Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Une histoire sacrée
J'en viens à la part sacrée de tout mythe. Comme le dit Philippe Sellier, le mythe correspond à une irruption du sacré dans le monde
. Il permet d'échapper à l'espace et au temps profanes, de remonter à l'origine, à l'aube de toute création. Il retrouve symboliquement une totalité perdue, en mettant en scène un rapport d'unité immédiate de l'homme avec le cosmos. Il rend ainsi le monde concevable pour une collectivité sociale, en situant la place de l'humain dans l'univers.
Le mythe revêt dès lors une fonction sociale fondamentale: il conduit à l'identification et à la structuration d'une communauté. Il est également investi de valeurs affectives très fortes, en mettant en œuvre des éléments primordiaux de la condition humaine: en premier lieu, la génération et la mort. Comme l'écrit Roger Caillois dans Le mythe et l'homme, il est une puissance d'investissement de la sensibilité
(1938, p.30). Il constitue donc un type de discours qui suscite l'adhésion, un discours de l'engagement tandis que le Logos, à l'inverse, implique un désengagement, une distance analytique et critique.
Ce caractère sacré du mythe offre à la littérature un modèle exceptionnel de pouvoir de la parole. Le discours mythique est doté d'une efficacité magique, qui suscite l'identification, la reconnaissance et l'affect. Freud ne dit pas autre chose, lorsqu'il définit pour la première fois, dans une lettre du 15 octobre 1897, le personnage tragique d'Œdipe comme incarnant un complexe nucléaire de la personnalité. Il écrit de la tragédie de Sophocle qu'elle a saisi une compulsion que tous reconnaissent, parce que tous l'ont ressentie
.
Lorsqu'un auteur moderne emprunte un mythe, c'est précisément le mode de réception qu'il sollicite chez le lecteur. Ainsi, quand Rousseau, en ouverture de ses Confessions, convoque le mythe chrétien du Jugement dernier, il replace le récit personnel dans une culture collective qui accorde le pardon au pécheur: Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge
. La référence biblique a une valeur pragmatique et idéologique; elle définit un cadre interlocutoire, où le lecteur est appelé à participer au récit sur le plan affectif, à s'y reconnaître en tant qu'homme voué à l'imperfection – tout en étant effectivement exclu de la confession, adressée à Dieu:
Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de son trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là.
Le recours au mythe vise donc à conjurer la critique et à établir un certain type d'adresse, communielle. Il peut constituer une stratégie pour l'écrivain, même s'il implique comme ici une part sacrificielle: le rite de la confession, déplacé dans l'espace profane de la littérature.
Chez Leiris, le caractère sacré du mythe est appelé à ritualiser les aspects les plus banals d'une vie, à les arracher à leur insignifiance, en leur conférant toute leur force tragique et leur signification symbolique. La référence mythique agit ainsi comme un foyer d'affects, concentrant les passions et les fantasmes du sujet autour d'images partagées par toute une communauté culturelle. Elle les porte au plan métaphysique qui devrait révéler leur sens pour le moi comme pour autrui. Dans une conférence prononcée une année avant la publication de L'âge d'homme, en 1938, dans le cadre du Collège de Sociologie, Leiris s'interroge ainsi sur Le sacré dans la vie quotidienne
:
Qu'est-ce, pour moi, que le sacré? Plus exactement: en quoi consiste mon sacré? Quels sont les objets, les lieux, les circonstances, qui éveillent en moi ce mélange de crainte et d'attachement, cette attitude ambiguë que détermine l'approche d'une chose à la fois attirante et dangereuse, prestigieuse et rejetée, cette mixture de respect, de désir et de terreur qui peut passer pour le signe psychologique du sacré?
Ce qui est défini comme sacré, c'est ce renversement, cette attitude ambiguë
, où une menace néfaste, celle de la mort en particulier, se retourne en une représentation à la fois attractive et frappée par le tabou. L'horreur se renverse en fascination par le biais de l'image sacralisée, ce qui permet d'instaurer une médiation face à la mort.
Dans L'âge d'homme, les figures mythiques exercent clairement cette fonction du sacré: elles incarnent des terreurs originaires (sexualité, blessure et mort) sous une forme esthétique et attirante: les tableaux de Lucrèce et de Judith susciteront à la fois la peur, le respect et le désir. Grâce à la référence mythique, le sujet peut figurer ce qui le menace, le mettre en scène et le dépasser: il peut vivre symboliquement sa mort, par l'entremise des allégories féminines. Il peut aussi la transposer au plan de la composition esthétique et lui conférer une valeur métaphysique, révélatrice pour lui-même autant que pour la condition humaine.
Edition: Ambroise Barras, 2005