Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Un paysage se voit d'un coup mais se décrit progressivement, d'où un inévitable risque d'artifice. Par quoi commencer lorsqu'on décrit? Comme justifier tel ordre de la description plutôt que tel autre? Inévitablement, la description temporalise l'instantané. Nous allons voir que c'est à la fois une difficulté et une chance de la description.
Prenons pour exemple la fameuse description du gâteau de mariage d'Emma dans Madame Bovary:
À la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec des portiques, colonnades et statuettes de stuc, tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré; puis, se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d'orange; et enfin, sur la plate-forme supérieure qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par des boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet.
Le gâteau de mariage, objet simultané, même s'il est composé d'une diversité de parties, nous est donc décrit dans une successivité de parties. On a quelques raisons d'être surpris par la présence d'indications temporelles (d'abord, puis, enfin). À quelle temporalité peuvent-elles bien renvoyer? Certainement pas au temps de l'objet, qui est inanimé. Une hypothèse est que ces indications renvoient au temps de l'énonciation: nous devons les interpréter comme un commentaire de l'énonciateur sur l'ordre de son discours (d'abord je vous parle du carré de carton bleu, puis du donjon et enfin de la plate-forme
). Si c'est bien le cas, la description signalerait sa propre temporalité discursive. Ce serait aussi une façon de donner l'impression qu'on n'a pas suspendu la temporalité narrative, même si, en réalité, on l'a fait, en glissant du temps de l'action représentée au temps du discours successif.
L'intégration de la description dans le récit s'opère donc à travers un ensemble de procédés destinés à éviter que les passages descriptifs ne soient ressentis comme des pannes laborieuses, des arrêts du temps de l'action. On parle alors de motivation de la description.
Edition: Ambroise Barras, 2004