Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

I.1. L'acte de la publication

Qui décide de la publication des journaux intimes? Alain Girard [1986] montre qu'en France, ce n'est qu'à partir des années 1860 que le diariste se publie lui-même (Barbey d'Aurevilly en 1858). Chateaubriand fait paraître un Recueil de pensées de Joubert en 1838, mais sans en mentionner les dates, ce qui n'en fait pas vraiment un journal. Entre 1850 et 1860, les cahiers de Benjamin Constant (1852) et de Maine de Biran (1857), rédigés à la fin du XVIIIème s. ou au début du XIXème siècle, accèdent à une publication posthume. Mais le véritable avènement éditorial du journal intime se produit dans les années 1880, avec la publication du Journal des Goncourt en 1887 (journal assez peu intime en réalité, qui traite plus de la vie littéraire que de la personne privée). Ce temps de latence historique constitue donc une genèse éditoriale du genre, où la première personne diariste se pratique mais ne peut s'assumer publiquement comme un objet littéraire – ou demeure en-deçà du seuil de ce qui est culturellement considéré comme de la littérature (du moins dans l'espace littéraire français).

Cependant, cette difficulté est constitutive du genre. Souvent la tâche de la publication, et donc de la sélection qui visera à assurer la littérarité du texte, est déléguée par l'intimiste à un proche, à un exécuteur testamentaire: mais c'est reporter sur une figure de l'Autre la décision d'attribuer un statut littéraire à ce qui est souvent considéré, par les diaristes eux-mêmes, comme un griffonnage, un ensemble de brouillons, ou encore, comme un fatras de notes insignifiantes (Amiel). Par ailleurs, les critères de sélection, voire de censure ne relèvent pas nécessairement de questions de poétique (révélations compromettantes, etc.).

Dès le XXème s., le recours des diaristes à la publication est plus général: c'est alors que la distinction d'une littérarité devient la plus problématique. On trouve aujourd'hui des journaux de campagne politique, des journaux intimes présentant les progrès d'une maladie, etc. Le journal moderne ou contemporain manifeste une mise à nu croissante de l'intimité du sujet, parfois la plus éprouvante ou la plus honteuse: ainsi Michel Leiris consigne-t-il avec une précision quasi clinique ses difficultés d'impuissance conjugale dans son Journal – dont il faut signaler toutefois qu'il n'a prévu la parution qu'à sa mort, réservant au public, par le biais de son exécuteur testamentaire, la surprenante révélation d'un secret de famille. Les stratégies éditoriales des diaristes sont donc complexes.

Edition: Ambroise Barras, 2005