Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
S'il est une forme littéraire qui, par excellence, rencontre le mythe, c'est certainement la biographie, et a fortiori l'autobiographie. En effet, tout comme le mythe, ces genres littéraires se consacrent aux actions de personnes considérées comme mémorables. Aussi la référence mythique est-elle utile pour fonder le caractère exemplaire de l'individu appelé à s'immortaliser dans le récit de sa vie. De plus, biographie et autobiographie sont des récits d'origine: ils font revivre une réalité première de la personne, le temps de ses commencements, pour paraphraser la formule de Mircea Eliade. Ils racontent comment quelqu'un a commencé à être, comment il s'est produit. Et ils attribuent souvent une valeur étiologique, c'est-à-dire explicative, à ces événements primordiaux, susceptibles de déterminer une destinée, une personnalité. Ces moments originaires, de même que les personnages auxquels ils s'attachent, si ce n'est le héros même du récit auto/biographique, font aussi l'objet d'un culte, d'un rituel du souvenir. Ainsi, Leiris forge un mythe en évoquant les premières années de sa vie, et recourt aux images d'Epinal de son enfance:
En définitive, la seule [image] qui reste vraiment chargée de sens pour moi est celle du
méli-mélo, parce qu'elle exprime à merveille ce chaos qu'est le premier stade de la vie, cet état irremplaçable où, comme aux temps mythiques, toutes choses sont encore mal différenciées, où, la rupture entre microcosme et macrocosme n'étant pas encore entièrement consommée, on baigne dans une sorte d'univers fluide de même qu'au sein de l'absolu.L'Âge d'homme
Enfin, l'écriture d'une vie est appelée elle-même à fonder une nouvelle naissance, littéraire cette fois, qui s'arrachera à la réalité historique et se placera sous le signe de l'éternité. Qui résoudra les incohérences d'une existence, les trous de mémoire et les obscurités de la personnalité, en les comblant de sens. C'est particulièrement vrai de l'autobiographe, nécessairement confronté à la tentation du mythe pour inventer le moi. Comme l'écrit le psychanalyste Pontalis, l'autobiographe réalise son acte de naissance mythique: il restitue un Je à celui qui l'a perdu
, il donne par l'écriture un langage à l'infans
qui a disparu (l'infans se rapportant à l'enfant qui n'a pas encore fait l'apprentissage du langage). L'autobiographie construit le monument mythique d'un sujet profane.
Tout récit d'une existence serait ainsi touché par une vocation mythique
, comme l'écrit Daniel Madelénat, qui rappelle que dans l'histoire de la littérature, les premières biographies se sont adossées au mythe: les Vies parallèles de Plutarque affabulent les récits de personnages historiques illustres, en les structurant sur un mode dualiste (Alexandre le Grand vs César). De même, les hagiographies médiévales reprennent des éléments mythoïdes, pour faire des vies de saints un nouvel héroïsme fondateur de la Chrétienté. Le mythe fournit donc un modèle narratif et symbolique, une forme archétypique, à la fois disponible et inévitable, qui structure d'emblée le récit biographique. Il construit une existence singulière en une destinée significative et universelle. Il fait d'une vie un récit et un symbole, en donnant forme à tout l'informe d'une existence.
Cependant, biographes et autobiographes peuvent être conscients de cette inévitable mythographie. Ils peuvent l'avouer et la revendiquer: ils chercheront alors à composer une synthèse problématique entre les puissances du mythe et le vécu biographique. C'est ce que fait Leiris, lorsqu'il dit vouloir être dans le mythe sans tourner le dos au réel, susciter des instants dont chacun serait éternité
(Fibrilles); parvenir à un mythe vrai, un mythe qui ne serait pas une fiction, mais la réalité même
.
Ils peuvent aussi combattre cette tentation: le recours à la référence mythique sera alors l'objet d'une fascination et d'une répulsion, un modèle à contredire. Dans Les mots, Sartre se projette ainsi bien au-delà de sa propre mort, en l'an 2013 où de jeunes lecteurs lui rendront un culte, semblable à celui qu'il a entretenu lui-même, enfant, autour des biographies d'hommes illustres. Il se moque ainsi de sa propre mythomanie, en dénonçant le mythe de l'écrivain:
Je paradais devant des enfants à naître qui me ressemblaient trait pour trait, je me tirais des larmes en évoquant celles que je leur ferais verser.
En caricaturant l'identification du lecteur, en dévoilant la construction mythique de tout récit biographique, il désacralise le mythe culturel du génie, le démystifie pour le réduire à l'état de poncif.
Par là, il rejoint la critique plus générale de notre société que fait Roland Barthes dans ses Mythologies. Relevant tel ou tel aspect de notre quotidien, comme une automobile, le Tour de France ou un cabaret de strip-tease, Barthes les dénonce comme des mythes dont nous n'avons pas même conscience, des mythes qui sont devenus de fausses évidences
. Il montre que leur statut n'est plus religieux, mais idéologique: ce sont les signes de nos institutions culturelles, les paravents de nos valeurs et de nos modes de pensée. Et tous ont pour vocation de rendre notre monde immobile, de transformer notre culture petite-bourgeoise en nature universelle
.
Edition: Ambroise Barras, 2005