le système calcule la distribution de l’énergie libre dans l’espace. La somme des énergies libres de chacune des variables (ici plaisir, économie et facilité) étant plus faible dans le cas B, l’individu – qui cherche à minimiser l’énergie libre – choisit de cuisiner le gâteau.
Bien qu’il ne s’agisse que d’une formulation théorique des mécanismes fondamentaux du comportement, notre modèle permet d’expliquer nombre de choses empiriques
Par le passé, les modèles mathématiques développés visaient à expliquer la conscience sous la forme de systèmes dynamiques, construits sur la base des changements de connectivité du cerveau au moment des actes de conscience. «La spécificité de notre modèle est de faire appel à la géométrie, précise le professeur Daniel Bennequin (Université de Paris 7), coauteur du modèle. Si le cerveau est apparu, c’est d’abord pour gérer les déplacements dans l’espace, ce qui explique la nécessité de tenir compte des composantes géométriques pour expliquer le comportement.» Ainsi, le passage de l’activité inconsciente à une activité consciente serait le résultat d’un changement de la géométrie utilisée par le cerveau, l’individu devant résoudre des problèmes de déplacement dans l’espace tout en anticipant les conséquences de ses actions grâce à la géométrie projective.
«Bien qu’il ne s’agisse que d’une formulation théorique des mécanismes fondamentaux du comportement, notre modèle permet d’expliquer nombre de choses empiriques», se réjouit David Rudrauf. Dans ce cadre, l’utilisation de la réalité virtuelle est parfaitement adaptée pour tester quantitativement les prédictions du modèle. Elle permet d’immerger les individus dans un monde fictionnel parfaitement contrôlable, de traquer leurs mouvements comme d’enregistrer l’ensemble de leurs paramètres physiologiques. Les efforts de l’équipe de recherche portent maintenant sur l’implémentation du cadre expérimental afin de lancer des tests avancés.
Dans le futur, des applications pour la psychopathologie, notamment le développement d’approches interventionnelles, pourraient voir le jour. Selon le professeur Rudrauf, «si l’on est capable d’expliciter les mécanismes psychologiques computationnels qui jouent un rôle dans une psychose, il sera ensuite possible de construire un environnement virtuel dédié pour entraîner les mécanismes déficients». De même, le modèle développé présente un intérêt certain pour tout ce qui concerne la robotique industrielle, en particulier pour tous les systèmes qui combinent indépendance et décision, comme les drones ou les voitures autonomes. À terme, le modèle pourrait également être utilisé pour contrôler des robots humanoïdes, voire offrir un prolongement non biologique à notre espèce (lire cet article).