Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Étudier la figuration de soi, c'est se donner un champ plus vaste que l'autobiographie (qui a été beaucoup étudiée ces dernières années), ou même que l'écriture du moi (pour reprendre une expression du critique Georges Gusdorf [1991]). Bien sûr la figuration de soi s'illustre particulièrement dans la littérature. Mais elle commence avant, dans la parole la plus commune. Impossible en effet de parler sans se mettre en scène (ou s'effacer).
Le terme de figuration de soi équivaut donc pour partie à celui d'énonciation. Il souligne aussi le caractère partiel et provisoire de ce qui est énoncé à propos du moi.
C'est ce qui justifie qu'on préfère le terme de figuration à celui de représentation. La représentation supposerait un modèle pré-existant et stable du moi, qui serait tout constitué avant qu'on l'énonce. Écrire le moi, ce serait donc copier ce moi avec plus ou moins de fidélité, littéralement le re-présenter.
Dans une telle perspective, on pose volontiers le problème de la sincérité ou de l'authenticité. Bien sûr, cette perspective est pertinente si elle concerne l'histoire du moi et des faits qui sont associés à son existence. On peut toujours se demander s'il est exact ou non que Rousseau a volé un ruban ou si Proust a vraiment connu une Albertine. Encore faut-il se méfier des infidélités de la mémoire, qui tend à reconstruire les souvenirs sans pour autant qu'il y ait intention de mensonge. Beaucoup d'autobiographes comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec mettent en doute leurs propres souvenirs, en donnent des versions différentes entre lesquelles ils hésitent eux-mêmes, particulièrement lorsqu'il s'agit des images lointaines de la petite enfance.
Mais, de façon encore plus nette, dès qu'il s'agit de rendre compte de la nature ou de l'essence du moi, le sujet parlant doit admettre qu'il ne peut se reposer sur un modèle préalable, ni sur une vérité déjà établie. Cette vérité est à construire et cela se fait toujours dans l'exercice d'une parole. Le terme de figuration implique qu'il y a dans le discours un acte créateur du moi. Se dire, c'est aussi s'inventer, se façonner (ainsi que l'indique l'étymologie du mot figurer, fingere en latin qui signifie façonner, modeler).
Pour opposer figuration et représentation, on peut, pour résumer, souligner trois caractères spécifiques de la figuration.
Le je de l'énonciation est une figuration de l'instance productrice du discours en même temps que de l'instance dont on parle – ou je de l'énoncé. Ainsi, lorsque je dis Je suis né après la guerre
, je
désigne à la fois celui qui profère cette parole et celui dont il est question, moi, dont on précise le passé.
Sans doute, dire je
est la façon la plus naturelle et commune de se figurer. Pour autant, devons-nous penser que c'est une manière littérale de s'exprimer? Pour ma part, j'admets volontiers qu'il n'y a pas de façon littérale de se mettre en scène comme instance productrice du discours, mais seulement des figurations diverses. La première personne du singulier n'est que l'une des possibilités que la langue met à notre disposition. C'est celle par laquelle nous donnons une image de nous-mêmes parfaitement unifiée et simple. Et ce choix dépend largement des circonstances de discours dans lesquelles on parle.
On peut très bien avoir besoin de se figurer à la 2ème personne à la façon d'Apollinaire, lorsqu'il écrit dans le poème Zone: À la fin tu es las de ce monde ancien
. Dans ce cas là, il se saisit lui-même de façon réflexive, un peu comme s'il était double. Est-ce que pour autant il s'exprime de façon plus figurée que s'il disait je
? Je ne le crois pas. Le poète manifeste simplement une distance entre lui et lui, distance qui lui permet justement de se décrire avec plus d'exactitude et de dialoguer avec lui-même.
Il y a bien des circonstances où nous nous sentons divisés et où nous sommes en débat avec nous-mêmes, en une sorte de dialogue intérieur. C'est le cas, par exemple de Nathalie Sarraute dans son autobiographie, intitulée Enfance, où elle fait dialoguer deux instances du moi:
Alors, tu vas vraiment faire ça?
Évoquer tes souvenirs d'enfance... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veuxévoquer tes souvenirs... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.
– Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...
Lorsque le général De Gaulle écrit ses Mémoires de guerre, il choisit de s'effacer tout à fait comme producteur de son discours, et parle de lui-même à la 3ème personne. Il adopte alors ce que Benveniste appelle le style de l'histoire – celui où l'on gomme délibérément toute marque personnelle, pour se considérer comme un il, un être historique qui vaut en tant qu'acteur de grands événements. Bien sûr, il y a aussi quelque chose de très emphatique à parler de soi à la troisième personne, une certaine façon de se monumentaliser que l'on peut considérer comme très orgueilleuse. Mais c'est aussi une façon de repousser toute tentation de s'intéresser à sa propre vie subjective, qui serait non pertinente dans le cadre de Mémoires historiques.
Nous verrons aussi avec Louis-René des Forêts, dont le livre Ostinato offre un cas assez rare d'autobiographie écrite à la 3ème personne. Cette fois-ci, l'écrivain veut surtout manifester la distance entre l'enfant qu'il n'est plus et l'adulte qui écrit – mais aussi l'irréductible aliénation qu'introduit l'écriture de soi, en faisant du moi un autre: une sorte d'être de langage à jamais étranger à celui qui vit.
En s'inspirant des réflexions du linguiste O. Ducrot [1984] sur l'énonciation, on peut considérer les diverses formes d'énonciation existant dans la langue comme un répertoire de rôles. Sur le théâtre de la parole, on ne saurait apparaître sans emprunter un rôle parmi d'autres. Parler, du point de vue énonciatif, c'est non seulement adopter une forme qui est exclusive de toutes les autres (je/ tu / il), mais aussi afficher une certaine disposition subjective – que l'ancienne rhétorique appelait (en grec) éthos, c'est-à-dire caractère: bienveillance, sincérité, enthousiasme, etc. Ce caractère affiché ne représente pas la réalité de la personne mais plutôt l'image qu'il veut en offrir à autrui.
Si on se tourne maintenant plutôt du côté du je de l'énoncé, celui dont on parle, le moi, on s'aperçoit qu'il ne se dérobe pas moins à une expression littérale ou une représentation.
Tout d'abord, il est important de savoir que la notion de moi a une histoire et n'est nullement une donnée évidente ou naturelle. Ce qui le prouve, c'est que cette expression substantivée, le moi, n'apparaît pas avant la fin du 16ème siècle [Cave 1999]. C'est une notion qui s'invente progressivement à partir de Montaigne et de Descartes.
En 1660, une des pensées de Pascal (582, éd. Le Guern) atteste à la fois que cette notion existe et la pose comme extrêmement problématique. Pascal semble dire que le moi est une entité parfaitement illusoire.
Qu'est-ce que le moi?
(...) celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi puisqu'elles sont périssables?
Où situer le moi, se demande Pascal? Est-ce que le moi tient à des qualités qui sont éphémères et périssables comme la beauté, ou les qualités intellectuelles, ou même la mémoire? Que reste-t-il d'un moi lorsque ces qualités passagères lui sont ôtées? Pascal semble suggérer que le moi ne saurait avoir d'existence que spirituelle et que ce n'est jamais ce moi essentiel qu'on aime dans la vie réelle, mais un moi affublé de qualités empruntées.
De son côté Descartes, dans le Discours de la méthode (1637), avait, quelques années auparavant, pensé le moi sur un mode extrêmement abstrait et impersonnel, comme une substance pensante:
...je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distinct du corps.
Lorsque la notion de moi apparaît, elle n'a donc aucun contenu psychologique, elle ne renvoie nullement à une individualité mais plutôt à une âme.
De son côté, Montaigne, dans les Essais, a longuement développé le thème que le moi n'est pas un point fixe, à jamais défini. Tout comme le monde dans son ensemble, le moi est soumis à une fluctuance qui affecte toutes les formes d'être.
Je ne peins pas l'être, je peins le passage: non pas un passage d'âge en autre, ou comme dit le peuple de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. C'est un contrerolle de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y eschet, contraires: soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations.
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Pour Montaigne, la mobilité générale du monde emporte aussi le moi qui devient sans cesse un autre soi-même. Être fidèle au moi, ce n'est pas le fixer une fois pour toutes, mais l'épouser dans sa fluctuance d'où la forme même du livre (un livre qui ne cesse de se transformer par ajouts), conçu pour se transformer en même temps que son auteur.
Cependant cette fluctuance n'est pas absolue. Pour Montaigne, elle revient toujours à une sorte de point d'équilibre, un peu comme un pendule qui reviendrait toujours à une position centrale de gravité.
Il n'est personne, s'il s'écoute, qui ne découvre en soi, une forme maîtresse, qui lutte contre l'institution, et contre la tempête des passions qui lui sont contraires.
III,2
Il y a à la fois constance dans la variation individuelle (forme maîtresse
) et présence en chacun d'une identité de l'espèce humaine (chaque homme porte en soi la forme entière de l'humaine condition
) au sein des multiples particularités individuelles.
On franchit une étape de plus lorsqu'on affirme franchement que le moi est non seulement variable mais fondamentalement pluriel. Effectivement, on n'incrimine pas seulement une fluctuance dans le temps (d'une minute à une autre
) mais une pluralité du moi dans la synchronie de chaque présent. Le moi n'est plus seulement changeant, ce qui autorisait une forme de continuité, il devient multiple.
C'est l'un des thèmes développés par Nietzsche, pour qui le moi ne constitue qu'une construction et qu'une illusion.
Le moi ne consiste pas dans l'attitude d'un être vis-à-vis de plusieurs entités (instincts, pensées, etc.); au contraire, le moi est une pluralité de forces quasi personnifiées, et prend l'aspect du moi; de cette place, il contemple les autres forces comme un sujet contemple un objet qui lui est extérieur, un monde extérieur qui l'influence et le détermine. Le point de subjectivité est mobile. (..) Ce qui est le plus proche, nous l'appelons
moi(nous avons tendance à ne pas considérer comme tel ce qui est éloigné). Habitués à cette imprécision qui consiste à ne pas séparer le moi et le reste (toi), instinctivement, nous faisons de ce qui prédomine momentanément lemoitotal; en revanche, nous plaçons à l'arrière-plan du paysage toutes les impulsions plus faibles et nous en faisons un toi ou un il total. Nous agissons envers nous mêmes comme une pluralité.cité par Gusdorf [1991: 32]
Retenons-en que Nietzsche dénonce sous l'unité apparente du moi des entités hétérogènes (par exemple les instincts et les pensées) que nous avons une certaine peine à intégrer dans une cohérence. La solution que nous adoptons consiste souvent à rejeter la tendance la moins forte, comme si elle était étrangère à nous.
Nous sommes absolument incapables de ressentir l'unité, l'unicité du moi, nous sommes toujours au milieu d'une pluralité. Nous nous sommes scindés et nous nous scindons continuellement.
ibid.
Là où Nietzsche parle de scissions
la psychanalyse freudienne plus tard évoquera plutôt des clivages
. Elle décrit la genèse du moi comme l'unification progressive de pulsions multiples et contradictoires. Et elle nous fait un portrait du sujet comme un être divisé en instances multiples, le surmoi qui exerce une fonction de censure, le moi qui est une sorte de médiateur chargé des intérêts de la personne et le ça qui manifeste les tendances inconscientes refoulées. Pour la psychanalyse, il y a, lutte entre ces instances, qui ne se réconcilient jamais tout au long de la vie de l'individu et font de lui un être profondément conflictuel.
Dans la post-face de son recueil Plume (1938), l ‘écrivain Henri Michaux a plaidé lui aussi pour la multiplicité du moi. Les idées qu'il développe évoquent à la fois Montaigne et Nietzsche et, en un sens, vont au-delà.
Comme Montaigne, il pense que le moi n'est qu'une position d'équilibre, une sorte de moyenne statistique d'attitudes et de comportements. Comme Nietzsche, il critique le préjugé de l'unité. Mais il radicalise encore ce point de vue en décrivant cette multiplicité non pas comme une multiplicité de tendances, mais bien comme une multiplicité d'individus – chacun avec sa personnalité complète. Chaque moi abrite une foule d'autres qui auraient pu se développer mais qu'on n'a pas laissés émerger en soi.
Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement.
Il va même jusqu'à évoquer des personnalités d'ancêtres qui font parfois des passages
en lui et contre lesquels il lui arrive de se cabrer.
S'il est vrai, comme le pensent tous ces auteurs, que le moi est fondamentalement multiple, il est clair qu'on ne peut en avoir par le langage qu'une saisie partielle et momentanée. Dire le moi, ce sera toujours le figurer sous un seul de ses aspects. Un moi changeant ou pluriel ne peut être désigné que par une figuration elle-même multiple, voire interminable.
L'une des raisons, souvent évoquées de l'impossibilité d'une expression littérale du moi, c'est la différence qualitative entre vécu intérieur et langage.
C'est l'un des grands thèmes de la philosophie de Bergson, à la fin du XIXème siècle, notamment dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Bergson y développe entre autres l'idées que le langage, dont les signes sont de nature discontinue, sont impuissants à rendre compte d'une vie intérieure qui serait d'ordre essentiellement continu et qualitatif. On ne pourrait donc atteindre la vie intérieure qu'en brisant le langage.
Le critique Gusdorf [1991: 41] a repris ces thèmes à propos de l'écriture de soi. Il note que le vécu intérieur est caractérisé par l'adhésion de soi à soi (que vient précisément rompre le langage, en introduisant, comme nous l'avons vu un jeu de distanciation du moi avec lui-même). De même, il souligne le caractère profondément hétérogène de la vie de la conscience: la conscience est intermittente, toujours colorée par des humeurs qui donnent à chacun de ses moments une tonalité affective. Elle entremêle des moments verbaux, des silences, des modulations de sentiments, et des pulsions.
La naïveté du monologue intérieur, c'est de vouloir identifier strictement le vécu intérieur avec un flux verbal. De nombreux psychologues de la fin du XIXème siècle ont ainsi postulé que la conscience ne cessait de se parler. De là est née l'idée du monologue intérieur. Lorsqu'on lit la première tentative de monologue intérieur, Les Lauriers sont coupés d'Edouard Dujardin (1885), on voit toutes les difficultés auxquelles expose une telle théorie. Le personnage principal, Daniel Prince, ne cesse de parler non seulement ses pensées – ce qu'on peut admettre – mais aussi ses perceptions (il dit par exemple, en montant un escalier: Le tapis est rouge
). Or nous avons un accès immédiat à nos perceptions qui nous épargne de devoir nécessairement et toujours les verbaliser. Edouard Dujardin va jusqu'à faire verbaliser à son personnage son endormissement et même ses rêves, comme si les états de semi-conscience, voire d'inconscience, pouvaient eux-mêmes se formuler en toute clarté.
Gusdorf souligne qu'un des obstacles à la transcription du vécu intérieur, c'est son caractère stratifié alors que le langage est purement linéaire. La vie intérieure, de son côté est souvent confuse et simultanée.
Au XIXème siècle, le philosophe Auguste Comte a fait une critique de la prétention d'autres philosophes, comme Victor Cousin, à se connaître par introspection. Il a dénoncé le caractère trompeur d'une telle approche en soulignant que le regard intérieur, l'attention à soi-même, modifient la réalité intime qu'on prétend observer.
Il est ainsi impossible d'observer le rapport immédiat que nous avons au monde puisque, précisément, cette immédiateté serait rompue par l'observation. On ne peut jamais se saisir sur le fait
en état de conscience naïve.
Dans une formulation un peu radicale, Paul Valéry corrige le Je pense, donc je suis
cartésien par un Tantôt je pense, et tantôt je suis
, voulant marquer par là que la coexistence des deux attitudes est impensable.
Comme le dit Gusdorf, le sujet qui se prend lui-même pour objet n'opère pas comme le pêcheur à la ligne, qui ramènerait à la surface des réalités pré-établies, il intervient comme l'opérateur qui fait passer le vécu informe à l'état de forme
. Nous retrouvons ici un aspect propre à la figuration, une forme de symbolisation qui ne copie pas mais qui donne forme, qui façonne.
Dès qu'on entre, non plus seulement dans l'ordre de l'auto-observation, mais dans celui du langage, la dimension transformatrice de soi-même apparaît encore plus nettement.
Lorsque le moi entreprend de s'écrire, il se modifie profondément.
Il y a en effet passage de l'inconsistance du vécu à la consistance de l'écrit; ce qui était mobile devient fixe et il se produit un effet de figement de l'existence.
Il y a aussi remodelage de l'espace intérieur stratifié et simultané en vue de sa projection linéaire dans l'écrit (seuls les éléments les plus prégnants sont retenus et on oublie tous les arrière-plans de la conscience).
Il y a enfin action sur la vie elle-même, dans la mesure où l'énonciation de soi – qu'elle le vise explicitement ou non produit des modifications de soi.
La première modification envisageable est tout d'abord d'ordre cognitif. Voyons, par exemple, ce que dit Stendhal au début de sa Vie de Henry Brulard:
Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu'ai je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire.
Se connaître
, c'est entrer dans un nouveau rapport à soi. Mais c'est aussi souvent une étape vers un autre processus de transformation: se corriger
. Songeons par exemple à la tradition qu'inaugure Saint Augustin dans ses Confessions. Par le récit de ses errements, il vise à un amendement moral, et un pardon. À la fin de ses Confessions, il ne se sera pas seulement raconté, il se sera confessé et mis sous le regard de Dieu.
Cette amélioration de soi nous en retrouvons le souci, sur un mode laïque et non plus religieux chez des auteurs de journaux intimes comme Amiel, qui aspirent non seulement à dévoiler leur vraie nature, mais à la discipliner selon un projet.
À côté des modifications intentionnelles de soi, obtenues grâce à la figuration de soi, il en est d'autres qui sont involontaires et passivement subies. Ainsi, par son geste d'auto-figuration, le moi peut s'exposer paradoxalement à une expulsion de l'intime. D'une part, la figuration de soi rompt la relation d'immédiateté du sujet avec lui-même en le divisant en un sujet observateur et un sujet observé. Le moi témoin n'est pas identique au moi objet. Et plus le sujet écrit, s'analyse, plus il creuse cette distance de soi à soi, sans pouvoir jamais se réunifier. D'autre part, le moi se figure à travers les mots du langage commun, c'est-à-dire les mots des autres. Ainsi, son expérience particulière doit se formuler en des termes généraux et son intimité se trouve exposée à l'intelligibilité d'autrui. Cela pose évidemment la question de savoir si l'intime peut se dire tout en restant intime, si l'intime est justiciable d'un langage.
On a vu que toute figuration de soi s'inscrivait dans un choix de marques énonciatives. Ces attitudes énonciatives, comme on le verra, peuvent se figer en genres littéraires tels le poème lyrique ou l'autofiction.
Par ailleurs, le moi n'étant pas saisissable comme une totalité, la figuration de soi ne vise jamais qu'un seul de ses aspects, à l'exclusion des autres (par exemple le moi quotidien du journal intime ou le moi intemporel de l'autoportrait). Certains genres littéraires se constituent ainsi d'après le type de visées sémantiques du moi auquel le discours procède.
On peut brièvement passer en revue ces différents genres que nous étudierons plus tard dans le détail.
Le journal intime ne cherche pas à exposer la vérité d'une vie dans son ensemble mais plutôt les variations du moi de jour en jour voire d'heure en heure ou de minute en minute. Le critique Pierre Pachet [1990], reprenant une formule de Rousseau, a intitulé son livre sur le journal intime Les baromètres de l'âme. Par là, il a voulu indiquer que l'objet du journal intime, c'est ce qu'il y a de plus mobile dans le moi: les menus incidents du quotidien, les variations de l'humeur, tout ce qu'on pourrait décrire comme une sorte de météorologie intime.
Le journal intime est aussi caractérisé par un certain découpage temporel de l'existence du moi. Comme son nom l'indique, il prend pour unité temporelle la journée du moi. Du même coup, il offre nécessairement une figuration fragmentaire du moi, scandée par le silence et le sommeil des nuits. De plus, les nécessités de la vie engendrent souvent des lacunes dans l'écriture au fil des jours. Le journal intime ne prétend pas fournir une figuration de soi définitive. Il accompagne l'existence sans jamais pouvoir s'achever, si ce n'est par la maladie ou la mort.
Il lui arrive parfois de vouloir saisir l'instant immédiatement présent, et d'essayer de faire strictement coïncider le temps de l'écriture et le temps du vécu. On peut y voir une sorte d'idéal impossible à atteindre mais qui oriente l'effort du journal intime.
À l'opposé, l'autoportrait s'attache à une figuration intemporelle du moi. Il fait le pari qu'à travers toutes les vicissitudes de l'existence demeure une personnalité constante qui n'est pas soumise au temps (c'est le pôle de la forme maîtresse montaignienne). L'autoportrait dégage des tendances de la personne, qui peuvent certes être nuancées, voire contradictoires, mais la situent dans une sorte d'éternité.
Nous étudierons en détail l'autobiographie, mais on peut d'ores et déjà la caractériser comme une saisie logico-temporelle du moi. L'autobiographe vise à figurer l'existence dans sa totalité – ou du moins jusqu'au moment où il écrit. Mais il s'agit moins de l'appréhender dans sa durée totale que dans sa signification globale. L'autobiographe ne raconte pas seulement les événements de la vie, il s'efforce de les ordonner, d'en trouver la logique secrète, de les rapporter à des causes. Il veut montrer comment il est devenu ce qu'il est et se l'expliquer à lui-même. La forme du récit continu lui sert à constituer sa propre histoire comme un processus linéaire.
En apparence, la lettre n'est pas un genre discursif centré sur la figuration du moi, mais il lui arrive fréquemment de jouer ce rôle. Il y a eu des époques de l'Histoire, notamment au XIXème siècle, où l'on écrivait beaucoup, et parfois journellement à des interlocuteurs privilégiés, particulièrement lorsqu'on était écrivain. La correspondance pouvait quasiment jouer le rôle de journal intime, mais un journal intime un peu particulier puisque l'intime y est adressé.
On pourrait donc situer ce type de figuration comme proche du journal intime, de par le découpage fragmentaire de l'existence qu'il propose, l'attention aux menus incidents du quotidien. Mais la correspondance s'oppose au journal intime, sur le plan interlocutoire. Au lieu de s'adresser à soi-même, dans une sorte de narcissime intime, elle s'ouvre d'emblée à un autre particulier et met en scène pour cet autre l'existence subjective.
Lisons par exemple ces propos de Flaubert à son ami Louis Bouilhet, dans une lettre expédiée de Constantinople, le 14 novembre 1850, lors de son voyage en Orient:
Si je pouvais t'écrire tout ce que je réfléchis à propos de mon voyage, c'est-à-dire si je retrouvais quand je prends la plume les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi:
je lui écrirai ça, tu aurais vraiment peut-être des lettres amusantes. Mais, va te faire foutre, cela s'en va aussitôt que j'ouvre mon carton. N'importe, au hasard de la fourchette, comme ça viendra.
La lettre ne témoigne pas seulement d'un acte interlocutoire qui vient rendre compte, après coup, d'un vécu purement subjectif et solitaire. Ce que figure la lettre c'est un vécu qui est vécu dans la conscience de l'autre et en quelque sorte avec lui (les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi:
). La lettre est donc ici une figuration de la dimension intersubjective de l'existence. Elle témoigne du fait que nous ne vivons pas notre vie intérieure seulement dans la solitude du moi, mais aussi avec autrui.je lui écrirai ça
Nous étudierons en détail le poème lyrique (Cf. L'énonciation lyrique), mais on peut déjà le caractériser à la fois sur un plan énonciatif et sur un plan thématique.
Énonciativement, le je lyrique n'est pas tout à fait équivalent au je de l'autobiographie ou du journal intime. C'est une je qui comporte une part de tu et de il. Ou si l'on préfère, c'est un je qui s'offre à une certaine généralisation, il postule que les sentiments qu'il exprime valent non seulement pour lui mais aussi pour ses lecteurs. Ainsi son je n'est pas seulement personnel, il est aussi transpersonnel.
Par ailleurs, sur le plan du contenu, le poème lyrique ne figure pas d'abord des événements, mais plutôt leur retentissement intérieur. Et pour figurer ce vécu subjectif, souvent de caractère émotionnel, le poète recourt à des analogies (comparaisons, métaphores, etc.).
Par exemple Baudelaire, dansCauserie (Fleurs du mal) écrit:
Mon cœur est un palais flétri par la cohue
Il nous donne l'équivalent imagé de ce qui pourrait très difficilement s'énoncer littéralement, en raison du caractère irréductible de la vie subjective.
Enfin, lorsqu'un moi fabule sa propre existence, se projette en des personnages imaginaires qui sont des prolongements plus ou moins proches de lui, ou modifie les circonstances et les événements de son existence, la figuration de soi confine à la fiction. On entre alors dans un sous-genre de l'autobiographie, qui depuis quelques années a été baptisé et reconnu comme autofiction (Cf. L'autofiction).
À vrai dire, le terme recouvre des genres de discours assez différents. Il peut s'agir de romans à coloration autobiographique (du type La Recherche du temps perdu où Proust gomme l'existence de son frère, rebaptise les lieux de son enfance et condense les figures de sa mère et de sa grand-mère).
Il peut aussi s'agir d'autobiographies problématiques (comme W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec, qui, pour essayer de reconstituer le secret de l'enfance, mêle des souvenirs incertains et un récit fictif, allégorique de ce que dissimulent les lacunes de la mémoire).
Dans l'autofiction, le je se figure donc comme une instance énonciative quasi-fictive. Mais la plupart du temps, l'autofiction vise par ce détour à une plus grande authenticité, et une vérité du moi qui se situe au-delà de la vérité factuelle des événements rapportés.
Le champ de la figuration de soi apparaît donc comme un champ de possibilités discursives très variées. Il se traduit en formes génériques différentes selon le statut de l'énonciateur, celui du destinataire, et selon l'aspect visé de l'existence du moi.
Bien entendu, tous les textes impliquant un geste de figuration de soi ne sont pas réductibles à un genre pur. L'invention littéraire procède précisément en défaisant les frontières établies entre les genres. Si on considère, par exemple, le livre que Roland Barthes a consacré à lui-même, dans la collection des « Écrivains de toujours », sous le titre Roland Barthes par Roland Barthes, on s'aperçoit qu'il transgresse les frontières de beaucoup des catégories qu'on a essayé de définir:
Bref, il ne correspond vraiment à aucun modèle. Mais il faut dire que la figuration de soi est presque par excellence l'occasion pour l'écrivain d'un déplacement et d'une réinvention des genres. Chacun puise dans les ressources de sa singularité propre une ressource d'originalité littéraire.