Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Dès le milieu du XIXe siècle, l'étude des mythes est devenue une discipline universitaire. Le mythe a été considéré comme un objet de réflexion dans la mesure même où il s'est retiré de l'espace social, puisque notre monde s'est passablement démythologisé: la culture mythique s'est réfugiée dans la littérature ou dans l'art, qui en sont devenus une sorte de conservatoire. Les mythes n'ont plus d'impact religieux dans nos sociétés laïcisées. Toutefois, depuis quelques décennies, les recherches des historiens des religions, des anthropologues et des ethnologues ont porté sur la permanence de la pensée mythique dans les sociétés modernes. Dès lors, les mythes ont été envisagés dans leur nécessité, comme des systèmes de représentations qui sont constitutifs de toute culture, et qui répondent à une structure fondamentale de l'imaginaire. Les mythes présentent donc une valeur anthropologique universelle: ils ne peuvent disparaître, mais se modifient en définissant les fondements d'une culture donnée. Il s'agit dans notre approche de voir en quoi la littérature participe de ces modifications, et quelle pertinence elle peut trouver pour elle-même, pour sa propre invention, quand elle recourt au mythe.
Le mythologue roumain Mircea Eliade (1963) a proposé la définition la plus simple et la plus souvent citée:
Le mythe raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des
commencements. [...] C'est toujours le récit d'unecréation: on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être.
Le mythe est d'abord une histoire et se présente sous la forme d'un récit: il raconte. Cette structure narrative est fondamentale; elle permet de définir le mythe, par opposition au symbole ou à l'allégorie, qui sont des figures non narratives. C'est aussi ce qui distingue le mythe du thème, qui relève du concept abstrait. Ainsi, le personnage d'Œdipe peut être considéré comme le symbole de l'humanité; son histoire peut susciter une analyse des thèmes du désir, de la conscience humaine et de la mort; elle peut allégoriser le passage de la nature à la culture. Mais le mythe d'Œdipe est d'abord une histoire. D'ailleurs, lorsqu'Œdipe répond à l'énigme que lui pose le Sphinx (qu'est-ce qui a quatre pattes le matin, deux pattes à midi et trois pattes le soir?), c'est une histoire qui est racontée, celle de l'homme, de son enfance à sa vieillesse.
Tel est le sens étymologique du mot mythe, qui vient du nom grec muthos, signifiant précisément une histoire, un récit, une fable. Lorsqu'Aristote parle, dans la Poétique, de la tragédie, c'est le mot muthos qu'il emploie pour désigner l'intrigue, l'argument de la pièce de théâtre, qui le plus souvent est un mythe au sens où nous l'entendons aujourd'hui (l'Orestie, par exemple). Il définit le mythe comme ce qui a un début, un milieu et une fin: comme ce qui agence des séquences narratives et leur donne un sens.
Le mythe raconte une histoire: c'est sa propriété principale, c'est aussi son principal défaut. C'est en effet ce qui l'a disqualifié historiquement, au profit d'un autre régime discursif, celui du logos, c'est-à-dire du raisonnement logique. C'est Platon qui a distingué le plus nettement ces deux types de discours, d'abord analogues dans la Grèce antique, et qui a instauré la suprématie du logos vis-à-vis du muthos.
Certes, Platon reconnaît au mythe une valeur pédagogique dans le discours philosophique. Il recourt au mythe dans Protagoras (320 c), c'est-à-dire à la fiction philosophique plutôt qu'à la démonstration théorique, parce que c'est plus agréable: on raconte une histoire. Dans la République (X, 621 c), Platon montre également que le mythe en appelle moins à la raison qu'à la foi. Il suscite une adhésion, une créance chez le lecteur: il se substitue à un discours rationnel et peut appréhender des vérités qui dépassent l'entendement, rendre compte de l'inexplicable, de ce qui défie la raison.
Cependant, dans ce même ouvrage de la République, Platon se livre à une violente attaque des fictions créées par les poètes, qui reposent sur l'illusion, l'incroyable, le mensonger: les mythes trompent et doivent être rejetés de la république (livres II et III). Ainsi s'établit une supériorité du logos, ouvrant l'ère du concept et de l'abstraction, sur le muthos, désormais associé au passé et à la tradition. Cette supériorité va être entérinée par la développement de la pensée logique et de la science, lesquelles vont infirmer les mythes d'origine et imposer des explications objectives, empiriquement prouvées, en lieu et place des histoires fabuleuses et sacrées. Tel est le cas de la Genèse, mythe d'origine qui sera évincé dans sa réalité scientifique par la découverte de l'évolution des espèces au XIXe s.
Au XIXe siècle, le philosophe Nietzsche cherchera à renverser cette hégémonie du Logos qu'a instaurée la métaphysique platonicienne. Il concevra la tragédie comme une forme qui a permis historiquement de maintenir le mythe, aujourd'hui disparu: Le logos l'a emporté sur le mythe, Apollon sur Dionysos. Aujourd'hui, l'homme est dépourvu de mythes
(Naissance de la tragédie). Il s'agit donc pour lui de faire revivre le mythe, de préparer sa renaissance, en inventant une philosophie qui raconte la sagesse, plutôt qu'elle ne l'explique dans un discours logique (Ainsi parlait Zarathoustra).
Si l'explication objective l'a emporté sur le discours mythique, celui-ci reste cependant à même de représenter des aspects qui échappent à l'analyse rationnelle. La littérature a peut-être eu pour fonction d'accueillir le mythe supplanté par le langage logique, comme l'avance Nietzsche. Mais elle peut aussi y trouver un moyen de figurer des expériences qui ne relèvent pas de l'explication conceptuelle, d'en éclairer le sens par d'autres biais que l'analyse objective.
Mircea Eliade considère également comme catégorie définitoire le fait que le mythe soit d'abord anonyme et collectif, et véhiculé par une tradition orale, avant d'être mis par écrit dans des textes singuliers. Dans cette perspective anthropologique, la scription du mythe correspond souvent à un seuil de dégradation: le passage de l'oralité au texte littéraire marquerait une exténuation du mythe
, comme le dit Claude Lévi-Strauss dans une étude intitulée Mythe et roman. C'est par exemple la thèse que soutient Florence Dupont, dans son ouvrage intitulé L'invention de la littérature: pour elle, le mythe ne serait vivant que dans sa transmission orale, qui se faisait dans des récitations publiques, à la fin des repas communautaires. Le théâtre antique aurait eu pour fonction de réactiver sa performance, de le reconduire à sa profération collective et à sa mise en jeu, dans le rite dionysiaque. Le texte écrit, lui, n'en serait que la trace, et il servirait de canevas à de nouvelles représentations sociales. Il n'était pas conçu comme un objet esthétique, mais comme le support d'un événement rituel. Ainsi la littérature naîtrait lorsque le mythe meurt, et avec lui, la parole vive. Elle est elle-même un mythe culturel de notre modernité.
Cependant, Claude Lévi-Strauss définit le mythe par l'ensemble de toutes ses versions
: on ne peut considérer qu'il y aurait un état originel du mythe dans sa forme pure, une version authentique ou primitive
. Le plus souvent, nous n'avons pas accès aux mythes antiques tels qu'ils auraient existé dans leur transmission orale, c'est par le biais des textes que nous pouvons les reconstituer et en comprendre le sens. Et ces textes se présentent parfois d'emblée comme des oeuvres littéraires, même s'ils ne correspondent pas à notre conception moderne de la littérature (c'est le cas de L'Iliade et de L'Odyssée d'Homère). L'helléniste Claude Calame écrit ainsi qu'il n'y pas de mythe comme genre, pas d'ontologie du mythe
. Nous ne connaissons les mythes qu'à travers des mythologies toujours changeantes, qu'à travers des contextes particuliers, médiatisés, entre autres, par des textes.
En tous les cas, cette perspective anthropologique montre qu'un texte qui recourt au mythe s'inscrit dans un espace culturel de parole collective: il est une nouvelle actualisation, singulière, d'un discours dont l'énonciation a déjà été partagée. C'est aussi vrai de la littérature moderne. Lorsque Leiris, dans L'Âge d'homme, fonde son récit autobiographique sur des figures mythiques, telles Lucrèce et Judith, il manifeste cette collectivité énonciative en citant, par exemple, les rubriques du dictionnaire Larousse. Il rejoue aussi la performance communautaire de l'énonciation mythique en comparant sa confession au rituel tauromachique et à son cérémonial. Le mythe lui permet d'élaborer une parole individuelle, un discours sur soi, mais l'intègre en retour dans une communauté culturelle.
À cette double évolution, conduisant du récit mythique à l'avènement du discours logique, et de la transmission orale à la littérature, il faut encore ajouter un troisième point. En effet, le théoricien de la littérature Harald Weinrich montre que le mythe subit une réduction progressive, perdant peu à peu son statut narratif pour devenir un symbole. Dès l'Antiquité, le mythe s'est immobilisé dans son caractère événementiel, sous forme de tableaux, de sculptures: de moins en moins traité comme récit, il est de plus en plus envisagé comme une image. Il ne raconte plus une histoire, mais il symbolise. Par exemple, on ne retient plus de l'histoire de Narcisse que le moment où le héros se perd dans la contemplation de son propre reflet. La dénarrativisation du mythe serait ainsi un signe de démythologisation progressive.
Dans Du mythe au roman, Claude Lévi-Strauss n'est pas sans constater lui-même cette réduction du mythe qu'il appréhende lors de son passage dans la littérature. Les réécritures du mythe procéderaient ainsi à une dislocation du récit fondateur, et n'en conserveraient, éparses, que des images instantanées:
Le romancier vogue à la dérive parmi ces corps flottants que, dans la débâcle qu'elle provoque, la chaleur de l'histoire arrache à leur banquise.
Cependant, cette dénarrativisation du mythe ne coïncide pas nécessairement avec une perte de puissance. Lorsque dans L'Âge d'homme, Leiris mentionne la psychologie
freudienne en disant qu'elle offre un séduisant matériel d'images
, il entérine cette réduction du mythe à une image
signifiante. Il organise son autobiographie autour des deux figures mythiques de Lucrèce et de Judith, qui apparaissent en tant qu'images peintes dans le diptyque de Cranach, figées au paroxysme de leur histoire (le suicide et la décollation). Les mythes sont d'abord appréhendés en tant que pôles allégoriques: ils font image, en ce qu'ils soulèvent des analogies profondes
dans la mémoire autobiographique, et dans les représentations culturelles d'une collectivité (la femme fatale, le sacrifice expiatoire, etc.). La dimension d'image l'emporte donc sur la dimension narrative. Certes, ces figures mythiques suscitent des scénarios que l'auteur rapporte en citant leur histoire; elles présentent des archétypes narratifs qui permettront à l'autobiographe d'enchaîner ses propres récits de souvenirs. Mais elles sont d'abord envisagées comme des images à haute valeur émotive et comme des représentations dotées d'une pertinence anthropologique. Elles permettent de maintenir une histoire personnelle dans ses lacunes chronologiques, ses aspects fragmentaires et ses zones d'ombre, et de mettre en évidence des associations imaginaires entre les moments d'une vie. La réduction du mythe à l'image a plus ici l'effet d'une condensation magique que d'une débâcle historique comme le soutient Claude Lévi-Strauss.
Une histoire sacrée
J'en viens à la part sacrée de tout mythe. Comme le dit Philippe Sellier, le mythe correspond à une irruption du sacré dans le monde
. Il permet d'échapper à l'espace et au temps profanes, de remonter à l'origine, à l'aube de toute création. Il retrouve symboliquement une totalité perdue, en mettant en scène un rapport d'unité immédiate de l'homme avec le cosmos. Il rend ainsi le monde concevable pour une collectivité sociale, en situant la place de l'humain dans l'univers.
Le mythe revêt dès lors une fonction sociale fondamentale: il conduit à l'identification et à la structuration d'une communauté. Il est également investi de valeurs affectives très fortes, en mettant en oeuvre des éléments primordiaux de la condition humaine: en premier lieu, la génération et la mort. Comme l'écrit Roger Caillois dans Le mythe et l'homme, il est une puissance d'investissement de la sensibilité
(1938, p.30). Il constitue donc un type de discours qui suscite l'adhésion, un discours de l'engagement tandis que le Logos, à l'inverse, implique un désengagement, une distance analytique et critique.
Ce caractère sacré du mythe offre à la littérature un modèle exceptionnel de pouvoir de la parole. Le discours mythique est doté d'une efficacité magique, qui suscite l'identification, la reconnaissance et l'affect. Freud ne dit pas autre chose, lorsqu'il définit pour la première fois, dans une lettre du 15 octobre 1897, le personnage tragique d'Œdipe comme incarnant un complexe nucléaire de la personnalité. Il écrit de la tragédie de Sophocle qu'elle a saisi une compulsion que tous reconnaissent, parce que tous l'ont ressentie
.
Lorsqu'un auteur moderne emprunte un mythe, c'est précisément le mode de réception qu'il sollicite chez le lecteur. Ainsi, quand Rousseau, en ouverture de ses Confessions, convoque le mythe chrétien du Jugement dernier, il replace le récit personnel dans une culture collective qui accorde le pardon au pécheur: Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge
. La référence biblique a une valeur pragmatique et idéologique; elle définit un cadre interlocutoire, où le lecteur est appelé à participer au récit sur le plan affectif, à s'y reconnaître en tant qu'homme voué à l'imperfection – tout en étant effectivement exclu de la confession, adressée à Dieu:
Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur aux pieds de son trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là.
Le recours au mythe vise donc à conjurer la critique et à établir un certain type d'adresse, communielle. Il peut constituer une stratégie pour l'écrivain, même s'il implique comme ici une part sacrificielle: le rite de la confession, déplacé dans l'espace profane de la littérature.
Chez Leiris, le caractère sacré du mythe est appelé à ritualiser les aspects les plus banals d'une vie, à les arracher à leur insignifiance, en leur conférant toute leur force tragique et leur signification symbolique. La référence mythique agit ainsi comme un foyer d'affects, concentrant les passions et les fantasmes du sujet autour d'images partagées par toute une communauté culturelle. Elle les porte au plan métaphysique qui devrait révéler leur sens pour le moi comme pour autrui. Dans une conférence prononcée une année avant la publication de L'Âge d'homme, en 1938, dans le cadre du Collège de Sociologie, Leiris s'interroge ainsi sur Le sacré dans la vie quotidienne
:
Qu'est-ce, pour moi, que le sacré? Plus exactement: en quoi consiste mon sacré? Quels sont les objets, les lieux, les circonstances, qui éveillent en moi ce mélange de crainte et d'attachement, cette attitude ambiguë que détermine l'approche d'une chose à la fois attirante et dangereuse, prestigieuse et rejetée, cette mixture de respect, de désir et de terreur qui peut passer pour le signe psychologique du sacré?
Ce qui est défini comme sacré, c'est ce renversement, cette attitude ambiguë
, où une menace néfaste, celle de la mort en particulier, se retourne en une représentation à la fois attractive et frappée par le tabou. L'horreur se renverse en fascination par le biais de l'image sacralisée, ce qui permet d'instaurer une médiation face à la mort.
Dans L'Âge d'homme, les figures mythiques exercent clairement cette fonction du sacré: elles incarnent des terreurs originaires (sexualité, blessure et mort) sous une forme esthétique et attirante: les tableaux de Lucrèce et de Judith susciteront à la fois la peur, le respect et le désir. Grâce à la référence mythique, le sujet peut figurer ce qui le menace, le mettre en scène et le dépasser: il peut vivre symboliquement sa mort, par l'entremise des allégories féminines. Il peut aussi la transposer au plan de la composition esthétique et lui conférer une valeur métaphysique, révélatrice pour lui-même autant que pour la condition humaine.
Mircea Eliade insiste enfin sur le statut originaire du mythe, qui se rapporte à un temps primordial
, au temps fabuleux des commencements
. Il se situe ainsi hors de l'Histoire, ou avant le début des temps historiques. Son temps est celui de l'éternité, de la permanence et de la répétition. Il relève d'un ordre archaïque et cyclique, et présente dès lors une vérité primordiale, non pas une réalité objective: il donne sens à ce que l'homme ne parvient pas à saisir dans sa propre histoire. D'où sa fonction essentiellement explicative, ou étiologique: il produit les causes symboliques de notre situation dans l'univers.
C'est le propre du mythe de décrire des relations fondatrices, des dynamismes organisateurs. Par là, il intéresse également la littérature, car il présente à nouveau le modèle d'une puissance de la parole, une capacité à réactiver un événement premier et à faire vivre sa répétition. Il atteste le pouvoir fondateur du verbe, autant que sa pérennité. Discours mythique et création littéraire sont tous deux des émergences, et mettent en évidence des processus de création.
Par ailleurs, l'un et l'autre prétendent à la totalité, parce qu'ils cherchent à se déshistoriciser, à se configurer en un univers autarcique, disposant de son temps et de son espace propres. Tout récit vise en effet à créer son propre monde référentiel, à se clore sur sa propre histoire. C'est donc dans la recherche d'une parole totale et perdue que la littérature, toujours ancrée dans une époque, retrouve le mythe. Kierkegaard écrit ainsi que la mythologie consiste à maintenir l'idée d'éternité dans la catégorie du temps et de l'espace
(Miettes philosophiques).
Cependant, tous les mythes ne sont pas des mythes d'origine. On peut ajouter à cette première catégorie celle des mythes d'individuation, qui singularisent un héros, et des mythes finalistes, qui dessinent une fin de l'humanité (mythes eschatologiques, comme l'Apocalypse et le Jugement dernier). Les mythes de fin permettent d'orienter l'Histoire, de lui donner un sens, en instaurant une temporalité qui n'est pas réelle, mais symbolique. Ils créent une destinée, en traçant un trajet de l'homme vers la révélation d'un sens.
Dans son Anthropologie structurale en 1958, Claude Lévi-Strauss a également mis en lumière une fonction structurelle du mythe: organiser des antagonismes primordiaux, et résoudre leur contradiction. La pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive.
L'auteur repère ainsi des oppositions structurales (vie/mort), que le mythe permet de dépasser par l'introduction de termes intermédiaires: là où il y a conflit, il crée une relation.
Par là, Lévi-Strauss identifie des archétypes fondamentaux, des mythèmes, qui sont des unités signifiantes, des relations fondatrices. Tout mythe serait une combinaison de mythèmes, organisés en un récit. Tout mythe présente donc des invariants (des mythèmes), qui sont disponibles pour des agencements nouveaux, c'est-à-dire pour d'infinies variations. L'organisation dualiste constitue pour lui le mythème fondamental, à partir duquel s'écrivent nombre de récits d'origine.
On voit que le mythe propose une forme, une structure verbale, qui peuvent également avoir une valeur esthétique: lorsque Leiris agence ses souvenirs autour des deux pôles antagonistes de Lucrèce et de Judith, il croit avoir trouvé la clé et le fil d'Ariane
de son fonctionnement imaginaire, tout en rendant son émotion partageable. Il pense que cela lui servira aussi de canon de composition
. Mais au terme de son entreprise, il se demande s'il n'a pas organisé son récit en répondant, plutôt qu'à une nécessité fondamentale, à un souci d'écrivain, qui veut avant tout donner une forme littéraire à son expérience. Le recours au mythe serait plus esthétique que révélateur:
À mesure que j'écris, le plan que je m'étais tracé m'échappe et l'on dirait que plus je regarde en moi-même plus tout ce que je vois devient confus, les thèmes que j'avais cru primitivement distinguer se révélant inconsistants et arbitraires, comme si ce classement n'était en fin de compte qu'une sorte de guide-âne abstrait, voire un simple procédé de composition esthétique.
Par là, c'est la valeur du mythe en littérature qui est interrogée, de même que la spécificité et l'autonomie de l'oeuvre littéraire. Quelque chose de la pensée mythique et du sujet réel s'est dissimulé dans le livre, y a perdu son sens, à mesure que l'oeuvre se construit, vouant dès lors la quête du moi à l'inachèvement et au recommencement.
Roger Caillois relève ainsi une dialectique
à l'oeuvre dans le mythe, entre une auto-cristallisation
et une auto-prolifération
. Alors que Leiris attend de la référence mythique qu'elle organise le récit autobiographique autour de figures centrales (auto-cristallisation), les personnages de Lucrèce et de Judith se démultiplient en de nombreuses figures identificatoires (auto-prolifération), aux résonances indéfinies (Méduse, Salomé, Cléopâtre, Marguerite, ...). C'est ce que Caillois nomme la plurivocité de la projection mythique
, qui se renverse de principe organisateur en principe labyrinthique. Le recours au mythe sollicite donc et fabule la multiplicité intérieure du sujet, en faisant éclater la structure narrative de son discours autobiographique.
saturation symbolique
Enfin, il faut relever le caractère symbolique du récit mythique. C'est ce qui définit son statut, entre fiction et vérité sacrée: le mythe est en effet une fiction, mais qui n'est pas perçue comme telle pour pouvoir fonctionner en tant que mythe dans une collectivité: il est tenu pour vrai. Philippe Sellier caractérise ainsi le mythe par sa saturation symbolique
, qui s'offre à de constantes réinterprétations et l'empêche de se réduire à une simple allégorie. Un célèbre mythocritique, Pierre Albouy, a beaucoup utilisé le terme de palingénésie, désignant en grec une renaissance et une métamorphose, pour décrire l'infini renouvellement du mythe, en raison du caractère inépuisable de ses significations symboliques. Chaque réécriture littéraire du mythe ajouterait encore des signifiés à la référence empruntée, et créerait de nouveaux mythes en retour.
Ce type d'analyse, cherchant à interpréter les significations symboliques du mythe, a mené à ce que l'on appelé, à la suite de Denis de Rougement: la mythanalyse. Sa fonction est d'établir les rapports entre textes mythiques et contexte social; Gilbert Durand s'y est particulièrement consacré. Une autre discipline, plus restreinte, s'est spécialisée dans l'étude des mythes dans les textes littéraires: la mythocritique, pratiquée entre autres par Pierre Albouy et Pierre Brunel. Ceux-ci ont distingué les mythes littérarisés (repris par des textes littéraires) des mythes littéraires proprement dit, créés uniquement par la littérature (comme Faust ou Don Juan).
Ils se sont également efforcés de distinguer le mythe en littérature du mythe sociologique. Selon Philippe Sellier, ce qui caractérise un mythe littéraire ou littérarisé, à la différence d'un mythe ethno-religieux, c'est avant tout sa puissance symbolique, son organisation complexe et sa portée métaphysique. Il n'est plus ni anonyme, ni collectif, il n'est plus tenu pour vrai et n'a plus de fonction sacrée. Mais il symbolise, sous une forme esthétique ordonnée, et son sens a une valeur essentielle.
S'il est une forme littéraire qui, par excellence, rencontre le mythe, c'est certainement la biographie, et a fortiori l'autobiographie. En effet, tout comme le mythe, ces genres littéraires se consacrent aux actions de personnes considérées comme mémorables. Aussi la référence mythique est-elle utile pour fonder le caractère exemplaire de l'individu appelé à s'immortaliser dans le récit de sa vie. De plus, biographie et autobiographie sont des récits d'origine: ils font revivre une réalité première de la personne, le temps de ses commencements, pour paraphraser la formule de Mircea Eliade. Ils racontent comment quelqu'un a commencé à être, comment il s'est produit. Et ils attribuent souvent une valeur étiologique, c'est-à-dire explicative, à ces événements primordiaux, susceptibles de déterminer une destinée, une personnalité. Ces moments originaires, de même que les personnages auxquels ils s'attachent, si ce n'est le héros même du récit auto/biographique, font aussi l'objet d'un culte, d'un rituel du souvenir. Ainsi, Leiris forge un mythe en évoquant les premières années de sa vie, et recourt aux images d'Epinal de son enfance:
En définitive, la seule [image] qui reste vraiment chargée de sens pour moi est celle du
méli-mélo, parce qu'elle exprime à merveille ce chaos qu'est le premier stade de la vie, cet état irremplaçable où, comme aux temps mythiques, toutes choses sont encore mal différenciées, où, la rupture entre microcosme et macrocosme n'étant pas encore entièrement consommée, on baigne dans une sorte d'univers fluide de même qu'au sein de l'absolu.L'Âge d'homme
Enfin, l'écriture d'une vie est appelée elle-même à fonder une nouvelle naissance, littéraire cette fois, qui s'arrachera à la réalité historique et se placera sous le signe de l'éternité. Qui résoudra les incohérences d'une existence, les trous de mémoire et les obscurités de la personnalité, en les comblant de sens. C'est particulièrement vrai de l'autobiographe, nécessairement confronté à la tentation du mythe pour inventer le moi. Comme l'écrit le psychanalyste Pontalis, l'autobiographe réalise son acte de naissance mythique: il restitue un Je à celui qui l'a perdu
, il donne par l'écriture un langage à l'infans
qui a disparu (l'infans se rapportant à l'enfant qui n'a pas encore fait l'apprentissage du langage). L'autobiographie construit le monument mythique d'un sujet profane.
Tout récit d'une existence serait ainsi touché par une vocation mythique
, comme l'écrit Daniel Madelénat, qui rappelle que dans l'histoire de la littérature, les premières biographies se sont adossées au mythe: les Vies parallèles de Plutarque affabulent les récits de personnages historiques illustres, en les structurant sur un mode dualiste (Alexandre le Grand vs César). De même, les hagiographies médiévales reprennent des éléments mythoïdes, pour faire des vies de saints un nouvel héroïsme fondateur de la Chrétienté. Le mythe fournit donc un modèle narratif et symbolique, une forme archétypique, à la fois disponible et inévitable, qui structure d'emblée le récit biographique. Il construit une existence singulière en une destinée significative et universelle. Il fait d'une vie un récit et un symbole, en donnant forme à tout l'informe d'une existence.
Cependant, biographes et autobiographes peuvent être conscients de cette inévitable mythographie. Ils peuvent l'avouer et la revendiquer: ils chercheront alors à composer une synthèse problématique entre les puissances du mythe et le vécu biographique. C'est ce que fait Leiris, lorsqu'il dit vouloir être dans le mythe sans tourner le dos au réel, susciter des instants dont chacun serait éternité
(Fibrilles); parvenir à un mythe vrai, un mythe qui ne serait pas une fiction, mais la réalité même
.
Ils peuvent aussi combattre cette tentation: le recours à la référence mythique sera alors l'objet d'une fascination et d'une répulsion, un modèle à contredire. Dans Les mots, Sartre se projette ainsi bien au-delà de sa propre mort, en l'an 2013 où de jeunes lecteurs lui rendront un culte, semblable à celui qu'il a entretenu lui-même, enfant, autour des biographies d'hommes illustres. Il se moque ainsi de sa propre mythomanie, en dénonçant le mythe de l'écrivain:
Je paradais devant des enfants à naître qui me ressemblaient trait pour trait, je me tirais des larmes en évoquant celles que je leur ferais verser.
En caricaturant l'identification du lecteur, en dévoilant la construction mythique de tout récit biographique, il désacralise le mythe culturel du génie, le démystifie pour le réduire à l'état de poncif.
Par là, il rejoint la critique plus générale de notre société que fait Roland Barthes dans ses Mythologies. Relevant tel ou tel aspect de notre quotidien, comme une automobile, le Tour de France ou un cabaret de strip-tease, Barthes les dénonce comme des mythes dont nous n'avons pas même conscience, des mythes qui sont devenus de fausses évidences
. Il montre que leur statut n'est plus religieux, mais idéologique: ce sont les signes de nos institutions culturelles, les paravents de nos valeurs et de nos modes de pensée. Et tous ont pour vocation de rendre notre monde immobile, de transformer notre culture petite-bourgeoise en nature universelle
.
Il faut néanmoins remonter à l'époque romantique (début du règne bourgeois, dit méchamment Barthes) pour voir s'établir le lien intrinsèque et délibéré du mythe et de la littérature moderne. Les romantiques cherchent à réagir à une longue désacralisation des récits mythiques. En effet, au XVIIe siècle, la querelle des Anciens et des Modernes a vu lesdits Modernes
(Perrault, Fontenelle) contester l'usage des mythes, leur vraisemblance, leur bienséance. Cette laïcisation s'est poursuivie à l'Âge des Lumières, où le même Fontenelle, puis les Encyclopédistes, adoptent une perspective scientifique et critique sur ce qu'ils appellent les fables
. Les traitant comme des superstitions, fondées sur l'ignorance et l'erreur, ils cherchent à établir les conditions de leur apparition et leur nécessité pour l'esprit de l'homme. Ils leur dénient donc toute valeur de connaissance, autre que de ceux qui les ont inventés: ils fondent l'histoire des religions sur l'étude des chimères
mythiques.
Le romantisme, au contraire, vise à reconstruire le mythe, et à retrouver à travers lui un nouveau rapport de l'homme avec le monde. Il veut inverser ce processus de réduction qui a conduit des récits fondateurs à des allégories ornementales. Le philosophe Friedrich Schlegel propose ainsi, dans son Entretien sur la poésie en 1800, de transformer les symboles en mythe, et de ne plus faire dire aux mythes autre chose que ce qu'ils racontent: le mythe sera tautologique, tautégorique
.
À l'aube du XIXe s., le recours au mythe permettrait de recréer une Histoire symbolique, une Histoire idéalisée qui conduirait d'une plénitude originelle à une rédemption suprême, par-delà les vicissitudes de la Chute. Alors que les romantiques allemands sont généralement enthousiasmés par la Révolution française, qu'ils envisagent comme le signe annonciateur d'une régénération, les premiers romantiques français, d'origine nobiliaire, la considèrent souvent comme un événement traumatique dont ils subissent eux-mêmes les conséquences (mort de leur famille, exil, isolement, pauvreté matérielle, etc.).
Dès lors, de nombreux critiques ont vu dans la résurrection française du mythe un symptôme historique, une tentative de dénégation visant à suturer les ruptures du réel. Ainsi Chateaubriand produit-il dans René un mythe de lui-même, un double fictif qui porte une partie de son prénom (François-René), et qui vit au début du XVIIIe siècle, soit avant la coupure révolutionnaire. Confronté à un drame intime (l'amour incestueux de sa soeur), et non à un bouleversement socio-historique puisque sa vie est au contraire désespérément ennuyeuse, il voyage en Amérique où il s'intègre à une société de sauvages, les indiens Natchez. Le mythe constitue donc un supplétif destiné à compenser une fracture idéologique et à la rendre signifiante: il conjure les failles de la conscience historique, tout en symbolisant l'époque présente, celle du début du XIXe s., faite du vague des passions
et de l'errance des individus. Il ne suffit pas cependant à arrêter l'Histoire, puisque René, massacré dans une révolte des Natchez contre les Français, connaîtra une fin tragique: seul le génie du christianisme
offrirait une véritable perspective rédemptrice.
Par le recours au récit personnel, Chateaubriand instaure une forme d'autobiographie déguisée. Mais lorsqu'il rédige et fait paraître à titre posthume ses Mémoires d'outre-tombe, il consacre le genre de l'autobiographie mythique:
Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais; personne n'a connu entièrement le fond de mon coeur. [...] Aujourd'hui que [...] parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable coeur.
L'incipit est d'emblée mythifiant, puisqu'il fait du sujet énonciatif un mort-vivant, parlant de sa tombe même: il fonde un temps figuré, situé entre la vie parmi les hommes et l'au-delà. Il fait aussi du moi une instance introuvable que personne
ne peut connaître, et que seule l'écriture posthume pourra mettre au jour: je me reposerai en écrivant l'histoire de mes songes
. C'est donc en un mythe spectral que le moi pourra se dire: en signifiant son existence par le biais de l'imaginaire, par-delà la mort, à l'aune de l'éternité.
Cette automythification en un sujet posthume, Victor Hugo la reprend dans le genre lyrique en 1856, dans Les Contemplations: il affirme y livrer les Mémoires d'une âme
, le livre d'un mort
. Dans son essai intitulé Mythographies, Pierre Albouy interprète cette posture métaphysique de l'outre-tombe comme une réponse au traumatisme de la révolution manquée de 1848, qui a impliqué la mise en échec de la bourgeoisie éclairée et l'exil du poète. Plutôt que de mettre en évidence cette rupture historique, l'auteur place au coeur du recueil, comme son centre négatif, la mort de sa fille Léopoldine. Dès lors, ses combats
s'inscrivent dans une téléologie spirituelle, menant des apparences illusoires de la jeunesse à la perspective rédemptrice de l'au-delà. Les six livres du recueil surdéterminent les étapes d'un itinéraire initiatique et d'une épopée de l'humanité. Le poète s'y affronte pour finir aux spectres du néant, que Pierre Albouy considère comme des métaphores de la mort, incarnées en figures mythiques. Ainsi, la bouche d'ombre
, ou le rayon
divin, deviennent-ils des instances énonciatives, parfois même de véritables interlocuteurs ou des personnages.
Par le mythe de la rédemption poétique, l'auteur réapparie les instances disjointes du sujet et de la communauté, de l'ici-bas et de l'outre-tombe. C'est aussi sa propre figure de poète qu'il sacralise, en se posant vis-à-vis des autres hommes en un pasteur
ou un prophète
, capable de faire parler les gouffres du monde invisible. Le poète se mythifie sur le mode démiurgique, et il sacralise tout à la fois son verbe et son livre. Le nom même de Jéhovah!
, créant la première constellation cosmique de ses sept lettres dans le poème Nomen, Numen, Lumen, est à l'image du pouvoir fondateur de la parole poétique:
Et l'être formidable et serein se leva;
Il se dressa sur l'ombre et cria: JÉHOVAH!
Et dans l'immensité ces sept lettres tombèrent;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent,
Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,
Les sept astres géants du noir septentrion.
Dans l'ultime poème du recueil en effet, l'ouvrage même des Contemplations est appelé à s'abolir en se faisant constellation à son tour: il s'accomplit à l'égal de la genèse divine, au moment même où il consacre son anéantissement dans l'infini. En se faisant le mythe d'une création spirituelle, la littérature fonde son sacre et instaure son absolu.